D'un certain glissement de l'horizon © : Serge Meitinger.
Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion, membre du Centre de Recherches Littéraires et Historiques de l'Océan
indien (CRLH OI). Il a publié de nombreux articles, notamment sur la poésie depuis Baudelaire, et un essai : Stéphane Mallarmé ou la quête du « rythme essentiel », Hachette, 1995. Il écrit et publie de la poésie. Texte prononcé le 28 juin 2002 dans le cadre de l'UMR CNRS
6058.
Mis en ligne le 28 août 2002.
D'UN CERTAIN GLISSEMENT DE L'HORIZON Des cultures-mondes au transculturel
« La seule authenticité aujourd'hui envisageable, c'est la conscience critique de notre
état multi-identitaire. » (Dantec, 2002 : 149)
Nous partirons de ce que l'on appelle couramment
le « discours anthropologique » pour, nous l'espérons, rejoindre in
fine les parages d'un « discours » plus
« littéraire », et ce, en tentant de refrayer au passage
quelques-unes des voies propres à la communication entre les êtres parlants (au
sens large). Notre point de départ est en effet le livre de Francis Affergan
(1997) intitulé La Pluralité des mondes,
sous-titré Vers une autre anthropologie. Dans
cet ouvrage, l'auteur travaille, comme il s'en est fixé le projet depuis un
certain nombre d'années, à une (re)fondation de sa discipline dont il voudrait
voir évoluer les modèles, les objets et les méthodes, qu'il voudrait arracher à
une conception monolithique des systèmes comme de la causalité en destituant le
discours extérieur, externe — prétendument « de savoir » —,
trop souvent pratiqué par cet observateur toujours-déjà engagé que se trouve
être l'anthropologue.
Une critique de la
commmunication et de la connaissance anthropologiques
Posant d'emblée la question du sens,
F. Affergan ne se satisfait pas de savantes nomenclatures, fondées sur de
vastes corpus d'observations, suivies d'expertes classifications en tableaux
qui, au-delà des prétendus « faits » ainsi alignés, ne nous disent en
fait rien de la « compréhension » ou du « comprendre »
auxquels nous pourrions espérer aboutir. Il fait pleinement sienne la remarque
de Heidegger qui, dès 1927, dans Sein und Zeit
déboutait d'avance les prétentions d'un certain structuralisme :
Pouvoir dominer une multiplicité en en
faisant un tableau ne garantit pas une entente effective de ce qui s'y trouve
rangé. (19861 : 52, 19862 : 84, cité par Affergan, 1997 : 38)
Pourquoi ? Parce que le principe même de
la classification est toujours nécessairement présupposé et que le travail de
classement ne contribue pas à le vérifier mais, au contraire, à soumettre les
données à ce qui justement est présupposé. D'autre part, puisque
l'anthropologie traite d'« objets » qui concernent d'abord les êtres
parlants que nous sommes, nous pouvons poser trois questions fatidiques :
qui parle ? à qui ? de qui ou de quoi ? En principe, le sujet
qui met en tableaux serait un pur être de raison, extérieur à son objet,
neutre ; pourtant il reste tributaire d'un inévitable « point
aveugle », d'un impensé ou d'un inconscient qui est celui de la
présupposition, déjà évoquée, le plus souvent arrangée en
« méthode ». Ce sujet s'adresse à un être universel et logique, plus
abstrait encore que lui-même, mais à condition qu'il entre dans sa
« méthode ». Plus que de gens, de peuples, d'hommes, il parle de lois
et de règles, de premiers ou d'ultimes principes, de coutumes et de rites
formalisés, de discours réduits à leur ossature et à leurs opérations logiques,
discours à la fois mis en forme par la « méthode » et censé
l'informer (au deux sens du terme : lui donner forme et lui apporter des éléments qui vont nourrir le savoir).
