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D'un certain glissement de l'horizon
© : Serge Meitinger.

Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion, membre du Centre de Recherches Littéraires et Historiques de l'Océan indien (CRLH OI). Il a publié de nombreux articles, notamment sur la poésie depuis Baudelaire, et un essai : Stéphane Mallarmé ou la quête du « rythme essentiel », Hachette, 1995. Il écrit et publie de la poésie.
Texte prononcé le 28 juin 2002 dans le cadre de l'UMR CNRS 6058.

Mis en ligne le 28 août 2002.


 

 

D'UN CERTAIN GLISSEMENT DE L'HORIZON
Des cultures-mondes au transculturel

« La seule authenticité aujourd'hui envisageable, c'est la conscience critique de notre état multi-identitaire. » (Dantec, 2002 : 149)

Nous partirons de ce que l'on appelle couramment le « discours anthropologique » pour, nous l'espérons, rejoindre in fine les parages d'un « discours » plus « littéraire », et ce, en tentant de refrayer au passage quelques-unes des voies propres à la communication entre les êtres parlants (au sens large). Notre point de départ est en effet le livre de Francis Affergan (1997) intitulé La Pluralité des mondes, sous-titré Vers une autre anthropologie. Dans cet ouvrage, l'auteur travaille, comme il s'en est fixé le projet depuis un certain nombre d'années, à une (re)fondation de sa discipline dont il voudrait voir évoluer les modèles, les objets et les méthodes, qu'il voudrait arracher à une conception monolithique des systèmes comme de la causalité en destituant le discours extérieur, externe — prétendument « de savoir » —, trop souvent pratiqué par cet observateur toujours-déjà engagé que se trouve être l'anthropologue.

Une critique de la commmunication et de la connaissance anthropologiques

Posant d'emblée la question du sens, F. Affergan ne se satisfait pas de savantes nomenclatures, fondées sur de vastes corpus d'observations, suivies d'expertes classifications en tableaux qui, au-delà des prétendus « faits » ainsi alignés, ne nous disent en fait rien de la « compréhension » ou du « comprendre » auxquels nous pourrions espérer aboutir. Il fait pleinement sienne la remarque de Heidegger qui, dès 1927, dans Sein und Zeit déboutait d'avance les prétentions d'un certain structuralisme :

Pouvoir dominer une multiplicité en en faisant un tableau ne garantit pas une entente effective de ce qui s'y trouve rangé. (19861 : 52, 19862 : 84, cité par Affergan, 1997 : 38)

Pourquoi ? Parce que le principe même de la classification est toujours nécessairement présupposé et que le travail de classement ne contribue pas à le vérifier mais, au contraire, à soumettre les données à ce qui justement est présupposé. D'autre part, puisque l'anthropologie traite d'« objets » qui concernent d'abord les êtres parlants que nous sommes, nous pouvons poser trois questions fatidiques : qui parle ? à qui ? de qui ou de quoi ? En principe, le sujet qui met en tableaux serait un pur être de raison, extérieur à son objet, neutre ; pourtant il reste tributaire d'un inévitable « point aveugle », d'un impensé ou d'un inconscient qui est celui de la présupposition, déjà évoquée, le plus souvent arrangée en « méthode ». Ce sujet s'adresse à un être universel et logique, plus abstrait encore que lui-même, mais à condition qu'il entre dans sa « méthode ». Plus que de gens, de peuples, d'hommes, il parle de lois et de règles, de premiers ou d'ultimes principes, de coutumes et de rites formalisés, de discours réduits à leur ossature et à leurs opérations logiques, discours à la fois mis en forme par la « méthode » et censé l'informer (au deux sens du terme : lui donner forme et lui apporter des éléments qui vont nourrir le savoir). L'anthropologue qui met son donné en colonnes calibrées et transforme les forces agissantes en vecteurs parle d'une rationalité à l'œuvre dans un tissu social et humain mais en la traitant comme une forme de discursivité ou de calcul sans sujet exactement assignable puisque personne ne parle de la sorte, en tables de parenté ou en tableaux binaires de combinaisons ou de permutations mythiques. Personne ne prend à son compte individuel ou collectif cette pensée qui fait songer à une raison enfin pure… Ce faisant l'anthropologue veut oublier que ce qu'il a ainsi réduit à des catégories ou à des classes lui est venu par des information discursives d'un tout autre type, émanant de personnes qui sont des sujets en situation ; il oublie aussi — mais il croit sans doute que c'est une affaire d'ascèse personnelle, de dévouement scientifique visant à la description intégrale de la vérité — que, lui, le récepteur, était aussi en situation quand il a enregistré le dit de ses informateurs ou quand il a lu et interprété les transcriptions et recueils d'autres ethnologues. Celui qui reçoit et met en forme ne reçoit pas un matériau brut : il a été élaboré par son interlocuteur (la personne qui s'exprime et le milieu qui la met en avant) ; lui-même agit sur ce qu'il reçoit et ce qu'il reçoit agit sur lui en retour (en particulier il est contraint de se penser en même temps qu'il tente de penser l'autre). Toutes ces interactions construisent du sens, un sens articulé, orienté, toujours-déjà mis en perspective mais aussi toujours multiple, mouvant, réversible, sans cesse en métamorphose ; il faudrait peut-être dire d'emblée des sens possibles, potentialisés par les multiples interrelations, potentialisant ces dernières. Des sens possibles qui ne relèvent pas de la vérification démonstrative ou logique applicable à des objets quantifiables mais d'un arc-en-ciel ou d'un éventail interprétatif à ouvrir puis à faire varier et qui est, à partir du seul matériau brut ici disponible : un produit langagier, un travail d'interprétation, qui prend des risques herméneutiques et qui use de la transposition analogique, de la traduction, de l'induction plus que de la déduction, de la projection voire d'une manière de variation fictionnelle (ou eidétique[1]).

