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Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion et il appartient à l'équipe Oracle de cette Université.
Il a publié de nombreux articles, notamment sur la poésie depuis Baudelaire, et un essai : Stéphane Mallarmé ou la quête du « rythme essentiel », Hachette, 1995. Il écrit et publie de la poésie.

Ce texte a été repris, avec quelques modifications, d'une première publication sur le site du lycée de Bellepierre à Saint Denis de la Réunion.

Mis en ligne le 18 mai 2007.


L’INTRUS ROYAL ET LA DÉMOCRATIE
OU « TOUT SE RÉSUME DANS L’ESTHÉTIQUE ET L’ÉCONOMIE POLITIQUE »

À propos d’une formule de Mallarmé

La formule citée (M&L, II, 76) appartient aux Notes, ou plus proprement aux « scolies », adjointes par Mallarmé au texte de sa conférence oxonienne : La Musique et les Lettres[1] (prononcée et publiée en 1894). Elle a permis, entre 1965 et 1975 en gros, avec 1968 pour acmé, à toute une génération du Paris intellectuel et de ses dépendances plus ou moins lointaines de faire du poète un présentable compagnon de route pour une « révolution du langage poétique[2] » entrelardant pédantesquement marxisme, linguistique, psychanalyse, esthétique prolétarienne et libération des peuples. Mallarmé voulait pourtant seulement s’excuser de n’avoir traité qu’un aspect de son propos, c’est-à-dire de l’Esthétique sans avoir exactement engagé l’analyse du second : l’Économie politique, autrement que par bribes et allusions. Toutefois ces « scolies » et leur contexte, leur confrontation avec d’autres passages du poète s’exerçant à l’analyse critique la plus ouverte permettent de projeter quelque lumière sur la difficile question des rapports entre « littérature » et « politique ». Surtout quand l’action littéraire se refuse à faire acte de soumission à un parti comme à une doctrine, ou à proposer une pure et simple illustration du donné civique et social dans le but d’inciter à le corriger.

 

Le « Tout » évoqué par Mallarmé embrasse de fait une réalité restreinte : celle du monde dit « civilisé » où l’homme vit déjà dans la « Cité » laquelle revendique tout uniment l’idéal démocratique ; c’est une allusion au cosmos bourgeois de la Troisième République, en cette fin du XIXe siècle, et il est cerné dans ses limites. Pour le poète, deux grandes lignes figurent à elles seules les portants essentiels de la situation et elles convergent. L’Esthétique implique une emprise maîtrisée sur la production, la gestion et la distribution du Beau à tous les niveaux (la Littérature s’y range au titre de belles-lettres). L’Économie politique concerne l’organisation propre à la Cité en vue d’assurer sa subsistance et sa permanence, de garantir la production et la distribution des richesses, en combinant Commerce, Industrie et Finance avec les institutions civiles censément centrée sur le Citoyen apportant son vote comme pierre à l’édifice. Le point de convergence entre ces deux séries, apparemment hétérogènes, est de « circonscrire » chacune « un domaine de Fiction ». Et cette Fiction, loin de toute mystification, plus proche du Mystère, est le moteur même de l’engouement esthétique comme de la joie procurée par l’œuvre d’art, le moteur de l’idéal civique. Car il faut entendre ce terme de « Fiction » moins comme l’activité même ou le résultat d’une inventivité fondée sur l’imaginaire ou sur l’imagination que comme le fruit d’une réflexivité qui est d’abord le propre du langage. C’est une découverte que Mallarmé a faite très tôt, au sortir de sa crise métaphysique de 1866-1869, grâce à la lecture du Discours de la Méthode de Descartes :

 

Toute méthode est une fiction, et bonne pour la démonstration.

Le langage lui est apparu [à Descartes] l’instrument de la fiction : il suivra la méthode du Langage. […] Le langage se réfléchissant.