L'anthropologue qui met son donné en colonnes calibrées et transforme les
forces agissantes en vecteurs parle d'une rationalité à l'œuvre dans un tissu
social et humain mais en la traitant comme une forme de discursivité ou de
calcul sans sujet exactement assignable puisque personne ne parle de la sorte, en tables de parenté ou en tableaux binaires
de combinaisons ou de permutations mythiques. Personne ne prend à son compte individuel ou collectif cette pensée qui fait
songer à une raison enfin pure… Ce faisant
l'anthropologue veut oublier que ce qu'il a ainsi réduit à des catégories ou à
des classes lui est venu par des information discursives d'un tout autre type,
émanant de personnes qui sont des sujets en situation ; il oublie aussi
— mais il croit sans doute que c'est une affaire d'ascèse personnelle, de
dévouement scientifique visant à la description intégrale de la vérité —
que, lui, le récepteur, était aussi en situation quand il a enregistré le dit
de ses informateurs ou quand il a lu et interprété les transcriptions et
recueils d'autres ethnologues. Celui qui reçoit et met en forme ne reçoit pas
un matériau brut : il a été élaboré par son interlocuteur (la personne qui
s'exprime et le milieu qui la met en avant) ; lui-même agit sur ce qu'il
reçoit et ce qu'il reçoit agit sur lui en retour (en particulier il est
contraint de se penser en même temps qu'il tente
de penser l'autre). Toutes ces interactions
construisent du sens, un sens articulé, orienté,
toujours-déjà mis en perspective mais aussi
toujours multiple, mouvant, réversible, sans cesse en métamorphose ; il
faudrait peut-être dire d'emblée des sens possibles, potentialisés par les multiples interrelations, potentialisant ces
dernières. Des sens possibles qui ne relèvent pas de la vérification
démonstrative ou logique applicable à des objets quantifiables mais d'un
arc-en-ciel ou d'un éventail interprétatif à ouvrir puis à faire varier et qui
est, à partir du seul matériau brut ici disponible : un produit
langagier, un travail d'interprétation, qui prend
des risques herméneutiques et qui use de la transposition analogique, de la
traduction, de l'induction plus que de la déduction, de la projection voire
d'une manière de variation fictionnelle (ou eidétique[1]).
En effet l'objet de l'anthropologue est déjà un
« objet-monde » à faire glisser comme monde et comme objet sous ou
dans les signes, sous l'horizon, d'un autre « objet-monde » qui
est une interprétation. L'on peut parler alors, si
l'on veut s'élever à un degré de généralité ou de collectivité un peu plus
haut, susceptible de rassembler tout un groupe apte à se distinguer des autres,
de « cultures-mondes ». Mais il ne s'agit pas là de formations culturelles arrêtées,
cernées, établies, avec leurs qualités, leurs us et coutumes, leurs différences
déjà répertoriés. Toujours provisoires, toujours montrées et ainsi (et seulement ainsi) prouvées par le mouvement qui
est le leur : « information », déformation, reformation (ou
réformation), composition, décomposition ou recomposition, telles sont ces
formations. Et elles n'existent bien qu'à « faire monde », qu'à
mondifier ou à (se) mondanéiser (Welt ist nie sondern weltet[2]), c'est-à-dire qu'à se
situer en acte sous un horizon commun qui leur donne une unité de perspective
et de sens (signification et direction). Cet horizon permet de recroiser, sur
son fond, en son champ ouvert mais unifiant, des investissements temporels et
spatiaux aptes à ouvrir un « temps-&-lieu » où il est possible
d'être ensemble (même si c'est parfois, souvent, surtout sur le mode de
« l'entre-deux »). Ainsi défini, l'horizon qui permet de mondifier
n'est pas une limite qui arrêterait et circonscrirait, qui distinguerait et
séparerait de toutes les autres façons d'être au monde, elles aussi alors limitatives et de fait limitées, fermées sur leurs jeux de
différences… Il n'est pas un objet comme une barrière, une frontière, un
terminus ou une fin à atteindre (telos) mais une
structure intime, essentielle, de l'être-au-monde, un existential au sens heideggérien, et cette structure d'horizon ménage dans le
tour apparemment circonscrit du tout connu, de l'identité du même, de
l'exaltation du propre, des zones d'opacité et d'invisibilité, des amorces
potentielles et floues, des accroches fictionnelles et/ou conflictuelles qui
décèlent, au sein de l'identique, la présence inévitable de l'altérité sous forme de manque, de lacune, de divergence ou de distorsion,
d'une fiction placée sous le signe du possible voire de l'impossible. C'est sur
(et grâce à) ce fond potentiel, qui laisse sa place à l'altérité vive, que nous
voudrions risquer ici la notion d'un glissement de l'horizon, le processus de
métaphorisation ou d'analogie lui-même, à la fois inventif, prospectif,
créateur de « fictions vraies » et pourvoyeur d'« identité
narrative » n'étant pas étranger à l'affaire…
Des cultures-mondes
comme telles
Francis Affergan souhaite donc que
l'anthropologie dès à présent à l'œuvre, et s'efforçant de refonder la
discipline, s'écarte d'universaux ethnologiques
contestables comme celui de la parenté et du lignage pour s'ouvrir aux existentiaux propres aux êtres parlants rencontrés et étudiés. Il s'agit