 

En effet l'objet de l'anthropologue est déjà un « objet-monde » à faire glisser comme monde et comme objet sous ou dans les signes, sous l'horizon, d'un autre « objet-monde » qui est une interprétation. L'on peut parler alors, si l'on veut s'élever à un degré de généralité ou de collectivité un peu plus haut, susceptible de rassembler tout un groupe apte à se distinguer des autres, de « cultures-mondes ». Mais il ne s'agit pas là de formations culturelles arrêtées, cernées, établies, avec leurs qualités, leurs us et coutumes, leurs différences déjà répertoriés. Toujours provisoires, toujours montrées et ainsi (et seulement ainsi) prouvées par le mouvement qui est le leur : « information », déformation, reformation (ou réformation), composition, décomposition ou recomposition, telles sont ces formations. Et elles n'existent bien qu'à « faire monde », qu'à mondifier ou à (se) mondanéiser (Welt ist nie sondern weltet[2]), c'est-à-dire qu'à se situer en acte sous un horizon commun qui leur donne une unité de perspective et de sens (signification et direction). Cet horizon permet de recroiser, sur son fond, en son champ ouvert mais unifiant, des investissements temporels et spatiaux aptes à ouvrir un « temps-&-lieu » où il est possible d'être ensemble (même si c'est parfois, souvent, surtout sur le mode de « l'entre-deux »). Ainsi défini, l'horizon qui permet de mondifier n'est pas une limite qui arrêterait et circonscrirait, qui distinguerait et séparerait de toutes les autres façons d'être au monde, elles aussi alors limitatives et de fait limitées, fermées sur leurs jeux de différences… Il n'est pas un objet comme une barrière, une frontière, un terminus ou une fin à atteindre (telos) mais une structure intime, essentielle, de l'être-au-monde, un existential au sens heideggérien, et cette structure d'horizon ménage dans le tour apparemment circonscrit du tout connu, de l'identité du même, de l'exaltation du propre, des zones d'opacité et d'invisibilité, des amorces potentielles et floues, des accroches fictionnelles et/ou conflictuelles qui décèlent, au sein de l'identique, la présence inévitable de l'altérité sous forme de manque, de lacune, de divergence ou de distorsion, d'une fiction placée sous le signe du possible voire de l'impossible. C'est sur (et grâce à) ce fond potentiel, qui laisse sa place à l'altérité vive, que nous voudrions risquer ici la notion d'un glissement de l'horizon, le processus de métaphorisation ou d'analogie lui-même, à la fois inventif, prospectif, créateur de « fictions vraies » et pourvoyeur d'« identité narrative » n'étant pas étranger à l'affaire…

