RETOUR : Contributions à la théorie de la littérature
Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion et il appartient à l'équipe Oracle de cette Université. Ce texte a d'abord été publié, sous le titre « Du toucher en littérature française. Autour de l'an 1857 : Madame Bovary et Les Fleurs du Mal en exemple », dans la revue VOIR (barré) de la ligue Braille de Bruxelles, n° 26-27, « Le toucher », décembre 2003. Mis en ligne le 17 mars 2007. Écrire le corps autour de l'an 1857Madame Bovary et Les Fleurs du Mal en exempleLe texte de Madame Bovary est cité dans l'édition du Livre de Poche, établie par Jacques Neefs, Librairie Générale Française, collection Classiques de Poche, 1999. Pour Les Fleurs du Mal, la numérotation en romain des poèmes est celle de l'édition de 1861.
Selon toute apparence, le toucher (comme le goût) est, parmi les cinq sens, traité en parent pauvre par l'ensemble des arts et singulièrement par la littérature qui peine ou répugne à le (re)présenter. Non, comme on pourrait le penser d'abord, que le vocabulaire ou les ressources expressives manquent (ce serait bien plus vrai dans le cas du goût) mais parce que le sens du toucher implique un type de situation assez rarement actualisé en son intégrité dans une (re)présentation : celui qui consiste à centrer l'attention sur la mise en contact d'un corps avec un corps (fût‑ce d'un corps avec lui‑même), d'un corps avec un objet, d'un corps avec des éléments palpables ou donnés quasiment pour tels. Une proxémique, c'est-à-dire un jeu de règles explicites ou implicites déterminant les distances convenables entre les corps et dont les modalités varient sensiblement avec les époques, les sociétés et les mœurs, s'impose à l'artiste qui est d'abord un homme social, vivant, agissant dans un contexte qui définit la pudeur, le dicible, le montrable et l'interdit. L'on connaît la tendance des classicismes à distancier la représentation de toutes données physiques et à les épurer en les plaçant sous la contrainte de modèles et de valeurs normatives et restrictives. Au Grand Siècle tout comme au XVIIIe siècle (même chez les libertins), dans la poésie, dans le roman, sur la scène, le corps paraît peu tel qu'en lui‑même c'est-à-dire en sa présence charnelle qui est et reste un mystère organique. Ses actes et gestes propres sont stylisés ou désincarnés dans et par des concepts, des notions, des détours élaborant des spéculations morales ou psychologiques plus ou moins raffinées mais qui éloignent (de) la chair tout en dissertant souvent sur ses exigences et paradoxes. Le sens (dans l'acception de signification reçue ou à faire recevoir) l'emporte sur le sensible et le détrône, lui substituant facilement l'idée (même chez Sade). Au XIXe siècle pourtant, par le double biais du romantisme d'une part et du réalisme de l'autre, va s'instaurer un nouveau rapport esthétique à la chair. L'éloge du grotesque et même de l'outrance, mis en œuvre par les romantiques français dans la lignée de Victor Hugo et de sa préface de Cromwell, discrédite la séparation idéalisante de l'esprit et du corps, de la chair et de l'âme, préservant voire promouvant la brutalité sans appel d'une présence d'abord physique, à la fois monstrueuse et sublime, qui s'impose envers et contre tout. La chair est, de la sorte, une manière d'oxymore incarné avant même que de se prêter à la stylisation d'un art qui devra en respecter et en magnifier l'intime paradoxe. Le réalisme, qui se met en quête du réel pour le (re)présenter aussi en sa vérité crue et en proclamer l'instante dignité, s'impose des contraintes d'honnêteté et de véridicité qui le pousse à réhabiliter en tant que sujet esthétique à part entière les manifestations les plus abruptes, les plus irréductibles, et même répugnantes, de la corporéité. Et il nous semble, qu'en littérature française, l'an 1857 voit la remarquable convergence de ces deux courants portés à leur quintessence sous la forme de deux œuvres éminentes, devenues des références absolues, mais poursuivies toutes deux cette année‑là devant les tribunaux pour atteinte aux mœurs et à la moralité publique. Il nous semble également que la répulsion d'une certaine conscience d'époque vis‑à‑vis de ces œuvres et que l'appel à la censure qui en a résulté tiennent pour une large part à la place réservée par chacune aux manifestations et monstrations liées plus particulièrement