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Mallarmé, le premier…
© : Serge Meitinger.

Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion. Il a publié de nombreux articles, notamment sur la poésie depuis Baudelaire, et un essai : Stéphane Mallarmé ou la quête du « rythme essentiel », Hachette, 1995. Il écrit et publie de la poésie.


MALLARMÉ, LE PREMIER…

 

   Pierre Jean Jouve (né en 1887) écrit de Mallarmé : « Telle est la force de son invention, que tous les poètes de notre génération sont nés sous Mallarmé[1] ». Et nous, descendants un peu tardifs, poètes plus ou moins transis, théoriciens plus ou moins abscons, poéticiens plus ou moins inspirés ? Il me semble qu’il nous plaît tout autant de prendre en lui notre source, de le voir comme le vrai fondateur de notre ère poétique ou même littéraire, qu’on la veuille moderne ou déjà post-moderne… La tentation reste grande de faire de lui le « Précurseur » et j’ai été vivement amusé quand, au fil de mes lectures sur et autour de Mallarmé, il m’est arrivé de trouver par trois fois, comme dans les contes, et sous la plume de trois grands poètes, nos aînés, une revendication de primauté, sans ambages attribuée au Maître des Mardis. Il m’est alors apparu que nous n’inventions et ne désirions rien que ceux-ci n’aient déjà compris et espéré, imaginé et, à leur manière, entrepris

 

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   C’est un texte ambivalent, pour ne pas dire duplice, que Paul Claudel consacre en 1926 à celui qui fut sans doute son principal initiateur profane. En effet La Catastrophe d’Igitur est pour le moins un éloge ambigu. L’éloge d’abord, et la revendication de primauté :

Jusqu’à Mallarmé, pendant tout un siècle depuis Balzac, la littérature avait vécu d’inventaires et de descriptions : Flaubert, Zola, Loti, Huysmans. Mallarmé est le premier qui se soit placé devant l’extérieur, non pas comme devant un spectacle, ou comme un thème à devoirs français, mais comme devant un texte, avec cette question : Qu’est-ce que ça veut dire ?[2]

Claudel fait ainsi de Mallarmé l’inventeur d’un mode nouveau de l’écriture qui est aussi un nouveau mode de rapport au monde[3] et la leçon des Mardis se rappelle à lui comme : « une école pour l’attention, une classe pour les interprètes, nous y avons tous passé à notre tour ». La repartie littéraire à cette question abrupte et essentielle est, chez le Mallarmé idéal ou idéalisé, « non pas réponse non pas explication mais une authentification par le moyen de cette abréviation incantatoire qu’est le Vers ». Mais Claudel considère que son maître a échoué : « Après Hérodiade il faut bien convenir qu’il n’y a plus que des bibelots poussiéreux », et que cette belle découverte « restera stérile entre ses mains ». Il place sous le nom d’Igitur un drame ou une catastrophe qui est d’abord la tragédie du poète :

[…] le suprême Hamlet au sommet de sa tour, succédant à deux générations d’engloutis, tandis que l’inexorable nuit au dehors fait de lui pour toujours un homme d’intérieur, s’aperçoit qu’il n’est entouré que d’objets dont la fonction est de signifier qu’il est enfermé dans une prison de signes.

   Pour Claudel Mallarmé est donc surtout « le reclus du cabinet des Signes », désespéré par la conscience vive et universelle qu’il a prise de l’immanence absolue et du non-sens. Mallarmé est condamné à demeurer un sémioticien : prisonnier des signes qui ne sont que signes, il est la victime intellectuelle et morale de la matérialité de tout et il n’a pour continuer à œuvrer que la possibilité de s’absenter ou de s’abstenir en interprétant à vide et en bibelotant. Car pour Claudel, l’herméneute ne saurait être que catholique, dans le sens ouvert qu’il veut tracer lui-même mais sans laisser de côté la transcendance du Créateur, seul maître du sens et unique dispensateur d’« authentification ».