Des cultures-mondes comme telles

Francis Affergan souhaite donc que l'anthropologie dès à présent à l'œuvre, et s'efforçant de refonder la discipline, s'écarte d'universaux ethnologiques contestables comme celui de la parenté et du lignage pour s'ouvrir aux existentiaux propres aux êtres parlants rencontrés et étudiés. Il s'agit d'apprécier et de construire ensemble (c'est-à-dire en tenant compte du discours déjà produit par les êtres observés) un « objet de connaissance » non plus « pré-constitué et sur le socle duquel les comportements viendraient se greffer par mimétisme mais comme le fruit toujours mouvant des actions et des interprétations que la communauté ensemence et s'attribue à elle-même » (1997 : 154). Ainsi les termes même de la parenté, à la fois biologique et classificatoire, ne sont plus des donnés bruts du réel, à prendre comme les causes déterminantes des comportements et des hiérarchies, des types de pouvoir et d'alliances mais un lexique, malléable grâce à une syntaxe narrative et inventive, qui permet de tenir compte, selon les circonstances, « des aménagements incessants que le groupe se voit contraint d'opérer pour adapter ses valeurs au réel » (Ibidem). Par exemple, des indigènes malins reconvertissent par la seule puissance du verbe leur système matrilinéaire en système patrilinéaire parce qu'ils ont bien saisi que c'est ce que les missionnaires chrétiens veulent entendre ; leur type de lignage effectif ne change pas même si son sens se trouve bouleversé par la fiction introduite qui produit un récit en décrochage avec ce qui devrait passer pour la causalité nécessaire et absolue de leur mode de filiation donc de conscience et d'image sociales. En fait, on le voit à partir de cet exemple qui souligne la puissance troublante et créative du langage, le problème majeur, dans ce cas et dans beaucoup des cultures-mondes étudiées par l'ethnologie, est celui de la traduction-interprétation adéquate de termes ou de structures verbales dont l'appréhension juste se révèle une clef mondanéisante. Le terme de fago de la langue Ifaluk (Micronésie) ne se laisse traduire de façon univoque ni en français ni en anglais car cette notion « semble se situer au croisement d'un monde de la passion et d'un monde de l'intellect » (1997 : 159). Si le mot « peut signifier simultanément la compassion, l'amour et la tristesse », c'est qu'il désigne moins d'avance une coloration pathique préétablie (comme nos termes nommant des sentiments) que le passage même de l'événement émotionnel dans une subjectivité, passage émotif seul à même d'engendrer une interprétation, une réaction, une prise en compte de la situation ou du contexte. « Il s'agirait alors », dit Affergan qui interprète, « d'une culture dans laquelle les situations et les contextes ne sont interprétables par les sujets qu'en vertu des émotions qu'ils suscitent en eux ». Nous pouvons essayer d'imaginer quelle culture-monde, quel horizon s'ouvrent à partir d'une telle notion vive : le « comprendre » donc le « connaître » semble y exiger un « participer », un « co-naître » (« invention » lexicale de Paul Claudel), c'est-à-dire une immersion pathique ; ce qui n'est pas ressenti n'est pas pensable, du moins pas dans les termes d'une compréhension qui accorde (stimmen, Stimmung[3]) à l'humain et à son mode d'agir ou de réagir. Un autre exemple permet d'aller encore un peu plus loin. Affergan trouve dans une étude de Jacques Garelli (qui a été recueillie dans son livre Rythmes et mondes, 1991) une analyse très fine du kamo mélanésien tel que le philosophe l'a commenté à partir du grand livre de Maurice Leenhardt : Do Kamo (1976). Le kamo ne désigne pas l'homme ou, plutôt, pas seulement l'homme ; le terme se décompose en ka : notre pronom « qui » et mo : « vivant » c'est-à-dire « qui est vivant » et il « s'emploie sans distinction de genre et dans le sens le plus indéfini, qui recouvre l'animal, le végétal et l'humain » (Garelli, 1991 : 381). « Il n'y a donc pas de primauté de la forme humaine » (382) sur le mouvement un et persistant du kamo c'est-à-dire d'un vivre qui s'épand partout et traverse toutes les formes du vif, de l'animé à l'inanimé. Et la conséquence pour l'horizon de monde qui se projette en mythe dans les récits de ce groupe ethnique et qui situe ainsi une mentalité est la suivante :

La notion même d'identité n'a [pas] de place dans ce type de mentalité, puisqu'elle est pour nous liée à l'identité logique, qui fait que le même individu ne peut être à la fois lui-même et autre chose. Or le Kamo auquel participe mythiquement l'homme n'est perçu ni objectivement, ni subjectivement. […] Notion, qui dépasse l'image physique et psychologique du personnage humain, dans la mesure où, au fond, le Kamo apparaît comme phase et rayon de monde et du monde ; sorte d''existential' qui dans sa mouvance peut développer des formes successives sans pour autant changer. (Ibidem)

