RETOUR : Contributions la thorie de la littrature
Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion et il appartient à l'équipe Oracle de cette Université. Mis en ligne le 12 mars 2007. L'urgence de l'inutileDialogue et poésie chez Martin Heidegger Nous ne parvenons jamais à des pensées. Elles viennent à nous. C'est alors l'heure marquée pour le dialogue. Il rassérène et dispose à la méditation en commun. Celle-ci n'accuse pas les oppositions, pas plus qu'elle ne tolère les approbations accommodantes. La pensée demeure exposée au vent de la chose. Dans de tels échanges, certains peut-être s'affirmeront comme des compagnons dans le métier de la pensée. Afin qu'un jour, sans qu'on ait pu le prévoir, l'un d'eux se révèle un maître. Martin Heidegger, L'Expérience de la pensée[1] « L'heure marquée pour le dialogue » fut, pour Martin Heidegger, celle qui sonna le désastre de l'Allemagne emportée et vaincue par la folie millénariste du Reich : 1945. En effet, le printemps de cette année terrible vit l'écriture d'un ensemble de trois dialogues qui ne furent édités qu'en 1995, à l'exception d'un large extrait qui parut en guise de commentaire au texte « Sérénité » (Gelassenheit) en 1959. Ces textes sont regroupés sous l'invocation du « chemin de campagne » et prennent le titre général (au tome 77 de l'édition intégrale des Œuvres) de Feldweg-Sprche c'est-à-dire d'« Entretiens sur le chemin de campagne ». Le troisième texte de cette série vient de paraître sous le titre français de La Dévastation et l'attente[2] et l'extrait évoqué était joint à la traduction de « Sérénité[3] ». Un dialogue inachevé de 1946-1948 prolonge la perspective de ces dialogues « hespériques », c'est-à-dire menés sur le chemin et dans le penser du soir, il s'agit d'une lecture à deux voix du poème L'Ister — nom latin pour le bas-Danube — de Friedrich Hölderlin (au tome 75 de l'édition générale). Toutefois, le clou de La Dévastation et l'attente et sa conclusion suspensive est un apologue chinois, en forme de dialogue lui aussi, et qui évoque instamment « l'urgence de l'inutile ». Cette apparente intrusion ou excursion exotique nous a incité à relire en regard, et comme pour dépasser ou déplacer le dilemme hespérique, un tout autre échange, daté de 1953-1954, qui eut lieu à l'occasion d'une visite du professeur Tezuka de l'Université impériale de Tokyo : « D'un entretien de la parole[4] ». Le philosophe allemand, qui se place ici dans l'humble position du demandeur, du questionneur, souhaite obtenir de son interlocuteur japonais une définition extrême-orientale de la parole pour la confronter à celle qu'il cherche lui-même à partir de la « Dite » occidentale (die Sage) et du « Dict » poétique. Reprenant avec le Maître (qui se dépouille comme jamais de toute maîtrise convenue) le « chemin de campagne » tel que le vit le penseur souabe, s'enracinant, nous souhaitons l'accompagner jusqu'à la pensée de la parole propre aux Japonais : éclosion de « pétales » issue de « l'annonce éclaircissante » ou de « l'inclination qui fait (ou laisse) paraître ». Le dialogue — celui-ci comme les précédents — permet de faire venir au jour, « dans le vent de la chose », un « faire signe » (Wink) qui s'incarne et s'enracine sans s'arrêter en quelque signe que ce soit : mystère et secret de l'inutile qu'il convient de préserver, voire de sauver. Personnes, lieu, moment Dans
le troisième dialogue du printemps 1945, symboliquement daté du 8 mai,
Heidegger met en scène deux jeunes hommes qu'il présente comme « un plus
jeune [s'entretenant] à la tombée de la nuit avec un plus âgé », tous deux
prisonniers de guerre dans un camp soviétique. Bien qu'il ne précise rien en la
matière, le philosophe ne peut pas ne pas penser à ses deux fils, Jörg (né en
1919) et Hermann (né en 1920), mobilisés sur le front russe depuis 1941 et
effectivement tous les deux prisonniers aux mains des Soviétiques au moment où
il écrit. Les jeunes gens dialoguent sur « le chemin de campagne »
qui les ramène au soir de leur lieu de travail jusqu'au camp et ils traversent
quelques arpents de l'immense forêt russe qui les inspire et soutient. Ils font
l'expérience d'une vastitude qui pourrait peut-être les sauver de la
dévastation. Leur échange est moins celui d'arguments s'étayant les uns les
autres que la confrontation éclaircissante d'une double expérience qui essaie
de se rassembler sous quelques termes communs. Heidegger reprendra d'ailleurs
ces deux figures du Plus jeune et du Plus âgé dans la lecture à deux voix de L'Ister de Hölderlin qu'il composera entre 1946 et 1948. Le
fragment de dialogue qui servit de commentaire à « Sérénité » est,
lui, plutôt un trilogue entre un Savant, un Érudit et un Professeur sur
« le chemin de campagne » qui les reconduit au village dans
« l'exaltation » méditante d'une « nuit invraisemblable »
apte à les transporter. La lenteur conférée à leurs pas par l'afflux des
pensées et la progressive mise au diapason des trois interlocuteurs les a fait
entrer dans la nuit sans qu'ils y prennent d'abord garde, mais quand la splendeur
de la voûte nocturne les surplombe et sidère, ils se rendent compte qu'elle
intervient dans leur propos et l'oriente, qu'elle répond aussi sans un mot à ce
qu'ils cherchent. Les trois représentants patentés de l'institution académique,
faisant preuve de science, d'érudition et d'autorité magistrale, découvrent une
autre voie sur laquelle ils se rencontrent et progressent de concert. Et cette