Enfin la fiction lui semble être le procédé même de l’esprit humain — c’est elle qui met en jeu toute méthode, et l’homme est réduit à la volonté. (I, 504)[3]

 

Cette découverte s’accompagne d’un rejet brutal de toute transcendance extérieure ou externe : « ce vieux et méchant plumage », qu’est le Dieu hérité de la tradition chrétienne, est « terrassé, heureusement » (I, 714)[4]. L’homme est alors, en effet, « réduit » à sa « volonté » laquelle ne bâtit et ne fonde d’élan actif que dans et par l’écart ouvert au moyen du « Langage se réfléchissant » et cette réflexivité est la même que celle de la Pensée. Quand Mallarmé constate, au cœur de la crise : « ma Pensée s’est pensée » (I, 713), il dit en même temps que son langage a atteint une puissance de spécularité réflexive qui l’affole, car c’est en creusant le vers qu’il a trouvé le Néant (I, 696)[5]. Néant cette lacune entre soi et soi, devenant gouffre, appelée et perpétuée par une conscience qui use et ronge ; Néant ce no man’s land où les mots se mettent eux-mêmes en abyme. Une telle déhiscence interdit à tout jamais la réconciliation ou la coïncidence de soi à soi en un sujet à nouveau souverain (dont le modèle était Dieu). Elle interdit également l’appréhension d’un ordre du discours mot à mot garanti par un Verbe unifié et stable ou une rhétorique elle aussi souveraine. Pourtant cet intervalle qui est béance (c’est-à-dire fonds perdu) et entre-deux (c’est-à-dire spaciosité réouvrant sans cesse la possibilité du lien ou du rapport à saisir), est le lieu hors lieu d’une double postulation contradictoire. D’un côté, contribuant à nier l’existence de tout idéal substantiel, ce vide risque de désespérer et de plonger en un spleen métaphysique irrémédiable conduisant à une sorte de nihilisme. De l’autre il ménage, en son évidement même produisant un essor, comme un « frémissement » d’espace blanc suggérant « la possibilité d’autre chose », l’élan d’un « au-delà » (M&L, II, 67) ; il en appelle à une spacieuse ampleur, apte en un jeu à nouer des rapports « de tout point à tout autre » (68). Et c’est ce jeu et le « rythme entre des rapports » qui en résulte que Mallarmé appelle « Idée » (I, 807)[6]. Cette dernière, plus virtuelle que réelle au sens ordinaire de ce terme, n’en est pas pour autant « rien » (au sens nihiliste) car elle active « la pièce principale » du « mécanisme littéraire » (tout comme du mécanisme politique) c’est-à-dire la « Fiction » (M&L, II, 67).

 

Le réfléchissement en lui-même du langage, l’autoréflexivité de la pensée suscitent chez le poète « réduit à la volonté » une ambition nouvelle et démesurée, mais à la mesure du bond dans le vide ou sur le vide qu’elle implique : il se fixe pour but l’idéal inouï, inédit, insensé du « hasard vaincu mot par mot » (MdL, II, 234)[7] en vue de l’Idée ou Fiction. Les mots en leurs phonèmes et connotations, longuement pesés au trébuchet, estimés à leur juste carat, retaillés par la métrique et la syntaxe, sertis par le blanc de la page où ils se disposent, comparent, éveillent, estompent, nouent, dénouent, renouent, brillent et s’éteignent pour retracer « la totale arabesque », « l’omniprésente Ligne espacée de tout point à tout autre », la « Chiffration mélodique tue, de ces motifs qui composent une logique, avec nos fibres ». C’est recomposer « sous le visage humain » quelque chose comme « une Harmonie […] pure » et « faire, à l’égard de soi-même, preuve que le spectacle répond à une imaginative compréhension, il est vrai, avec l’espoir de s’y mirer » (M&L, II, 68). Cette exploration à la fois créatrice et herméneutique, qui ne fait appel à l’imagination qu’en un recours second, tend au poète puis à son lecteur, comme résultat toujours provisoire, un double miroir potentiel. En effet il s’agit, d’une part, sous l’apparent déroulé de la syntaxe, dans le maniement savamment concerté de la métrique et du blanc, de « je ne sais quel miroitement, en dessous, peu séparable de la surface concédée à la rétine » (MdL, II, 229). Ou, d’autre part, « à quelque élévation défendue et comme de foudre », d’un étoilement en forme de feu d’artifice, « resplendissement, à travers l’espace vacant, en des fêtes à volonté et solitaires ». Le paradoxe est que Mallarmé, même s’il affirme ces possibles merveilles et les célèbre, les montre constamment comme « un jeu » et le fruit d’un véritable subterfuge ou d’« une supercherie » (M&L, II, 67) tout en continuant à en faire le dessein suprême de son travail, n’hésitant pas à requalifier, sous leur figure même, l’absolu.