Un tel existential se déploie et agit dans la zone « préthématique » du monde, selon une problématique proto-ontique (antérieure à la notion d'étant présent et cernable), préréflexive (antérieure à toute pensée réfléchie et déterminante) ou antéprédicative (antérieure à l'attribution de qualités définies voire prédéfinies), zone de l'être-au-monde s'ouvrant pourtant résolument avant que l'esprit logique ne détermine des catégories et des identités pour soumettre ce qu'il appréhende au principe dit de tiers-exclu. Cette dimension est celle, chez nous, sous l'horizon de notre culture-monde dite occidentale, de l'avènement de l'œuvre d'art et de l'inventivité en général avant qu'elle ne se fige en formes et en formules, en modèles, en idées, en outils. L'horizon participatif ici dégagé où « le Canaque est son monde, non pas sur un mode d'appartenance logique, mais par immersion ontologique, par transpiration originelle » fait que « le monde devient monde canaque grâce à la présence de celui qui y est, ou plutôt qui en est. » (Affergan, 1997 : 161). Il faut tenir pleinement compte d'une telle co-appartenance ontologique qui fait l'horizon de la présence canaque au monde et qui est ici capitale, centrale alors que chez nous, où le principe d'individuation logique a tendance à l'emporter avec le principe du tiers-exclu, ce mode reste cantonné aux phases préréflexives de notre présence et ne s'épanouit plus guère ailleurs que dans notre rapport « aisthésique » et esthétique[4] (normal et/ou pathologique) au monde. Cet horizon participatif qui contribue à « faire monde » détermine existentiellement (mais aussi mentalement et selon son logos propre) une manière de présence une et qui se tient, s'entretient au moyen d'une inventivité imagée et discursive particulière ; de plus, on le voit, il appartient, selon des modalités diverses toutefois (et à définir), à plusieurs modes possibles de l'être-au-monde… Il n'est pas du tout étranger au nôtre en particulier, mais seule une analyse plus fine de la structure d'horizon peut nous éclairer sur le point de son insertion dans notre paysage comme de notre insertion dans le paysage canaque ou mélanésien, par exemple.

De la structure d'horizon et de ses « trous noirs »

« L'horizon fait partie de la structure de l'expérience », écrit Husserl (1970 : 35 cité dans Collot, 1989 : 15). Ce dernier n'est pas plus que l'espace ou le temps un « objet » mais d'abord et avant tout un élément de la « structure » perceptive. Certes, comme le rappelle Hans-Georg Gadamer, « l'horizon est [apparemment et seulement] le cercle visuel qui embrasse et inclut tout ce qui est visible d'un point précis » (1976 : 143), mais cette définition classique et fermée oublie tout l'invisible collatéral et agissant, qui ne cesse d'excéder le circonscriptible, et c'est à la « pro-duction » même (mise en évidence, venue sur le bord de la scène) de tout cet invisible collatéral que la phénoménologie husserlienne réserve le concept d'horizon :

[Dans la perspective husserlienne], c'est l'ensemble du « monde vécu » qui revêt « un caractère d'horizon ». […] Toute intuition implique toujours plus que ce qui, en elle, est réellement ou actuellement donné ; c'est cet excédent que la phénoménologie nomme horizon : « des horizons sont éveillés avec tout donné réel ». (Collot, 1989 : 15)

« Cet excédent », qui est en son mode invisible mais « co-conscient bien que momentanément hors de l'attention », constitue l'arrière-fond de notre perception des choses et du monde et ce que l'on appelle alors l'horizon de la chose « est fait des relations qu'elle entretient avec les autres objets qui l'entourent. Même si l'attention du sujet ne se fixe pas sur eux, ils sont en effet 'apprésentés' dans la marge » (1989 : 18) Aucune chose n'est donc jamais saisie en elle-même et par elle-même, absolument détachée et figée ; chaque chose est vue en rapport avec un « champ » dont elle émerge et s'extrait mais qui ne cesse de l'accompagner et qui permet à son apparaître même de « varier » et de vivre. La multiplicité des points de vue possibles sur la même chose, associée à une toute-puissante co-appartenance au « champ » dont la pression de l'invisible collatéral assure la constante capacité métamorphique et unifie la perspective, est la source même d'un sentiment d'ampleur et d'unité. Mais, en même temps et comme à rebours, cette multiplicité potentielle des points de vue ne cesse de déborder, en les déstabilisant, les limites physiques, physiologiques et psychologiques de notre appréhension sensible et perceptuelle effective et elle risque de lasser notre désir, informulé mais intime, toujours resurgissant, d'embrasser enfin une totalité et de la tenir. Et ce perpétuel débordement, lié au dynamisme constructeur-destructeur de notre appréhension, cette perpétuelle réfection-déception semblent laisser des pans entiers du monde perçu et apparemment le mieux connu comme « à l'abandon » et qui, sans protection ni vigilance, paraissent alors se défaire et perdre consistance ou s'opacifier comme des trous noirs. L'homme percevant, se livrant quasi simultanément au double mouvement propre à cet « excès » permanent que permet (et qui permet) la structure d'horizon, peut ainsi osciller entre l'exaltation de pressentir le tout et le dépit de perdre de vue des détails ou des facettes qui lui importent, se livrant à la plénitude de ce qui lie malgré les lacunes, éprouvant presque douloureusement et comme une perte ce qui lui échappe et ne peut cesser de lui faire défaut.

