Amor terribilis, amor sublimis. Chateaubriand traducteur de Milton Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion et membre de l'ORACLE (Observatoire Réunionnais des Arts, des Civilisations et des Littératures dans leur Environnement). Il a publié de nombreux articles, notamment sur la poésie depuis Baudelaire, et un essai : Stéphane Mallarmé ou la quête du « rythme essentiel », Hachette, 1995. Il écrit et publie de la poésie. Ce texte est celui d'une intervention au colloque « Éros traducteur » qui a eu lieu à l'Université de Nice, du 29 au 31 mars 2006, colloque organisé par Patrick Quilllier et Philippe Marty. Mis en ligne le 7 mai 2006. Amor terribilis, amor sublimis
Chateaubriand traducteur de Milton
Après la catastrophe intime et collective qui a vu, avec le jugement et l'exécution du souverain de droit divin, l'engloutissement d'un monde à la fois symbolique et réel, c'est une sombre attirance, questionnant sans fin le terrible et quêtant une voie nouvelle pour le sublime, qui porte en avant le désir d'écrire propre à Chateaubriand. Et, dès ses années d'exil à Londres (1793-1800), ce dernier a trouvé, sur ce versant escarpé et périlleux, en Milton qui a vécu un moment historique analogue un allié sûr et puissant, apte à le guider et inspirer continûment tout au long de sa destinée littéraire. L'un pourtant fut du camp des régicides qu'en son temps, il justifia, l'autre fut royaliste pour demeurer fidèle à son nom et à sa famille, mais le cours accidenté de leurs deux vies les rapprocha et les unit en une appréhension amère et altière de l'humaine condition, placée simultanément sous le double signe du Dieu chrétien et du libre arbitre. Chateaubriand qui a lu et qui cite l'œuvre entière de Milton s'est, dès le premier instant, plus particulièrement attaché à l'épopée du Paradis perdu dont il tente déjà, lors de son exil, des traductions partielles qu'il publiera dans plusieurs chapitres du Génie du christianisme en 1802. Ce n'est toutefois qu'en 1836 qu'il livrera une traduction intégrale de ce monument qui souhaite fièrement se démarquer des belles infidèles en vogue à l'époque pour promouvoir « une traduction littérale dans toute la force du terme ». Cette exigence qui a mûri avec le temps et qui a induit un effort considérable et constant est inséparable de l'influence exercée par Milton sur le style et le ton de Chateaubriand quand il aspire à la grandeur épique comme dans Les Natchez ou Les Martyrs, par exemple, et l'on peut dire, à ce propos, que la traduction de Milton se poursuit chez Chateaubriand sur un autre mode même quand, à la lettre, il ne traduit plus. La voix de Milton est portée par une langue parfois hiératique et abrupte, souvent précise et concrète, durement ciselée en un vers héroïque sans rime et qui impose sa mesure. Et elle en appelle à un respect surhumain qui tenterait de sauver jusqu'aux aspérités et inégalités du chant afin de « calquer à la vitre » une puissance qui passe intégralement par le verbe et lève avec elle la possibilité même d'aimer le terrible et d'acquiescer au sublime, de s'ouvrir à un pathétique sans sensiblerie. Chateaubriand, parce qu'il l'a senti en maître de sa propre langue, a compris que tout délayage explicatif ou expressif, tout décalque seulement analogique du sens, toute poétisation à la française feraient déchoir le poème originel et l'épuiseraient. Cela tient apparemment à peu : à l'insertion d'articles ou de possessifs là où il n'y en a pas dans l'original, à des indéfinis à la place de définis, à un singulier au lieu d'un pluriel, un passé au lieu d'un présent, un changement de personne… La minutie littérale qui peut aller jusqu'au forçage de la langue d'accueil est nécessaire pour faire entendre le poème anglais comme poème absolu et promouvoir son effet propre et unique. Cette brutalité qui interdit aussi d'oublier un instant qu'il s'agit d'une traduction, et d'une traduction en prose, permet seule d'aimer les incongruités baroques et les saisissantes dénivellations du modèle, d'en épouser les détours comme les horreurs, d'en réfléchir les implications théologiques et métaphysiques. Milton et son traducteur avancent d'un même pas et sculptent la même matière, d'abord verbale, uniquement verbale mais plus que verbale, une matière qui nous en impose et qui s'impose au point de nous contraindre à appréhender la libre