RETOUR : Contributions

 

La ligne de partage des eaux. Une écriture du ruissellement
© : Serge Meitinger.

Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion et membre du CRLHOI (Centre de Recherches Littéraires et Historiques de l'Océan Indien). Il a publié de nombreux articles, notamment sur la poésie depuis Baudelaire, et un essai : Stéphane Mallarmé ou la quête du « rythme essentiel », Hachette, 1995. Il écrit et publie de la poésie.
Ce texte paraîtra dans un volume qui s'intitulera Espaces et paysages et sera le Cahier nº 13 du CRLHOI (à paraître fin 2004 ou début 2005).

Mis en ligne le 21 mai 2004.

 


LA LIGNE DE PARTAGE DES EAUX

Une écriture du ruissellement

L'homme a-t-il un centre ? Un terroir, un foyer, une tanière ? N'est‑il pas plutôt l'être du partage, du passage et de l'écoulement, déplaçant les limites, accompagnant le cours orienté des eaux vives ? Bien que l'on soit parfois tenté de définir l'identité par le territoire, déjà circonscrit, ce dernier n'est jamais donné tel qu'en lui‑même en une vue d'emblée synoptique ou panoptique et ses bornes ne sont souvent pas saisissables de plain-pied. Il faut prendre de la hauteur, physiquement et/ou en esprit, et atteindre une ligne de partage des eaux permet de faire les deux en même temps. Ce lieu singulier, cette frontière naturelle fait songer et penser dès que l'homme prend conscience de ce qui se joue en cette culmination et en ce partage : la différence s'incarne et parle à la pensée autant qu'à l'imagination, éveillant la faculté intellectuelle de distinction et l'image même de l'altérité. Le proche et le propre se trouvent situés par l'existence même de ce qui s'oppose à eux et le cours des eaux, l'appel aval (à val) des pentes déclives donne un sens, une orientation et une signification, au monde ainsi traversé et drainé. Ce dernier est alors marqué d'un signe dynamique qui déplace les tracés et force à les envisager comme des « lignes d'erre », comme un mouvement possible et qu'il serait peut‑être souhaitable d'accompagner. Ainsi naissent les désirs de tête et de jambes visant l'exploration et le parcours, l'errance aimantée par l'envie d'en savoir ou d'en voir plus. Bien sûr ces pensées et rêveries, ces démangeaisons en appelant à l'itinérance, au trajet et hypostasiant la conscience que l'on en peut prendre, seront diversement colorées selon les connaissances immédiatement disponibles au cœur et à l'esprit, selon les expériences vécues et selon les contextes. L'on ne peut attendre les mêmes références, les mêmes habitus, les mêmes images mentales d'un ex-restaurateur tchèque s'installant après la seconde guerre mondiale sur le territoire des Sudètes, d'un géologue allemand décryptant, dans les années 1970, les délinéations terrestres qu'il lève en Alaska puis en Californie, d'un vieux professeur d'histoire anglais, originaire des Fens (contrée basse et marécageuse à l'est de l'Angleterre), dans les mêmes années 70 et d'un homme de la préhistoire se lançant dans l'exploration puis le peuplement d'un modeste recoin de l'ouest de la France, sur les bords de l'Ernée. Pourtant le cours des eaux vives est, pour chacun, une première ou une ultime référence, un mode foncier de relation au monde, et, pour chacun de ces personnages, l'écriture mise en œuvre par l'auteur-narrateur privilégie comme centrale métaphore le flux et le partage des eaux ; le ruissellement ouvre l'aventure de l'exploration, accomplit un travail de creusée et de marquage à même la terre, induit l'idée vivace d'un retour… amont (à mont).

DU PARTAGE COMME SURVOL

Sans me démonter, je leur parlais avec beaucoup de conviction de ma future tombe : si je devais mourir sur place j'aimerais être enterré au cimetière de la colline, je voudrais que ma dépouille ou ce qui en resterait, un os épargné par les rongeurs, mon crâne peut-être, fût ensevelie sur la crête du cimetière qui forme en même temps la ligne de partage des eaux, pour que la pluie puisse disperser des deux côtés mes restes reposant dans un cercueil brisé par la main inexorable du temps, une partie sur le versant tchèque, dans la Vltava, et de là dans l'Elbe, jusqu'à la mer du Nord, l'autre dans ce ruisseau qui le long des barbelés de la frontière coulait vers la Bavière, vers le Danube et la Mer noire ; ainsi après ma mort je serais un citoyen du monde par excellence, mes restes se rejoignant dans l'Atlantique à travers les deux mers[1].

