RETOUR : Promenades en terre de poésie
Alain Roussel, Rimbaud et Lautréamont de Jude Stéfan et Lumières sur Maldoror d'Henri Béhar. Mise en ligne le 3 novembre 2023. © : Alain Roussel.
Rimbaud, Lautréamont, deux poètes incontournables qui ont marqué profondément et inspiré la modernité littéraire, et pas seulement, à l'aube du XXe siècle. Ce sont ces deux figures qu'interroge Jude Stéfan, à la fois dans leur ressemblance et leur différence, tandis que Henri Béhar se penche plus précisément sur Isidore Ducasse, avec tous les éléments dont nous disposons aujourd'hui pour mieux cerner l'homme et l'œuvre. Le texte de Jude Stéfan
aurait fort bien pu ne jamais être publié. En effet, il s'agissait au départ
d'un mémoire universitaire soutenu en 1960 que l'auteur décida en 1995 de
confier au fonds Rimbaud de la bibliothèque municipale de Charleville-Mézières.
Il paraît aujourd'hui dans son intégralité. S'agissant d'un travail effectué
dans le cadre d'un parcours d'études supérieures, il ne faut pas s'attendre à une
approche vraiment nouvelle de Rimbaud et de Lautréamont. C'est pourtant, malgré
les inévitables contraintes, en poète lucide et clairvoyant que Jude Stéfan
pénètre les œuvres de ces deux grands poètes. Il est même probable, comme le
suggère Tristan Hordé dans sa préface, que son approche, longuement mûrie,
jouera un rôle essentiel dans l'orientation de sa propre démarche poétique. Si Stéfan rappelle ce que
Rimbaud et Lautréamont ont en commun, le désir créateur, la jeunesse, la
révolte, le même « génie impatient », il ne saurait se
contenter de ces apparentes évidences. Ainsi, à la révolte, mot galvaudé et banalisé
au fil des commentateurs, il préfère le refus radical, ou si l'on préfère une
révolte « incommensurable à la leur, mais exemplaire et absolue, définitive ».
D'autre part, le désir créateur n'est pas seulement un désir d'écrire, mais
engage les auteurs dans leur œuvre « en s'y risquant », en y
jouant leur propre vie, en marge et dans la solitude, refusant l'humaine
condition. Leur trajectoire fulgurante, tracée dans les feux ardents de la
jeunesse, aboutit en quelques années au silence, l'un condamné au Harar dans
l'assèchement, volontaire ou non, de sa parole poétique, l'autre dans la mort physique.
Ce qui les rapproche encore,
c'est l'esprit de contradiction, pleinement assumé, au sein même de leur œuvre,
à l'instant même où ils écrivent ou d'un texte à l'autre. C'est flagrant pour
Lautréamont qui, après avoir chanté, dans Les Chants de Maldoror,
le mal avec la férocité, la flamboyance des images et l'humour qui le
caractérisent, envisage avec Poésies, comme il l'écrit en exergue, de
remplacer « la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le
désespoir par l'espoir, les plaintes par le devoir, le scepticisme par la foi,
les sophismes par la froideur du calme et l'orgueil par la modestie ». Cependant,
il n'y a pas substitution d'une approche à l'autre, mais un équilibre, « le
partage dramatique de l'esprit entre le bien et le mal, l'ardeur et la
froideur, la passion et le devoir, le sentiment et la raison, l'obscurité et la
clarté, la révolte et la règle », ainsi que l'affirme Jude Stéfan. Si l'humour n'est pas la
marque fondamentale de Rimbaud – mais il est capable d'une ironie féroce –, la
contradiction est également au cœur de son œuvre et de sa vie. Il suffit pour
s'en convaincre de relire Mauvais sang et Nuit de l'Enfer, où « chaque
élan fait naître une retombée inverse ». Et s'il en est ainsi, nous
dit Stéfan, c'est pour une raison essentielle : « Ce qu'on appelle
révolte chez Rimbaud est en réalité une sorte d'insurrection perpétuelle contre
ses propres sentiments. » Comme pour les « Chants de
