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Éloge du pâtre promontoire. Hugo, une phénoménologie des pouvoirs du réel et du songe
© : Serge Meitinger.

Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion. Il a publié de nombreux articles, notamment sur la poésie depuis Baudelaire, et un essai : Stéphane Mallarmé ou la quête du « rythme essentiel », Hachette, 1995. Il écrit et publie de la poésie.

Mis en ligne le 3 octobre 2002.

On trouvera le texte de « Promontorium somnii » dans Victor Hugo, William Shakespeare, Flammarion, 1973, introd. par B. Leuilliot, dans la section Préparations et alentours de William Shakespeare, pp. 351-391 ou dans l'édition Massin des Œuvres complètes au Club Français du Livre, tome XII, pp. 449-481.


ÉLOGE DU PÂTRE PROMONTOIRE

Hugo, une phénoménologie des pouvoirs du réel et du songe

 

Qui que nous soyons nous sommes ignorants. Ignorants de ceci, sinon de cela. Nous passons notre vie à avoir besoin de révélations. Il nous faut à chaque instant la secousse du réel. (Promontorium somnii)

Songer c'est penser çà et là. Passim. (William Shakespeare, I, V-1)

La rêverie est un regard qui a cette propriété de tant regarder l'ombre qu'il en fait sortir la clarté. (Ibidem)

 

Un saisissement est à l'origine des pages placées par Hugo sous le signe majestueux et équivoque du Promontorium somnii puisque le songe, qui est aussi « songe debout » (« dormir n'est pas une formalité nécessaire »), ne s'y sépare pas de la pensée quand celle-ci est enlevée et élevée par l'imagination. Ayant placé son œil contre le télescope d'Arago, à l'Observatoire de Paris — la scène se situe en 1834, trente ans à peu près avant l'écriture de cette prose —, le poète, malgré ou plutôt à cause de la puissance même de grossissement propre à la lunette, ne voit, d'abord, littéralement rien : « une espèce de trou dans l'obscur, voilà ce que j'avais devant les  yeux », « dans une nuit profonde la plénitude du noir »… L'engin est bien braqué sur la lune, alors en son croissant, mais sur une partie de la cible encore située dans les ténèbres. À l'instigation de l'astronome, Hugo insiste et, sa rétine commençant à s'habituer, il appréhende, dans la confusion la plus extrême, de l'indistinct et de l'informe, du mouvant et du diffus, du livide et du sombre, un quelque chose qui, bouleversant les sources de sa perception, lui donne à éprouver ce que nous éprouvons rarement, la sensation brute du réel : « L'effet de profondeur et de perte du réel était terrible. Et cependant le réel était là. » Nous ne connaissons le réel — nous ne « co-naissons » au réel — qu'en en perdant d'abord les repères normés et stables, déjà réfléchis, et, à ce moment où nous sommes sous le choc de cette perte, nous y sommes, nous touchons la présence de ce qui est et nous échappe, nous en sommes enfin sûrs sinon assurés… Telle est « la secousse du réel » et il nous faudrait en faire « à chaque instant » l'épreuve pour être constamment au réel c'est-à-dire au monde avec la conscience d'y être : posture éminemment humaine qu'il serait pourtant inhumain de perpétuer en sa pureté d'événement, d'avènement…

 