Ainsi s'exprime le héros d'un étrange roman, abrupt, cynique et débordant pourtant d'une plénitude qui embrasse toute la capacité vitale : l'homme encore jeune qui parle ici, parti de rien, n'a pas eu de scrupules à s'enrichir dans la Tchécoslovaquie de l'avant-guerre puis de la Seconde Guerre mondiale, montant des affaires mirobolantes en tant que restaurateur et devenant juste à la fin des hostilités l'un de ces millionnaires que le nouveau régime communiste va exclure et dépouiller, leur interdisant désormais toute activité. Il choisit alors de se retirer comme garde forestier dans le territoire des Sudètes (à la frontière de la Bavière), en grande partie vidé de sa population contrainte à l'exil. Il s'y installe, seul, dans un dénuement véritable et semble tourner sa puissante vitalité vers une contemplation active de la nature afin de s'imprégner des multiples forces et formes de la vie, errantes mais convergentes. Il ne semble pas y avoir solution de continuité dans le destin du personnage qui a toujours déployé, même dans la plus noire adversité, un entrain qui accompagne l'existence en toutes ses manifestations avec une alacrité et une gourmandise qui jamais ne se lassent. Ici, l'imagination de celui qui a choisi les cimes pour ultime refuge prend plus de hauteur encore et s'élève littéralement au‑dessus de l'Europe centrale embrassée en un seul regard synoptique pour s'y insérer, à sa modeste mesure, dans un cycle universel où il a sa juste place. Cette distension de l'être personnel permet de penser le monde sous le signe d'une unité à laquelle il est possible de faire dignement retour. La métamorphose qui attend le corps rendu aux éléments primordiaux et à la géographie même de l'Europe n'arrache pas tout à fait l'être propre à sa personnalité, celle-ci se trouve seulement amplifiée par l'imagination et portée à la dimension d'un regard ou d'un œil aussi vaste que le ciel alors que la chair réépouse la matérialité et la chimie des sols, des eaux et des organismes vivants. Cette magnifique vue de l'esprit et du cœur est celle aussi de l'espoir placé en un sens, incarné ou du moins matériel, accessible par le seul fait d'exister pleinement.

 

Il cherche aussi le sens et la plénitude de l'exister, le géologue allemand qui dessine, au bord d'un fleuve en Alaska, les formes mouvantes des sables, graviers, alluvions et débris déplacés et modelés par les eaux et, pour ce faire, il a besoin du travail associé de sa main et de son œil, seule manière d'allier son être à ce qui est là devant lui :

Même pour son travail, il préférait le dessin à la photographie car ce n'est qu'ainsi que le paysage lui devenait compréhensible sous tous ses aspects ; à chaque fois il était surpris par la quantité de formes qui se révélaient, même dans une étendue à première vue tout à fait monotone. De plus, une région ne lui devenait proche que lorsqu'il la dessinait ligne à ligne, de manière aussi fidèle que possible, sans les schématisations et omissions habituelles de sa discipline scientifique — alors, en toute bonne conscience, il pouvait dire y être allé[2].

C'est affirmer le lien nécessaire de l'universel et du singulier, du cosmique et de l'individuel qui ne prend corps que dans une quête acharnée. C'est connaître (reconnaître) la terre en y discernant sa place propre, en y inscrivant sa propre trace, et quand le but est atteint (momentanément du moins), il en résulte « un plaisir d'exister généreux » et un ajustement réciproque, de l'homme au monde, du monde à l'homme :

Il était sûr de sa science, parce qu'elle l'aidait à sentir où il se trouvait, et avoir conscience de se trouver au bord d'une rive plate n'avait rien d'inquiétant, alors que l'autre rive, à des milles de là, à peine visible du fait des îles intermédiaires, était quelque peu plus abrupte ; rien d'inquiétant non plus de pouvoir attribuer cette étrange asymétrie à la force de déviation de la rotation terrestre ; bien plus, cela donnait l'idée du caractère familier, civilisé, connaissable du globe terrestre et cela rendait l'esprit enjoué et le corps sportif[3].

Ce surplomb, survol, essor à la fois intellectuel et imaginatif qui élève au‑dessus du niveau du sol fait embrasser à l'esprit et au corps un partage déterminant qu'il s'agit de connaître en effet et de vivre, de connaître en le vivant « en une âme et un corps ».