 

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   En 1942, Paul Valéry, âgé, époussette quelque peu l’admiration qu’il a indéfectiblement vouée à son maître et nuance sa dévotion[4] :

Mallarmé ? — Le premier qui ait vu clair dans le système de la littérature – qui ait dominé, par instants, les ressorts — mais tout cela mêlé de postulats inutiles, de résidus, — de soucis d’origine ambiante — etc. La notion de transformations verbales — à l’état pur était venue à lui — mais confondue avec une « mystique » à demi sincère, à demi politique — etc. mais inutile, sinon — inévitable — vu dates —

Toute l’intuition abstraite de Mallarmé — et son caractère essentiel que le contenu des formes est plus arbitraire que ces formes — est comme à nu dans le Coup de dés —

Paul Valéry met au crédit de Mallarmé ce qui reste bien l’une de ses intuitions-clefs : le cœur vivant, le cœur battant de la littérature est « fiction »  et renvoie à l’imaginaire ou au virtuel, à l’absence de tout sens comme de toute détermination réalistes. En raison de ce « rien », vide central ou néant, vérité et nécessité passent tout entières du côté de la forme ou plutôt des formes. Mallarmé est ainsi le théoricien et l’expérimentateur de « transformations verbales — à l’état pur ». De ce côté il est aussi (presque) le premier d’après ce que Valéry écrivait vingt ans plus tôt[5] :

Mallarmé, le premier, ou presque, se voua à la fabrication de ce qu’on pourrait nommer les produits de synthèse en littérature par analogie avec la chimie, — c’est-à-dire des ouvrages — ou plus exactement des éléments d’ouvrages construits directement à partir de la matière littéraire qui est langage — et par conséquent impliquant une idée et des définitions du langage et de ses parties. Idée « atomique ».

Il était conduit nécessairement à envisager des combinaisons, c’est-à-dire des symétries plus ou moins parfaites  — etc., à déterminer des éléments simples etc.

Une analyse « atomique »  des éléments constitutifs du verbe mène à une combinatoire des vocables qui pourrait être parfaitement symétrique au strict point de vue du signifiant/signifié mais ce au détriment de la signification d’ensemble comme du sens[6], tout comme à une architectonique des grandes scansions et structures de l’œuvre qui pourrait « abolir le hasard » en substituant la syntaxe calculée des formes aux contenus thématiques et existentiels…

   Mais Mallarmé n’a jamais exclusivement été ce froid ingénieur des lettres, structuraliste avant la lettre, auquel semble rêver Valéry et le disciple, longtemps fanatique du pur intellect, reproche à son maître ses « adhérences » mystiques et certains de ses « postulats », indûment métaphysiques à ses yeux. Pour s’assurer d’une primauté pure et parfaite, porteuse de leçon et sans « résidus » ni catastrophique contrecoup, faut-il donc toujours sacrifier l’une ou l’autre des dimensions vitales d’une entreprise qui reste à la mesure de l’homme ?

 

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   Plus sensible à l’harmonie des contraires, à la coïncidence des opposés voire aux apories des théologies négatives, notre troisième commentateur est le moins réducteur en son appréciation de la primauté mallarméenne :

Le premier, Mallarmé établit sa création à l’intérieur du langage. La puissance de Mallarmé sur le mot — comme facteur de l’émotion et agent de l’esprit — est le résultat de la seule bataille que Mallarmé livre tout au long de sa carrière : bataille contre l’impuissance. C’est à l’homme qui se propose l’effort transcendant dans le langage, qui cherche à forcer la limite ou l’infirmité du mot relativement au mystérieux sens, qu’apparaît nécessairement le spectre de l’impuissance. La création de Mallarmé est verbale — ce qui veut dire qu’elle est à l’opposé du verbalisme. Une création verbale est une création métaphysique[7].

Pierre Jean Jouve, reprenant en cette Lecture (1950) nombre des termes déjà utilisés dans l’Apologie du poète (1946), n’hésite pas à nouer puissance et impuissance, intérieur du langage et « création métaphysique », mot limité et sens illimité… Le verbe, forgé par Mallarmé en un vers incantatoire et authentificateur, retrouve une vigueur spirituelle que l’usage ordinaire et un usage poétique dégradé lui avaient fait perdre. Il est faux de croire, en effet, qu’un poète travaillant exclusivement « à l’intérieur du langage », quand il vit l’exigence extrême d’un Mallarmé, puisse être suspect de « verbalisme » car le combat avec les mots dépasse infiniment les mots et ouvre sans cesse sur la totalité des relations avec tout, sur une entreprise « métaphysique » de nomination et de concaténation — au-delà des « choses physiques » et au-delà du tintamarre propre aux vocables livrés à leur seul bruit. Tel est le sérieux métaphysique de Mallarmé, poète spirituel[8] :