Cette « secousse », dans l'instant où on la vit, déconsidère toute vision convenue et stéréotypée, elle dévalorise subitement les concrétions verbales et imaginaires figées par la tradition : la lune ainsi découverte d'un œil neuf, aveuglé par l'évidence de ce qui est, ne s'accommode plus des dénominations mythiques qui l'assimilent à Astarté, Hécate, Proserpine, Artémis, ou poétiques telles que « la reine des nuits », « la pâle courrière », classicisantes (« la lampe d'argent »), biblique, ou scientifiques qui décomptent et algébrisent… La lune réelle est tout autre et elle est là comme un monde qui vit et se déploie dans une parfaite autonomie ontologique, à nous étrangère, avec ses suggestions, ses gouffres et ses mystères : « cette présence vous serre le cœur », « le silence accroît l'horreur », « horreur sacrée ». Cela est et « cela n'est peut-être pas » : tout gain, tout accroissement à venir se nourrit de la perte potentielle et actuelle réalisée par le choc. Mais ce gain, seulement potentiel encore, s'actualise parfois en vision, en « révélation » véritable : le soleil qui se lève sur la portion de lune observée par Hugo déclenche un « éclair » flamboyant et tout un monde se dévoile en son incommensurable splendeur, « une chaîne d'Alpes lunaires », explique Arago. Parmi ces monts et cratères qui sortent successivement de l'ombre pour apparaître en leurs merveilleuses architectures, le « Promontorium Somnii » est le deuxième à surgir dans le regard : « Cela existait magnifiquement. Là aussi la grande parole venait d'être dite ; fiat lux. » À l'horreur sacrée semblent succéder la splendeur et l'extase ; à l'aveuglement, la « vision » ; à la convention des nombreuses dénominations stéréotypées et disqualifiées, l'invention une de la lumière-même… Découverte et production de la puissance radieuse de l'« exister », découverte et production de l'être, de tout ce qui est, par la lumière, mais l'ampleur de cette mise au jour et de tout cet éclat paraît demeurer directement proportionnelle au volume d'ombre déplacé et intervenir, sur un plan d'emblée cosmique, comme une prodigieuse compensation : « Il semble qu'on assiste au paiement d'une dette de l'infini. » Et le lieu du « paiement » paraît bien être ici cette « chaîne d'Alpes lunaires » surgissant dans et par la lunette astronomique d'Arago et, plus particulièrement, ce lieu symbolique qu'est le Promontoire des songes.

 

Victor Hugo qui pense insérer ces pages dans son William Shakespeare en tire une première métaphore ou un premier symbole qui concerne le destin de certains génies. Une grande œuvre composée de chefs-d'œuvre, qui sont autant de cratères et de pics, comme celle de Shakespeare, peut rester des siècles entiers dans l'ombre jusqu'à la montée de la gloire révélant d'un seul coup aux « hommes stupéfaits […] qu'ils ont au-dessus de leur tête un monde inconnu ». Et il faut, ici, reconstituer tout le cycle : l'œuvre engloutie dans l'absence de mémoire, tel un gigantesque bien qu'invisible trou noir (Hugo, qui a le sens du cosmogonique, eût aimé cette image), « chose immense », irradie sombrement en un « épanouissement pour la nuit » et ce poids d'ombre, sans doute de par sa gravité propre, de par la gravitation qu'il induit, produit à un moment le choc salutaire qui ouvre à une réalité inouïe, absolument inédite mais déjà présente, existante, inévitable désormais. La chaîne de ces Alpes shakespeariennes s'inscrit dans le grand mouvement d'orogénèse artistique qui va d'Homère à Beethoven, mouvement qui ne cesse de mettre au jour la vérité vraie de notre réel, de ce réel, perdu et trouvé, trouvé parce que perdu, et qui « est toujours ce qu'on n'attendait pas ; mais quand l'inattendu se produit, on le découvre comme toujours déjà là » (H. Maldiney). Au sommet comme au centre de ce « monde inconnu » — c'est la deuxième métaphore ou le second symbole —, trône « ce promontoire du Songe, dont nous venons de parler, il est dans Shakespeare. Il est dans tous les grands poëtes ». Mais la réflexion du poète-penseur bifurque alors et se complique : le Promontoire n'est plus seulement l'objet, parmi une chaîne alpestre, de la révélation, il en est le sujet et l'agent, le lieu et le moteur. Il est désormais ombre et lumière à part égale ou inégale, « la cime du Rêve » est un point de départ et d'arrivée, un lieu de passage et de partage : quiconque s'avance sur ce sommet qui lui-même s'avance en promontoire devient, comme Jean à Patmos, prophète et maître de vérité quitte à tomber, première victime de l'épreuve de vérité. Il est exaltant mais dangereux de toucher cette crête. L'ascension peut, par l'échelle de Jacob « appuyée à cette cime », conduire au pur éclat transcendant mais « les formes blanches ou ténébreuses, ailées ou comme enlevées par une étoile qu'elles ont au front, qui gravissent l'échelle » sont « les propres créations du poëte » passant par « la pénombre de son cerveau ». Ici encore, il faut reconstituer et considérer tout le cycle : un vertige, comme celui qu'éprouve Hugo regardant dans la lunette d'Arago, fait vaciller toutes les certitudes établies, un choc obscur rend le sens de la présence réelle tout en faisant éprouver la détresse de la perte ; l'esprit tente de se rassurer en se raccrochant à des codes, des systèmes, des figures ou des dénominations déjà connus, reconnus, objectivés, banals et, en même temps, il souffre de leur patente insuffisance, il les excède ; alors naissant de « l'épanouissement pour [et par] la nuit », se dégage en un trait fulgurant : invention d'une forme sensible et intelligible, d'un rythme incarné, d'une allure vibrante et vivante, d'une existence magnifique, le sursaut lumineux qui crée l'œuvre et ouvre son monde inouï mais — oui, c'est vu, c'est senti ainsi ! — absolument réel.