 

Par contre, c'est grâce au recul historique et à sa lente patience d'archiviste, qu'un vieux professeur d'histoire, M. Crick, se réapproprie l'histoire des Fens, ce « pays des eaux », son pays, et qu'il peut en donner une vue à la fois détaillée et synthétique sous le signe même du cours inexorable des eaux fluviales s'affrontant à la terre et à la mer pour produire vase, boue, inondations et terreau fertile en un mouvement constant et brutal, un et souvent paradoxal en ses conséquences. Son survol est aussi celui de l'ambition des hommes opposée à l'entêtement des éléments et l'histoire d'un courage parfois désespéré et peut‑être inutile qui fait le sens d'une destinée collective enracinée (ou plutôt envasée) et s'arrachant à l'entrave, ne cessant de s'en arracher :

[Les Fens] sont une région basse de l'est de l'Angleterre, d'une superficie de plus de trois mille kilomètres carrés délimitée à l'ouest par les collines calcaires des Midlands, au sud et à l'est par les collines crayeuses du Cambridgeshire, du Suffolk et du Norfolk. Au nord les Fens s'avancent, sur un front de vingt kilomètres, à la rencontre de la mer du Nord dans le Wash. Ou peut‑être est-il plus juste de dire que le Wash appelle les forces de la mer du Nord à sa rescousse pour reconquérir son ancien territoire. Car le fait primordial en ce qui concerne les Fens, c'est qu'ils sont une terre asséchée, une terre qui fut jadis de l'eau et qui, même aujourd'hui, n'est pas vraiment solide[4].

L'histoire géologique préfigure l'histoire de l'implantation humaine et de la lutte qui en découle sans la prédestiner ni la prédéterminer. Ici homme et nature, en concurrence, travaillent à un partage des eaux séculaire, sans cesse remis en cause. Mais la vue récapitulative qu'en propose Tom Crick, devenu un vieux professeur dépassé par les événements, a le pathétique des histoires de « l'animal conteur d'histoires » (c'est-à-dire de l'homme) parce qu'elle semble dessiner une fin (de l'histoire) liée à l'Histoire universelle marquée, entre autres ruptures, par les révolutions techniques et économiques dont, ici, les conséquences seront patentes et lisibles dans le paysage même.

 

Le personnage préhistorique, nommé Gaur par un auteur-narrateur qui a la vision intime, quasi médiumnique de son existence, de sa présence, vit, lui, en suivant le fil des eaux les commencements, ceux d'une migration vers l'ouest qui deviendra peuplement :

Ainsi parvint-il à cet endroit où vivait une famille de pêcheurs, sur un bord de la Mayenne à laquelle les petits ruisseaux de nos prairies, par le truchement de l'Ernée qui d'abord les reçoit et mélange, continuent de porter leur eau avec une obstination millénaire[5].

L'observation du flux des ruisseaux puis des rivières fut une incitation à aller voir plus loin, à engager un cheminement vers l'inconnu qui, toutefois, sitôt entrepris, fit naître son corollaire, le potentiel tracé du retour, pensée éminemment humaine, nécessaire :

Il connaissait la direction pour atteindre la rivière, une demi-journée de marche pour arriver au bord où plusieurs fois l'année ils venaient en petit groupe pêcher et se baigner. Il ne retrouva pas l'endroit exact, bouleversé par les crues d'hiver. C'est à partir de là, ou peu après, suivant l'eau dans le sens de son cours qu'il commença — vraiment parti — à inscrire dans sa mémoire des repères pour rendre possible son retour. Il avait promis de revenir avant le froid[6].

Car l'homme, sa pensée, son désir remontent les fleuves comme sa mémoire remonte le temps. On dirait d'ailleurs qu'il n'entreprend de les descendre que pour mieux revenir amont : s'esquisse ainsi, dans l'apparente immédiateté d'une décision prise sur le terrain, toute l'amplitude d'un survol de l'esprit qui n'accompagne le cours des choses que pour le reprendre et refaire à sa guise et en visant une maîtrise. L'aventure est ainsi un travail du corps, de l'esprit et de l'âme.

DE L'AVENTURE COMME TRAVAIL

L'ex-restaurateur tchèque semble bien au bout de son aventure, sociale du moins, car il lui reste la contemplation et les exercices spirituels qui le feront entrer et évoluer dans le cycle même des éléments, renouant avec le monde dont il se sent cosmiquement « citoyen ». Le géologue allemand, par contre, ne cesse de se réengager dans un travail sans fin qui est son aventure propre, à lui scientifique qui, « tout pénétré de la recherche des formes », tente une science du singulier et une science « humaine » là où les outils sont forgés pour une science du général et du naturel (non humain voire inhumain). Parlant au chat qui hante sa maison en Alaska, il lui déclare ainsi :