grandeur du terrible comme si nous la tenions enfin sous nos yeux sans sourciller, à nous laisser aller à l'élan sublime qui nous élève et nous ploie, nous soumet en nous exaltant et délivrant. Peut-être parce que Milton est l'un des rares poètes capables de sculpter leur dire dans la matière même de notre liberté, parce que Chateaubriand, amoureux et du verbe miltonien et de la même matière, réussit à sauver ce matériau terrible et sublime, cette « langue-liberté », dans notre idiome. « Un portique extraordinaire » Comme Chateaubriand le remarque au Chapitre III (IIe partie, livre I) de son Génie du christianisme, « l'ouverture du poème se fait aux enfers » et « Milton est le premier poète qui ait conclu l'Épopée par le malheur du principal personnage[1] ». Lesdits enfers sont d'ailleurs de récente facture et comme improvisés par Dieu pour recueillir à jamais l'Ange déchu et ses cohortes rebelles et l'on se demande un moment qui est ici le personnage principal du Drame épique : le premier couple humain ou Lucifer. Dans les deux premiers chants du Paradis perdu, en effet, le monde de la damnation dont l'éternité va à l'avenir s'affirmer est considéré in statu nascendi et c'est un coup de génie que de forcer la porte même du temps et de l'histoire en révélant de la façon la plus vivante et concrète les sources de l'immémorial que l'on voit littéralement de lui-même s'engendrer. Le poète en appelle aux figures du désert et du gouffre, du volcan au feu dévorant et de la foudre, du sel et du soufre, de la mer en furie et de ses monstres bibliques — à plusieurs mythologies en fait — pour composer un vaste pays de désolation où se trouvent précipités les vaincus du terrible combat céleste, géants tombés, non dépouillés toutefois de toute leur grandeur, ni de leur vindicte comme de leur arrogance. L'organisation de la hiérarchie infernale naissante s'accomplit sous nos yeux et s'articule en quelques discours solennels prononcés par les chefs des cohortes diaboliques qui fondent les bases nouvelles de leur puissance. Les enfers se préparent ainsi à l'émergence du préféré de Dieu, l'Homme, pour qui il vient tout juste de créer le monde terrestre en sa splendeur encore innocente. Mais tous ces noirs desseins, découlant de la révolte initiale, ne font que prolonger, c'est explicitement avancé comme tel, la liberté foncière que Dieu a accordée à chacune de ses créatures intelligentes et sensibles. Les Anges qui sont ses fils aînés ont été créés dans l'adoration du Trône mais ne sauraient être les esclaves de la volonté de Dieu, ils ont, comme l'Homme et le Christ auront à le faire à leur tour, à faire fructifier ce don insigne de la liberté par un choix judicieux ou au contraire ils décident de le saccager en un geste outrancier, ad libitum. Dieu, bien que se réservant la prééminence, ne se comporte pas comme un tyran absolu qui prédestinerait les êtres. C'est pourquoi certains des Anges, pleins de « ce haut dédain né de la conscience du mérite offensé » (I, v. 98[2]), refusant une subordination qui désormais leur paraît indigne, ont choisi librement la révolte et, affrontant leur puissance considérable à celle du souverain, ils ont perdu de peu la bataille, égalant presque le maître qu'ils ont contraint à révéler ses foudres et sa violence latente. Déchus et apparemment réduits, ils n'en conservent pas moins une large part de leur grandeur initiale et leur orgueil se nourrit d'avoir forcé le Créateur à répliquer à leur attaque avec des armes de même nature que les leurs. Cette similitude liée à l'usage patent de la violence, naissant de l'exercice plénier d'une vraie liberté et démasquant ainsi les fondements mêmes de la force, les incite à perpétuer leur révolte pour se venger mais par d'autres voies, désormais détournées. Il en résulte un portrait de Satan qui préserve plus qu'à demi sa splendeur, en faisant de lui d'emblée le génie ambivalent des révolutions historiques, voire le tout premier moteur de l'Histoire, cette dernière ne surgissant, armée et casquée, que dans l'exercice même de sa liberté par celui qui devient ainsi « le diable » (c'est-à-dire le Diviseur) : Sa forme n'avait pas encore perdu toute sa splendeur
originelle ; il ne paraissait rien moins qu'un archange tombé, un excès de
gloire obscurcie : comme lorsque le soleil nouvellement levé, tondu de ses
rayons, regarde à travers l'air horizontal et brumeux ; ou tel que cet