Mallarmé est certes une puissance spirituelle ; cette puissance spirituelle est non religieuse, est même irréligieuse. En un écho dernier, le sentiment du péché a pris pour lui la valeur de la matière. La lutte, lutte héroïque, lutte sacrée, est celle de l’esprit contre la matière. Car la matière obsède Mallarmé. Elle est ce démon « qui nage autour de lui comme un air impalpable ». Mais si la matière, avec la tendance mélancolique, emplit très fortement son horizon, s’il lui faut se battre contre la tristesse d’une manière éternelle, il est obligé de recourir à une sorte d’amour tout à fait propre, venu de soi et ramené à soi, qui porte le nom de narcissisme — à l’image du Narcisse antique dont la stérile jouissance se réfléchit elle-même.

Tous les Éros s’aimantant et communiquant, on peut dire que Mallarmé est notre plus grand poète capable d’un érotisme supérieur. Aussi les termes sont-ils doués d’une explosive richesse, sensuellement érotique, et ont-ils trouvé la force de jouer avec la syntaxe. Tandis que le nombre discipline le tout dans un vers traditionnel, les mots ont acquis le pouvoir presque sacrilège de briser la logique de la langue. Les mots sont triomphants, et esclaves de la seule Poésie.

Jouve fait bien la part — ce que ne savait faire Claudel — entre fait spirituel et attache religieuse et Mallarmé devient, à ses yeux, un métaphysicien du langage doué d’une puissante érotique du verbe, non contradictoire avec son sentiment d’impuissance et son combat contre elle. L’impérieux « narcissisme » du poète est lié à son option initiale qui consiste à œuvrer « à l’intérieur du langage » mais ce travail contraint à un dépassement d’abord intérieur, lui aussi : la puissance du désir s’autoréfléchissant se doit, pour échapper à « la stérile jouissance » ou à la déréliction, de se projeter plus loin et plus haut, ailleurs et au dehors ; elle est vouée à l’essor et au bond, fût-ce un bond à vide ou dans le vide. De la sorte le poète-Narcisse ne cesse de communiquer et de répandre, de prodiguer les richesses sensuelles et spirituelles qu’il met au jour par son ingrat, aride, douloureux travail de chaque vers. La langue en est bouleversée et intimement rénovée — contenu, matériau et structure — mais dans le but de métamorphoser tout contact avec l’extérieur, de rendre les liens ou les rapports « entre tout » , plus féconds et plus ductiles, plus lumineux et plus « numineux ». La Poésie trace ainsi par elle-même quelques traits enfin nécessaires dans le portrait qu’elle donne du monde et l’autoportrait qu’elle peint de l’homme.

   Il y a donc un Éros né de l’impuissance et de la limite, Pierre Jean Jouve nous le révèle. Mallarmé, métaphysicien du langage bien qu’irréligieux, est doué d’une puissance mystico-érotique propre qui permet de rapporter au sacré ce qu’il dit et écrit. De fait l’impuissance reste profane et tient à la résistance de la matière, alors que la puissance poétique devient sacrée tout en confinant par instants au « sacrilège ». Une mystique quasi négative — se nourrissant de désir, d’absence et de néantisation, sans cesse affrontée à l’obstacle mais « puissante »  de par cette négation et cette résistance mêmes et toujours relancée — se fonde sur la douloureuse difficulté qu’éprouve le poète à créer d’abord exclusivement « à l’intérieur du langage ».

 