 

Nous pouvons en prendre comme exemple la contemplation d'un paysage. L'on peut toujours se contenter d'un point de vue ou d'un panorama comme les guides et les circuits touristiques les choisissent et circonscrivent et traiter tout le cheminement d'un point de vue fixe à un autre comme un espace neutre ou indifférencié : c'est la philosophie du tourisme de masse que la phrase de Gadamer citée plus haut semble conforter. Mais qui se livre au paysage avec une attention soutenue et soumet son voir à son mouvoir éprouve d'une part la déficience foncière du panorama qui fige un aspect au détriment de tous les autres et vit d'autre part le débordement perpétuel qu'implique une contemplation active. Le marcheur connaît cette mouvance qui l'accompagne et l'excède et, même quand il s'arrête, tout ce qu'il embrasse du regard ne se fige pas avec lui mais vibre sur ses entours de toute la poussée de ce qui est désormais invisible mais demeure présent dans l'immédiate marge de l'attention comme de la mémoire. Dans l'ample coup d'œil qui dessine un monde offert des pans entiers sont présents sans être vus ni perçus et ils modifient en la creusant et nuançant la portée de ce qui est directement saisi. Quand il est arrêté, le marcheur, qui continue à se mouvoir en empathie et en esprit, rêve, comme le poète chinois, de « monter encore d'un étage »[5] pour embrasser le tout et son imagination est sollicitée qui fait le tour d'objets physiques dont n'apparaît jamais qu'une seule face ou un détail ; des lieux se forment, déforment, reforment ; le sensible se déploie et s'épelle à la fois ; ce qui manque encore et toujours est un appel avant de devenir une gêne. L'artiste vit mieux et plus que tout autre cet appel et cette gêne et il se fait souvent le porte-parole ou le chantre des entours et de tout l'inaperçu, tantôt exaltants et exaltés, tantôt délaissants et délaissés. L'œuvre qu'il produit tient en elle ces véritables « trous noirs » ainsi creusés dans le monde perçu et rendu par l'attention même qui le recrée : lieux d'une extrême concentration, ils condensent une masse de possibles que l'art déploie et fait varier ; lieux aussi d'un soudain dénuement qui s'empare alors de l'être percevant ainsi abandonné à une altérité qui risque de l'aliéner, de lui faire momentanément perdre le sens de la juste intonation (Stimmung). L'œuvre, quand elle atteint son but, est toutefois censée restaurer l'équilibre d'un seul et même champ.

 

Il nous semble que ce double mouvement, ambivalent et tensionnel, est également propre à l'observation de portée anthropologique et qu'il se constate d'abord à même l'appréhension par chacun du monde « ethnique » et culturel qui est censé lui être le plus propre, le plus familier, tout connu. Dans cet exercice d'observation qui relève du quotidien, ni le point de vue ni l'objet perçu ne sont pourtant monolithiques et dans les structures les mieux répertoriées, au sein des habitudes les mieux ancrées, il suffit d'un très léger recul ou déport pour que nombre des évidences admises se trouvent déstabilisées et pour qu'elle produisent à leur façon des « trous noirs ». Cette étrangeté qui naît du tout connu est la plus inquiétante car elle jouxte le familier et intimement l'excède : un « infracassable noyau de nuit » ne cesse d'oblitérer notre jour le plus commun, notre ordinaire lueur compréhensive, nos préjugés les plus rassurants… Il peut en résulter exaltation ou angoisse, désir d'ouverture ou crispation sur l'acquis, sentiment de découverte ou impression aliénante. Mais c'est parce qu'ainsi l'altérité, tensionnelle et qui entretient la tension entre semblable et dissemblable, dedans et dehors, visible et invisible, possible et réel, connu et inconnu…, est déjà dans ce que l'on appelle le même, le propre, l'identitaire, que la traduction, que la communication avec d'autres « cultures-mondes » est possible (ce que tendrait à bloquer, par contre, une conception amorphe des différences qui resterait strictement descriptive, classificatoire et accumulative — ici, la notion vive d'altérité supplante celle de différence). C'est parce que l'autre est déjà en moi que je puis m'ouvrir à l'Autre, à l'autre et aux autres : la « pluralité des mondes » est aussi la pluralité intérieure à mon propre monde qui, virtuellement, grâce à la structure d'horizon multipliant les points de décrochage et de déphasage comme d'inventivité, est toujours-déjà « multi-identitaire ». Une telle « conscience critique » nous met d'abord en crise et parce que j'accepte, comme personne et/ou comme groupe, d'assumer la part opaque, inassimilable, incongrue ou irréelle (mais aussi inventive qu'aliéante) qui m'« effonde » ou nous « effonde », « nous » pouvons faire sa place à l'autre personnel ou ethnique, à l'autre culturel. « La seule authenticité » est ainsi dans l'ouvert, voire dans la crise, mais comment et avec quelles modalités vives est-il possible de mondanéiser sous un horizon, d'en faire varier la mondanéisation puis de remondanéiser, éventuellement sous un tout autre horizon ? Qu'en est-il d'un certain glissement transculturel de l'horizon ?