au toucher. L'accent porté par les poèmes des Fleurs du Mal tout comme par les pages de Madame Bovary sur l'expression désirante et souffrante, médiate ou immédiate, esthésique et synesthésique du corps en lien intime avec le tact confère à ces textes l'allure provocante qui est la leur, en exacte rupture avec une sensibilité et une pudeur qui masquent ou déplacent encore tout ce qui concerne la chair de trop près. Ces deux œuvres, par l'entremise du toucher, font ainsi accéder à l'énigme de la chair écrite. Le corps parle, désire, souffre Sans mots, sans directement préparer la mise en intrigue, le premier contact physique entre Charles et Emma ménage un pur possible qui reste en suspens de sens, sans l'ébauche encore d'une appropriation psychologique (autre que les réactions à la fois culturelles et instinctives de galanterie et de pudeur). Alors qu'ils cherchent la cravache du jeune officier de santé, tombée à terre, Emma la voit la première, Bovary et elle se penchent en même temps : « Charles, par galanterie, se précipita et, comme il allongeait aussi son bras dans le même mouvement, il sentit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille courbée sous lui. Elle se redressa toute rouge et le regarda par‑dessus l'épaule, en lui rendant son nerf de bœuf. » (p. 74) L'originalité de Flaubert, la nouveauté radicale de son écriture est de demeurer ainsi dans l'indéterminé, de ne pas forcer d'emblée le geste à se lier à une finalité narrative et psychologique préétablie et d'offrir les faits en leur gratuité, les élevant à la dignité littéraire sans les soumettre. De façon plus traditionnelle, mais avec une réserve tout aussi grande et le même détachement sans appel, les moments‑clefs des rapports entre Emma et Léon sont signifiés par le toucher de leurs mains. Au moment où Léon quitte Yonville, alors qu'il a longuement joué le rôle d'amoureux transi auprès d'une Emma troublée mais résistant à l'attrait, elle lui abandonne sa main : « Léon la sentit entre ses doigts, et la substance même de tout son être lui semblait descendre dans cette paume humide. » (p. 211) L'interprétation reste le fait du jeune homme et la formulation adoptée est ambigu‘ : le groupe nominal « tout son être » renvoie‑t‑il seulement à Emma ou à Léon également (l'emploi de l'imparfait rend l'expansion évoquée plus diffuse) ? Un investissement puissant est montré à l'œuvre mais n'est ni réduit ni détaillé ni d'avance orienté. L'ultime geste qui marque la fin de leurs rapports est tout aussi fort et sans plus de recours : « Il serra sa main, mais il la sentit tout inerte. Emma n'avait plus la force d'aucun sentiment. » (p. 438) Elle a compris le mensonge de son amant qui s'esquive sur une fausse promesse. Il a compris qu'elle a compris : ce serrement de mains leur tient lieu de dernier adieu et clôt leur liaison. Le corps parle du bout des doigts et son langage se passe fort bien de glose plus circonstanciée : dans l'économie de l'intrigue un adieu répond à l'autre, le premier permet une suite, le second n'a plus d'avenir. La concision due à l'échange par le seul tact est remarquable. Le sens est montré en acte plutôt que dit ou expliqué. Ainsi le corps se montre-t-il parlant et, se montrant ainsi, il s'avoue désirant. D'un désir qui, toutefois, ne se sait pas toujours lui-même : Emma reçoit Charles, comme on accueille les hôtes à la campagne, en lui offrant « un verre de liqueur » et voici comment elle participe à ce rite, elle qui n'a versé qu'une goutte dans son propre petit verre : « Comme il était presque vide, elle se renversait pour boire ; et, la tête en arrière, les lèvres avancées, le cou tendu, elle riait de ne rien sentir, tandis que, le bout de sa langue, passant entre ses dents fines, léchait à petits coups le fond du verre. » (p. 80-81) L'action d'Emma est lue dans les yeux de Charles (selon une technique du point de vue qu'inaugure quasiment le roman Madame Bovary) mais le regard du jeune homme n'invente pas la sensualité qui est celle de la jeune fille, il la métamorphose et déporte un peu seulement, de par sa propre minutie désirante : un désir qui se montre et se trahit par l'excès apporté à une action anodine, liée au toucher, se laisse déchiffrer, amplifier et tirer à soi par autrui (Charles, Flaubert puis le lecteur). Un désir semble appeler sa rime en un autre désir : Charles se croit peut-être désiré