d'apprécier et de construire ensemble (c'est-à-dire en tenant compte du
discours déjà produit par les êtres observés) un « objet de
connaissance » non plus « pré-constitué et sur le socle duquel les
comportements viendraient se greffer par mimétisme mais comme le fruit toujours
mouvant des actions et des interprétations que la communauté ensemence et
s'attribue à elle-même » (1997 : 154). Ainsi les termes même de la
parenté, à la fois biologique et classificatoire, ne sont plus des donnés bruts
du réel, à prendre comme les causes déterminantes des comportements et des
hiérarchies, des types de pouvoir et d'alliances mais un lexique, malléable
grâce à une syntaxe narrative et inventive, qui permet de tenir compte, selon
les circonstances, « des aménagements incessants que le groupe se voit
contraint d'opérer pour adapter ses valeurs au réel » (Ibidem). Par exemple, des indigènes malins reconvertissent par la seule
puissance du verbe leur système matrilinéaire en système patrilinéaire parce
qu'ils ont bien saisi que c'est ce que les missionnaires chrétiens veulent
entendre ; leur type de lignage effectif ne change pas même si son sens se
trouve bouleversé par la fiction introduite qui produit un récit en décrochage
avec ce qui devrait passer pour la causalité nécessaire et absolue de leur mode
de filiation donc de conscience et d'image sociales. En fait, on le voit à
partir de cet exemple qui souligne la puissance troublante et créative du
langage, le problème majeur, dans ce cas et dans beaucoup des cultures-mondes
étudiées par l'ethnologie, est celui de la traduction-interprétation adéquate
de termes ou de structures verbales dont l'appréhension juste se révèle une
clef mondanéisante. Le terme de fago de la
langue Ifaluk (Micronésie) ne se laisse traduire de façon univoque ni en français
ni en anglais car cette notion « semble se situer au croisement d'un monde
de la passion et d'un monde de l'intellect » (1997 : 159). Si le mot
« peut signifier simultanément la compassion, l'amour et la
tristesse », c'est qu'il désigne moins d'avance une coloration pathique
préétablie (comme nos termes nommant des sentiments) que le passage même de
l'événement émotionnel dans une subjectivité, passage émotif seul à même
d'engendrer une interprétation, une réaction, une prise en compte de la situation
ou du contexte. « Il s'agirait alors », dit Affergan qui interprète,
« d'une culture dans laquelle les situations et les contextes ne sont
interprétables par les sujets qu'en vertu des émotions qu'ils suscitent en
eux ». Nous pouvons essayer d'imaginer quelle culture-monde, quel horizon
s'ouvrent à partir d'une telle notion vive : le « comprendre »
donc le « connaître » semble y exiger un « participer », un
« co-naître » (« invention » lexicale de Paul
Claudel), c'est-à-dire une immersion pathique ; ce qui n'est pas ressenti
n'est pas pensable, du moins pas dans les termes d'une compréhension qui
accorde (stimmen, Stimmung[3]) à l'humain et à son mode
d'agir ou de réagir. Un autre exemple permet d'aller encore un peu plus loin.
Affergan trouve dans une étude de Jacques Garelli (qui a été recueillie dans
son livre Rythmes et mondes, 1991) une analyse
très fine du kamo mélanésien tel que le
philosophe l'a commenté à partir du grand livre de Maurice Leenhardt : Do
Kamo (1976). Le kamo
ne désigne pas l'homme ou, plutôt, pas seulement l'homme ; le terme se
décompose en ka : notre pronom
« qui » et mo :
« vivant » c'est-à-dire « qui est vivant » et il
« s'emploie sans distinction de genre et dans le sens le plus indéfini,
qui recouvre l'animal, le végétal et l'humain » (Garelli,
1991 : 381). « Il n'y a donc pas de primauté de la forme
humaine » (382) sur le mouvement un et persistant du kamo c'est-à-dire d'un vivre qui s'épand partout et traverse toutes les
formes du vif, de l'animé à l'inanimé. Et la conséquence pour l'horizon de
monde qui se projette en mythe dans les récits de ce groupe ethnique et qui
situe ainsi une mentalité est la suivante :
La notion même d'identité n'a [pas] de
place dans ce type de mentalité, puisqu'elle est pour nous liée à l'identité
logique, qui fait que le même individu ne peut être à la fois lui-même et
autre chose. Or le Kamo auquel participe mythiquement l'homme n'est perçu ni
objectivement, ni subjectivement. […] Notion, qui dépasse l'image physique et
psychologique du personnage humain, dans la mesure où, au fond, le Kamo
apparaît comme phase et rayon de monde et du monde ; sorte d''existential'
qui dans sa mouvance peut développer des formes successives sans pour autant
changer. (Ibidem)
Un tel existential se déploie et agit dans la zone « préthématique » du
monde, selon une problématique proto-ontique (antérieure à la notion d'étant
présent et cernable), préréflexive (antérieure à toute pensée réfléchie et
déterminante) ou antéprédicative (antérieure à l'attribution de qualités
définies voire prédéfinies), zone de l'être-au-monde s'ouvrant pourtant
résolument avant que l'esprit logique ne détermine des catégories et des
identités pour soumettre ce qu'il appréhende au principe dit de tiers-exclu.
