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OÙ EN ÊTES-VOUS AVEC HUGO ?

 

Longtemps, trop longtemps, je m'en suis tenu à la boutade de Gide : « Le plus grand poète français ? Victor Hugo, hélas ! », ne sachant pas assez qu'un mot d'esprit peut être une mauvaise action voire un crime quand il favorise la paresse, entretient l'ignorance, suggère l'exclusion ! Et, quand l'agacement point tout de même devant certaines tournures hugoliennes, marquées par une forme de grandiloquence, peut revenir, comme un réflexe, un significatif haussement d'épaules, signe d'humeur passager que l'admiration sitôt efface !

 

Car il me faut me rappeler une expérience vécue par deux fois, en deux contextes suffisamment différents pour qu'elle devînt révélatrice : celle de la lecture à haute et intelligible voix, devant une classe, de moments particulièrement suggestifs de La Légende des siècles ! Ce fut d'abord à Tunis, en une classe de cinquième du Lycée Carnot, puis au collège de Malestroit dans le Morbihan, toujours en cinquième : la voix qui profère le poème en s'y soumettant le mieux possible, s'assure progressivement, monte en force et en puissance, se sent devenir expressive, inspiratrice, porteuse d'un rituel exaltant et exalté, d'une émotion presque sacrée, poussant l'humain à sa limite (qui est aussi sa mesure) ; car, ce faisant, le rythme de l'alexandrin scande le souffle qui, mesuré, introduit une rassurante régularité et le retour désormais espéré, attendu, de l'accent comme de la rime arrache l'ordinaire durée du temps vécu, du temps scolaire à sa linéarité monotone et profane… C'était entrer dans l'espace–temps du conte ou du mythe dont la splendeur sauvage, à la fois réglée et hors norme, élève l'imagination et stimule l'émotion, faisant briller tous les yeux dans des visages attentifs, graves ou souriants… Olivier et Roland, les protagonistes de La Conscience ou de L'Aigle du casque se profilaient soudain comme des ombres surhumaines, voire inhumaines, mais donnaient une forme inouïe et a priori inimaginable à nos virtualités émotives, leurs figures hautement dessinées et le pathétique propre à leur destin orchestrant l'influence globalement exercée par le poème et acceptée au plus intime. À l'issue, le silence, point d'orgue d'une émotion commune, rassembla deux fois élèves et professeur dans l'attente informulée d'un « encore ! ». J'ai rarement ressenti, chez des élèves, une telle qualité d'écoute, une émotion aussi palpable et elles m'apparurent alors clairement liées à l'exceptionnelle capacité d'unir narratif, poétique et mythique en un seul et unique rythme pathique qui est propre à Hugo (et quasiment à lui seul).

 

Avec le recul et l'interrogation que je fais ici mienne, je m'aperçois que le grand Victor ne fut jamais tout à fait absent des différents programmes que j'ai en divers lieux professés : à Tananarive tout comme à La Réunion (en mes premières années) une anthologie des poèmes s'efforçait de balayer le large spectre qui s'ouvre entre « Ce siècle avait deux ans… » et « L'enfant avait reçu deux balles dans la tête ». Et si deux vers du tout premier poème des Feuilles d'automne :

 

Mon âme aux mille voix que le Dieu que j'adore

Mit au centre de tout comme un écho sonore !

 

semblent d'abord participer d'une certaine inflation du moi typiquement romantique, il faut toutefois se rendre très vite à l'idée qu'en ce qui concerne la vocation hugolienne, ils ne font qu'exprimer la plus simple vérité et reflètent même une modestie foncière, le poète reconnaissant n'être qu'une chambre d'écho(s), entièrement à la merci du monde qui l'entoure et résonne en lui, par lui. Souvenir de la nuit du 4, dont la lecture à haute voix tire les larmes, gagne à être analysé comme un poème de propagande, tant il est rare que celle‑ci se hisse d'emblée à la hauteur du mythe, si haut que le court Badinguet s'en trouve encore rapetissé, histrion du vice et non génie du mal !

 

Je mis aussi au programme Les Contemplations, en première année, et l'année universitaire (nous n'en étions pas encore aux semestres) ne suffit pas à déployer l'ensemble du livre qui embrasse plus d'une vie et plus d'un monde en un seul moi, un seul destin, arc-en-ciel de l'être… Les Orientales, plus tard, en deuxième année, qui est un éloge en acte du sensible sous tous ses rapports grâce à la puissance, à la précision et au bonheur de l'expression : le premier recueil qui mît à nouveau des couleurs au vers français passé par le long tunnel néo–classique et à demi revigoré seulement par Lamartine ou Vigny ! Exaltation des formes et des couleurs, des matières et des lumières, des corps et des êtres naturels : le pittoresque y est à la fois une physique et une métaphysique qui éclipsent très largement le philhellénisme de façade. Livre de délectation malgré la cruauté souvent mise en scène, livre de choses « excellentes » parce que « vivantes » malgré l'omniprésence de la destruction et de la mort.

 

Plus récemment j'ai réalisé avec Hugo pour guide (c'était fêter à ma façon le bicentenaire !) une incursion du côté de la phénoménologie du songe dans et par le parcours d'un puissant inédit, le Promontorium somnii, qui est un échec dans l'exposition non dans la pensée, le développement, proliférant, s'avérant incapable d'atteindre, aux yeux mêmes de son auteur, les qualités d'ordre et de concaténation souhaitables en un essai structuré*. Le poète s'y faisant penseur nous révèle une identité peu remarquée et moins encore formulée entre « la secousse du réel » et celle du songe. Toutes deux nous rappellent, en une immédiate et double « saisie » pathique, aux fondements mêmes de notre présence au monde. S'avancer sur le promontoire du songe (qui se distingue mal du promontoire de la pensée) c'est se tenir, en funambule de l'être, entre « c'est » et « ce n'est pas », entre le factuel et le virtuel, c'est vivre comment le possible (parfois seulement rêvé) ou l'impossible ne cessent de nourrir ce qui nous arrive, ce que nous éprouvons, ce que nous souhaitons et réalisons et ce, au prix d'une « irréalisation » fondatrice, d'une imagination fabricatrice, à la fois destructrice, annihilante et créatrice, qui fait rimer nos créations avec celle du Créateur et nos mots comme nos images avec la force des choses.