mais une fois encore le sens reste en suspens et le fait sensuel vibre en sa nudité ! Souvent, toutefois, le désir s'exprime plus directement, par des traits sans équivoque. Charles, après avoir épousé Emma, exerce une manière de mémoire tactile qui renforce son attrait pour son épouse : il se souvient des pieds de sa première femme qui « dans le lit, étaient froids comme des glaçons » et il n'a pas de mal à opposer à cette sensation désagréable, l'aimable douceur de la seconde sensible dans « le tour soyeux de son jupon » (p. 96) où vue et toucher sont sollicités à égalité. Sa frénésie amoureuse se renforce au palper de tout ce qui a touché au corps adoré et au toucher de ce corps même : « Il ne pouvait se retenir de toucher continuellement à son peigne, à ses bagues, à son fichu ; quelquefois, il lui donnait sur la joue de gros baisers à pleine bouche, ou c'étaient de petits baisers à la file tout le long de son bras nu, depuis le bout des doigts jusqu'à l'épaule ; […] » (p. 96) Mais l'ardeur de Charles, dans Madame Bovary, tout comme les équivoques sensibles et sensuelles propres à Emma semblent bien sages et bien bourgeoises par rapport à l'allure désirante impulsée par Baudelaire dès le début des Fleurs du Mal. Car le baiser et la caresse ont toujours, pour le poète, quelque chose de carnivore et l'expression du désir prend chez lui des formes brutales et extrêmes : l'assaut sensuel ne sépare pas violence et désir, toucher, blessure et prédation : « Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange Le sein martyrisé d'une antique catin, Nous volons au passage un plaisir clandestin Que nous pressons bien fort comme une vieille orange. » (Au lecteur, v. 17-20) Nous tenons là l'équation fondamentale du désir baudelairien marqué par le péché et les notations concernant le toucher, dans son recueil, ne se contentent jamais de faire parler le corps comme à son insu et dans le suspens du sens : elles le bousculent, révulsent et convulsent en soulignant le plus souvent le lien indéfectible qui unit désir, volupté et torture, assaut amoureux, combat et destruction, souffrance subie (à cause de la haine des autres dépités par l'être même du poète) et souffrance infligée (par goût et joie de mal faire, de faire mal). Dans Bénédiction (I), la mère puis la femme du poète sont de leurs mains et de leurs ongles ses premiers bourreaux tout comme les marins torturent l'albatros en le brûlant et chahutant (II). La chair désirée, même la plus pure, la plus parfaite, appelle la morsure (V, v. 14) et interdit tout repos, tout sommeil (Les Phares, VI, v. 2). La Beauté est froide, dure et brutale : l'on s'y heurte comme à un roc. Le corps amoureux que l'on traque, pourchasse et conquiert de haute lutte est un cadavre en instance, anticipant sa décomposition… De fait, l'illusion seule console et s'impose comme prélude aux vérités métaphysiques, aux beautés d'arrière‑monde. Or, pour Baudelaire, de tous les sens, le toucher serait sans doute celui qui interdirait le plus radicalement l'illusion, l'image rédimante. Pourtant un certain jeu de « correspondances » ou de synesthésies est en mesure de conférer tout de même à ce dernier une labilité positive et une puissance évocatoire peut‑être rédemptrice. Du tact par et avec tous les sens… Mais quelle est donc la place du toucher dans le célèbre sonnet intitulé Correspondances (IV) ? « Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, — Et d'autres, corrompus, riches et triomphants, […] » (v. 9-11) Dans ce monde où « les parfums, les couleurs et les sons se répondent » (v. 8), le toucher semble n'apparaître que par ricochet, dans et par la fraîcheur potentielle « des chairs d'enfants », sensible au regard, à l'odorat comme au tact. Ce dernier ne vient que dans le halo des autres sens et il ne s'impose pas, il se fond dans une unité sensible et corporelle. De même dans La vie antérieure (XII), la seule notation tactile (quasi indirecte) est, une fois encore, celle de la fraîcheur : dans l'évocation « des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs/ Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes » (v. 11-12). Et, comme dans Correspondances, les derniers vers ouvrent une dimension spirituelle à laquelle l'unité sensible précédemment obtenue n'est qu'un prélude : dans le premier poème, l'expansion « de l'esprit et des sens » est un transport positif, dans le