Cette dimension est celle, chez nous, sous l'horizon de notre culture-monde
dite occidentale, de l'avènement de l'œuvre d'art et de l'inventivité en
général avant qu'elle ne se fige en formes et en formules, en modèles, en
idées, en outils. L'horizon participatif ici dégagé où « le Canaque est
son monde, non pas sur un mode d'appartenance
logique, mais par immersion ontologique, par transpiration originelle »
fait que « le monde devient monde canaque grâce à la présence de celui qui
y est, ou plutôt qui en est. » (Affergan,
1997 : 161). Il faut tenir pleinement compte d'une telle co-appartenance
ontologique qui fait l'horizon de la présence canaque au monde et qui est ici
capitale, centrale alors que chez nous, où le
principe d'individuation logique a tendance à l'emporter avec le principe du
tiers-exclu, ce mode reste cantonné aux phases préréflexives de notre présence
et ne s'épanouit plus guère ailleurs que dans notre rapport « aisthésique » et esthétique[4] (normal et/ou
pathologique) au monde. Cet horizon participatif qui contribue à « faire
monde » détermine existentiellement (mais aussi mentalement et selon son logos propre) une manière de présence une et qui se tient, s'entretient
au moyen d'une inventivité imagée et discursive particulière ; de plus, on
le voit, il appartient, selon des modalités diverses toutefois (et à définir),
à plusieurs modes possibles de l'être-au-monde… Il n'est pas du tout étranger
au nôtre en particulier, mais seule une analyse plus fine de la structure d'horizon
peut nous éclairer sur le point de son insertion dans notre paysage comme de
notre insertion dans le paysage canaque ou mélanésien, par exemple.
De la structure
d'horizon et de ses « trous noirs »
« L'horizon fait partie de la structure de
l'expérience », écrit Husserl (1970 : 35 cité dans Collot,
1989 : 15). Ce dernier n'est pas plus que l'espace ou le temps un
« objet » mais d'abord et avant tout un élément de la
« structure » perceptive. Certes, comme le rappelle Hans-Georg
Gadamer, « l'horizon est [apparemment et seulement] le cercle visuel qui
embrasse et inclut tout ce qui est visible d'un point précis »
(1976 : 143), mais cette définition classique et fermée oublie tout
l'invisible collatéral et agissant, qui ne cesse d'excéder le circonscriptible,
et c'est à la « pro-duction »
même (mise en évidence, venue sur le bord de la scène) de tout cet invisible
collatéral que la phénoménologie husserlienne réserve le concept
d'horizon :
[Dans la perspective husserlienne], c'est
l'ensemble du « monde vécu » qui revêt « un caractère
d'horizon ». […] Toute intuition implique toujours plus que ce qui, en
elle, est réellement ou actuellement donné ; c'est cet excédent que la
phénoménologie nomme horizon : « des horizons sont éveillés avec tout donné réel ». (Collot,
1989 : 15)
« Cet excédent », qui est en son mode
invisible mais « co-conscient bien que momentanément hors de
l'attention », constitue l'arrière-fond de notre perception des choses et du monde et ce que l'on appelle
alors l'horizon de la chose « est fait des relations qu'elle entretient
avec les autres objets qui l'entourent. Même si l'attention du sujet ne se fixe
pas sur eux, ils sont en effet 'apprésentés' dans la marge » (1989 : 18) Aucune chose n'est donc jamais saisie en elle-même
et par elle-même, absolument détachée et figée ; chaque chose est vue en
rapport avec un « champ » dont elle émerge et s'extrait mais qui ne
cesse de l'accompagner et qui permet à son apparaître même de
« varier » et de vivre. La multiplicité des points de vue possibles
sur la même chose, associée à une toute-puissante co-appartenance
au « champ » dont la pression de l'invisible collatéral assure la
constante capacité métamorphique et unifie la perspective, est la source même
d'un sentiment d'ampleur et d'unité. Mais, en même temps et comme à rebours,
cette multiplicité potentielle des points de vue ne cesse de déborder, en les
déstabilisant, les limites physiques, physiologiques et psychologiques de notre
appréhension sensible et perceptuelle effective et elle risque de lasser notre
désir, informulé mais intime, toujours resurgissant, d'embrasser enfin une totalité et de la tenir. Et ce perpétuel débordement, lié au
dynamisme constructeur-destructeur de notre appréhension, cette perpétuelle
réfection-déception semblent laisser des pans entiers du monde perçu et
apparemment le mieux connu comme « à l'abandon » et qui, sans
protection ni vigilance, paraissent alors se défaire et perdre consistance ou
s'opacifier comme des trous noirs. L'homme percevant, se livrant quasi simultanément
au double mouvement propre à cet « excès » permanent que permet (et
qui permet) la structure d'horizon, peut ainsi osciller entre l'exaltation de
pressentir le tout et le dépit de perdre de vue des détails ou des facettes qui
lui importent, se livrant à la plénitude de ce qui lie malgré les lacunes,
éprouvant presque douloureusement et comme une perte ce qui lui échappe et ne
peut cesser de lui faire défaut.