   « Cher animal démoniaque, œil de géant, mangeur de viande crue, n'aie pas peur, personne n'est en cet instant plus fort que nous, personne ne peut nous faire du mal. Devant la fenêtre s'écoule l'eau ennemie ; nous, cependant, nous sommes assis dans notre élément et avons eu de la chance jusqu'à aujourd'hui. Je ne suis pas tout à fait faible, je ne suis pas tout à fait dénué de pouvoir et je peux être libre. Je veux le succès et l'aventure et j'aimerais apprendre la raison au paysage et le deuil au ciel. Tu comprends ça ? — et je ne suis pas tranquille[7]. »

Le chat est un médiateur toujours un peu inquiétant entre le monde sauvage (ennemi) et le monde domestique (protecteur, rassurant). Car la nature en sa matérialité brute demeure l'Autre, et « l'eau » du fleuve, si longuement et minutieusement étudié, la potentielle « ennemie », susceptible de nuire, d'apporter le mal. Mais l'homme accompagné par les êtres qu'il a apprivoisés garde un recours qui est, d'une part, le refuge intime qu'il sait toujours se ménager et, de l'autre, le travail qu'il entreprend sur le monde auquel il s'agit d'« apprendre la raison », c'est-à-dire ordonnance et sens, jeu réglé des « formes », calcul et pondération. L'homme rêve aussi de colorer la nature selon ses états d'âme ou de nerfs, d'y trouver un écho qui le confirme en son sens. Une telle quête ne laisse pas en repos car elle est vouée à affronter la peur pour la vaincre et soulager, à affronter tout le mal qui vient avec cette peur pour l'apprivoiser et humaniser (comme l'homme se soumet la cruauté latente du chat). La science du singulier ne se sépare pas pour Sorger, le « Soucieux » (c'est le sens de son nom), d'une quête de la fraternité et du lien humain, toujours à renouer.

 

Tom Crick, descendant de deux lignées vouées à la métamorphose et à l'entretien des canaux, polders et industries des Fens, est à la confluence mémorielle d'un double mouvement dont la persistance atavique constitue son être même : par son père, il appartient à la cohorte de ceux qui ont maintenu et sauvé par un dur labeur quotidien les digues, les canaux, les écluses, les terres, luttant contre l'envasement et l'inondation ; par sa mère, il descend des Atkinson, brasseurs, industriels et transporteurs qui, des champs d'orge, de malt et de houblon jusqu'à la chope moussant sur le comptoir du pub, en passant par les canaux à péniches et les hautes usines, ont créé et tenu toute la filière de la bière, du stout et de l'ale. À la croisée des inventeurs, des créateurs et des mainteneurs, les premiers ne cessant de remettre en cause le travail et le sort des seconds. Et le vieux professeur d'histoire par le survol de l'esprit retraçant le cours de l'histoire, par le travail de l'historien à la fois très implanté et tout à fait dégagé des contingences immédiates, est en mesure de donner une raison à tout ce monde, à toutes ces vies, à tous ces efforts, espoirs, succès, échecs et passions :

   Et lorsque vous demandiez, comme le font toutes les classes d'histoire, comme toutes les classes d'histoire devraient le faire : qu'en est-il au juste de l'histoire ? Pourquoi l'histoire ? Pourquoi le passé ? j'avais l'habitude de dire (jusqu'à ce que Price réitérât la question pour la centième fois mais avec une nouvelle inflexion et ce tremblement distinct de la lèvre) : Mais votre « Pourquoi ? » donne la réponse. Votre demande d'explication fournit une explication. Cette recherche des raisons n'est‑elle pas elle-même inévitablement un processus historique, attendu qu'elle doit toujours œuvrer vers l'amont, de ce qui est venu après vers ce qui est venu avant ? Et aussi longtemps que nous avons cette soif d'explications, ne devons-nous pas toujours traîner partout avec nous ce sac d'indices encombrant mais précieux que l'on appelle Histoire ? Voici une autre définition, mes enfants : l'Homme, l'animal qui demande une explication, l'animal qui demande Pourquoi[8] ?