voie les contraint à relativiser la force et l'efficience de leurs compétences
professionnelles. Enfin, l'échange entre le professeur japonais et le penseur
hespérique se place d'emblée sous le signe d'une célébration respectueuse et du
souvenir. Les interlocuteurs évoquent la mémoire du comte Shuzo Kuki venu
étudier auprès de Heidegger, à la fin des années vingt, et décédé tout jeune
encore. Ce discipline de Nishida, le principal philosophe japonais du XXe
siècle, a tenté de traduire pour ses étudiants et ses collègues certains cours
et conférences du penseur allemand et d'acclimater plusieurs de ses
propositions à une approche de l'esthétique traditionnelle japonaise. C'est
l'occasion pour Heidegger de se livrer à une esquisse d'histoire concernant sa
propre pensée et de la confronter à celle de l'Extrême-Orient dans l'idée qu'il
y a peut-être une unité, plus profonde qu'apparente en effet, entre deux
manières de se référer à ce qui forme le tout de ce qui est, les Occidentaux
disant « Être » là où les Orientaux disent « Néant ». La
tonalité du dialogue est celle de la révérence et du respect mutuel, du tact
délicat qu'il faut savoir entretenir envers ce qui est étranger afin
d'apprendre mieux à son contact ce qui nous est propre. Ainsi le lieu et le moment du dialogue relèvent à la fois de l'historique et de l'historial, du proche et du lointain, du propre et de l'étranger. La défaite allemande de 1945, la dévastation du pays, son occupation par les Alliés et les angoisses que suscite le sort encore incertain des soldats démobilisés et des prisonniers de guerre obèrent la tonalité propre au moment historique et colorent d'appréhension une attente tournée vers le monde à venir. Les liens du penseur avec ses personnages, quand ils représentent ses deux fils, la complicité affectueuse qui lie les jeunes hommes, les deux frères, ouvrent au texte une polarité affective dont le philosophe n'est guère coutumier. Toutefois Heidegger n'oublie jamais la dimension historiale des événements et la méditation qu'elle induit : il ne manque pas d'insister sur la portée transhistorique de la catastrophe présente et de souligner en particulier à propos du 8 mai 1945 : « En ce jour où le monde fêtait sa victoire et n'avait pas compris qu'il est, depuis déjà des siècles, vaincu par sa propre insurrection » (DA, 70). L'oubli de l'Être et l'arraisonnement du monde par la civilisation technique, purement calculatrice et fondée sur la quantité, qui en résulte, ont préparé l'universelle dévastation dont la seconde guerre mondiale est, à ses yeux, une conséquence plutôt qu'une cause. Cet entêtement, cette persévérance ou cette « endurance de la pensée » font l'honneur du penseur et sauvent son monde propre mais l'on ne peut tout à fait s'enlever de l'esprit qu'il s'y ajoute une secrète intention justificatrice. Les errements de 1933-1934, au moment où Heidegger devient un recteur d'université faisant pleine allégeance au régime nazi, sont dépassés en un pur et simple renversement : ce qu'il a tenu, un temps assez bref, pour l'avènement d'une possible politique de l'authentique devient au contraire la mise en œuvre la plus radicale et la plus monstrueuse de la dévastation nihiliste. Le problème — et « l'affaire Heidegger » ne cesse de rebondir — est que le penseur n'a jamais explicité ce renversement en exposant, par exemple, ses motivations personnelles précises et les faits historiques qui l'ont éclairé. Toujours est-il qu'en 1945, les jeux sont faits et l'enjeu intellectuel ne variera plus pour le philosophe : l'historial, c'est-à-dire l'histoire envisagée du point de vue exclusif de l'Être, l'emporte désormais sur toute considération seulement historique et sur tout historicisme. Il tient, au moment de la victoire alliée, à manifester l'ampleur de cette visée historiale pour relativiser l'événement et remettre la pensée sur ce qu'il estime être son chemin propre : les découvertes que permet le « chemin de campagne » sont encore à mettre en évidence et accompagner un tel mode de pensée n'est pas une mince affaire. En effet, proche et lointain doivent sans cesse être repensés et se rendre sensible à ce qui vient de l'Être implique de renverser fréquemment l'ordre des distances. Le proche, prétendument familier, s'avère marqué d'étrangeté et se dérobe souvent en un éloignement mystérieux, en une invisibilité sidérante ; le lointain se donne parfois « dans le vent de la chose » sous des espèces familières et presque tangibles, faisant signe comme tout proche. C'est pourquoi, portant encore plus loin son regard, le penseur en vient à demander aussi à l'Oriental de l'éclairer sur ce qui devrait lui être le plus familier, espérant sans doute entrevoir ainsi l'identité du fond sans fond qui porte et emporte tout ce qui est. La dévastation du monde… Il y a bien quelque provocation à placer, sous la date même du 8 mai 1945, des déclarations de ce type qui brossent l'arrière-fond de l'échange entre les deux frères : Le plus jeune : Parce qu'un jour, à partir d'un regard plus lucide
au cœur de l'aître de la dévastation, il faudra reconnaître que la dévastation
étend sa domination même là, et précisément là où pays et peuples n'ont pas été
touchés par les destructions de la guerre. Le plus âgé : Là où, par conséquent, le monde brille de toute la
splendeur du progrès, du profit et de la prospérité, où les droits de l'homme
sont respectés, où l'ordre bourgeois est préservé, et où surtout est assuré