Nous pouvons en prendre comme exemple la
contemplation d'un paysage. L'on peut toujours se contenter d'un point de vue
ou d'un panorama comme les guides et les circuits touristiques les choisissent
et circonscrivent et traiter tout le cheminement d'un point de vue fixe à un
autre comme un espace neutre ou indifférencié : c'est la philosophie du tourisme
de masse que la phrase de Gadamer citée plus haut semble conforter. Mais qui se
livre au paysage avec une attention soutenue et soumet son voir à son mouvoir
éprouve d'une part la déficience foncière du panorama qui fige un aspect au
détriment de tous les autres et vit d'autre part le débordement perpétuel
qu'implique une contemplation active. Le marcheur connaît cette mouvance qui
l'accompagne et l'excède et, même quand il s'arrête, tout ce qu'il embrasse du
regard ne se fige pas avec lui mais vibre sur ses entours de toute la poussée
de ce qui est désormais invisible mais demeure présent dans l'immédiate marge
de l'attention comme de la mémoire. Dans l'ample coup d'œil qui dessine un
monde offert des pans entiers sont présents sans être vus ni perçus et ils
modifient en la creusant et nuançant la portée de ce qui est directement saisi.
Quand il est arrêté, le marcheur, qui continue à se mouvoir en empathie et en
esprit, rêve, comme le poète chinois, de « monter encore d'un étage »[5] pour embrasser le tout et son imagination
est sollicitée qui fait le tour d'objets physiques dont n'apparaît jamais
qu'une seule face ou un détail ; des lieux se forment, déforment,
reforment ; le sensible se déploie et s'épelle à la fois ; ce qui
manque encore et toujours est un appel avant de devenir une gêne. L'artiste vit
mieux et plus que tout autre cet appel et cette gêne et il se fait souvent le
porte-parole ou le chantre des entours et de tout l'inaperçu, tantôt
exaltants et exaltés, tantôt délaissants et délaissés. L'œuvre qu'il produit
tient en elle ces véritables « trous noirs » ainsi creusés dans le
monde perçu et rendu par l'attention même qui le recrée : lieux d'une
extrême concentration, ils condensent une masse de possibles que l'art déploie
et fait varier ; lieux aussi d'un soudain dénuement qui s'empare alors de
l'être percevant ainsi abandonné à une altérité qui risque de l'aliéner, de lui
faire momentanément perdre le sens de la juste intonation (Stimmung). L'œuvre, quand elle atteint son but, est toutefois censée
restaurer l'équilibre d'un seul et même champ.
Il nous semble que ce double mouvement,
ambivalent et tensionnel, est également propre à l'observation de portée
anthropologique et qu'il se constate d'abord à
même l'appréhension par chacun du monde « ethnique » et culturel qui
est censé lui être le plus propre, le plus familier, tout connu. Dans cet
exercice d'observation qui relève du quotidien, ni le point de vue ni l'objet
perçu ne sont pourtant monolithiques et dans les structures les mieux
répertoriées, au sein des habitudes les mieux ancrées, il suffit d'un très
léger recul ou déport pour que nombre des évidences admises se trouvent
déstabilisées et pour qu'elle produisent à leur façon des « trous
noirs ». Cette étrangeté qui naît du tout connu est la plus inquiétante
car elle jouxte le familier et intimement l'excède : un
« infracassable noyau de nuit » ne cesse d'oblitérer notre jour le
plus commun, notre ordinaire lueur compréhensive, nos préjugés les plus
rassurants… Il peut en résulter exaltation ou angoisse, désir d'ouverture ou
crispation sur l'acquis, sentiment de découverte ou impression aliénante. Mais
c'est parce qu'ainsi l'altérité, tensionnelle et
qui entretient la tension entre semblable et dissemblable, dedans et dehors,
visible et invisible, possible et réel, connu et inconnu…, est déjà dans ce que
l'on appelle le même, le propre, l'identitaire, que la traduction, que la
communication avec d'autres « cultures-mondes » est possible (ce que
tendrait à bloquer, par contre, une conception amorphe des différences qui
resterait strictement descriptive, classificatoire et accumulative — ici,
la notion vive d'altérité supplante celle de différence). C'est parce que
l'autre est déjà en moi que je puis m'ouvrir à l'Autre, à l'autre et aux
autres : la « pluralité des mondes » est aussi la pluralité
intérieure à mon propre monde qui, virtuellement, grâce à la structure
d'horizon multipliant les points de décrochage et de déphasage comme
d'inventivité, est toujours-déjà « multi-identitaire ». Une telle
« conscience critique » nous met d'abord en crise et parce que
j'accepte, comme personne et/ou comme groupe, d'assumer la part opaque,
inassimilable, incongrue ou irréelle (mais aussi inventive qu'aliéante) qui
m'« effonde » ou nous « effonde », « nous » pouvons faire sa place à l'autre personnel ou ethnique, à l'autre
culturel. « La seule authenticité »
est ainsi dans l'ouvert, voire dans la crise, mais comment et avec quelles
modalités vives est-il possible de mondanéiser sous un horizon, d'en faire
varier la mondanéisation puis de remondanéiser, éventuellement sous un tout
autre horizon ? Qu'en est-il d'un certain
glissement transculturel de l'horizon ?