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Que de Mallarmé(s) ! et divers ! Et notre siècle a déployé en types, en postures et en méthodes quelques-unes de ces potentielles figures, veillant à toutes les placer sous l’aile tutélaire du Maître des Mardis. Certains se sont réclamés du sémioticien intransigeant et génial mais pour mieux s’enfermer eux-mêmes et s’égarer dans le labyrinthe des signes qui ne sont que signes. Nul ne croit plus, comme Claudel, qu’un herméneute doive forcément être catholique et Mallarmé est devenu le symbole et la proie des « interprètes » qui ne cessent de gloser et de traduire les divers états de la parole les uns par les autres, certains quêtant le sens occulte soigneusement crypté, certains voulant identifier le poète et son objet au monde qui les entoure et les y rapporter terme à terme, certains s’ingéniant même à réécrire les poèmes en français, eux qui parlent vraiment une langue étrangère à l’intérieur de la langue ! Il y eut aussi le temps des grandes manœuvres et des chantiers néo-structuralistes : Mallarmé y fut élu architecte et ingénieur en chef, champion de l’épure et de la forme parfaitement scandée, le « contenu »  demeurant « arbitraire ». Sur un tout autre chantier, de démolition celui-là, il devint maître en « dissémination » et en « déconstruction ». D’autres enfin se sont attachés au métaphysicien et à la dimension spirituelle de l’entreprise mallarméenne en prenant au sérieux les « postulats » et les « soucis » que Valéry tenait pour « inutiles » ou insincères. Ils ont découvert qu’« à l’horizon intérieur de sa poésie[9] », un nouveau projet ontologique se dessine qui fait sa juste part au manque et au négatif, à l’impuissance et au virtuel, qui ne tient plus « l’être » pour substance tangible mais pour fiction ou chance, essor gratuit et gracieux à même ce qui est mais sans plus d’adhérence possible avec l’étant pondéreux qu’il néantise. Mallarmé se fait alors le servant d’un Éros singulier, à la fois négatif et sensible, sensuel et langagier, corporel et spirituel, le maître d’un « érotisme supérieur » où l’Amour de l’être — dans sa réalité de présente absence — (se) fait Signe et Poésie.

Et, comme dans les contes, cet Éros nous semble en mesure de concilier les positions apparemment divergentes — voire disparates — de nos trois commentateurs. Car il dénoue l’opposition entre intérieur et extérieur, intimité et cosmos, forme et contenu, abstraction et intuition sensible, monde du langage et monde hors langage : l’homme d’intérieur, légèrement méprisé par Claudel, ou le poète qui crée à l’intérieur du langage, célébré par Jouve, ne se distingue en rien de l’homme ouvert au monde et posant devant lui la question du sens non plus que de l’abstracteur capable de pénétrer les « ressorts » du système littéraire et d’en synthétiser les formes. L’énergie du désir et l’élan qu’elle induit — à la fois perdu, éperdu et sauveur — exigent le renversement constant du dedans et du dehors, de l’ici et de l’ailleurs, du même et de l’autre, selon une dialectique vivante et vitale qui ne sépare pas la Vie de la Poésie mais, au contraire, ne cesse de les engrener. Personnellement, il nous plaît d’être né à notre tour sous l’emblème de cet Éros peut-être négatif mais toujours précurseur et toujours prometteur — notre premier moteur, l’agent de notre avenir — plutôt que d’entrevoir, avec d’autres encore, Mallarmé derrière nous comme dernier Mage ou dernier romantique.

Serge Meitinger


NOTES

[1] Pierre Jean Jouve : Apologie du poète suivi de Six lectures, Fata Morgana/Le Temps qu’il fait, Cognac, 1987, p. 81.

[2] Paul Claudel : « La Catastrophe d’Igitur », Œuvres en prose, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1965, pp. 510-511 (pour celle-ci et pour l’ensemble des autres citations non référencées).

[3] « Il ne s’agit pas de peindre, il s’agit d’interpréter. Il n’y a absolument rien qui ne soit susceptible d’interprétation, qui ne soit capable de répondre à la question par une réponse. Tout dépend de l’intérêt que nous y prenons. Et cet intérêt à son tour dépend du sens dont il est prégnant pour nous. » (Préface à une émission radiophonique, in Notes, Éd. cit., p. 1466.)

[4] Paul Valéry : Cahiers, tome 11, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1974, p. 1134.

[5] Écrit en l922-1923, op. cit., p. 1101.

[6] « […] chez Mallarmé, la réciprocité des résonances passait toute signification. (Car tous les vers sont insignifiants ou ne sont pas des vers.) », op. cit., p. 1125.

[7] Pierre Jean Jouve : op. cit., p. 82 (voir aussi p. 31).

[8] Op. cit., p. 82-83.

[9] Jean-Luc Steinmetz : « Les Dangers d’un nom », La Poésie et ses raisons, José Corti, Paris, 1990, p. 76.


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