l'approvisionnement pour la satisfaction permanente d'un imperturbable et
confortable bien-être, de sorte que tout ce qui nous entoure reste comptabilisé
et aménagé dans la perspective de l'utilité. Le plus jeune : Là surtout, où jamais l'urgence propre à l'inutile
ne vient enrayer la course des jours et apporter le vide tant redouté de ces
heures pendant lesquelles l'être humain devient un long laps de temps, ennuyeux
de lui-même. (DA, 33) Montrer ainsi que les États-Unis d'Amérique, qui sont bien sûr la cible du propos, sont tout aussi « dévastés » à cette date que l'Europe et en particulier l'Allemagne risquerait de faire rire et pourrait passer pour un signe puéril de dépit. La calme fermeté du plus jeune des deux penseurs explicite le rapprochement et situe le fond sur lequel pensent, parlent, vivent et agissent tous les hommes du monde moderne, « depuis déjà des siècles ». Le triomphe, européen d'abord puis mondial, d'une rationalité subjective se soumettant l'entièreté de ce qui est comme celle d'un réservoir d'outils dociles et factices au service d'une volonté insatiable de maîtrise et d'emprise n'a pu s'établir qu'en éradiquant une tout autre pensée de l'être et du monde qui « laissait venir » au lieu de forcer le fruit. Cette révérence envers ce qui échappe à l'utilité immédiate et factuelle plaçait — place encore — l'homme, plus souvent qu'il ne souhaiterait sans doute, devant certaine vacuité, certaine ennuyeuse patience qui constituent son intime rapport à l'Être et qu'il risque alors de tenir pour déficience s'il tente d'évaluer à son aune son vouloir et son pouvoir. C'est déjà une vue de l'attente telle qu'il faut l'entendre et mettre en jeu, mais c'est aussi une évaluation sans aménité de l'état du monde où, selon le mot de Nietzsche, « le désert croît ». La dévastation, qui interdit de plus en plus rigoureusement au monde maîtrisé, machiné, et à l'homme, pris dans la facticité de l'Humanisme, d'être selon leur mouvement propre, avance sous le masque de l'efficacité et du progrès, de la raison et de la maîtrise technique, du bonheur et de la justice, du bien-être et du respect de l'humain, et il y a quelque cruauté à souligner l'ambivalence foncière de ces valeurs que l'homme moderne se doit d'entériner et d'intérioriser. La prise de conscience est d'abord déchirante et elle jette dans un dilemme sans fin, car ce que propose Heidegger n'est en rien une régression ni un désaveu de la modernité issue de l'Humanisme renaissant et des Lumières. Il ne limoge pas la rationalité calculatrice et conquérante, mais souhaite la mettre à sa place, non lui laisser toute la place. […] Nous pouvons dire « oui » à l'emploi inévitable des objets techniques et nous pouvons en même temps lui dire « non », en ce sens que nous les empêchions de nous accaparer et ainsi de fausser, brouiller et finalement vider notre être. (« Sérénité », éd. cit., 177) La tâche risque toutefois d'être malaisée, et les dialogues du printemps 1945 sont, « sur le chemin de campagne », un pas sur la voie d'une réintégration, dans le temps humain, de la dimension plénière de l'attente et de la révérence à l'inutile en complément d'une temporalité normée et devenue strictement utilitaire. De même, du côté de l'Orient, le philosophe quête sous l'européanisation forcenée et foudroyante de tout le Levant le ferment d'une visée traditionnelle plus respectueuse d'un certain allant de l'Être ou de l'évidement — fondateur et même créateur — du Vide ou du Rien. …et l'attente hors vouloir La mise en évidence, parfois cruelle, de la dévastation ne saurait s'accompagner de l'arrogance de qui prétend seul à la vérité non plus que de la supériorité satisfaite du faiseur de leçons ou du donneur de conseils. Ce qui provoque ce phénomène ravageur et dont la contagion ne cesse de gagner est aussi l'exercice le plus honorable et le plus élevé que l'homme puisse faire de ses facultés intellectuelles comme de son esprit. Ce qui rend la dévastation difficile à connaître et à tempérer est qu'elle n'apparaît pas d'abord comme manque et comme destruction mais, à juste raison, comme progrès et accroissement. Le changement de paradigme exige une conversion intérieure et une prise de conscience qui accompagnent comme son ombre l'investissement concret et parfois enthousiaste dans l'allant progressiste et progressif de notre aménagement de la planète. Il s'agit bien de contrebalancer un « oui » par un « non » et cette activité de l'esprit relève d'un renversement de l'attente qui nous est la plus propre : Le plus âgé :
Nous préférerions plutôt apprendre à simplement attendre, jusqu'à ce que notre
propre aître devienne assez généreux et assez libre pour que nous puissions
nous en remettre avec décence et adresse au secret de ce que nous adresse ce
destin. (DA, 34) Une telle attente induit une entente singulière de notre rapport au monde et une qualité d'âme qui ne s'improvise pas mais se décide, bien qu'elle s'efforce d'échapper à tout vouloir seulement volontariste : […] Nous admettons les objets techniques dans notre monde
quotidien et en même temps nous les laissons dehors, c'est-à-dire que nous les
laissons reposer sur eux-mêmes comme des choses qui n'ont rien d'absolu, mais
qui dépendent de plus haut qu'elles. Un vieux mot s'offre à nous pour désigner
cette attitude du oui et du non dits ensemble au monde technique : c'est
le mot Gelassenheit,
« sérénité », « égalité d'âme ». Parlons donc de l'âme
égale en présence des choses.