Du transculturel ou
d'un certain glissement de l'horizon
Prenons un exemple pour mieux comprendre ce que
pourrait bien être un tel glissement, susceptible d'accomplir un véritable
phénomène d'interculturalité et mettant en évidence, à la fois, notre
« état [je dirais plutôt notre « tension »] multi-identitaire »
et notre plus profond désir d'unité. Le philosophe Henri Maldiney, qui se fonde
sur la typologie de l'analyse destinale mise au point par Leopold Szondi, fait
au détour d'une page de son maître livre Aîtres de la langue et demeures de
la pensée un rapprochement éclairant :
analysant la genèse du moi dans le monde occidental, il évoque le profil
particulier de ce qu'il appelle « pré-moi participatif » et qui
« s'éprouve seulement dans les processus du monde et les états de
choses », qui « entièrement projectif » ne s'érige pourtant pas
« en milieu universel », et il ajoute : « ce profil qui
dans les sociétés dites évoluées est celui du délire paranoïde est le profil
normal des populations dites primitives qui vivent sur le mode de la
'participation' » (1975 : 29). Bien qu'il soit sans doute un peu
hâtif d'attribuer sans nuance ce profil à toutes les sociétés dites primitives
et qu'il soit risqué d'étendre ainsi la notion de « délire
paranoïde », nous avons ici l'ébauche potentielle d'un glissement, à nos
yeux significatif et qui nous permet d'apprécier à sa juste mesure l'ampleur
possible des variations propres à ces horizons de monde qui font justement les
cultures-mondes. Ce qui, pour les peuples dits primitifs, fait le
« fond », l'horizon organisateur et circonscriptible, c'est-à-dire le
mode participatif, se trouve réduit dans les cultures-mondes dites développées
à l'invisible corrélatif, collatéral, sensible dans la pression des marges,
dans l'appel qu'émettent les « trous noirs ». Dans notre monde, un
tel investissement pathique préréfléchi est le mode esthétique (ou aisthésique) par excellence (les citations de J. Garelli plus haut
rapportées exposent déjà cette thèse). Ce qui sous l'horizon canaque, par
exemple, est le mouvement qui emporte le tout se trouve chez nous réduit et
comme marginalisé sans cesser d'être présent et agissant. Mais réciproquement
et symétriquement ne faut-il pas imaginer en ces sociétés dites primitives,
ponctuant le fond participatif, des accroches ou des « trous noirs »
susceptibles de permettre l'ouverture de ces cultures-mondes à une pensée du
sujet agissant, logique et séparé, et qui ajoure déjà d'altérité le champ de co-appartenance ethnique ? Maurice
Leenhardt, dans son livre déjà évoqué, nous en tend une preuve, fondée sur une
analyse linguistique de portée sémantique et anthropologique. Cherchant à
cerner en son premier chapitre les termes mélanésiens qui renvoient à l'esprit
et à l'activité intellectuelle, l'ethnologue constate d'abord que l'activité de
l'esprit ne se sépare pas de l'émotivité la plus viscérale et que le fruit de
la pensée est dit fruit « du ventre ». Mais il constate une évolution
vers une pensée du sujet, liée à l'acculturation certes mais qui avait déjà son
accroche sémantique dans la langue : en effet, une autre façon de désigner
l'action de penser rapportait cette activité à celle d'un contenant tissé (nexai ou nege : panier de jonc,
ensemble de fibres tressées), susceptible de séparer et de discriminer des
éléments extraits d'un tout, des êtres, des objets, des qualités et des
catégories se trouvant ainsi distingués, circonscrits, individualisés. La
pensée était ainsi déjà tenue et ressentie comme « un premier essai de
contour », autonomisant par rapport à l'ensemble qui la contient ou à son
contexte dynamique une partie de la matière prise dans le mouvement
participatif. À cette première discrimination, qui contrariait déjà, de façon
encore imagée, l'appréhension univoque d'un flux continu et sans rupture, se
sont ajoutées des marques morphologiques précisant la situation et l'action
possibles d'un sujet : le morphème ta-
préfixé (« tanexai : être là ensemble
fibres ou contour ») souligne « la place nouvelle de l'acteur ».