 

Tel est donc le principe de la Fiction usant des moyens de l’Esthétique pour produire le mythe littéraire ou Idée. Le « domaine de Fiction » propre à l’Économie politique aura-t-il un principe différent ? Non, affirme Mallarmé qui s’avance ainsi :

 

[Voici] le jugement que, pour ma part, j’aimerais à voir libellé —

À savoir que le rapport social et sa mesure momentanée qu’on la serre ou l’allonge, en vue de gouverner, étant une fiction, laquelle relève des belles-lettres — à cause de leur principe mystérieux ou poétique — le devoir de maintenir le livre s’impose dans l’intégrité. (II, 272)[8]

 

Le procédé de cette Fiction politique reste celui des belles-lettres, non seulement en tant « que l’affinement, vers leur expression burinée, des notions » (M&L, II, 65) et en tant que rhétorique nécessaire à l’orateur, mais surtout en tant que « principe mystérieux ou poétique ». C’est pourquoi « le livre » doit « maintenir » sa prééminence et produire également le mythe politique, relevant lui aussi de l’Idée : « Mythe, l’éternel : la communion, par le livre. À chacun part totale » (M&L, II, 76). « L’intégrité » propre au livre est de donner à chaque lecteur l’impression qu’il est l’unique destinataire du mythe et que sa personne, à chaque fois, en endosse sans partage indu l’entièreté. Une telle magnification est le moteur même de l’idéal politique :

 

Un gouvernement mirera, pour valoir, celui [le simulacre] de l’univers ; lequel, est-il monarchique, anarchique.. Aux conjectures.

La Cité, si je ne m’abuse en mon sens de citoyen, reconstruit un lieu abstrait, supérieur, nulle part situé, ici séjour pour l’homme. (Ibidem)

 

« Cette simple épure d’une grandiose aquarelle » (id.) souligne, rapidement mais nettement, qu’en guise d’« arabesque », de « Ligne » ou de « Chiffration mélodique », le « gouvernement », quand il « allonge sa mesure » pour fonder sa Fiction, cherche à « se mirer » en le « spectacle » même du cosmos auquel il souhaite emprunter sa forme et son principe. Parmi les hypothèses concernant cette forme idéale, Mallarmé oublie d’ailleurs ironiquement la forme démocratique laquelle lui pose problème sur ce point. Le mythe politique projette ainsi un plan d’idéalité « abstrait, supérieur, nulle part situé », plan où brillent et roulent les grandes valeurs des divers régimes politiques possibles telles des météores. Ce plan, bien qu’illusoire et désincarné, est nécessaire et le poète semble regretter la désacralisation qu’induit, plus que les autres, l’exercice démocratique du pouvoir. La « formule absolue » : « n’est que ce qui est » (M&L, II, 67), refusant toute projection « au-delà », principe directeur de la démocratie bourgeoise et positiviste, « ici séjour pour l’homme », contribue à décourager « l’instinct de ciel en chacun » et Mallarmé déplore que « la cité, ses gouvernements, le code » soient offerts au peuple « autrement que comme emblèmes » ou que comme « un culte populaire […] — de la Loi, sise en toute transparence, nudité et merveille » (M&L, II, 74). Le rite du vote, apanage de la démocratie parlementaire, « ne contente pas » et les élections ressemblent plus à un « péage » où le citoyen laisse, en silence, son obole presque muette qu’à une communion. Une monarchie de droit divin fidèle à son principe (mais le fut-elle jamais ?) ferait mieux l’affaire en l’occurrence, on le sent, qu’une démocratie représentative, car elle garderait l’avantage de préserver la sacralité voire de la mettre au centre.

 

Mais Mallarmé a une solution qui renverse complètement l’exclusion platonicienne fondée sur le fait que le poète ne serait qu’un vulgaire illusionniste (au dixième livre de La République, Homère lui-même est congédié, reconduit avec des fleurs jusqu’à la porte de la Cité), et il fait de l’artiste, surtout du dramaturge condamné par Platon, le sauveur auprès du peuple ou de la foule de la Fiction politique en son principe. Critique de théâtre singulier parmi ceux de son temps, il recherche sous le théâtre réel la forme idéale déjà perdue, mais le principe n’est ni mort ni inopérant et il tient à montrer comment il agit encore par-dessous bien que ce soit pour faire jaillir et resplendir :

 

La scène est le foyer évident des plaisirs pris en commun, aussi et tout bien réfléchi, la majestueuse ouverture sur le mystère dont on est au monde pour envisager la grandeur, cela même que le citoyen, qui en aura idée, fonde le droit de réclamer à un État, comme compensation de l’amoindrissement social. Se figure-t-on l’entité gouvernante autrement que gênée [en raison de la corruption des principes et valeurs et ce, dès l’Ancien régime] devant une prétention de malappris, à la pompe, au resplendissement auguste du Dieu qu’il sait être ! (II, 181)[9]