Le jeune Price, élève moderne, désespérément actuel, par son impatience d'adolescent anxieux, désireux de secouer le joug des générations antérieures, ravive l'inquiétude du vieil homme et le pousse dans ses retranchements. Le professeur qui se fait alors narrateur, conteur, fabulateur déroule pour ses élèves le développement séculaire du pays des eaux dont il évoque le lent déploiement en soulignant les efforts des générations successives et toujours conquérantes, reprenant sans cesse le combat contre la nature, et il y mêle le récit intime de sa propre jeunesse façonnée par le déclin de ce grand jeu des siècles. Épopée, farce et tragédie à la fois, drames individuels et collectifs, sublime et grotesque, noble et ignoble, des destins se coulent dans le grand partage des eaux dont la ligne d'équilibre est férocement débattue entre la volonté des hommes et l'inertie entêtée d'éléments qui retrouvent obstinément leur lit. L'aventure est ici le retour amont du chercheur de mémoire, son travail est d'éclaircir ce qu'il s'est passé et de dégager la « grande ligne de partage des eaux de l'histoire[9] », mais il ne s'agit plus seulement des grandes fractures historiques qui ont influé sur l'histoire du monde, comme la Révolution française ici citée en exemple. Il s'agit, sur place, de remonter le cours du temps par l'esprit d'analyse et de compréhension et d'examiner cette ligne de partage dans la conformation historique d'un paysage entièrement modelé par l'effort humain et sans cesse rattrapé par la brutalité de la nature. Ce retour à la question posée, à propos de la ligne de partage des eaux la plus concrète qui soit, éclaire également un sens proprement humain, lui, celui de la fin, celui du point final exactement posé à la fin d'une histoire.

 

Gaur est parti en explorateur solitaire, mû, apparemment le seul de tout son clan, par le désir d'aller et de suivre le mouvement des eaux pour voir et savoir. La situation des groupes d'hommes sur la surface de la terre est, selon l'auteur-narrateur, proche de celle qu'a imaginée Rousseau pour dépeindre l'état primitif de l'humanité : de petits groupes dont le noyau est d'abord familial, des clans unis par la parenté, par une langue et déjà une mémoire collective mais avec seulement un rudiment de religion et sans aucune hiérarchie politique. Les membres de ces tribus isolées ne redoutent rien tant que de rencontrer sans le chercher d'autres hommes dont la langue et les habitudes leur échappent et qui sont de potentiels dangers. D'où, pour Gaur, une savante stratégie d'évitement qui lui fait user de mille ruses pour ne laisser aucune trace de son passage et pour se garantir à chaque halte : repas, sommeil, une discrétion absolue. Car le but n'est pas de découvrir d'autres hommes et de se lier à eux (bien que quelques échanges soient possibles à l'amiable en une manière de troc tout à fait primaire) mais de connaître un peu plus de territoire, de découvrir la nature dans sa diversité et son extension. Telle est l'aventure ! Le travail est de parvenir à ses fins sans se laisser surprendre et de mémoriser la direction suivie et les chemins afin de pouvoir revenir. Car l'ultime raison de l'entreprise est d'assurer une expansion potentielle au clan, de lui permettre de se déplacer pour peupler de la même lignée un autre territoire que la nouvelle souche ainsi fondée fera sien. La filiation est le lien et l'individu du clan livré à l'aventure n'a pas exactement, malgré le danger, malgré sa prévoyante autonomie, son centre en lui-même :

En travers de son dos, accroché à la taille, il porte tout le nécessaire, tandis que la curiosité, l'adresse, une prudence extrême apprises par ses muscles le constituent comme centre, à chaque instant, de ce qui l'entoure, même si le vrai centre est là-bas, où il naquit, où sa famille demeure[10].

La famille et la mère demeurent le centre vrai et le repère, le point fixe. Et dans l'étirement de ce fil qu'il ne faut rompre, le fil de l'eau joue pleinement son jeu : il guide et rassure en ce qui concerne la direction à suivre tant qu'on suit les rives du même affluent mais, quand il faut choisir une bifurcation ou passer l'eau et s'éloigner du bord déjà reconnu, la rivière laissée, le fleuve franchi semblent dessiner dans le dos même du marcheur une barrière, une menace. Gaur ira pourtant jusqu'à la mer qu'il ne comprendra pas, incapable de la penser en sa phénoménalité propre, et il rebrousse chemin à partir de ce point qui le dépasse et qui serait sa perte. Il revient vers les siens, usant de la mémoire prise de multiples indices et de l'orientation des eaux pour refaire son trajet dans l'autre sens, repérant au passage le lieu qui sera celui de l'émigration et de la neuve installation qu'il proposera, chez lui, à quelques‑uns des siens. Car il l'a bien compris, sans formellement le penser, le vrai retour est un autre mode, une métamorphose de « l'habiter », nouveau et ancien à la fois.