Du transculturel ou d'un certain glissement de l'horizon

Prenons un exemple pour mieux comprendre ce que pourrait bien être un tel glissement, susceptible d'accomplir un véritable phénomène d'interculturalité et mettant en évidence, à la fois, notre « état [je dirais plutôt notre « tension »] multi-identitaire » et notre plus profond désir d'unité. Le philosophe Henri Maldiney, qui se fonde sur la typologie de l'analyse destinale mise au point par Leopold Szondi, fait au détour d'une page de son maître livre Aîtres de la langue et demeures de la pensée un rapprochement éclairant : analysant la genèse du moi dans le monde occidental, il évoque le profil particulier de ce qu'il appelle « pré-moi participatif » et qui « s'éprouve seulement dans les processus du monde et les états de choses », qui « entièrement projectif » ne s'érige pourtant pas « en milieu universel », et il ajoute : « ce profil qui dans les sociétés dites évoluées est celui du délire paranoïde est le profil normal des populations dites primitives qui vivent sur le mode de la 'participation' » (1975 : 29). Bien qu'il soit sans doute un peu hâtif d'attribuer sans nuance ce profil à toutes les sociétés dites primitives et qu'il soit risqué d'étendre ainsi la notion de « délire paranoïde », nous avons ici l'ébauche potentielle d'un glissement, à nos yeux significatif et qui nous permet d'apprécier à sa juste mesure l'ampleur possible des variations propres à ces horizons de monde qui font justement les cultures-mondes. Ce qui, pour les peuples dits primitifs, fait le « fond », l'horizon organisateur et circonscriptible, c'est-à-dire le mode participatif, se trouve réduit dans les cultures-mondes dites développées à l'invisible corrélatif, collatéral, sensible dans la pression des marges, dans l'appel qu'émettent les « trous noirs ». Dans notre monde, un tel investissement pathique préréfléchi est le mode esthétique (ou aisthésique) par excellence (les citations de J. Garelli plus haut rapportées exposent déjà cette thèse). Ce qui sous l'horizon canaque, par exemple, est le mouvement qui emporte le tout se trouve chez nous réduit et comme marginalisé sans cesser d'être présent et agissant. Mais réciproquement et symétriquement ne faut-il pas imaginer en ces sociétés dites primitives, ponctuant le fond participatif, des accroches ou des « trous noirs » susceptibles de permettre l'ouverture de ces cultures-mondes à une pensée du sujet agissant, logique et séparé, et qui ajoure déjà d'altérité le champ de co-appartenance ethnique ? Maurice Leenhardt, dans son livre déjà évoqué, nous en tend une preuve, fondée sur une analyse linguistique de portée sémantique et anthropologique. Cherchant à cerner en son premier chapitre les termes mélanésiens qui renvoient à l'esprit et à l'activité intellectuelle, l'ethnologue constate d'abord que l'activité de l'esprit ne se sépare pas de l'émotivité la plus viscérale et que le fruit de la pensée est dit fruit « du ventre ». Mais il constate une évolution vers une pensée du sujet, liée à l'acculturation certes mais qui avait déjà son accroche sémantique dans la langue : en effet, une autre façon de désigner l'action de penser rapportait cette activité à celle d'un contenant tissé (nexai ou nege : panier de jonc, ensemble de fibres tressées), susceptible de séparer et de discriminer des éléments extraits d'un tout, des êtres, des objets, des qualités et des catégories se trouvant ainsi distingués, circonscrits, individualisés. La pensée était ainsi déjà tenue et ressentie comme « un premier essai de contour », autonomisant par rapport à l'ensemble qui la contient ou à son contexte dynamique une partie de la matière prise dans le mouvement participatif. À cette première discrimination, qui contrariait déjà, de façon encore imagée, l'appréhension univoque d'un flux continu et sans rupture, se sont ajoutées des marques morphologiques précisant la situation et l'action possibles d'un sujet : le morphème ta- préfixé (« tanexai : être là ensemble fibres ou contour ») souligne « la place nouvelle de l'acteur ». Le sujet est « devant le flot d'images, il recoupe leur déroulement, il juge et choisit » ; de cette séparation fondatrice peuvent naître l'action autonome de l'être parlant et la fonctionnalité propre d'une faculté psychique, actualisées dans la langue par le morphème vi- qui sert à former les verbes à la voie active : soit la série « nexai : ensemble fibre, circonscrire, penser ; tanexai : être là, penser, réfléchir ; vitanexai : la pensée » (1976 : 52). Ainsi l'homme des sociétés dites primitives n'ignorait pas totalement ce qui, chez nous puis chez eux par acculturation, renvoie à une identité logique du sujet devant le monde (individuante et séparatrice) ; notre monde n'ignore pas l'horizon participatif. En raison de ces accroches préréflexives, notre fond logique, arraisonnant le monde, est susceptible de glisser sous l'horizon pathique et participatif qui maintient sa pression sur les contours et les activités de notre monde pour en faire notre culture-monde. En raison d'accroches déjà discriminantes, le fond participatif du monde canaque est susceptible de glisser très largement sous l'horizon distributif d'une logique classificatoire et ordonnatrice. C'est au prix d'un tel glissement de l'horizon que, chez eux, chez nous, la pluralité (déjà intérieure) des mondes en préserve la traductibilité réciproque. Bien plus, un tel glissement doit toujours, à tout moment être possible pour permettre d'abord à chacun de se mouvoir en son propre monde : l'interculturel et/ou le transculturel est notre destin le plus intime et notre sentiment d'unité ne saurait être que tensionnel ; nulle culture-monde ne peut être « fermée », « bloquée », « bouclée », monovalente, sauf à s'aliéner elle-même et à périr de ses propres démons. Il convient seulement de débouter les fausses évidences : celles d'un univers tout logique, ou d'un cosmos tout magique, d'un monde mono-identitaire. Il faut ajouter aussi qu'un tel glissement n'est pas toujours voulu ou conscient, qu'il peut s'accomplir avec une certaine violence, mais qu'il gagne toujours à s'éclairer son propre procès.