 

Mais ce beau schéma et ce double symbole sont à peine posés qu'ils sont tout de suite traversés et emportés par ce qui les scinde et partage et déchire, tout le reste de l'essai, la majorité de ses pages, s'enflant en une accumulation sans direction précise ni sens vraiment suivi, comme si le poète était victime de l'effort colossal mais désordonné qu'il a entrepris pour cerner et épuiser ce que devrait être l'épreuve de vérité propre à l'imagination tout comme à la pensée quand elles sont à l'œuvre. Cette démesure et ce désordre expliquent pourquoi il n'a pas inséré ce travail dans son William Shakespeare ni publié à part ces feuillets. L'échec toutefois demeure grandiose et porte à réflexion. C'est au moment où le poète s'attache plus spécifiquement au pouvoir du songe que bascule le partage des clartés : il distingue « fantastique » et « fantasque » comme deux versants du Promontoire ; il y ajoute le « précipice » qui est « la folie ». Le « fantastique » relèverait du grave, du sérieux, du sombre (mais tendrait vers une forme de sublime), c'est le versant « farouche » (Jean de Patmos) ; le « fantasque, qui n'est autre chose que le fantastique riant » relèverait d'un certain comique, du jeu, du clair (mais tendrait vers le grotesque), c'est le versant « radieux » (Rabelais). Dans la suite de son développement, Hugo a tendance à laisser de côté (sauf par instants) le premier aspect qui, proche du tragique comme du prophétique les plus classiques, lui apparaît bien représenté dans la tradition esthétique et critique pour privilégier le second, dont la mise en perspective est plus inventive ou novatrice et approfondit pour lui des idées qu'il a développées dès la Préface de son Cromwell. Mais, ce faisant, le rire ici évoqué qui accapare très vite les fonctions et prérogatives du sérieux voire du tragique s'assombrit et devient un rire monstre apte à tout envahir, à tout submerger de son terrible éclat. Hugo qui ressent comme inédite l'alliance du rire et du rêve (du comique de dérision même le plus trivial et de l'imagination créatrice) insiste sur ce point tout en réhabilitant ce « vague royaume plein du mouvement inexprimable de la chimère » qu'est le monde imaginaire. Fidèle à l'expérience de la lunette d'Arago, il considère que l'épreuve du réel, liée à la sensation brute d'une perte et d'un vertige suivis d'une révélation, garantit une certaine valeur, une certaine consistance ontologiques au monde imaginaire ainsi ouvert : « C'est le monde qui n'est pas et qui est. » Les termes contradictoires ne s'annulent pas mais se renforcent et se prolongent en une manière de présence étrange mais agissante : « L'âme est presque chair, le corps est presque esprit. » La réalité y dit aussi son mot, fût-ce celui de Cambronne ! Ce royaume a un statut et les événements qui s'y déroulent ont une efficience : l'imagination ou le rêve qui portent à rire, qui produisent des « spectres gais », ne sont pas sans conséquence sur le monde ordinaire et la plupart des exemples qui s'accumulent dans le reste de ces feuillets rassemblés sous le titre de Promontorium somnii, traduisent un épanchement de plus en plus flagrant du rêve ou de l'imagination dans la vie éveillée, une emprise parfois démoniaque du songe sur la pensée et la vie… et ce, au point de remettre en cause l'aspect léger, comique, clair de ces « spectres gais » et de les voir endosser une plus noire défroque. Les deux versants du Promontoire sont sensiblement gagnés par la même ombre et appelés au même dépassement (s'il est encore possible !).