Le sujet est « devant le flot d'images, il recoupe leur déroulement, il
juge et choisit » ; de cette séparation fondatrice peuvent naître
l'action autonome de l'être parlant et la fonctionnalité propre d'une faculté
psychique, actualisées dans la langue par le morphème vi- qui sert à former les verbes à la voie active : soit la série
« nexai : ensemble fibre,
circonscrire, penser ; tanexai : être là,
penser, réfléchir ; vitanexai : la
pensée » (1976 : 52). Ainsi l'homme des sociétés dites primitives
n'ignorait pas totalement ce qui, chez nous puis chez eux par acculturation,
renvoie à une identité logique du sujet devant le monde (individuante et
séparatrice) ; notre monde n'ignore pas l'horizon participatif. En raison
de ces accroches préréflexives, notre fond logique, arraisonnant le monde, est
susceptible de glisser sous l'horizon pathique et participatif qui maintient sa
pression sur les contours et les activités de notre monde pour en faire notre
culture-monde. En raison d'accroches déjà discriminantes, le fond participatif
du monde canaque est susceptible de glisser très largement sous l'horizon
distributif d'une logique classificatoire et ordonnatrice. C'est au prix d'un
tel glissement de l'horizon que, chez eux, chez nous, la pluralité (déjà
intérieure) des mondes en préserve la traductibilité réciproque. Bien plus, un
tel glissement doit toujours, à tout moment être
possible pour permettre d'abord à chacun de se
mouvoir en son propre monde : l'interculturel et/ou le transculturel est
notre destin le plus intime et notre sentiment d'unité ne saurait être que
tensionnel ; nulle culture-monde ne peut être « fermée »,
« bloquée », « bouclée », monovalente, sauf à s'aliéner
elle-même et à périr de ses propres démons. Il convient seulement de débouter
les fausses évidences : celles d'un univers tout logique, ou d'un cosmos
tout magique, d'un monde mono-identitaire. Il faut ajouter aussi qu'un
tel glissement n'est pas toujours voulu ou conscient, qu'il peut s'accomplir
avec une certaine violence, mais qu'il gagne toujours à s'éclairer son propre
procès.
Un certain nombre d'auteurs, dans des domaines
divers mais voisins, ont travaillé à un tel éclaircissement et nous voudrions
finir par un bref parcours de quelques-unes des voies ainsi ouvertes. Si
l'on se tourne vers un glissement d'horizon conscient voire délibérément
recherché, plusieurs modèles sont possibles : comme celui que Gadamer voit à
l'œuvre dans la conscience historique ou « historicienne » en ce
qu'il appelle « le processus de fusion des horizons historiques » (Vorgang
der Horizontverschmelzung) :
Sur le plan de la compréhension
historiographique nous parlons volontiers également d'horizon, en particulier
pour exprimer la prétention de la conscience historiographique à voir les
moments variés du passé dans leur être propre sans les subordonner aux normes
et préjugés d'aujourd'hui, mais en les replaçant dans leur propre horizon
historique. La tâche de la compréhension historique porte en soi l'exigence
d'acquérir en chaque cas l'horizon historique en question, afin que ce qu'on
veut comprendre se présente dans ses vraies dimensions. (Gadamer, 1976 :
143)
Fusion n'est pas ici confusion mais mise en
perspective, en gradation échelonnée et raisonnée de plusieurs horizons
distincts dont on maintient les écarts pour mieux en apprécier le sens
différentiel, l'altérité devant en ce cas être utilisée et ménagée comme un
discriminant patent et précieux (ou comme un garde-fou) pour préserver
une juste appréciation tendant à la vérité. Ce pourrait être un modèle pour
l'interculturel ou le transculturel qui privilégierait l'information la plus
exhaustive possible (sur soi, sur l'autre) et une savante mise en perspective
aboutissant à une construction sensée. C'est un modèle lourd mais visant à
présenter toutes les garanties du sérieux et de l'honnêteté intellectuels.