 

« Malappris », apparemment ignorant et surtout insolent envers tous les pouvoirs établis, le citoyen de base ou vulgaire a l’intuition juste et l’instinct pur : il pressent la haute valeur de l’humain en lui et trouve au théâtre, le seul art vraiment populaire au XIXe siècle, avec les orphéons, une illustration qui justifie sa revendication de dignité, voire de « divinité ». Le théâtre en sa réalisation bourgeoise est, comme le pouvoir, inférieur à sa tâche de principe, mais il ne peut escamoter complètement cette « faim » propre au public et lui accorde un « simulacre approprié au besoin immédiat », « prêt à contenir par le voile basaltique du banal la poussée de cohue jubilant si peu qu’elle aperçoive une imagerie brute de sa divinité » (II, 165)[10]. Un élan, constitutif de l’humanité en l’homme, s’impose et se perpétue sous le voile de la Fiction. Il mène, grâce aux réalisations de l’art et, d’une certaine manière, grâce aux circonlocutions et simulacres propres aux manifestations ordonnées par l’État ou par le corps social, à un resplendissement, proche le coup de foudre, à un étoilement qui fait constellation au firmament vers lequel se lèvent les fronts. Mais ce bond à vide et sur le vide, cet élan virtuel n’est pleinement « constituant » qu’à la condition de ne pas entretenir d’illusions indues sur la substantialité de l’idéal ou de l’absolu, de ne pas rétablir l’idole que serait l’idéal substantiel objectivé en une figure agissante. Il ne s’agit là, pour répondre à la sinistre formule : « n’est que ce qui est » (M&L, II, 67) et la pulvériser temporairement, que de vérifier, c’est-à-dire aussi de rendre vraie, l’activité même d’être qui risquerait de se trouver confisquée et figée à tout jamais par un ensevelissement dans « ce qui est » (dans l’étant, dirait l’autre).

 

Et cet exercice de portée ontologique, éminemment salutaire, est à chacun accessible, ce que la démocratisation révèle et dérobe en un même mouvement, ce qu’elle sait permettre et empêcher. L’un des derniers poèmes en prose de Mallarmé : La Gloire (1887) nous en offre le cheminement circonstancié. En une magnifique journée d’octobre, le poète parisien prend le train pour se rendre à Fontainebleau afin « de se recueillir dans l’abstruse fierté que donne une approche de forêt en son temps d’apothéose ». Sur le moment, il souffre du cri discord proféré par l’employé qui, sur le quai de la gare, hurle le nom du lieu et le « divulgue » aux « touristes omniprésents vomis [par les portes des wagons et par le poète] ». Mallarmé dénonce alors un mensonge et une illusion : « Une quiétude menteuse de riches bois suspend alentour quelque extraordinaire état d’illusion ». De fait le poète a une réaction d’esthète ou d’aristocrate qui souhaite garder pour lui seul la révélation offerte par la beauté de la nature et il cherche à s’« isoler de la délégation urbaine vers l’extatique torpeur de ces feuillages là-bas trop immobilisés pour qu’une crise ne les éparpille bientôt dans l’air » (I, 433 et II, 103). Mais, ensuite, il réfléchit et trouve impossible d’être seul à avoir éprouvé une telle faim, à avoir ressenti l’appel, à lui répondre : de ce ciel d’automne et de ces feuillages en gloire sur le point de s’évanouir en pluie de feuilles mortes émane un « frisson » communicatif qui cherche à se propager. Et, une fois isolé, Mallarmé n’ose même pas lever les bras en signe de triomphe ni jouir en solitaire éperdu de la splendeur de la futaie d’abord rayonnante puis finissant par se consumer dans le couchant :

 

[…] sans du coup m’élancer dans cette diurne veillée d’immortels troncs au déversement sur un d’orgueils surhumains (or ne faut-il pas qu’on en constate l’authenticité ?) ni passer le seuil où des torches consument, dans une haute garde, tous rêves antérieurs à leur éclat répercutant en pourpre dans la nue l’universel sacre de l’intrus royal qui n’aura eu qu’à venir […] (I, 434 et II, 104)

 

Il attendra pour se reconnaître en cet « intrus royal » et s’accorder à cette « chimère puérile » d’avoir retrouvé le train du soir en sa banalité coutumière avec sa foule de voyageurs.