 

De fait les pages évoquées sont emplies de traits empruntés à la plus large histoire de l'humanité, officielle et anecdotique, et illustrant ce que le poète nomme d'une part « somnambulisme » et de l'autre « chimérisme ». Considérant que nombre des mascarades de nuit, propres aux carnavals, se terminent en « danse macabre » ou en « fête aux fantômes » sans que leurs protagonistes s'en rendent bien compte, le cauchemar envahissant de sa vérité diffuse la vie réelle, Hugo voit en nombre d'institutions humaines s'insinuer la déraison la plus grotesque. Cette dernière demeure d'abord hautement improbable et appartient à la fantaisie apparemment sans poids du songe endormi ou éveillé mais elle prend corps et pouvoir et, sans rire, le tyran impose ses caprices ridicules mais sous peine de la liberté ou de la vie. Les sociétés et les hommes même les plus graves sont pris alors d'un « somnambulisme » comparable à celui des masques-fantômes : des savants perdent le boire, le manger et le dormir pour des revenants, des évêques excommunient des charançons, la Sorbonne interdit le quinquina, « écorce scélérate », des multitudes copient le « nœud de cravate de Brummel », Charles-Quint monte des pendules, Domitien décapite des mouches… La médecine invente des électuaires composés de « trente-deux substances » et condamne Harvey comme on condamna Galilée. Des époques entières vivent leur décorum comme une descente de l'Olympe dans les cours européennes : le roi est Apollon comme « Élisabeth d'Angleterre avait son Parnasse et son Olympe » ; féeries et bergeries acclimatent la mythologie et la mettent au goût des rois et des princes désireux de se prendre pour des dieux. Même Machiavel, donné pour le cynique défenseur du réalisme politique, croit aux présages. D'autre part, cette invasion du songe concerne aussi le religieux, les religions ; c'est à ce propos que le poète use du mot « chimérisme » qui « pourrait servir de nom commun à toutes les théogonies », lesquelles « sont, sans exception, idolâtrie par un coin et philosophie par l'autre ». Le paganisme fournit ainsi plusieurs pages d'exemples : « le polythéisme, c'est le rêve éveillé poursuivant l'homme » et la liste des petits dieux, à ne pas offusquer, celle des rites et interdits innombrables naissant ainsi sous chaque pas permettent de développer un portrait à la fois effrayant et comique du païen harcelé par « l'ubiquité divine ». Mais le christianisme n'est pas en reste et « la fantasmagorie gothique », multipliant les petits saints et les rituels locaux, s'effrayant des cohortes diaboliques s'incarnant sous mille formes, ne met pas en œuvre moins de ressources imaginatives que le paganisme. La superstition fait proliférer les fictions et les fantômes auxquels elle confère un pouvoir sur la vie quotidienne qu'elle contribue ainsi à entraver et obscurcir. Si « somnambulisme » et « chimérisme » mettent bien en jeu des formes dérisoires et risibles, si c'est bien là faire preuve d'inventivité imaginative, ce type de comique, cette qualité d'invention ne sont clairement sensibles qu'aux yeux d'un observateur extérieur et s'exemptant de leur influence, parfois néfaste. La fécondité propre à ce « vague royaume plein du mouvement inexprimable de la chimère » semble s'être pervertie. Sommes-nous encore sur le versant « radieux » de notre Promontoire ?