(« Sérénité », éd. cit., 177) Le vieux mot évoqué remonte jusqu'à Maître Eckhart et signifie très exactement chez lui : « laisser être » ; il marque l'« abandon » ou le « détachement » où l'on se laisse d'abord soi-même afin de laisser les choses à elles-mêmes pour qu'elles aillent librement leur cours (en Dieu). Un tel détachement implique une double déprise : envers l'ustensilité trop ostentatoire des objets qui semblent pourtant voués à gratifier l'homme moderne, envers tout volontarisme ascétique s'arrachant trop exemplairement à la posture consommatrice. L'équanimité est ici patience envers l'Être jusqu'à ce que notre propre mode d'être (entendu ici sous l'expression « notre aître ») coïncide avec le « destin », c'est-à-dire avec ce qui vient à nous du plus proche-lointain et qu'il nous faut accueillir dignement. C'est dire que cette « attente », qui est « sérénité » donc « détachement », n'est l'attente d'aucun objet ou état prédéterminés et ne relève d'aucun vouloir, d'aucune propédeutique graduée et mesurée car : Le plus âgé :
Dans la mesure où nous attendons quelque chose, nous nous cramponnons à quelque
chose d'attendu. Notre attente n'est là qu'une manière de « s'attendre à
quelque chose ». L'attente pure et simple est troublée, car avec elle, me
semble-t-il, nous n'attendons rien. […] Le plus âgé :
C'est étrange de ne pas attendre quelque chose ni de rien attendre, et pourtant
d'attendre. Le plus jeune :
C'est-à-dire d'attendre en regardant ce qui correspond à l'attente pure et
simple. Disons plus justement : attendre ce à quoi répond l'attente pure
et simple. (DA, 35) Cette
« attente pure et simple », presque impossible à imaginer et à arracher
à une forme de « non-vouloir » qui garde encore quelque chose de
volontaire, est notre ouverture potentielle — notre coïncidence espérée
— à « l'ouverture de la libre Étendue » où l'Érudit, le Savant
et le Professeur voient la provenance même de notre Être (ou aître) : P[rofesseur]. La
sérénité vient de la libre Étendue, parce qu'elle consiste en ceci que l'homme,
tourné vers la libre Étendue, demeure serein et confiant, et cela du fait même
de cette dernière. C'est dans son être même qu'il est confié à la libre
Étendue, pour autant qu'il lui appartient originellement. Il lui appartient
pour autant qu'il lui a été initialement « ap-proprié » et cela par
la libre Étendue elle-même. (PSCS, 203) Pour le dire plus fermement encore : « Nous appartenons à ce vers quoi notre attente est tournée » (PSCS, 204). Mais il ne s'agit ni d'un lieu, ni d'une dimension situables : ni terre natale, ni sol associé à la lignée, ni Orient ni Occident réels ou imaginaires. Il ne s'agit pas non plus d'un temps aimanté par le passé comme héritage ou le futur comme projet : d'un présent peut-être alors, mystérieusement frappé d'éternité. De fait cette Contrée est inassignable et doit le rester : elle n'est ni subjective comme un pays imaginaire ou reconstruit par l'esprit, ni objective comme une visée sensible s'incarnant. « La libre Étendue », comme Contrée, vient à notre « encontre », à notre rencontre, dans et par les « pensées » qui nous viennent d'elle. Temporalisation et spatialisation, hors temps, hors lieu, hors poids, elle est le naissain de notre « penser », non le nid situé et fermé de l'être (de l'étant). Et c'est parce qu'elle reste « exposée au vent de la chose » que notre pensée rebondit et s'« ap-proprie » à elle-même en même temps qu'à « la libre Étendue » : en ce sens font signe le « bruissement » de la forêt russe, le travail de couture propre à la nuit étoilée au-dessus du « chemin de campagne » : Le plus jeune : Comme tôt ce matin nous marchions en colonne vers notre lieu de travail, soudain m'envahit quelque chose de salutaire, venu du bruissement de l'ample et profonde forêt. Tout au long de la journée, j'y repensai afin de sentir ce en quoi pouvait bien reposer ce qu'il y a de sauf dans ce salutaire. (DA, 17) Le dialogue entre les deux frères est la rumination, sur le chemin du soir, de l'ouverture salutaire de l'aube, de cette « sérénité » ouverte en celui qui tente de penser, par ce qui « repose » ainsi au cœur de la forêt, sans temps ni lieu, sans mouvement ni immobilité, et induit l'intime sensation du salut. Clef de l'attente et entente de l'aître. Les trois intellectuels qui reviennent au village, et qui ont trouvé en marchant que le mode même de « l'attente » qu'ils essayaient de définir c'est « s'engager » ou « aller dans la proximité », se rendent compte que le chemin, suivi « jusqu'avant dans la nuit » pendant leur échange, leur offre déjà l'expérience même de ce mouvement immobile : P[rofesseur]. Ce chemin qui nous a accompagnés
jusqu'avant dans la nuit… S[avant]. laquelle gagne le haut du ciel et,
toujours plus belle, resplendit… É[rudit]. surpassant, dans son émerveillement,
les étoiles… P. parce qu'au ciel elle rapproche les uns
des autres leurs éloignements… S. du moins pour l'observateur naïf, non
pour la science exacte. P. Pour l'enfant qui est toujours en
l'homme, la nuit demeure la couseuse d'étoiles. É. Elle assemble sans couture, sans
lisière et sans fil. S. Elle est la couseuse parce qu'elle ne