 

Qu’est-ce à dire et que penser d’un tel sacre désacralisé ? D’une part, la démocratisation et l’élévation du niveau de vie des humbles comme des bourgeois font craindre au poète que les citadins déversés par le train dans la forêt n’y importent les effets de leur « amoindrissement social » et qu’ils n’égaillent seulement leur loisir en pique-niques et autres guinguettes. D’autre part, il prend conscience que la même démocratisation rend chacune des « existences étageant leur vacuité en tant que monotonie énorme de capitale » (I, 434 et II, 104) capable de pressentir à son égal le « frisson » émis par « un automne sous les cieux » et la rend entièrement responsable de son attitude devant lui. L’appel du ciel d’automne et des frondaisons réalise sans « le livre » ce que ménage celui-ci en son « intégrité », cette « communion » mystérieuse en une « part totale » (M&L, II, 76) destinée à combler chacun (par ailleurs et d’ailleurs, Mallarmé, par son texte intitulé La Gloire, restitue au « livre », sans le dire, cette capacité). Mais il y a, pour l’heure, comme un délai ou un hiatus entre la foule et la forêt. C’est pourquoi Mallarmé se refuse à une manifestation d’orgueil surhumain qu’il estime déplacée tant qu’il ne peut la partager avec tous. « L’universel sacre de l’intrus royal qui n’aura eu qu’à venir » reste une « chimère puérile » tant qu’il n’est pas à la portée de tous les citoyens, chacun devenant roi à son tour. C’est là extase (ek-stasis, en grec) et pic d’existence (ek-sistens, en latin), c’est-à-dire, en une sortie de soi, se tenir hors…, à la pointe extrême de sa présence au monde, en une éminence précaire qui ne peut être ni fixée ni figée. C’est là essor virtuel plus que « réel », mais d’un virtuel ou d’un possible qui n’est pas « rien », où la vacuité échappe au néant comme à la monotonie : le seul fait d’en « avoir idée » (ou l’Idée) est efficient, efficace, car c’est expérimenter directement « l’être » comme activité non comme « état de choses ». Mythe ou bond à vide sur le vide, cette projection nécessaire, qui rejoint le plus souvent le plan de l’idéalité (surtout dans la Fiction politique), mérite toujours le nom d’illusion ou de supercherie bien que, partagée démocratiquement, elle puisse devenir constitutive d’une communauté de conscience (esthétique, politique ou autre) et préfigurer un avenir en commun. Car il faut tenir à l’esprit, et Mallarmé ne l’a jamais oublié, la mise en garde de Tacite, relayée par Vico et qui fait aussi référence à l’étymologie de « fiction » : « fingunt simulque credunt », « ils imaginent [ils façonnent, ils forgent, et, pour Mallarmé, ils lient par réfléchissement] et en même temps ils croient ». Il faut s’exercer à l’activité d’être, créatrice et herméneutique, sans croire que cet élan va produire un résultat substantiel et tangible, arrêté en un « état de choses », gratifiant comme un trophée ou une récompense. Et tel serait sans doute le mythe ou Fiction, la Fable propre au régime démocratique : vivant « l’universel sacre », le Citoyen, « intrus royal », est un Roi qui ne cesse d’abdiquer en toute connaissance de cause. L’honneur de l’Homme et du Citoyen est la glorieuse humilité du Roi ; l’honneur du Roi est la lucidité agnostique de l’Homme.

Serge Meitinger


[1] Nous citons ce texte et ses scolies avec le sigle M&L, suivi du numéro du tome et de la page dans l’édition de la Pléiade, Paris, Gallimard,  établie par Bertrand Marchal : Tome II, 2003.

[2] C’est le titre même du livre de Julia Kristeva : La Révolution du langage poétique, Paris : Éditions du Seuil, 1974.

[3] « Notes sur le langage », Édition de la Pléiade, Tome I, 1998.

[4] Lettre à Cazalis, mai 1867.

[5] Lettre à Cazalis, 28 avril 1866.

[6] Lettre à Edmund Gosse, 10 janvier 1893.

[7] « Le Mystère dans les Lettres », siglé MdL, Divagations.

[8] « Sauvegarde », Grands faits divers, Divagations.

[9] « Le genre ou des modernes », Crayonné au théâtre, Divagations.

[10] « Crayonné au théâtre ».

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