second l'approfondissement d'un malaise ontologique. Cette tendance, remarquable dès le début du recueil, va se prolonger et ramifier dans tout le livre, se juxtaposant à la conception très crue analysée plus haut : ou le toucher thématisé renvoie à la caresse qui très vite griffe et blesse, au baiser qui mange et mord, ou, plus discrètement, il compose avec les autres sens une unité euphorique ou dysphorique qui demeure inséparable d'une aura ou d'une coulée sensible et sensuelle, charnelle, englobant sans restrictif et le corporel et le psychique. Le chat, animal préféré de Baudelaire et comme son emblème, nous offre à lui seul les trois versants possibles du rapport baudelairien au toucher. La caresse de sa fourrure s'associe à la vue et au parfum en une harmonie esthésique et synesthésique qui soulève et apaise : « De sa fourrure blonde et brune Sort un parfum si doux, qu'un soir J'en fus embaumé, pour l'avoir Caressé une fois, rien qu'une. » (Le chat, LI, v. 25-28) Mais cette manière d'extase a sa dangereuse contrepartie : « Lorsque mes doigts caressent à loisir Ta tête et ton dos élastique, Et que ma main s'enivre du plaisir De palper ton corps électrique, Je vois ma femme en esprit. Son regard, Comme le tien, aimable bête, Profond et froid, coupe et fend comme un dard […] » (Le chat, XXXIV, v. 5-11) La partie centrale de ce sonnet met en balance, en s'appuyant sur la convergence et l'échange de leurs qualités intimes, la puissance oxymorique de l'animal et celle de la sensualité propre à la femme : à un toucher voluptueux et câlin, éventuellement amplifié par les synesthésies, répond une menace physique et morale de blessure, menace elle‑même synesthésique. Mais le poète a ouvert un monde uni où la variation sensible passe sans rupture de l'homme à l'animal, de l'animal à la femme comme en un seul corps. L'état psychosomatique du spleen soumet, lui, à des synesthésies plus franchement négatives où le toucher s'associe aux autres sens pour scander une marche funèbre : « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis, Et que de l'horizon embrassant tout le cercle Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ; […] » (Spleen, LXXVIII, v. 1-4) Le caractère physiquement et moralement oppressant, accablant de l'atmosphère ainsi (re)vécue, bien qu'amené de manière comparative et qu'appliqué à une entité morale, a rapport à une sensation corporelle, charnelle et tactile, d'étouffement et d'écrasement, de claustration. La force poétique de Baudelaire tient ici, comme on le voit par ailleurs chez Flaubert, à la capacité de faire surgir par l'écriture la présence brute (voire brutale) d'une réalité qui, par delà les procédés utilisés pour la mettre en œuvre, s'autonomise et s'impose. On peut dire qu'ici, et plus haut également, les synesthésies concourent à une impression une, totale et indivisible, où les sensations tactiles naissent par et avec les autres sens pour déployer une chair unique. La frontière de ce corps élargi, amplifié, n'est plus celle de la peau ou de l'esprit (opposé au corps physique) : cette chair ouvre un monde commun où se meuvent des élans et des polarités, des tropismes et des répulsions, des expansions et des rétractions dont le rayonnement sature un espace bien plus large que celui des corps physiques ramenés à leur individualité, que celui des choses figées en leur en‑soi et en leurs qualités singulières, que celui du temps et des lieux balisés et mesurés à l'aune des quantités immobiles. Ce monde commun (ou en commun) reste donc chair vivante et expansive, en projection, et c'est lui qui donne sens (orientation et signification incarnées) aux variations sensibles et non quelque entité prédéterminée que ce soit. Bien que, dans les poèmes qui mettent en œuvre le spleen, le poète nous convie à une expérience négative, le monde qu'il y déploie (tout comme l'atmosphère où apparaît et s'anime la figure emblématique du chat) nous initie à une modalité d'être susceptible de produire une énergie capable de nous accroître, par expérience et connaissance (par « co‑naissance », dirait Claudel). Dans un tel ordre, le toucher ne domine pas d'emblée et il ne serait rien sans l'aura mobile où il s'harmonise avec tous les autres sens mais, même dans ce contexte, il lui reste un privilège éminent qui est d'être souvent le seul garant ou témoin indiscutable de la présence brute voire