DU RETOUR COMME « HABITER »

       Le garde forestier, devenu ermite, vit sa retraite dans la montagne « comme un exercice de confiance dans le monde[11] » et cette confiance foncière, rien ne peut l'altérer bien qu'elle n'atteigne sa plénitude qu'en rompant tout lien humain proche. Sorger, le géologue allemand, parce qu'Allemand justement, ne peut pour sa part se défaire d'une nécessaire solidarité, et son « lent retour » est à la fois un retour à l'Europe natale et à l'humanité. Se sentant issu de la race des meurtriers (il partage le complexe d'une bonne part de la génération allemande d'après la Seconde Guerre mondiale), il s'est refusé jusque là à tout rapport hâtivement fraternel ou cordial, sentimental, voulant comme mériter pleinement le lien enfin rétabli, réaccordé, réassumé… Dessinant sur le terrain, en Californie cette fois, sur la ligne de faille ouverte par un de ces tremblements de terre dont la région est coutumière, dessinant la figure de la terre, les formes mêmes nées de l'effondrement tellurique, il voit son crayon esquisser progressivement les traits grimaçants (mais rythmiques, rythmés) d'un visage qu'il reconnaît :

Excité il vit le tas de glaise informe se transformer en grimace et il sut que cette grimace il l'avait déjà vue dans la maison de l'Indienne sous la forme d'un masque représentant « le tremblement de terre ».

[.…] Sorger pourtant ne retrouva pas immédiatement le masque dans la nature mais dans le dessin qui en naissait ; au fond il n'y redécouvrit pas ce masque en particulier mais prit conscience de ce qu'était un masque en général, et cette secousse, à son tour, le conduisit à se figurer une succession de pas de danse : ainsi, en un seul instant, Sorger vécut et le tremblement de terre et la danse humaine du tremblement de terre[12].

Sorger reconnaît, dans et par le travail qui est sa seule vraie aventure, la nécessaire médiation d'un geste humain. La nature ne se donne jamais d'emblée telle qu'en elle‑même, objectivement ; la connaître et comprendre exige le passage par un acte mimique et rythmique (en bonne partie mimétique) qui fait prendre à la figure humaine s'exprimant, se mouvant le sens même de l'événement. De la sorte la forme qui émerge n'a pas de sens, elle est (ou devient) sens et c'est ce sens qui est pleinement humain et qu'il faut être en mesure de se partager entre hommes devenant ainsi ce qu'ils sont : « c'est dans le vivant, dénué de sens que le sens se [met] à jouer, tout comme le tremblement de terre s'[est] fait danse humaine[13] ». Le sens se propage et se perpétue donc, par une osmose, une contagion (mimique, rythmique, pathique) entre vivants. Telle est désormais la loi, aux yeux du géologue excédant de toutes parts les procédures de sa science, et il place son retour sous cette exigence et ce signe : après avoir partagé à New York, sur un mode quasi christique mais décalé, la souffrance d'un homme d'affaires accablé par le néant de sa vie et l'avoir ainsi aidé en l'accompagnant un moment, il envisage d'épouser le monde qui l'entoure tel qu'il est et d'en assumer sa part, imaginant un « habiter » plus pur au plus proche de l'endroit qui le vit naître. Qu'en résultera‑t‑il ? Le livre s'arrête juste avant l'atterrissage de l'avion qui ramène Sorger « chez lui ». La suite de la tétralogie romanesque dont ce roman est le premier volet se déroule en Europe et quête (avec d'autres personnages) un mode plénier de « l'habiter ensemble » dont les voies concrètes restent d'ailleurs à frayer.

 

Tom Crick n'est pas allé si loin : il s'est installé à Greenwich où il a accompli toute sa carrière d'enseignant qui est en train de prématurément tourner court en raison du scandale provoqué par sa femme et en raison de sa propension à « conter » désormais l'Histoire plutôt qu'à l'enseigner. C'est comme si du méridien zéro, de ce commencement-néant où il n'est réellement plus nulle part, il pouvait mieux faire retour sur son passé mais ce retour reste pour lui purement intellectuel alors que sa femme a tenté de court-circuiter les années révolues et perdues en enlevant un bébé dans un supermarché. Victime dans sa jeunesse d'un avortement clandestin qui a failli la tuer, cette dernière est devenue stérile et son désir d'enfant fait ainsi follement retour. Deux vies sont finies et une carrière, deux vies manquées à l'image du destin enlisé d'un pays perdu. Quel sens est-ce que cela a encore d'« habiter » les Fens où l'effort inouï des générations successives s'est arrêté ? Où le paysage laissé à lui-même va sur son erre vers un envasement général dont nul n'a plus vraiment cure. Un monde s'est refermé avec la légende que produit le vieux maître racontant ses ancêtres et son enfance, avec le mythe de son frère Dick le demeuré, fruit des amours incestueuses de la mère de Tom et de son grand-père, le dernier des Atkinson. L'ancêtre, qui a inventé aussi une bière qui rend fou, pensait par cette violation des lois ordinaires engendrer le surhomme qui sauverait la dynastie et lui rendrait son lustre. L'élu n'est de fait qu'un sous‑homme qui souffre de sa débilité mais qui, par un développement exceptionnel de ses facultés physiques et sensitives compensant l'absence de l'intellect, communie mieux que les autres avec l'univers naturel des Fens. Il deviendra l'un des derniers mainteneurs de ce monde déchu et, choisissant de mourir pour expier ce qui n'est pas sa faute mais la fin d'une histoire, il plongera une ultime fois dans les eaux vaseuses du canal pour ne plus reparaître, (re)devenant ainsi l'ondin fabuleux dont pourraient s'émerveiller les enfants et les cœurs simples. Mais peut-on « habiter » le mythe faute de peupler encore la contrée ? La ligne de partage des eaux, réelle et métaphorique, s'est encore déplacée, vers un étiage.