astre derrière la lune, dans une sombre éclipse, répand un crépuscule funeste
sur la moitié des peuples, et par la frayeur des révolutions tourmente les
rois ; ainsi obscurci, brillait encore au-dessus de tous ses compagnons
l'archange. Mais son visage est labouré des profondes cicatrices de la foudre,
et l'inquiétude est assise sur sa joue fanée ; sous les sourcils d'un
courage indompté et d'un orgueil patient, veille la vengeance. (I, v. 591-604) Le
modèle de ce tableau, à la beauté sévère et triste, met donc en branle
l'Histoire et induit déjà un rapport suggestif avec les bouleversements ou
« révolutions » qui affectent périodiquement les institutions
établies, comme si cette première éclosion funeste de la liberté était le
symbole de toutes celles qui viendront ensuite. Le tempérament du mauvais Ange,
élevé trop haut en ses faveurs par le Dieu tout puissant, l'a conduit à
satisfaire le sens exacerbé qu'il a acquis de son mérite dans l'intimité du
Créateur par une libération de violence visant à la domination suprême et à la
soumission des univers créés. Cette animosité au sommet révèle le caractère
inexpiable de la toute-puissance qui ne partage jamais : une première fois
vaincu, Satan redessine ainsi le rapport entre les pouvoirs : Dorénavant nous connaissons sa puissance et nous connaissons
la nôtre, de manière à ne provoquer ni craindre une nouvelle guerre, provoquée.
Le meilleur parti qui nous reste est de travailler dans un dessein secret, à
obtenir de la ruse et de l'artifice ce que la force n'a pas effectué, afin qu'à
la longue il apprenne du moins ceci de nous : Celui qui a vaincu par la
force, n'a vaincu qu'à moitié son ennemi. (I, v. 643-649) Il n'est pas question de soumission et, bien que confrontés à la
force légitime, il ne saurait pour Satan et ses troupes y avoir de reddition.
De fait, la violence foncière propre au pouvoir, même à celui de l'Empire divin
du bien, du beau et du vrai, s'assoit sur les forces obscures et enfouies de la
Nuit et du Chaos que Satan, au chant II du Paradis perdu, va aller réveiller et s'assujettir par l'entremise
de ses deux enfants monstrueux et incestueux que sont le Péché et la Mort. Le
Dieu de Milton reconnaît un état de la matière et des forces cosmiques qui
semble préexister à son action créatrice et il doit composer avec lui. Ainsi il
est possible d'affirmer une puissance et une grandeur, une légitimité aussi,
antérieures au pouvoir divin et qui, en leur abyssale obscurité et leur
noirceur ontologique, demeurent indépendantes et actives. Satan se propose de
leur donner un destin inédit qui les arrache à l'enfouissement programmé par le
Créateur ou le Démiurge : par le biais de l'artifice et de la ruse qui lui
permettront de bientôt régner sur le nouvel univers créé, c'est-à-dire le
royaume terrestre dévolu à l'Homme, le préféré, il rendra à ces puissances
immémoriales un allant que Dieu avait stérilisé et les fera servir à la
damnation. De la sorte, toute entité qui travaille au surgissement de l'abîme
s'en trouve éclairée d'une double lumière : celle de l'incommensurable
horreur qui résulte de la pure ténèbre ainsi émergeant, celle aussi d'une
grandeur sans fond et sans visage qui balaie tous les intérêts mesquins,
seulement terrestres, pour laisser être le souffle glacial de l'universel
anéantissement. Relisant et citant les vers consacrés à Satan par Milton dans
son Génie du christianisme,
Chateaubriand a soudain cette révélation : Nous sommes frappés dans ce moment d'une idée que nous ne
pouvons taire. Quiconque a quelque critique et un bon sens pour l'histoire,
pourra reconnaître que Milton a fait entrer dans le caractère de son Satan les
perversités de ces hommes qui, vers le commencement du dix-septième siècle,
couvrirent l'Angleterre de deuil : on y sent la même obstination, le même
enthousiasme, le même orgueil, le même esprit de rébellion et d'indépendance ;
on retrouve dans le monarque infernal ces fameux niveleurs qui, se séparant de
la religion de leur pays, avaient secoué le joug de tout gouvernement légitime,
et s'étaient révoltés contre Dieu et contre les hommes. Milton lui-même avait
partagé cet esprit de perdition ; et pour imaginer un Satan aussi
détestable, il fallait que le poète en eût vu l'image dans ces réprouvés, qui
firent si longtemps de leur patrie le vrai séjour des démons[3].