brutale, évoquée ci‑dessus, à laquelle on se heurte et qu'on éprouve comme vérité : présence et vérité du « couvercle » qui « pèse » et enferme, du « dard » de métal « froid » qui va déchirer, de l'électricité statique propre à une fourrure caressée ; fraîcheur de l'eau, de l'air, d'une peau ; torsion ou flexion imposée par la pression de mains qui appuient ou serrent… Le toucher est ainsi la pierre de touche du vrai, la plus véridique des sensations. Et on le lit aussi chez Flaubert quand il décrit des « murs lisses comme la main » (p. 70) c'est-à-dire des murs à éprouver encore du plat de la paume, quand il présente les paroles apaisantes, les « bons mots » du praticien comme des « caresses chirurgicales qui sont comme l'huile dont on graisse les bistouris » (p. 71). Telles sont les synesthésies du romancier réaliste qui associe la vue et le toucher (comme si l'œil touchait dans l'impression même du « lisse », comme si la paume était un œil appuyé à même son objet), qui unit l'effet psychologique consolant à l'effet physique du lubrifiant, la caresse, l'onction et l'incision à venir… Dans ce continuum sensible où les règnes, les êtres et les actes tout comme les objets ne se séparent plus comme des entités stables, nous ne nous étonnerons pas de notations de ce genre : « Sans qu'il s'en aperçût, tout en causant, Léon avait posé son pied sur un des barreaux de la chaise où madame Bovary était assise. » (p. 166) Par une sorte de capillarité ou de contagion tactile, le mouvement inconscient de Léon le fait communiquer au corps ou plutôt à la chair d'Emma assise et qui rayonne tout autour, et aussi dans la matière qu'elle touche, de son aura sensible, sensuelle. De même, le vêtement de l'aimée, de la désirée, n'est qu'une expansion vive de toute sa chair quand un pan de tissu en traîne à terre : « Quand Léon parfois sentait la semelle de sa botte poser dessus, il s'écartait comme s'il eût marché sur quelqu'un. » (p. 184) De telles synesthésies, tout comme celles de Baudelaire, contribuent aussi au sens, à l'émanation sensée de l'action ou de la description, à la rigueur narrative, psychologique et suggestive du tout, donc à la construction d'une œuvre qui maîtrise sa forme et sa signification. Il y a pourtant, en ces deux œuvres et sans que cela ne remette jamais en cause leur profonde unité, des moments plus étranges, voire indéterminés, où l'impact du toucher semble se libérer de toute autre considération, où le fait brut l'emporte sur tous les sens possibles car il impose une vérité sans appel qui est vérité de chair mais qui reste énigme. Le génie de nos deux révolutionnaires de l'an 1857 est d'avoir su (re)présenter cette énigme dans et par l'épaisseur même de leur écriture sans la réduire, sans faire de concessions non plus à la sensibilité, au goût de l'époque, à la morale établie. …à l'énigme de la chair écrite L'on pourrait bien, dans Madame Bovary, regrouper quelques‑uns de ces moments singuliers sous l'intitulé d'ensemble : « les silences d'Emma ». Quelquefois, ce qui passera d'abord pour une réaction se trouve motivé par l'intervention ou la présence d'autrui. Le père Rouault, père d'Emma, gît sur son lit de souffrance, la jambe cassée, et au moment où arrive Bovary, chacun s'active à préparer le nécessaire pour la réduction de la fracture et la confection d'attelles ou de « coussinets ». Or : « Comme elle fut longtemps avant de trouver son étui, son père s'impatienta ; elle ne répondit rien ; mais, tout en cousant, elle se piquait les doigts, qu'elle portait ensuite à sa bouche pour les sucer. » (p. 72) Il est possible d'évoquer, chez l'héroïne, une manière de bouderie plus ou moins consciente et la maladresse patente de ses doigts au travail accompagnerait le sentiment d'une réprobation paternelle colorant l'atmosphère ambiante et suggérant culpabilité et autopunition. Mais c'est aussi le tout premier contact entre Charles et Emma et celle‑ci oppose à son regard l'image d'une chair tout entière renfermée dans l'activité d'un corps qui se montre sans s'expliquer, qui oppose à l'interprétation un spectacle sans paroles et qui semble, par une rétraction singulière, se refuser au sens, refuser le sens possible, probable dont l'énoncé dénouerait peut‑être une tension tout de même palpable. Il en sera de même, plus tard, avec Léon quand ce dernier tentera d'obtenir quelque aveu, quelque signe du moins