travaille qu'avec la proximité. É. À supposer qu'il lui arrive jamais de
travailler et qu'elle ne repose pas plutôt… P. alors que les profondeurs émerveillées
du zénith s'ouvrent devant elle. É. L'émerveillement pourrait donc ouvrir
ce qui est fermé ? S. Ce serait alors à la manière de
l'attente… P. quand celle-ci est sereine et confiante… É. et que l'être de l'homme demeure
« ap-proprié »… P. à Ce d'où nous sommes appelés. (PSCS, 224-225) Le
trilogue des spécialistes de l'intellect s'achève en une sorte de poème,
inventé de concert et à l'unisson par trois voix en quête de l'image qui sera
la plus fidèle au « vent de la chose », c'est-à-dire au bruissement
de la forêt, à la souplesse et à la rectitude du sentier, au scintillement du
firmament rassemblant les corps célestes et les détachant à la fois. Soir ou
matin qu'importe, il faut s'aboucher à l'Étendue qui se livre sans mouvement et
appelle sans voix, qui fait permuter sans cesse proximité et distance, qui
travaille et repose en un même geste. Le paradoxe qui fait de « la libre
Étendue » ou Contrée à la fois le but et la provenance, l'appel du
lointain et le cheminement dans la proximité interdit aussi d'en faire une pure
et simple « impression » ou « attraction » susceptible de
masquer le suprasensible sous le sensible, le transcendant sous l'immanent :
ce serait retomber dans une partition conceptuelle entièrement tributaire de la
« métaphysique » à laquelle Heidegger souhaite nous arracher. Un
paradoxe analogue s'élève dans le duo du penseur allemand et du professeur
japonais quand ils essaient de cerner la notion d'Iki tenue pour centrale en matière de pensée et
d'« esthétique » japonaises. Heidegger, se référant à l'usage du
comte Kuki, propose d'abord au professeur Tezuka une définition du terme le
présentant comme un « rayonnement sensible, par le ravissement
irrésistible duquel quelque chose de suprasensible parvient à
transparaître » (EP, 99). Mais il souligne aussitôt à quel point cette
tentative reste prise dans le jeu d'une différence encore
« métaphysique ». Ce n'est qu'après le long parcours du dialogue,
repassant par l'histoire même de la pensée heideggérienne et par un
approfondissement de la singularité orientale, que le Japonais va se risquer à
une reprise du terme et à son éclaircissement : J. — Iki, c'est le
vent de la silencieuse paix du ravissement resplendissant (Iki ist
das Wehen der Stille des leuchtenden Entzckens). D. — Le ravissement, vous le prenez au mot, l'entendant
comme une échappée qui transporte, comme l'arrachée qui porte au cœur de la
calme paix du silence. J. — Nulle part, là, d'attrait ni d'impression. D. — Le ravissement qui transporte est comme faire-signe au
loin, un faire-signe qui invite à partir ou invite à venir. J. – Mais le faire-signe est l'annonce que dit le voile qui
couvre tandis qu'il éclaircit. (EP, 130) Nous
ne sommes pas si éloignés ici de la mise au jour inspirée des trois
intellectuels ou des deux frères : proche et lointain se répondent en
s'inversant, repos au cœur de la paix et arrachement communient, transport et
silence s'additionnent, « faire-signe » ne laisse point de signes, le
voile qui couvre éclaircit par ce (parce) qu'il dérobe… Iki vaut Gelassenheit : ravissement qui éclaire dans le silence et place au
cœur de la paix vaut équanimité qui « laisse être » pour qu'advienne
le « faire-signe » de la libre Étendue rapatriant. L'attente y gagne
sérénité et confiance par l'« ap-propriement » de l'homme à son
destin, c'est-à-dire grâce à une certaine allégeance — une allégeance
certaine — à l'inutile et à « l'urgence propre à l'inutile » (DA,
33). De l'inutile Se
plaçant dans la perspective de l'oubli de l'Être, l'on croit d'abord savoir ce
qu'est l'utile. Le terme désigne la finalité même de tout le développement
technique propre au monde moderne : il situe notre attente et notre
effort, notre essor également, sous le signe du tangible et du calculable, du
productif et de l'expansif, de l'accumulatif et du progressif. En regard,
l'inutile représente le souci de l'Être, l'ouverture sans arrière-pensée à ce
qui vient, l'attitude de qui « laisse être » sans se contraindre ni
contraindre, le refus du quantifiable et du cumulatif au profit d'une
méditation apparemment gratuite et même gracieuse (puisqu'elle associe une
certaine beauté du geste et la gratification que procure le beau à l'accueil de
ce qui vient). Heidegger, lui-même, oppose ainsi une pensée calculatrice à une
pensée méditante, une visée quantifiante à une visée qualifiante. Toutefois le
court dialogue chinois que le plus âgé des deux frères propose en guise de
conclusion suspensive à leur échange du soir déplace et brouille la frontière
entre les deux camps de la pensée. La parole orientale incite ici à relativiser
les postures, celle de l'utile et de l'inutile, et à envisager leur glissement
l'une en l'autre au gré des circonstances mobiles de la vie. Le plus âgé :
[…] Voici le dialogue : Le
premier dit : « Vous parlez tous de l'urgence de l'inutile. » L'autre
répondit : « Il faut d'abord qu'une personne ait une connaissance de
l'urgence de l'inutile, avant de pouvoir parler avec elle de l'utile. Certes,