Chateaubriand
réagit ici en légitimiste et il prend nettement ses distances avec ce qu'il
nomme des « perversités ». Pourtant, lui-même, quand il dressera dans
ses Mémoires d'Outre‑Tombe,
quelques portraits en pied des grands révolutionnaires qu'il a croisés,
n'oubliera pas de « traduire » ces tempéraments en miltonien pur, c'est-à-dire
de faire surgir en même temps que la « perversité » une noire
grandeur que ni le désaveu ni la dénonciation n'effacent. Ainsi de
Mirabeau : Quand il secouait sa crinière en regardant le peuple, il
l'arrêtait ; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plèbe
courait furieuse. Au milieu de l'effroyable désordre d'une séance, je l'ai vu à
la tribune, sombre, laid et immobile : il rappelait le chaos de Milton,
impassible et sans forme au centre de sa confusion[4]. Ce qui frappe encore celui qui se souvient en novembre 1821, ce
qui dut fortement marquer le jeune spectateur, c'est l'impassibilité dévorante
de l'abîme qui appelle tout à lui. Un peu plus loin, dans une autre rencontre,
le mémorialiste appuie le trait : En sortant de notre dîner, on discutait des ennemis de
Mirabeau ; je me trouvais à côté de lui et n'avais pas prononcé un mot. Il
me regarda en face avec ses yeux d'orgueil, de vice et de génie, et,
m'appliquant sa main sur l'épaule, il me dit : « Ils ne me pardonneront
jamais ma supériorité ! » Je sens encore l'impression de cette main,
comme si Satan m'eût touché de sa griffe de feu. (Ibidem, p. 178-179) Il ne viendrait pas à l'idée de Chateaubriand de contester ce
« génie » et cette « supériorité » qui ont, en eux-mêmes,
quelque chose de fascinant, mais c'est ici la grandeur vivante et agissante du
mal, la superbe insurrection du gouffre, la griffe d'un lion de feu qui
rappelle furieusement le Satan du poète anglais. En ce qui concerne Marat,
« ce Triboulet populaire », instituteur de massacres, lui-même
massacré, Chateaubriand développe ce que fut la bouffonnerie posthume qui lui
conféra un temps un rôle christique, en une manière de blasphème sacré : Marat, comme le Péché de Milton, fut violé par la
Mort : Chénier fit son apothéose, David le peignit dans le bain rougi, on
le compara au divin auteur de l'Évangile. On lui dédia cette prière :
« Cœur de Jésus, cœur de Marat ; ô sacré cœur de Jésus, ô sacré cœur
de Marat ! » Ce cœur de Marat eut pour ciboire une pyxide précieuse du
garde-meuble. On visitait dans un cénotaphe de gazon élevé sur la place du
Carrousel, le buste, la baignoire, la lampe et l'écritoire de la divinité. Puis
le vent tourna : l'immondice, versé de l'urne d'agate dans un autre vase,
fut vidée à l'égout[5]. Les derniers mots de l'histoire comme du chapitre sont
« immondice » et « égout » et l'infâme retourne à l'horreur
du néant après une péripétie où le sacré révèle qu'il peut dévouer un culte
aussi bien au divin qu'au démoniaque. Ce sont encore des termes miltoniens qui
permettent de penser l'anecdote : la Mort, entité le plus souvent
masculine chez Milton, viole le Péché, qui est la fille de Satan et sa propre
mère et il en naît d'effrayantes créatures qui ne cessent de dévorer les
entrailles de leur génitrice. Le destin posthume de l'athée Marat l'affuble
d'un culte qui l'assimile un temps à sa plus haute détestation. Le paradoxe de
cette mascarade funèbre et blasphématoire c'est qu'elle révèle, dans une
ambiance miltonienne, la puissance vraiment rayonnante du mal qui s'impose, une
fois encore, à Chateaubriand malgré lui et le contraint à faire, dans ses
mémoires, sa juste place à la grandeur noire qui anime et doue d'une profondeur
inestimable et d'une ombre propice toute l'action humaine qui se veut parer du
nom d'« Histoire ». Le
mémorialiste et historien, saisi par l'amour du terrible comme du sublime, se