qui manifeste, à ses propres yeux, son élection : mais notre héroïne continue imperturbablement son travail de couture : « Cet ouvrage irritait Léon. Les doigts d'Emma semblaient s'y écorcher par le bout ; […] » (p. 193) Les écorchures sont, ici, liées à l'appréciation du jeune homme mais, réelles ou supposées, elles traduisent la même obstination à se taire, plus ou moins compromise par une maladresse qui n'en délivre pas pour autant de vérité explicite. Lors de ses tout premiers instants en présence de Charles, Emma aura encore de pareils moments de corporalité pure : « Comme la salle était fraîche, elle grelottait tout en mangeant, ce qui découvrait un peu ses lèvres charnues, qu'elle avait coutume de mordillonner à ses moments de silence. » (p. 73) Le diminutif itératif « mordillonner » contribue à entretrenir l'impression d'un mouvement involontaire et compulsif, irrépressible : un signe incarné ne cesse de produire le plus opaque des effets, inconnu sans doute de la jeune fille elle‑même, mais illisible à tout autre. Juste après la petite scène du verre de liqueur citée plus haut, Emma se laisse aller à un autre mouvement qui lui semble familier, motivé, lui, par la chaleur : « Emma, de temps à autre, se rafraîchissait les joues en y appliquant la paume de ses mains, qu'elle refroidissait après cela sur la pomme de fer des grands chenets. » (p. 81) Comme le remarque Jean Starobinski, « ce n'est pas la première fois, dans le récit, qu'Emma est figurée, dans le geste d'un contact avec son propre corps, suscitant ou s'efforçant de modifier elle-même sa sensibililité[1] ». Mais « l'échelle des températures » à laquelle se soumet l'héroïne nous demeure quasiment inaccessible en son sens exact et profond : cette dernière semble ainsi osciller entre maîtrise et laisser‑être, emprise et lâcher, conscience et inconscience, moi‑sujet et moi‑objet. Ces moments de corporalité muets et opaques, tous liés au toucher qui fait bien office de pierre de touche, sont en‑deçà ou au‑delà du sens porté par les mots comme par les mimiques et postures habituellement repérées et déchiffrées par chacun. Donnés par l'auteur et le narrateur sans fioritures ni prédétermination, grâce à eux, la chair écrite s'érige en énigme. Baudelaire n'ignore pas non plus de tels instants et certains de ses poèmes apparaissent très exactement construits pour délivrer une impression analogue à celles que nous venons d'analyser. Le poème Le squelette laboureur (XCIV), développe à partir de planches d'anatomie une sorte de danse macabre allégorique associant « Écorchés » et « Squelettes » mais ses deux derniers vers nous propulsent, par l'impact du toucher, dans une tout autre dimension : « […] Hélas ! il nous faudra peut-être Dans quelque pays inconnu Écorcher la terre revêche Et pousser une lourde bêche Sous notre pied sanglant et nu ? » (v. 28-32) L'allégorie de papier, inspirée par des dessins stylisés et presque fabuleux (bien que scientifiques), se mue soudainement en allégorie de chair et le possessif « notre » associe auteur et lecteur à la cohorte des damnés : sans crier gare, nous touchons déjà de notre pied nu la bêche maudite et ce pied nu est chair tendre, chair sanglante déjà écorchée, os craquant sous l'effort. Chair écrite touche, en sensible énigme, notre chair comme le fer de la bêche notre peau qu'il écorche. De même, dans À une passante (XCIII) mais dans un registre plus aimable, notre vue touche le tissu et la chair, entre ses pans : « […] Une femme passa, d'une main fastueuse Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ; Agile et noble, avec sa jambe de statue. Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan, La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. » (v. 3-8) L'énigme est ici dans l'ellipse sise au centre du sonnet : « Un éclair… puis la nuit ! » (v. 9) mais c'est bien l'oxymore incarné qui fait surgir l'éclair et ouvre la béance, à la fois sanctifiante et frustrante. La rencontre avec la passante est chair écrite pour le meilleur, nous accroissant, et pour une perte infinie, nous diminuant mais nous purifiant : l'énigme est donc aussi dans le caractère infiniment positif de cette rencontre sans concrétisation autre que cette extase. Enfin, pour terminer, nous évoquerons deux passages, empruntés à l'un puis à l'autre de nos auteurs et bien propres à éveiller l'esprit de litige voire l'esprit de