la terre est vaste et grande ; et pourtant, pour que l'être humain tienne
debout, il ne lui faut pas plus de place que ce qui est nécessaire pour pouvoir
poser son pied. Mais si juste à côté du pied s'ouvrait une crevasse plongeant
jusqu'au monde souterrain des enfers, la place qu'il occupe pour tenir debout
lui serait-elle encore d'une quelconque utilité ? » Le
premier dit : « Elle ne lui serait plus d'aucune utilité. » L'autre
répondit : « C'est là qu'apparaît clairement l'urgente nécessité dont
il retourne dans l'inutile. » (DA, 69) En effet, l'utile peut être envisagé a minima comme le moindre mal (ou le moindre bien) nécessaire : position proche de celle des Cyniques comme Diogène qui brisa l'écuelle qui lui était utile, le jour où il prit conscience qu'il lui suffisait de puiser l'eau au creux de ses mains. De fait l'inutile ne cesse de cerner et de battre en brèche l'utile, et c'est bien une négociation permanente dans l'ordre quotidien des activités humaines. Mais le penseur chinois est plus radical encore, il évoque un accident carrément « métaphysique » puisqu'il suggère le dévoilement des « enfers » : « une crevasse », qui déracine soudainement l'être même de l'homme et le projette dans le danger devenant son essence, fait s'évanouir jusqu'à la notion même d'utilité (comme possible sauvegarde). C'est une vision qui s'approche de la définition heideggérienne de l'homme comme « être jeté dans le monde » et, sur ce plan encore « métaphysique » mais déjà situé hors de l'être de l'étant, il n'y a plus de sauvegarde assignée d'avance et il faut envisager l'inutile même comme « urgente nécessité ». Ce qui sauve et sauvera naît de la gestion avisée d'un proche-lointain lié à la « libre Étendue », auquel on ne se rend sensible que par une conscience tout à fait avivée de ce qu'il convient de prendre et de laisser, de l'activité et de la passivité correctement agissantes. Le danger toujours imminent, sans cesse renaissant, noué à l'être-jeté, implique que l'on se pose, dans l'urgence, la question de ce qui sauve et si, comme l'écrit Hölderlin, dans Patmos, « là où est le danger, croît aussi ce qui sauve », le salut sera dans la juste réplique de l'inutile à l'utile. Qu'en est-il d'une telle réplique ? Assurément elle n'est pas dialectique au sens vulgaire du terme, car elle ne se contente pas d'intervertir les contraires, l'un chassant momentanément l'autre. Elle procède par glissement d'horizon ou par dévoilement. Sans qu'apparemment rien ne change, le regard se réoriente par rapport au phénomène, change de point de fuite ou de ligne d'horizon et ce qui était, pour l'homme, une stabilité utile, nécessaire et suffisante, se révèle tout d'un coup, également, insuffisante et liée à l'inutilité. La posture de ferme assise que l'humain aime à revêtir dans la vie, même si on la réduit à une mesure minimale, exactement suffisante toutefois, se trouve dévoilée et comme démasquée par un mouvement inattendu du voile lui-même : tout semble rester en place, mais l'inutile s'affirme et déborde. Il faut savoir lui répondre à son tour pour réintégrer utile et inutile dans un cercle vertueux (bien que mystérieux). De fait, l'on tient toujours les deux en même temps, sous le même voile dont le frémissement éclaire et le reploiement obscurcit, sous la même ligne de mire à condition de faire varier les points d'horizon. Ils ont, utile et inutile, dans cette perspective, un rapport entre eux analogue à celui qu'il y a, selon Heidegger, entre être (écrit aussi : Être ou aître) et étant. L'étant c'est la substance pondéreuse et quantifiable de tout ce qui est là, devant et autour de nous, matériel, tangible, mesurable, épuisable, le matériau de l'utile. L'être n'est ni essence ni substance ni exactement présence ou absence. Il est le mouvement même par lequel l'étant peut se montrer et se donner à nous en se rendant visible et sensible comme apparition et comme manifestation. L'être est, comme la lumière pour Plotin et pour Goethe, ce qui rend possible notre regard et il est donc son origine. N'apparaissant pas en lui-même il passe facilement pour inexistant ou inutile et, de fait, il se tient comme la réserve propre, inépuisable, de l'inutile. « L'urgence de l'inutile » est alors le Même que l'urgence de l'Être. L'inutile qui s'affirme et déborde éclaire ce qu'il en est de l'utile et de l'inutile et l'utile n'apparaît qu'à la lumière de l'inutile comme l'étant à celle de l'Être. Mais que pouvons-nous faire pour respecter à la fois l'urgence et la qualité singulière de l'inutile, pour accorder l'impatience, qui semble naître d'une situation historiale instante et d'un désir humain traversé de fougue, avec la paix et le silence au cœur du repos où nous invite l'ouverture de la « libre Étendue » comme Contrée ? Comment nous initier à une patiente urgence ! Une patiente urgence En apprenant peut-être à nous tenir dans le « pli » entre utile et inutile qui est le même que celui qui articule être et étant. Le « pli » est ce lieu précaire, ce lieu nomade — mixte d'être et d'étant, lieu hors lieu, temps hors temps, sans feu ni poids — où, le plus souvent, nous nous situons pour travailler — lire, écrire, penser — ou plutôt pour « œuvrer », car c'est à cette orée que nous exerçons nos capacités créatrices, seules à même de susciter une expérience d'Être et de répondre ainsi à l'urgence. Notre matériau est alors plus ou moins pondéreux, plus ou moins tangible, plus ou moins visible — mots, sons, couleurs, bois, pierre et métal. Mais nous nous efforçons à son contact de voir et de faire voir la lumière, de sentir et de faire sentir le mode même de l'apparaître — à la fois comme naissance et surprise, comme lumineuse commotion et comme le repos même de la Contrée quand nous réussissons pleinement ; comme trace déjà perdue, mais encore adorable, de l'insaisissable, quand nous échouons partiellement. C'est dire que la réponse à cette urgence-là n'est ni hâte fébrile ni précipitation, encore moins la mobilisation forcenée de nos capacités d'action, mais qu'elle correspond strictement à l'attente et à la « sérénité » du « laisser-être ». C'est dire aussi l'alliance désormais nécessaire du penseur et de l'artiste, du poète et du penseur trouvant leur « lieu commun » dans un « penser poétique ou poïétique ». Heidegger est conscient de l'étrangeté voire de l'incongruité d'une telle figure renversant des préjugés millénaires, mais il y situe, surtout après 1945, la possibilité même d'un renouveau de la pensée : « [Certes] ce caractère de la pensée, qu'elle est œuvre de poète, est encore voilé. […] Mais la poésie qui pense est en vérité la topologie de l'Être. À celui-ci elle dit le lieu où il se déploie ». Cela
explique, s'il en était besoin, que le dialogue des deux jeunes hommes inspirés
par le bruissement de la forêt russe comprenne en son sein, outre l'apologue
chinois rapporté par l'aîné, un poème récité par le cadet, poème qui fait de
lui incontestablement, avec l'intuition initiale concernant ce qui sauve, le
jeune maître du débat. Ce poème est bien le discours (logos) qui déploie le lieu (topos) de l'Être en en disant l'émergence et le dire du
texte, ce que Heidegger appellera plus tard la « Dite » ou le
« Dict », produit à nos yeux, nos sens, notre penser l'exact point
d'insertion et de résonance de notre « aître » : Dans
l'attente seule, dé-tendus, en
propre à nous-mêmes advenus, nous
octroyons à la moindre des choses, de
retourner là où elle-même repose. Comme
au tendre son d'anciens violons de maîtres, qui
dans ces instruments n'a plus de résonance et
dans un coffre s'éteint en silence abritant
en retrait la garde de son aître. (DA, 57-58) L'attente est définie — et ouverte en même temps —
comme « appropriement » de l'homme et des choses, de l'homme par les
choses et de celles-ci par lui, à leur lieu qui est le repos même, silence et
paix, propre au retrait de la Contrée ou « libre Étendue ». Le
« laisser-être » ou sérénité tient l'homme en garde — son
attente est aussi « attention à… » — vis-à-vis de tout ce qui
vient. C'est toutefois comme l'empathie silencieuse de violons anciens et
virtuoses enfermés dans leur étui et qui vibrent encore sympathiquement mais de
loin aux manifestations atmosphériques, prélude et racine, au « creux
néant musicien », de toutes les harmonies à venir sauvegardées en leur
repos et en leur inutilité. L'Érudit du trilogue propose, lui aussi, à ses deux
confrères un court poème destiné à illustrer la notion d'« instance »
qui leur est venue en chemin : l'Être émet comme une sollicitation
pressante, il met en urgence et insiste ; la réponse cependant est placée
sous l'invocation d'une « simple patience » absorbant tout
l'inutile : « Instance » Jamais
une chose vraie, solitaire, Mais
la vérité dans son être ! Pour
l'accueillir intacte, Pour
trouver consistance et ampleur, Assigne
à ton cœur méditant, Assigne-lui
la simple patience De
l'unique grandeur d'âme, De
celle qu'inspire un noble souvenir. (PSCS, 215) Le goût et le désir de « la vérité dans son être »,
dévoilement de l'authentique à partir de la « chose même », doit donc
s'accompagner d'une vraie « patience » qui est attente et
« grandeur d'âme », équanimité et magnanimité, laquelle s'accommode
de ce qui semble un détour et qui est « noble souvenir », apparente
et nécessaire inutilité de l'écho mémoriel qui approfondit sur place (variante
temporalisée de la silencieuse résonance des violons). C'est sur un
« poème », à voix alternées et concertantes (nous avons cité ce
passage plus haut), que s'achève ce dialogue : le monde de la nuit y offre
l'image d'une « couseuse d'étoiles » qui « travaille avec la
proximité », modèle de l'attente sereine, de la patience confiante et de
la grandeur émerveillée, guide désintéressé qui répond à l'urgence et à
l'instance par la « sérénité ». Enfin, au moment où ils s'approchent
en vérité de la définition de « la parole » selon l'esprit de
l'Extrême-Orient, le philosophe allemand et le professeur japonais entrent en
une sympathie qui unit leurs propos en un seul flux et nous assistons à la
naissance poétique (ou poïétique) d'une définition qui en appelle instamment au
poème pour éclore : D. — Le mot japonais pour « parole », comment
dit-il ? J. (après avoir encore
hésité) — Il dit « Koto ba ». D. — Et cela veut dire ? J. — Ba nomme les