révèle ainsi, plus que le traducteur, le continuateur inspiré du grand Milton
et il ne saurait en aucune manière conclure non plus que lui à l'échec de Satan
dans l'Histoire. Bien que cantonné à une faible portion de l'univers créé,
l'esprit du mal, ranimant Chaos et Nuit, relançant sans cesse Mort et Péché,
progresse dans le monde terrestre et semble se soumettre toujours mieux la plus
belle et la plus chérie des créatures de Dieu, faisant ainsi, apparemment,
« le malheur du principal personnage ». Voire ! Car Adam use lui
aussi de sa liberté et cette dernière lui donne le moyen de transmuer sa
déchéance en sublimité et de bâtir l'amour sur l'opprobre. « Tout un monde est sacrifié à l'amour » Le
Satan de Milton, parce qu'il reste un être libre, connaît le remords et
l'angoisse et ces sentiments sont liés en lui à l'envie dévorante qu'il porte à
la nouvelle création de Dieu. Le Démon vit l'enfer intérieur : L'horreur et le doute déchirent les pensées de Satan, et
jusqu'au fond soulèvent l'enfer au dedans de lui ; car il porte l'enfer en
lui et autour de lui ; il ne peut pas plus fuir lui-même en changeant de
place. La conscience éveille le désespoir qui sommeillait, éveille dans
l'archange le souvenir amer de ce qu'il fut, de ce qu'il est, de ce qu'il doit
être : de pires actions doivent amener de plus grands supplices. (IV, v.
18-26) Le moindre regard jeté sur l'Éden entretient ce brasier et le
désir de détruire le bonheur entrevu devient la principale motivation de la
conquête diabolique. Parmi les créatures du terrestre jardin, deux se
distinguent plus particulièrement : Deux d'entre elles, d'une forme bien plus noble, d'une
stature droite et élevée, droite comme celle des dieux, vêtues de leur dignité
native dans une majesté nue, paraissaient les seigneurs de tout, et semblaient
dignes de l'être. Dans leurs regards divins brillait l'image de leur glorieux
auteur, avec la raison, la sagesse, la sainteté sévère et pure ; sévère,
mais placée dans cette véritable liberté filiale qui fait la véritable autorité
dans les hommes. Cette présentation du couple humain insiste et sur la
« véritable liberté filiale qui fait la véritable autorité » et sur
« les embrassements de l'amour ». L'Homme est créé libre, bien que
son créateur prévoie sa chute mais sans la prédéterminer, car il a placé en lui
les ressources de la volonté et du choix judicieux. Il a placé aussi en lui la
force de l'amour et Milton refuse de masquer la dimension charnelle que revêt
cette affection : il y eut un commerce charnel entre Adam et Ève,
antérieur au péché de la chair ! L'alliance, en la même splendide
créature, de la liberté et de l'amour eut toutefois, selon Milton, une
conséquence inédite qui prouva au Créateur, à la fois, l'indépendance altière
de sa créature, qui la mena jusqu'à l'infidélité, et sa suprême fidélité qui
explique sans doute son rachat. Chateaubriand commente ainsi le trait sans
doute le plus sublime de l'épopée qui est de l'invention de Milton et qui
incite à une belle méditation : Lorsque la mère du genre humain présente le fruit de science
à son époux, notre premier père ne se roule point dans la poudre, ne s'arrache
point les cheveux, ne jette point de cris. Un tremblement le saisit, il reste
muet, la bouche entrouverte, et les yeux attachés sur son épouse. Il aperçoit
l'énormité du crime : d'un côté, s'il désobéit, il devient sujet à la
mort ; de l'autre, s'il reste fidèle, il garde son immortalité, mais il
perd sa compagne, désormais condamnée au tombeau. Il peut refuser le
fruit ; mais peut-il vivre sans Ève ? Le combat n'est pas long :
tout un monde est sacrifié à l'amour. Au lieu d'accabler son épouse de
reproches, Adam la console, et prend de sa main la pomme fatale[6].