Maldoror » et « Poésies » chez Ducasse, il est
intéressant de mettre en vis-à-vis « Une saison en Enfer » et
les « Illuminations », l'essayiste émettant même l'hypothèse, plausible
mais invérifiable, que ces deux textes aient été écrits dans la même période de
temps. C'est à l'œuvre d'Isidore
Ducasse que Henri Béhar consacre son livre, « Lumières sur
Maldoror ». Si la première partie concerne plus particulièrement les
chercheurs et les lecteurs intéressés par les pratiques de l'édition critique,
renouvelées par le recours aux technologies nouvelles – hypertexte et
hypermédia –, elle éclaire cependant toute la démarche de l'auteur. C'est grâce
à ces méthodes, l'intertextualité et la recherche des sources, qu'il a pu
identifier certains « plagiats », pleinement assumés par Lautréamont
qui écrit dans Poésies II : « Le plagiat est nécessaire. Le
progrès l'implique. Il serre de près la phrase d'un auteur, se sert de ses
expressions, efface une idée fausse, la remplace par l'idée juste. » La
démarche de l'essayiste est double. D'une part il tente une approche au kaléidoscope
des écrits du poète à partir de ses commentateurs, d'autre part il suit à la
trace les influences qu'a pu avoir le poète sur certains écrivains, non des
moindres, du XXe siècle et même de la fin du siècle précédent, tel Alfred Jarry
qui l'intègre dans sa bibliothèque du docteur Faustroll. La redécouverte des Chants
de Maldoror dans son édition complète par Philippe Soupault, puis d'André Breton
et de Louis Aragon, jouera un rôle considérable dans la construction du
surréalisme. Henri Béhar nous fait revivre cette période, du dadaïsme au début
du surréalisme, en l'émaillant de truculentes et éclairantes anecdotes, souvent
méconnues. Il est de notoriété littéraire que Lautréamont sera une référence
constante pour André Breton qui revendiquait fièrement, dans une lettre à
Aragon, des affinités plus ou moins conscientes entre Les Champs magnétiques
et les Chants. Et Aragon puisera dans Poésies II, signé Isidore
Ducasse – ce qui n'est pas anodin –, le sens du pastiche pour réécrire Fénelon
avec Les Aventures de Télémaque. L'on peut retrouver également un
certain ton des Chants de Maldoror dans quelques passages du Paysan
de Paris, voire dans Le Traité du style. L'effet Maldoror, nous dit
l'essayiste, se sera encore fait sentir chez Tristan Tzara, et plus tard chez
les situationnistes qui feront du plagiat « plus ou moins retouché »
l'une des clés de la pratique du détournement que Guy Debord a largement
appliquée dans La Société du spectacle par de nombreux emprunts à Marx,
Hegel, Feuerbach, Engels, Stirner, Freud et même Melville. Le groupe Tel
Quel, et tout particulièrement Marcelin Pleynet, proposera, précise Béhar, « une
approche de l'œuvre entière de Lautréamont-Isidore Ducasse, approfondissant,
non pas son contenu mais sa forme », conformément à l'un des préceptes
de Poésies II : « Il faut que la critique attaque la forme, jamais
le fond de vos idées, de vos phrases. » Il y avait derrière l'idée de
nouvelles pratiques textuelles dans le cadre d'une discipline collective, « aussitôt
théorisée et prolongée par Philippe Sollers dans le chapitre qu'il consacre à «
La science de Lautréamont » dans son recueil « Logiques », écrit
encore Henri Béhar. Enfin, celui-ci a découvert certaines affinités, entre la
démarche d'Isidore Ducasse et celle de Charles Fourier, qui pourraient évoquer
une sorte de « plagiat aidé », selon la formule de
l'essayiste, mais sans en avoir la certitude. Ducasse aurait-il lu
Fourier ? Ce n'est pas impossible. Il ressort en tous cas que les deux recommandaient
la pratique du doute actif et de la contradiction, tout en s'inscrivant dans
une sorte d'écart absolu. Alain Roussel |