feuilles, mais aussi et en même temps les pétales. Pensez aux fleurs de
cerisier et aux fleurs de prunier. D. — Et que veut dire Koto ? J. — Répondre à cette question, voilà qui est suprêmement
difficile. Pourtant, […] nous avons osé préciser et situer l'Iki : le pur ravissement de la paix du silence en
son appel. […] [Et] Koto nomme
toujours aussi ce qui chaque fois ravit, donc le ravissant lui‑même
venant rayonner dans l'instant qui ne se répète jamais, avec la plénitude
persuasive de sa grâce. D. — Koto serait
alors l'appropriement (das Ereignis :
[ce qui met sous les yeux, montre le propre et se montre en propre en survenant])
de l'éclaircissante annonce de la grâce. […] J. — Koto —
l'appropriement de l'éclaircissante annonce de l'inclination qui, depuis le
lointain, porte en avant. D.— Koto serait
le mener à soi, l'approprier qui gouverne… J. — …précisément ce pour quoi il faut prendre en garde ce
qui croît et s'épanouit en fleurs. D. — Que dit alors Koto ba en tant que nom pour la parole ? J. — Entendu à partir de ce mot, la parole est : pétales de fleurs issus de Koto. (EP, 131-132) « Pétales de fleurs issus de Koto » c'est-à-dire une parole qui n'a pas pour
finalité de « signifier » quelque chose dont elle arrêterait le sens
en quelques traits définitifs, mais d'ouvrir en productions délicates et
efflorescentes l'annonce de ce qui ravit et rayonne « dans l'instant qui
ne se répète jamais, avec la plénitude persuasive de sa grâce ». N'est-ce
pas là une approche de la parole qui la place délibérément du côté de la
poésie ? Et ne trouverons-nous pas la plus exacte illustration de cette
visée dans ces petits poèmes japonais, si célèbres et si inspirants, dans les haïkaï ? Nous souhaiterions terminer par une petite
série de haïkaï empruntée à un
auteur contemporain : Ishikawa Takuboku (1885-1912). À
Hakodate sur la plage d'Ohomori le
bruissement de l'écume de
diverses choses je me souviens Ailleurs, la forêt, ici l'écume, la nature « est » et
elle rythme ce qui sauve. Le lieu est précis, les souvenirs sont personnels.
Toutefois c'est la plage et la mer, c'est le retour immémorial et anonyme du
mémoriel intime. Cet « instant qui ne se répète jamais » peut éclore
sans cesse pour chacun « avec la plénitude persuasive de sa grâce »
et la parole poétique est bien ici « la vision instantanée du monde de
l'autodétermination du présent éternel[5] ». Il
pensait être un homme inutile il
s'est retiré tel
une divinité sur une montagne Inutilité égale divinité.
Bien sûr il ne le savait pas, l'« ermite-amateur », sinon il ne
serait qu'un prétentieux imposteur. Mais le poème le sait pour lui et pour
nous. Vous avez dit « urgence de l'inutile » ? Répétez-le
maintenant ! L'Occidental aura du mal à s'y faire ! Une
fois encore si j'entendais cette voix totalement
alors ma
poitrine s'allégerait L'annonce est « totalement » éclaircissante ;
elle vient du lointain intérieur et porte en avant ; elle mène à soi et
approprie. Et elle gouverne : « Ma poitrine » s'allège
aussi ! Dans
les dunes d'une plage du nord parmi
l'odeur du sel les renouées cette année encore écloront[6] « Ce qui croît et s'épanouit en fleurs » et même en
herbes est sous notre garde car nous devons sauvegarde à ce qui nous sauve et
ne cesse de le faire au-delà même de notre présence précaire. Ces plantes
vivaces et têtues sont des « renouées », mais c'est la parole
poétique qui les renoue à notre destin. Excursion
exotique ? Non, car tout cela c'est, très exactement, aussi la « Dite » selon Heidegger et,
manifestement, pour lui, quand il s'y livre — les circonstances lui en
faisant « instance » —, le dialogue a pour vocation ultime de
s'achever en un poème où
s'affirme, sans dominer, la maîtrise momentanée et précaire de celui qui a
ainsi le mieux « laisser-être » l'Être en une ravissante éclosion et
qui, de la sorte, en ce laps de « présent éternel » qui échappe à
l'ennui, a répondu en même temps à la patiente urgence de l'inutile. Serge Meitinger [1] Martin Heidegger : « L'Expérience de la pensée » (écrit en 1947), traduit par André Préau, Questions III, Paris : Gallimard, collection « Classiques de la philosophie », 1966, p. 25. [2] Martin Heidegger : La Dévastation et l'attente, Entretien sur le chemin de campagne, traduit par Philippe Arjakovsky et Hadrien France-Lanord, Paris : Gallimard, collection « L'infini », 2006 (cité désormais DA suivi du numéro de la page). [3] « Sérénité » et « Pour servir de commentaire à Sérénité », traduit par André Préau, Questions III, éd. cit., p. 159-181 et p. 183-225 (cité désormais PSCS suivi du numéro de la page). [4] « D'un entretien de la parole », traduit par François Fédier, Acheminement vers la parole, Paris : Gallimard, collection « Classiques de la philosophie », 1976, p. 85-140 (cité désormais EP suivi du numéro de la page). [5] Nishida Kitarô : La Culture japonaise en question, traduit du japonais par Pierre Lavelle, Paris : Publications Orientalistes de France, 1991, p. 75. [6] Ishikawa Takuboku : Ceux que l'on oublie difficilement (1910), traduit par Alain Gouvret avec le concours de Yasuko Kudaka, Arfuyen, XIII, Malaucène, octobre 1979. RETOUR : Contributions à la théorie de la littérature |