Quel
bel exercice de sa liberté que cette première décision d'Adam ! Il
enfreint la Loi de Dieu qui interdisait de goûter à l'arbre de science mais il
respecte, contre la loi formelle, la loi d'amour, sans doute supérieure, bien
que la décision prise induisît, sur le champ, le sacrifice sans recours de son
immortalité. Il choisit librement la finitude, satisfaisant ainsi l'attente
immémoriale de Nuit et de Chaos, du Péché et de la Mort, sacrifiant sans le
savoir encore à la part obscure qui éternellement sous-tend la matière, mais
c'est pour permettre et perpétuer l'union et fonder la communauté humaine.
Mieux vaut pécher ensemble et rester unis que se sauver seul : Adam
invente l'une des grandes règles implicites de la société des hommes ! Et
Dieu ne sera pas insensible à ce choix, sentant bien que la motivation de
l'acte coupable ne laisse à Satan qu'une demi-victoire : la force de
l'amour, cause de la faute, sans la racheter immédiatement, la rend à terme
pardonnable et le plan divin inventera à son tour, sur cette base, la
Rédemption ! La
sublimité de l'acte adamique contrebalance toute malédiction, encourageant ce que
Chateaubriand, après Tertullien, appelle « la PATIENCE de Dieu » (qui
s'oppose à l'impatience du démon). L'amour se trouve également lié à la mort
comme finitude et comme souffrance, mais les actes de l'amour tendent à
compenser l'horreur du terrible et l'agonie de la déchéance commune. Le
dévouement du Christ sera le symétrique inverse de l'acte adamique et le
rédimera en en renversant le sens, faisant rebasculer l'amour du fini dans
l'infini. Et la figure de « ce nouvel Adam » prend dans l'ouvrage de Milton
une tournure tout aussi saisissante que celle du premier péché ! « Ce nouvel Adam » Dès
avant la chute d'Adam, dès le chant III, Dieu a prévu le mécanisme même de la
Rédemption qui exige « mort pour mort » (III, v. 212), c'est-à-dire
l'entier sacrifice, l'holocauste d'un être céleste pour sauver l'Homme. Et, à
ce moment, intervient la considération surprenante et profondément marquée de
sacralité que c'est là une affaire qui ne peut se régler que de Dieu à l'Homme,
et de l'Homme à Dieu, sans nul intermédiaire : Milton eut une belle idée, lorsqu'il supposa qu'après le péché
[avant même, en fait : ici, Chateaubriand se souvient mal], l'Éternel demanda au ciel consterné s'il y avait
quelque puissance qui voulût se dévouer pour le salut de l'homme. Les divines
hiérarchies demeurèrent muettes, et parmi tant de Séraphins, de Trônes,
d'Ardeurs, de Dominations, d'Anges et d'Archanges, nul ne se sentit assez de
force pour s'offrir au sacrifice. Cette pensée du poète est d'une rigoureuse
vérité en théologie. En effet, où les anges auraient-ils pris pour l'homme
l'immense amour que suppose le mystère de la croix ? Nous dirons en outre
que la plus sublime des puissances créées n'aurait pas même eu assez de force
pour l'accomplir. Aucune substance angélique ne pouvait, par la faiblesse de
son essence, se charger de ces douleurs, qui, selon Massillon, unirent sur la
tête de Jésus-Christ toutes les angoisses physiques que la punition de tous les péchés commis depuis le
commencement des races pouvait supposer, et toutes les peines morales, tous les remords qu'avaient dû éprouver les pécheurs en commettant le
crime[7].
C'est pourquoi Jésus s'appelle « le Fils de l'homme »
car « il vint ce nouvel Adam, homme selon la chair par Marie, homme selon
la morale par son Évangile, homme selon Dieu par son essence » (ibidem, p. 484). Et d'ailleurs Milton traite le Christ, dès
les premiers vers de son épopée, en « homme plus grand » (« on
greater man », I, v. 4) plutôt qu'en
divinité. Chez lui, le Fils s'avance et s'offre ainsi : Me voici donc, moi pour lui, vie pour vie ; je
m'offre : sur moi laisse tomber ta colère ; compte-moi pour l'homme.