 

Hasard supplémentaire ? J'ai eu à participer au même moment à deux jurys de mémoires sur Hugo, prenant le romancier à ses extrêmes : Han d'Islande d'une part et L'Homme qui rit de l'autre, et sur plus d'un point les extrêmes se touchent. Le frénétisme du premier roman ne fait qu'exacerber la brutalité propre à l'emprise de l'écrivain sur le réel : bousculant les convenances du bon goût ou de la pudeur, abolissant le filtre de la politesse et de la délicatesse, l'auteur bondit sur sa proie, tout comme le réel de son côté sait nous saisir, et dès les premières lignes de ce roman noir et sanglant, nous pouvons lire :

 

— Voilà où conduit l'amour, voisin Niels, cette pauvre Guth Stersen ne serait point là étendue sur cette grande pierre noire, comme une étoile de mer oubliée par la marée,  si elle n'avait songé qu'à reclouer la barque ou à raccommoder les filets de son père, notre vieux camarade. Que saint Usuph le pêcheur le console dans son affliction !

 

La scène est dans la morgue primitive d'un village marin et nordique où les cadavres sont exposés sur des étals de pierre noire comme, à la criée, les fruits de la marée et j'avoue que le corps de Guth Stersen assimilé à « une étoile de mer oubliée », l'évocation des travaux ordinaires des pêcheurs et tous les détails s'accumulant encore produisent sur moi bien mieux qu'« un effet de réel » : ici le réel, en acte ou en personne, nous affecte, nous transit et nous serons longtemps, en tout ce long roman, malgré ses nombreuses invraisemblances ou plutôt grâce à elles, ballottés et démenés par lui ! De la même manière, l'avant–dernier roman de Hugo est fascinant de par le rapport qu'il instaure, dès sa prodigieuse ouverture, à l'entièreté de la matière en mouvement, en tourbillon, en ébullition. Celle–ci, bien que (re)présentant le fond noir et informe du monde, bien que détaillant aussi la force terrible et minutieuse des choses, est modelée et projetée en avant par un souffle ou une tornade, animés ; — elle est tout entière une matière-esprit qui n'a d'intérêt vivant et de mouvement prégnant que par ce qu'il s'y meut encore et toujours d'esprit, fût–ce à l'état d'improbables, d'insaisissables traces ! Tout le début de L'Homme qui rit nous fait ainsi (re)découvrir le poids et l'importance de l'immanence chez Hugo (bien qu'il l'unisse indissolublement au spirituel mais avec des liens matériels encore !). La pensée du poète, son appréhension du monde ne sont peut-être qu'un immanentisme radical et non un idéalisme comme certains aspects de son œuvre (de sa poésie surtout) le laisseraient entendre ! Pour bien appréhender cette aimantation il faut se laisser prendre par le magma (en fusion) du texte… et il est impossible de tout à fait se laisser faire. Il faut donc vivre ici la tension salutaire et dynamique d'une lecture en constant dérapage, en glissante disruption… Discordance et déport qui nous révèlent sans doute qu'il n'y a pas si loin de l'immanence radicale à la transcendance elle-même : ce n'est possiblement qu'une question d'intensité et de fréquence, de continuité ou de discontinuité dans l'élan, d'adéquation plus ou moins critique au mouvement d'ensemble. Oui, le lecteur de L'Homme qui rit est, lui-même, cette « étoile de mer » d'abord « oubliée » puis rattrapée par « la marée » de l'être : il éprouve et vit le mouvement en tentant d'y résister !

 

Bien sûr l'œuvre du grand Victor comprend bien d'autres thèmes et même d'autres mondes : politiques, historiques, esthétiques, sociaux, moraux et psychologiques, naturels, humains, inhumains, spirituels… Ce qui me retient toutefois, et m'enchante de plus en plus fort, c'est la radicalité et l'âpreté d'un rapport établi à l'intégralité comme à l'intégrité du monde dont l'âge et l'approfondissement de l'expérience n'ont fait qu'amplifier en même temps qu'épurer la violence et l'intransigeance. Du ver de terre et de la terre à l'étoile, en passant par l'étoile de mer, le crapaud, le rocher, la pieuvre, l'océan et les quatre vents, la voix qui fut celle de Victor Hugo fut apte à scander toutes les présences et tous les souffles dans et par sa seule expansion, leur conférant l'humaine incarnation et, souvent, une stature plus qu'humaine, traçant les limites superlatives de notre condition ; cela explique la portée et la profondeur de l'émotion suscitée par ses vers comme par sa prose ; cela excuse bien quelques poussées de grandiloquence !

 

 

Post Scriptum. « Longtemps », « émotion », « matière », « pathique », « immanence » : tels sont les termes qui bruissent autour de mon impression centrale comme si lire Hugo faisait entrer dans une dimension insue et sous-jacente où le temps ne passe pas mais s'éploie comme une matière (ou une anti‑matière) fluante et influente, interminable, incessante, infinie.

Serge Meitinger

 


* On trouve ce travail sur ce site.

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