censure de leur époque. Ce n'en sont pas moins deux parfaits exemples de l'énigme que nous traquons. Dans À une Madone (LVII), Baudelaire allégorise dans le style espagnol mais la robe dont il veut vêtir l'objet de sa dévotion est plutôt singulière : « Ta Robe, ce sera mon Désir, frémissant, Onduleux, mon Désir qui monte et qui descend, Aux pointes se balance, aux vallons se repose, Et revêt d'un baiser tout ton corps blanc et rose. » (v. 15-18) Le désir du poète épouse pleinement l'aura rayonnant, en tous sens et par tous les sens, du corps de l'aimée, et il devient ce « Désir » apte à l'envelopper suggestivement tout entière : comme « Robe », il la touche et devient sa chair ; et s'accomplit le miracle d'une caresse intégrale qui ne laisse rien échapper de la présence sensuelle, sensible du corps désiré, qui s'assouplit jusqu'à lui composer une gangue sensitive et mobile s'appropriant le tout sans le réduire. Ce triomphe idéal est celui de la chair écrite, rarement celui de la chair vécue, et l'énigme est préservée car cette chair est « sans pourquoi », « elle fleurit parce qu'elle fleurit » (Angelus Silesius) et, comme le poème selon René Char, elle « est l'amour réalisé du désir demeuré désir ». Un tel triomphe, éminemment charnel, a pour l'époque un caractère scandaleux en raison de son élan extrémiste comme de la jubilation qu'il induit et bien que ce poème n'ait pas été directement censuré par le tribunal, il participe de l'atmosphère qui indisposa si fort et l'opinion et les juges. À l'autre extrême, sur le versant de la défaite de la chair, Flaubert scandalisa lui aussi : le procureur Pinard considérait la (célèbre) phrase décrivant le cadavre d'Emma comme une audace inacceptable et une violation grave du respect dû aux défunts : « Le drap se creusait depuis ses seins jusqu'à ses genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils ; et il semblait à Charles que des masses infinies, qu'un poids énorme pesait sur elle. » (p. 477) Ici plus de chair dans son aura mais un corps brutalement réduit à sa matière inerte ; en guise de robe, un drap qui est déjà un linceul. Le dessin d'ensemble souligne par le jeu des creux et des montées la plasticité presque grotesque d'un corps touché désormais par une toile inexpressive (c'est l'inverse exact de la situation dépeinte par les vers de Baudelaire). Le drap voile et dévoile en même temps le désastre qui a affecté ce corps et le scandale naît de ce que Charles tente de lire encore dans ces formes figées et qui seront bientôt défaites la chair érotique qu'il a tant aimée, qu'il aime encore et qu'il ne trouve plus. Ces « masses infinies » sous lesquelles semble succomber Emma ici étendue sont celles du plus clair néant, celles mêmes que Charles s'efforce encore de mouvoir car ce « poids énorme » est celui du corps quand l'aura charnelle l'a quitté. Le toucher amoureux devient celui du roc le plus froid, la caresse s'y brise et écorche : l'énigme revêt sa forme sépulcrale, celle du cadavre, lui aussi « sans pourquoi ». Le mouvement de l'écriture, audacieux en effet et qui passa pour inacceptable, le mouvement de chair écrite n'est plus, ici, que la trace de l'ultime désir de Charles. La réhabilitation — voire l'habilitation — du sens du toucher à laquelle on assiste en littérature française surtout dans la seconde moitié du XIXe siècle, et dont Madame Bovary et Les Fleurs du Mal (1857) pourraient être les plus majestueux portiques, accompagne une attention désormais soutenue accordée au corps et à la chair. Les particularités du tact, pris seul ou dans le jeu des synesthésies, contribuent à rendre le corps parlant et le désir comme la souffrance s'expriment par son biais. Il lui demeure toutefois le privilège éminent, parmi tous les autres sens et même avec eux, d'être garant et pierre de touche du vrai au point de favoriser, en des instants singuliers, l'émergence toujours étonnante, parfois sidérante, souvent dérangeante d'une énigme qui est celle de la chair écrite. Une écriture, audacieuse, provocante, fait par un tour inédit et puissant, par un toucher qui n'est pas seulement verbal mais aussi charnel, sa digne place à ce qui ne saurait être questionné. Serge Meitinger [1] Jean Starobinski : « L'échelle des températures », dans Travail de Flaubert, Paris : Le Seuil, coll. « Points », 1983, p. 48. |
RETOUR : Contributions à la théorie de la littérature