Un autre modèle serait celui de la « mise
en intrigue », chère à Paul Ricœur (1983, 1984, 1985), qui unit en un
récit un et construit, et assumé par son auteur, la diversité du donné vécu
(personnel et collectif) et qui est, elle aussi, en mesure de produire une
sorte de « fusion d'horizons » : l'horizon du vécu brut
(personnel et familial), celui des donnés culturels « ethniques »,
sociaux, politiques et historiques, celui d'une ordonnance narrative
délibérément scandée comme telle. Il peut en résulter une manière
d'« identité » que l'on dira donc « narrative ». La
personne parlée, parlante, (se) racontant, assume son propre rôle, mi fictif mi réel mais plein de sens, et vise à une
présence à la fois individuelle et transindividuelle : pour ce faire (se faire), elle fait jouer et varier un éventail de rôles possibles,
de sens potentiels où elle juge et choisit. Francis Affergan envisage
d'ailleurs de tels jeux de rôles et de telles fictions — il parle
d'« identités fictives » (1997 : 201sq) ; on pourrait dire
aussi « fictions vraies » car il y a ainsi un
« mentir-vrai » — quand il considère les formes et les règles
souhaitables pour un discours anthropologique qui rendrait pleinement compte
des « mondes créoles ». Lequel discours, qu'il faudrait considérer
alors comme « anthropoïétique » (227sq), formant (informant,
déformant, reformant) l'homme qui parle et son monde — sa culture-monde — sur le mode d'une poétique vivante associant
vécu et langage, ordonnant une manière d'œuvre d'art qui est œuvre de vie.
Discours qui, en raison de la pluralité intime, interne aux cultures-mondes, a
toutes les chances d'être et de demeurer « polyphonique »,
c'est-à-dire « dialogique », ouvert à l'expression harmonique
(harmonieuse ?) de deux ou plusieurs points de vue à la fois, selon les principes
que dégage, cette fois, Mikhaïl Bakhtine de « la poétique de
Dostoïevski » (1970).
Et puisque nous en étions à Paul Ricœur, et
pour revenir enfin plus nettement à la littérature (sans toutefois nous y
cantonner), pourquoi ne pas traiter aussi en glissement d'horizon, en modèle
pour le passage, pour le glissement inter ou transculturel — volte et
variation —, la métaphorisation comme
« redescription » et passage d'un sens considéré comme propre ou
obvie, banal, et que l'on rature délibérément
(mais qui, barré, reste lisible et actif sous la rature) à un sens nouveau,
induit par une analogie donnée ou construite ou inventée par intuition, sur le
mode du « comme » ou du « comme si » ? « La
métaphore vive » (1975) telle que la définit Ricœur dans son rapport à
l'être et à la pensée, à la tension entre pensée et poésie, a quelque chose à
voir avec la « pluralité des mondes », qu'Affergan constate et dont
il célèbre la fécondité, et avec l'authenticité
de notre tension « multi-identitaire ».
Serge Meitinger
Bibliographie
Affergan F. 1997, La Pluralité des mondes, Vers une autre anthropologie, Paris : Albin Michel, collection Idées.
Bakhtine M. 1970, La Poétique de Dostoïevski, traduction française, Paris : Le Seuil, collection Pierres vives.
Cheng F. 1977, L'Écriture poétique chinoise, suivi d'une Anthologie des poèmes des T'ang Paris : Le Seuil.
Collot M. 1989, La Poésie moderne et la
structure d'horizon, Paris : P. U. F.,
collection Écriture.
Dantec M. G. 2002, Le Théâtre des
opérations, Journal métaphysique et
polémique, (1999, Paris : Gallimard, collection
Folio.
Gadamer H.-G. 1976, Vérité et méthode. Les
grandes lignes d'une herméneutique philosophique,
traduction française, Paris : Le Seuil, collection L'ordre philosophique.
Garelli J. 1991, Rythmes et mondes, Au
revers de l'identité et de l'altérité, Grenoble :
Jérôme Millon, collection Krisis.
Heidegger M. 19861, Sein und Zeit, (1927)
Tübingen : Max Niemeyer.
Heidegger M. 19862, ętre et Temps, traduction de F. Vezin, Paris : Gallimard, Bibliothèque de Philosophie.
Husserl E. 1970, Expérience et Jugement, traduction française, Paris : P. U. F., collection Épiméthée.
Leenhardt M. 1976, Do Kamo, la personne et
le mythe dans le monde, mélanésien Paris : Gallimard (1947), Collection Les Essais CLXIV.
Maldiney H. 1975, Aîtres de la langue et
demeures de la pensée, Lausanne : L'Age
d'Homme, collection Amers.
Ricœur P. 1975, La Métaphore vive, Paris : Le Seuil, collection L'ordre philosophique.
Ricœur P. 1983, Temps et Récit, Tome I, Paris : Le Seuil, collection L'ordre philosophique.
Ricœur P. 1984, Temps et Récit, Tome II, La Configuration dans lerécit de fiction, Paris : Le Seuil, collection L'ordre philosophique.
Ricœur P. 1985, Temps et Récit, Tome III, Le temps raconté,
Paris : Le Seuil, collection L'ordre philosophique.
NOTES
Le
soleil blanc, décline par-delà les montagnes,
Le
fleuve Jaune se rue vers la mer.
Vaste
pays qu'on voudrait d'un regard embrasser :
Monter
encore d'un étage !
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