 

Hugo semble fasciné — la progression accumulative plus que discursive de son essai le prouve — ; le poète est fasciné par les mille ramifications et la richesse versicolore d'une imagination à la fois complexe et mesquine. Il se laisse aller à ce flux qui pourtant s'arrête vite et se prend en concrétions plus ou moins difformes, pittoresques mais renfrognées, figeant l'allure inventive en créations vite closes. C'est comme si les croyances, quasi tératologiques souvent, évoquées par le poète-penseur étaient des exorcismes de la « secousse du réel » nécessaire à la santé de l'imaginaire, comme si Hugo reniait, un long moment, son propre mouvement inaugural. Mais il est conscient de cette régression et du danger qu'elle implique. « Dieu ne gagne pas grand'chose à la fantasmagorie gothique. L'homme ne sera adulte que le jour où son cerveau pourra contenir dans sa plénitude et dans sa simplicité la notion divine » : plénitude et simplicité sont la vraie lumière et résultent d'un dépassement, d'une épuration, d'une sublimation qui est assomption de l'éclat. « Il y a l'utopie sublime. Mais de même que l'idéal peut être bête, l'utopie peut être mauvaise. Le rêve à reculons existe » : un certain progressisme, resurgissant, restitue sa clarté à la dimension sublime que le Promontoire avait quelque peu encombrée de nuées ! Toutefois Hugo s'efforce de tenir plus ou moins à égalité les deux versants qu'il a décelés : il ne renonce donc ni au sublime ni au grotesque, tentant de les allier en un mouvement un, qui aille dans le même sens. Il ne renonce pas à la lumière du comique, à la lueur dévastatrice de la dérision ; le risible qui ne fait pas forcément rire mais fait tout autant grincer les dents a, quand il est mis en scène ou déployé par une œuvre, la vertu purgative que lui reconnaissait Molière (évoqué avec éloge par Hugo). Mieux même, et son analyse est convaincante, il montre que Voltaire n'est quasi divin et poète que grâce à l'ironie et à l'humour, souverains, de ses contes : là il « rêve, il pense d'autant plus. Il sort du réel et entre dans le vrai. » Sinon le flagorneur et le manipulateur qu'est aussi « le grand Arouet » ne cesse de ménager les pouvoirs : « Le courtisan encombre le penseur. » Alors il faut du courage, de la témérité aussi et un brin d'inconscience joueuse, pour extravaguer, pour se laisser aller à cette bouffonnerie supérieure. Il faut aussi de la lucidité pour vivre toute cette « folie » sans se faire dévorer : « Il faut que le songeur soit plus fort que le songe. Autrement danger. Tout rêve est une lutte. Le possible n'aborde pas le réel sans on ne sait quelle mystérieuse colère. Un cerveau peut être rongé par une chimère. »

 

« L'Homme a besoin du rêve » : dans sa vaste prose, proliférante, Hugo répète et ne cesse d'amplifier cette proposition. L'imagination est ainsi le « respir » mental de l'Homme mais le possible a besoin de la « secousse du réel », cette « horreur sacrée », pour éprouver sa vraie force et émousser sa « mystérieuse colère ». Le possible ne peut entrer dans le vrai que par le vertige de la présence humaine au monde, que par la présence du monde s'apparaissant dans et par cette humaine présence. Ce qui trace pour le poète les grandes lignes de son devoir comme de son idéal : « Le poëte complet se compose de ces trois visions : Humanité, Nature, Surnaturalisme. Pour l'Humanité et la Nature, la Vision est observation ; pour le Surnaturalisme, la Vision est intuition. » Toutefois la pierre de touche, qui est aussi « une précaution », demeure, même dans le cas de « l'intuition », quasi mystique, tournée vers une forme de transcendance, de « s'emplir de science humaine ». La juste Vision est à ce prix : « Soyez homme avant tout et surtout. Ne craignez pas de vous surcharger d'humanité. Lestez votre raison de réalité, et jetez-vous à la mer ensuite./ La mer, c'est l'inspiration ». Cette inspiration qui anime l'homme créateur a sans doute animé également la nature (la divinité) créatrice et l'essai de Victor Hugo s'achève en une page vibrante où se rassemble toute l'inventivité protéiforme des temps premiers culminant, provisoirement peut-être, en la forme du monde que nous connaissons : « La nature jadis n'a-t-elle pas rêvé aussi ? Le monde ne s'est-il pas ébauché par un songe ? » et le dernier mot du poète, ou le premier mot d'une réouverture, d'un nouveau départ en forme de prière sonne ainsi  : « Tu rêves donc aussi, ô Toi ! Pardonne-nous nos songes alors. »