 

Gaur, lui, ne revient que pour repartir, que pour aller fonder, plus à l'ouest, une nouvelle tribu au lieu même où est né l'auteur-narrateur du roman. Peu après son premier retour, il part avec sa jeune compagne, sa sœur enceinte et le compagnon de celle-ci. Ils s'installent dans le vallon que l'auteur connaît pour être son univers intime. Le narrateur, se fondant sur des fouilles archéologiques qui y ont dégagé des fonds de cabanes préhistoriques, imagine leur implantation, vit leurs jours, leurs lentes conquêtes, leurs frêles assurances, leurs tribulations sur place, leurs inventions… Leurs heurs et malheurs, leurs bonheurs également : naissances, mort, excursions, découvertes, prédations… Il explore un « habiter » qu'il réinvente, un « habiter ensemble » qui préfigure les sociétés humaines et sur lequel pèse le poids d'une peur omniprésente et universelle qui se concrétise en diverses agressions naturelles ou humaines. Mais, comme le suggérait aussi le cheminement de Sorger, il faut par son travail incessant tenter d'apprivoiser le mal, de le désarmer, de l'esquiver en se fabriquant un refuge, le plus sûr possible et qui devient proprement le milieu humain (c'est le rêve originel de la cabane que poursuivent encore les enfants et l'écrivain), en se pliant au milieu naturel et en le soumettant progressivement à l'humaine présence (comme Gaur tente d'entrer dans le monde des aurochs par diverses manœuvres préparant une domestication). Et, ici, on le sent, le rêve même du narrateur se superpose à la réinvention d'un temps lointain, à la fois fabuleux et vivant. La souche creuse qui sera le premier refuge de Gaur dans le vallon est la même que celle où entrèrent une fois, rien qu'une, le narrateur et sa mère : « le souvenir cependant me reste aigu, animé — au sens propre — par la violence de la perte[14] ». Le vallon, lui‑même, n'est pas pour l'auteur un lieu, même absolument privilégié, où se tenir, il est une manière d'être selon laquelle il souhaite s'appréhender. C'est alors qu'il tente de photographier adéquatement cet endroit élu qu'il prend une exacte conscience, une conscience physique et sensible de ce que veut dire pour lui « habiter » :

J'ai attendu, je suis revenu, j'ai cherché l'angle pour la meilleure visée. Par le regard j'ai appliqué mon corps sur la déclivité, au plus doux l'ai couché en longueur sur le creux, mais chaque pente conduit à la courbure et, du fond où le ruisseau suit son entaille sûre, l'œil incessamment s'émerveille des pentes, les remonte : d'un côté la clôture, arête fossile que lente soulève la vague des sédiments, son dos labourable, de l'autre le souple flanc d'herbe broutée où une faible ondulation, par mollesse ancienne de l'humus, trahit l'affleurement millénaire, maintenant étouffé, d'une source. […] Dans le viseur aucune hanche ou corne bovine, aucune stature humaine, mais le surprenant subit effondrement du terrain entre ses pentes offrant au fond un ventre plat, doucement fendu par l'eau ruisseau qui reçoit en chemin le filet de source captif, dans le viseur rien, rien d'autre que la répétition d'en haut regarder vers le bas et, clôture franchie, du bas regarder vers le haut, car insatisfaits toujours le désir de saisir l'espace, la nécessité de l'habiter, ou mieux, par les yeux c'est‑à‑dire par l'intérieur, de modeler mon corps sur la forme qui est là, d'essayer, par maints changements de position, de m'étirer selon la forme dite « vallée », oui, c'est cela que je photographiais[15].