Pour l'amour de lui, je quitterai ton sein, et je me dépouillerai
volontairement de cette gloire que je partage avec toi ; pour lui je mourrai
satisfait. Que la mort exerce sur moi toute sa fureur : sous son pouvoir
ténébreux je ne demeurerai pas longtemps vaincu. Tu m'as donné de posséder la
vie en moi-même à jamais ; par toi je vis, quoique à présent je cède à la
Mort ; je suis son dû en tout ce qui peut mourir en moi. (III, v. 236-246) Tout en reprenant les termes bibliques de la kénose, le poète qui est aussi un excellent théologien,
mais pas toujours orthodoxe (Chateaubriand a raison de souligner ces deux
aspects), insiste sur les termes quasi commerciaux d'un contrat et d'un
dû : en quelque sorte, la puissance divine rembourse d'un seul coup toute
sa dette à la force obscure du gouffre fondateur ; même si ce n'est que
pour un temps, ce temps vaut son poids d'éternité car Dieu s'y investit en
personne. Et c'est en raison de ce double lien privilégié et mystérieux entre
l'Homme et Dieu, entre Dieu et l'abîme à travers l'Homme, qu'il ne saurait y
avoir de véritable médiateur entre le Créateur et sa créature préférée. Cette
vision singulière à laquelle la poésie de Milton donne tant de relief en
retraçant pour Adam, à l'avance, l'histoire même du salut jusqu'au Christ
(surtout aux chants XI et XII du Paradis perdu), Chateaubriand a tenté de la reprendre à son compte
dans les passages de merveilleux chrétien dont il orne Les Natchez et surtout Les Martyrs. Il en résulte la dissymétrie dans la hiérarchie
céleste qu'il dessine, par exemple, au Livre III de ce roman : Mais l'objet le plus étonnant offert à la contemplation des
Saints, c'est l'homme. Ils s'intéressent encore à nos peines et à nos
plaisirs ; ils écoutent nos vœux ; ils prient pour nous ; ils
sont nos patrons et nos conseils ; ils se réjouissent sept fois lorsqu'un
pécheur retourne au bercail ; ils tremblent d'une charitable frayeur lorsque
l'Ange de la mort amène une âme craintive aux pieds du souverain juge. Mais
s'ils voient nos passions à découvert, ils ignorent toutefois par quel art tant
d'éléments opposés sont confondus dans notre sein : Dieu qui permet aux
bienheureux de pénétrer les lois de l'univers, s'est réservé le merveilleux
secret du cœur de l'homme[8]. Cette
« réserve » est de nature à préserver et entretenir la liberté
humaine car elle devrait maintenir strictement le secret du libre arbitre en
dérobant à tous (excepté à Dieu) l'alchimie des décisions humaines. Mais qui ne
voit qu'une telle ambition exige en fait du poète destiné à rendre compte des
desseins célestes qu'il tienne, en tant que démiurge de son poème, la place
même de Dieu et qu'il en endosse, autant que faire se peut, la posture.
Toutefois il est difficile et même impossible à un auteur, à un poète de se
tenir dignement à cette altitude. Il y faut un génie particulier apte à sauver
l'ombre avec la lumière, à respecter la liberté humaine alors qu'on retrace avec
maestria le plan entier de la divine Providence et l'on ne peut dire, par
exemple, que Chateaubriand lui-même, dans les ouvrages cités, y soit parvenu,
car il coule toujours trop vite la volonté omnipotente de Dieu dans l'agir
humain et même dans celui de Satan. Qu'on en juge à ces termes empruntés à l'un
des moments célestes des Natchez : L'Éternel révéla à son fils bien aimé ses desseins sur
l'Amérique : il préparait au genre humain, dans cette partie du monde, une
rénovation d'existence. L'homme s'éclairant par des lumières toujours
croissantes et jamais perdues, devait retrouver cette sublimité première d'où
le péché originel l'avait fait descendre ; sublimité dont l'esprit humain
était redevenu capable, en vertu de la rédemption du Christ. Cependant le
souverain du Ciel permet à Satan un moment de triomphe, pour l'expiation de
quelques fautes particulières. L'Enfer, profitant de la liberté laissée à sa
rage, saisit et fait naître toutes les occasions du mal[9]. La
liberté de l'Homme comme celle de l'Enfer semblent au service des desseins
divins et l'on se demande quelle est l'autonomie laissée aux êtres créés.