 

Dieu ou la Nature ont donc aussi besoin du rêve et notre existence même est l'un des fruits de cette imagination en acte que la nôtre ne fait que redoubler et prolonger. Le balancier de la pensée est revenu à son prime essor, celui qui faisait culminer le Promontoire du songe dans sa splendeur surgissante et le présentait comme le lieu d'une possible ascension, métaphysique, vers la transcendance. Toutefois l'ensemble de l'essai a plutôt laissé de côté le versant dit « farouche », versant de « Jean de Pathmos », celui de l'Apocalypse, pour, apparemment, privilégier celui de Rabelais ou de Caliban que nous avons vu cependant s'assombrir, s'approfondir, s'universaliser. C'est dans William Shakespeare (I, V Les åmes-1) que réapparaît le versant « Pathmos » de notre Promontoire, devenant plus sobrement et plus sombrement « promontoire de la pensée » :

 

Tout homme a en lui son Pathmos. Il est libre d'aller ou de ne point aller sur cet effrayant promontoire de la pensée d'où l'on aperçoit les ténèbres. […] S'il va sur cette cime, il est pris. Les profondes vagues du prodige lui ont apparu. Nul ne voit impunément cet océan-là. Désormais il sera le penseur dilaté, agrandi, mais flottant ; c'est-à-dire le songeur. Il touchera par un point au poëte, et par l'autre au prophète. Une certaine quantité de lui appartient maintenant à l'ombre. L'illimité entre dans sa vie, dans sa conscience, dans sa vertu ; dans sa philosophie. Il devient extraordinaire aux autres hommes, ayant une mesure différente de la leur. Il a des devoirs qu'ils n'ont pas. Il vit dans de la prière diffuse, se rattachant, chose étrange, à une certitude assez indéterminée qu'il appelle Dieu. Il distingue dans ce crépuscule assez de la vie antérieure et assez de la vie ultérieure pour saisir ces deux bouts de fil sombre et y renouer son âme. Qui a bu boira, qui a songé songera. Il s'obstine à cet abîme attirant, à ce sondage de l'inexploré, à ce désintéressement de la terre et de la vie, à cette entrée dans le défendu, à cet effort pour tâter l'impalpable, à ce regard sur l'invisible, il y vient, il y retourne, il s'y accoude, il s'y penche, il y fait un pas, puis deux, et c'est ainsi qu'on pénètre dans l'impénétrable, et c'est ainsi qu'on va dans les élargissements sans bords de la méditation infinie.

Qui y descend est Kant ; qui y tombe est Swedenborg.

 

La métaphore de l'ascension, la vision de ces « formes blanches ou ténébreuses, ailées ou comme enlevées par une étoile qu'elles ont au front, qui gravissent l'échelle [de Jacob] » s'inverse et nous trouvons ici une autre image-pensée fortement marquée chez Hugo, celle du creusement propre à la rêverie, celle de la descente dans les ténèbres (qui apparaît aussi, comme par un détour allusif, dans un paragraphe du Promontorium somnii qui, décidément contient tout… et son contraire). Le songeur sombre entreprend de descendre dans le gouffre, de se laisser aller aux vastes spires d'un rêve qui tente de se dilater aux dimensions du phénomène cosmique de l'être en ses commencement, développement et aboutissement, le rêveur devant être suffisamment emporté et lui-même dilaté pour « co-naître », suffisamment maître de soi pour ne pas se perdre. La spirale va d'ailleurs s'élargissant ou s'étrécissant, ad libitum, cela ne change rien à la nature du point primultime qui ne pourra qu'être à peine entrevu, intuitionné et plutôt imaginé que pensé ou pensé parce qu'imaginé… Il faudrait peut-être tenter de tenir par l'imagination sinon par la pensée un oxymore dynamique comme « tomber-monter » dont nous voyons une représentation, ou plutôt une présentation, dans le panneau des Visions de l'au-delà de Jérôme Bosch, exposé au Palazzo Ducale de Venise et intitulé Ascension vers l'Empyrée : le jeu des cercles décroissants (par leurs formes et leurs couleurs), emboîtés d'une façon asymétrique, évoque aussi bien le puits de lumière qui aspire vers le haut que le puits d'une eau claire mais bien plus ambiguë qui attirerait vers le bas. « La rêverie est un regard qui a cette propriété de tant regarder l'ombre qu'il en fait sortir la clarté », que celle-ci nous vienne du haut ou du bas, et le songeur hugolien, s'avançant sur le promontoire des songes, qui est, aussi, promontoire de la pensée, nous semble, devant le mystère de l'être, osciller en un tel « tomber-monter », en un clair-obscur ambigu, sans que rien ne puisse arrêter et fixer son mouvement excepté peut-être un poème célébrant un autre… promontoire encore et le même !