La vraie « raison » du retour et de l'installation, de Gaur, de l'auteur, est la réinvention physique et mentale, ontologique, de cette ligne de partage des eaux à laquelle s'applique — littéralement et dans tous les sens — le corps propre de celui qui l'éprouve. Il n'est pas toujours nécessaire de convoquer, du plus haut des monts, le Danube et l'Elbe, la Méditerranée et l'Atlantique, ni même ici la Loire, pour « habiter », pour seulement et pleinement être ici.

CONCLUSION : UNE GÉO-ÉCRITURE ?

      Terroir n'est pas champ clos, territoire borné — mais terrain drainé par un flux orienté, nourri des sources multiples comme de radicelles qui conduisent toutes ensemble plus loin, vers un autre lieu, vers une plus large amplitude, plaine et embouchure. Le partage des eaux et le choix qu'il induit est ainsi pour l'homme explorant et habitant, une manière d'être, un mode actif de relation au monde qui fournit un embryon de réponse à la question « Pourquoi ? » et qui implique un double mouvement, celui de partir pour découvrir, celui de revenir vers la source, vers l'origine. Il peut en résulter plusieurs figures qui sont autant de postures ontologiques. Pour certains, vivant de la sorte « un exercice de confiance dans le monde », les choses s'éclairent et s'aèrent par la contemplation et le survol, l'envol de l'esprit et du cœur portant plus loin leur foi en l'unité. Et cet essor, ce survol, aidé, porté par le travail de reprise créatrice de ce qui est et le portant à son tour, est inséparable de l'incarnation dans l'épaisseur même de la matière : il arrive que l'homme puisse danser son rapport à ce qui est, métamorphosant l'informe par un rythme mimique et pathique, remodelant son être, donnant alors forme et sens. Mais la confiance a son revers qui est défiance et peur, découragement. Mais l'incarnation pour être pérenne doit se propager, se partager : le partage des eaux est aussi le modèle de la solidarité et du partage entre tous les humains, entre tous les vivants. Ainsi la mémoire de la tribu, associée au terroir, au territoire est drainée par le cours des eaux vives pour le meilleur et pour le pire. La réponse au « Pourquoi ? » se fait filiative, historique, scientifique : l'entêtement de l'homme à perpétuer sa maîtrise se heurte et à la violence têtue des éléments et à l'évolution d'un monde désormais tout entier en symbiose. Certains vivent un (re)commencement : le restaurateur tchèque, le géologue allemand, Gaur le personnage et son auteur-narrateur. Mais les Fens ? Une désaffection évidente peut anéantir sans recours des modes de vie anciens, détruire des mondes : ne reste alors que la possibilité de raconter et de poser le point final, la qualité du récit sauvant avec elle la singularité universelle d'une expérience humainement accomplie. On pourrait trouver dans les récits analysés ici un modèle de « géo-écriture » qui serait écriture de la terre, c'est-à-dire s'appliquant rigoureusement et littéralement à la matérialité du terroir. Et écriture avec la terre, s'incorporant, s'incarnant — comme le masque du tremblement de terre réinventé par Sorger et comme le pas de danse qui en prolonge et vivifie le rythme, comme le narrateur se faisant photographe pour écrire en lumière et prenant lui‑même « la forme dite “vallée” » —, se soumettant le corps agissant et agi, impressionnant et impressionné pour lui faire jouer le sens. Une telle « géo-écriture » descend et remonte les eaux de mémoire pour déchiffrer et ranimer en signes humains, en humaines postures, les partages inscrits par les mouvements mêmes de la terre.

Serge Meitinger

 


 

NOTES

[1] Bohumil Hrabal : Moi qui ai servi le roi d'Angleterre, traduit du tchèque par Milena Braud, Paris : Robert Laffont, collection Pavillons, 1989, p. 190-191.

[2] Peter Handke : Lent retour, traduit de l'allemand par Georges-Arthur Goldschmidt, Paris : Gallimard, collection Du monde entier, 1982, p. 43-44.

[3] Ibid., p. 15.

[4] Graham Swift : Le Pays des eaux, traduit de l'anglais par Robert Davreu, Paris : Robert Laffont, collection Pavillons, 1985, repris dans la collection Folio-Gallimard, 1995, p. 22.

[5] Jean-Loup Trassard : Dormance, Paris : Gallimard, 2000, p. 56.

[6] Ibid., p. 26.

[7] Lent retour, éd. cit., p. 34.

[8] Le Pays des eaux, éd. cit., p. 148-149.

[9] Ibid., p. 188.

[10] Dormance, éd. cit., p. 14.

[11] Lent retour, p. 19.

[12] Ibid., p. 99.

[13] Ibid., p. 139.

[14] Dormance, p. 18.

[15] Ibid., p. 31-32.


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