Chateaubriand ne parvient à nous faire entrevoir la libre délibération
intérieure ni de ses héros ni de ses martyrs et tout se déroule pour la plus
grande et la seule gloire de Dieu. Milton, lui, y parvient, nous l'avons vu, en
éclairant de façon sublime le choix d'Adam décidant de goûter du fruit déjà
entamé par Ève ; il motive également la faiblesse de cette dernière qui
est autant une réaction, « humaine trop humaine », d'amour-propre
frustré que le résultat direct de la séduction satanique. Il sait aussi
accorder au gouffre son dû et, de la sorte, le poète suit l'évolution plénière
des rapports entre nos premiers parents jusqu'à leur sortie de l'Éden. On peut
dire que sa langue épouse leur liberté car elle n'en laisse jamais rien perdre
sans jamais l'aliéner, « retrouvant toujours à nouveau, sans relâche
— par le contenu et par l'organisation du poème s'élaborant peu à peu
— la source de la force de l'écrire[10] ».
La force d'écrire — de continuer à écrire — le poème entamé bien
sûr, et ce faisant celle d'écrire littéralement la liberté des principaux protagonistes du Drame primordial, mais
aussi la force d'écrire tout
simplement. Cet acte, réitéré comme le plus inextinguible des désirs, comme la
source toujours résurgente du terrible et du sublime, porte avec lui, en avant,
le devenir libre du poète et de l'Homme. Car cet écrire est
« vivre », ouverture permanente « sur du possible, sur du temps
à vivre » et non prédéterminé, comme le signalent éminemment et
expressément les tout derniers vers de l'Épopée : Adam et Ève laissèrent tomber quelques naturelles larmes
qu'ils essuyèrent vite. Le monde entier était devant eux, pour y choisir le
lieu de leur repos, et la Providence était leur guide. Main en main, à pas
incertains et lents, ils prirent à travers Éden leur chemin solitaire. (XII, v.
645-649) Pas
de sensiblerie inutile ; la Providence est leur guide, non leur
maître ; unis pour le meilleur et pour le pire, ils exercent déjà la
prudence qui sera leur salut sur les voies encore désertes et incertaines du
monde. Il s'agit bien en ces derniers vers, comme le veut Max Weber, de la
« valorisation de la vie d'ici-bas considérée comme une tâche à accomplir[11] »
dans la liberté du penser et de l'agir qui préserve le possible. Qui eût dit
que le poète se mettant volontiers à la place de Dieu aurait pu mener sa tâche à bien avec tant de sérieux et tant de foi dans
l'humaine liberté ? Et que son traducteur, constant en son opiniâtre
labeur, l'accompagnerait jusqu'au bout avec foi et amour, lui qui, en son œuvre
propre, réussit plutôt bien dans l'évocation du terrible mais rate souvent le
sublime car il se veut d'emblée trop édifiant ? Serge Meitinger [1] Essai sur les révolutions, Génie du christianisme, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1978, p. 632. L'expression : « un portique extraordinaire » appartient au même paragraphe. [2] Nous citons la traduction de Chateaubriand dans l'édition suivante : John Milton : Le Paradis perdu, traduit et présenté par Chateaubriand, Paris, Belin, collection « Littérature et politique », 1990. Nous mettons en chiffres romains le renvoi au chant (ou livre : book) et indiquons le numéro des vers. Ces renvois viennent immédiatement après les citations de Milton. [3] Génie du christianisme, IIe partie, livre IV, chapitre X, éd. cit., p. 741. [4] Mémoires d'Outre‑Tombe, Livre cinquième, chapitre 12, Tome I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p. 176. [5] Mémoires d'Outre‑Tombe, Livre neuvième, chapitre 3, Tome I, éd. cit., p. 298. [6] Génie du
christianisme, IIe partie, livre
I, chapitre III, éd. cit., p. 634. [7] Génie du christianisme, Ie partie, livre I, chapitre IV, éd. cit., p. 483-484. [8] Les Martyrs, Livre III, Œuvres romanesques et voyages, Tome II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, p. 143. [9] Les Natchez, Livre cinquième, Œuvres romanesques et voyages, Tome I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, p. 227. [10] Introduction de Claude Mouchard à John Milton : Le Paradis perdu, traduit et présenté par Chateaubriand, éd. cit., p. 18. [11] C'est Claude Mouchard qui, dans son introduction puis dans la note qu'il adjoint à ces derniers vers, fait cette référence à un passage de L'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme, chapitre I, 3, de Max Weber, éd. cit., p. 11 et 527. |