 

Un certain nombre d'auteurs, dans des domaines divers mais voisins, ont travaillé à un tel éclaircissement et nous voudrions finir par un bref parcours de quelques-unes des voies ainsi ouvertes. Si l'on se tourne vers un glissement d'horizon conscient voire délibérément recherché, plusieurs modèles sont possibles : comme celui que Gadamer voit à l'œuvre dans la conscience historique ou « historicienne » en ce qu'il appelle « le processus de fusion des horizons historiques » (Vorgang der Horizontverschmelzung) :

Sur le plan de la compréhension historiographique nous parlons volontiers également d'horizon, en particulier pour exprimer la prétention de la conscience historiographique à voir les moments variés du passé dans leur être propre sans les subordonner aux normes et préjugés d'aujourd'hui, mais en les replaçant dans leur propre horizon historique. La tâche de la compréhension historique porte en soi l'exigence d'acquérir en chaque cas l'horizon historique en question, afin que ce qu'on veut comprendre se présente dans ses vraies dimensions. (Gadamer, 1976 : 143)

Fusion n'est pas ici confusion mais mise en perspective, en gradation échelonnée et raisonnée de plusieurs horizons distincts dont on maintient les écarts pour mieux en apprécier le sens différentiel, l'altérité devant en ce cas être utilisée et ménagée comme un discriminant patent et précieux (ou comme un garde-fou) pour préserver une juste appréciation tendant à la vérité. Ce pourrait être un modèle pour l'interculturel ou le transculturel qui privilégierait l'information la plus exhaustive possible (sur soi, sur l'autre) et une savante mise en perspective aboutissant à une construction sensée. C'est un modèle lourd mais visant à présenter toutes les garanties du sérieux et de l'honnêteté intellectuels.

 

Un autre modèle serait celui de la « mise en intrigue », chère à Paul Ricœur (1983, 1984, 1985), qui unit en un récit un et construit, et assumé par son auteur, la diversité du donné vécu (personnel et collectif) et qui est, elle aussi, en mesure de produire une sorte de « fusion d'horizons » : l'horizon du vécu brut (personnel et familial), celui des donnés culturels « ethniques », sociaux, politiques et historiques, celui d'une ordonnance narrative délibérément scandée comme telle. Il peut en résulter une manière d'« identité » que l'on dira donc « narrative ». La personne parlée, parlante, (se) racontant, assume son propre rôle, mi fictif mi réel mais plein de sens, et vise à une présence à la fois individuelle et transindividuelle : pour ce faire (se faire), elle fait jouer et varier un éventail de rôles possibles, de sens potentiels où elle juge et choisit. Francis Affergan envisage d'ailleurs de tels jeux de rôles et de telles fictions — il parle d'« identités fictives » (1997 : 201sq) ; on pourrait dire aussi « fictions vraies » car il y a ainsi un « mentir-vrai » — quand il considère les formes et les règles souhaitables pour un discours anthropologique qui rendrait pleinement compte des « mondes créoles ». Lequel discours, qu'il faudrait considérer alors comme « anthropoïétique » (227sq), formant (informant, déformant, reformant) l'homme qui parle et son monde — sa culture-monde — sur le mode d'une poétique vivante associant vécu et langage, ordonnant une manière d'œuvre d'art qui est œuvre de vie. Discours qui, en raison de la pluralité intime, interne aux cultures-mondes, a toutes les chances d'être et de demeurer « polyphonique », c'est-à-dire « dialogique », ouvert à l'expression harmonique (harmonieuse ?) de deux ou plusieurs points de vue à la fois, selon les principes que dégage, cette fois, Mikhaïl Bakhtine de « la poétique de Dostoïevski » (1970).