 

Si « songer c'est penser çà et là », il est clair que « le poëte philosophe parce qu'il imagine ». Imaginer c'est voir aussi et faire image de sa vision : ainsi de Pasteurs et troupeaux (Les Contemplations, V, XXIII) dont voici les derniers vers :

 

Et, là-bas, devant moi, le vieux gardien pensif

De l'écume, du flot, de l'algue, du récif,

Et des vagues sans trêve et sans fin remuées,

Le pâtre promontoire au chapeau de nuées,

S'accoude et rêve au bruit de tous les infinis,

Et, dans l'ascension des nuages bénis,

Regarde se lever la lune triomphale,

Pendant que l'ombre tremble, et que l'âpre rafale

Disperse à tous les vents avec son souffle amer

La laine des moutons sinistres de la mer.

 

Personnifié, le promontoire, symbole vivant ici au croisement du monde sensible et du poème, prend sur lui le pouvoir du songe tout comme de la pensée. S'accordant du recul, le poète le regarde regarder, « s'accoud[er] et rêv[er] », dans une distance qui ne sépare pas, au contraire ; avec dans sa vision cette distance unitive qui nous lie et relie à tout dans et par le rayon de l'œil, dans l'écoute, dans l'inspiration. Et tout le réel ici se rassemble, touchant « tous les infinis » à la fois : la mer avec ses flots et ses humeurs, le ciel avec ses nuées et ses lueurs, les vents avec leur haleine et « la lune triomphale ». Plus que réelle, ascensionnelle, c'est cette dernière qui, dans le regard du mont, orchestre la mouvance désordonnée des éléments et apprivoise en la sublimant la possible commotion, « la secousse du réel », due à la violence latente et patente du gouffre amer comme au poids de l'ombre déplacée par les vagues, par les vents, par les nues… Mais sans le poème-promontoire, corps et texte, rêverie incarnée, universel échangeur et « lieu » de tous les passages, rien ne se ferait, rien ne serait pour nous ni visible, ni sensible, ni intelligible, ni vrai… Cette puissance de rêve et de pensée est gardienne de l'être. Et tout se ramasse et s'éploie en une seule expression, coïncidant avec l'alexandrin : « Le pâtre promontoire au chapeau de nuées ». Pasteur, protecteur et garant du réel qu'il contribue à réordonner et pacifier et sur lequel il veille, le cap qui s'avance dans la mer (dans l'amer et la ténèbre) ne se sépare pas de son nuageux couvre-chef, porteur et dissimulateur de ses pouvoirs, chapeau-mystère, chapeau prodige qui prodigue le vrai… C'est à ce prix, à ce poids de nuées qu'une ascension est possible, transcendant le divers et équilibrant le monde auquel « co-naître » sans pour autant mépriser ni négliger ce versant « sinistre » ou ce gouffre qui toujours se recreuse à notre gauche.

 

Promontoire du songe, promontoire de la pensée, pâtre promontoire ne cessent de différer en leur profonde unité : du possible au vrai en passant par le réel. C'est Dieu, ou la Nature même, dans le surplomb d'un regard pensif ou songeur, Dieu-Regard, ni sujet ni objet, finalité ne se connaissant que des fins primultimes, abolissant tout moyen réel, réaliste, imaginaire : ici l'infini paie sa dette en une contemplation rêveuse et vraie.

Serge Meitinger


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