 

Et puisque nous en étions à Paul Ricœur, et pour revenir enfin plus nettement à la littérature (sans toutefois nous y cantonner), pourquoi ne pas traiter aussi en glissement d'horizon, en modèle pour le passage, pour le glissement inter ou transculturel — volte et variation —, la métaphorisation comme « redescription » et passage d'un sens considéré comme propre ou obvie, banal, et que l'on rature délibérément (mais qui, barré, reste lisible et actif sous la rature) à un sens nouveau, induit par une analogie donnée ou construite ou inventée par intuition, sur le mode du « comme » ou du « comme si » ? « La métaphore vive » (1975) telle que la définit Ricœur dans son rapport à l'être et à la pensée, à la tension entre pensée et poésie, a quelque chose à voir avec la « pluralité des mondes », qu'Affergan constate et dont il célèbre la fécondité, et avec l'authenticité de notre tension « multi-identitaire ».

Serge Meitinger

 

Bibliographie

 

Affergan F. 1997, La Pluralité des mondes, Vers une autre anthropologie, Paris : Albin Michel, collection Idées.

Bakhtine M. 1970, La Poétique de Dostoïevski, traduction française, Paris : Le Seuil, collection Pierres vives.

Cheng F. 1977, L'Écriture poétique chinoise, suivi d'une Anthologie des poèmes des T'ang Paris : Le Seuil.

Collot M. 1989, La Poésie moderne et la structure d'horizon, Paris : P. U. F., collection Écriture.

Dantec M. G. 2002, Le Théâtre des opérations, Journal métaphysique et polémique, (1999, Paris : Gallimard, collection Folio.

Gadamer H.-G. 1976, Vérité et méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, traduction française, Paris : Le Seuil, collection L'ordre philosophique.

Garelli J. 1991, Rythmes et mondes, Au revers de l'identité et de l'altérité, Grenoble : Jérôme Millon, collection Krisis.

Heidegger M. 19861, Sein und Zeit, (1927) Tübingen : Max Niemeyer.

Heidegger M. 19862, ętre et Temps, traduction de F. Vezin, Paris : Gallimard, Bibliothèque de Philosophie.

Husserl E. 1970, Expérience et Jugement, traduction française, Paris : P. U. F., collection Épiméthée.

Leenhardt M. 1976, Do Kamo, la personne et le mythe dans le monde, mélanésien Paris : Gallimard (1947), Collection Les Essais CLXIV.

Maldiney H. 1975, Aîtres de la langue et demeures de la pensée, Lausanne : L'Age d'Homme, collection Amers.

Ricœur P. 1975, La Métaphore vive, Paris : Le Seuil, collection L'ordre philosophique.

Ricœur P. 1983, Temps et Récit, Tome I, Paris : Le Seuil, collection L'ordre philosophique.

Ricœur P. 1984, Temps et Récit, Tome II, La Configuration dans lerécit de fiction, Paris : Le Seuil, collection L'ordre philosophique.

Ricœur P. 1985, Temps et Récit, Tome III, Le temps raconté, Paris : Le Seuil, collection L'ordre philosophique.

 

 


NOTES

[1] Dans la phénoménologie husserlienne, la réduction eidétique est l'opération par laquelle on dégage, à travers toutes les variations dont un objet est capable, le noyau invariant ou eidos. L'imagination qui en produit des postures fictionnelles ou en dégage des aspects irréels, purement potentiels, est partie prenante dans cette opération.

[2] « Le monde n'est jamais (sur le mode stable et figé de l'en-soi) mais se mondanéise (ou se mondifie) sans cesse. » Formulation récurrente dans les œuvres et les cours de M. Heidegger.

[3] En allemand : « accorder, accord » d'où « résonnance, harmonie, symbiose » ; au sens d'un instrument de musique qu'on accorde ou d'une atmosphère à laquelle on s'accorde par modification et adaptation, ajustement, de son humeur. Il y va d'une appréciation juste et d'une juste adéquation.

[4] Le sens du mot, de par son étymologie, est double : avant d'exprimer la référence à la beauté et à une conception du beau, « esthétique » renvoie au sensible, à ce qui vient par les cinq sens, comme émotion et connaissance, « co-naissance » (cf P. Claudel).

[5]

Le soleil blanc, décline par-delà les montagnes,

Le fleuve Jaune se rue vers la mer.

Vaste pays qu'on voudrait d'un regard embrasser :

Monter encore d'un étage !

Quatrain de Wang Chih-Huan, intitulé « Du haut du pavillon des Cigognes », traduit et présenté par François Cheng dans L'Écriture poétique chinoise suivi d'une Anthologie des poèmes des T'ang (1977 : 107).



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