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Patrick Sultan : Critiques d'un jour.

Compte rendu du livre de Bruno Curatolo et Jacques Poirier, La Chronique littéraire : 1920-1970.

© : Patrick Sultan.

Mis en ligne le 25 octobre 2006.

 


Critiques d'un jour

Curatolo B., Poirier J. (sous la direction de), La Chronique littéraire : 1920-1970, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2006, collection Écritures.

 

Chronique — sa vocation à l'éphémère semble inscrite dans son nom. Sans prétention, cette forme journalistique, parce qu'elle est brève, liée à l'actualité la plus immédiate et donc s'interdisant toutes les espérances de la longévité, s'oppose bien sûr à l'œuvre littéraire qu'elle présente ou évoque plutôt qu'elle ne commente. Celle-ci est appelée plus ou moins consciemment à braver et même à traverser le temps et celle-là apparaît même (et s'avoue non sans ingénuité ? avec quelque fausse modestie ?) comme la version la plus légère, le plus bas degré de la critique littéraire.

Au reste, qu'elle prenne place au coin d'une page de quotidien, dans une mince rubrique de gazettes frivoles, ou bien au contraire dans des revues confidentielles, la chronique littéraire demeure plus ou moins suspecte d'amateurisme, d'impressionnisme, de dilettantisme… Peut-être est-elle marquée d'infamie par son lieu de naissance : la rue, le salon, la salle de rédaction, le cabinet de lecture…

La critique universitaire, si l'on en croit Albert Thibaudet, n'aurait même jamais eu que dédain pour cette critique de semi-professionnels ou de baladins battant pavé, promise à une notoriété aussi rapide que courte sera sa survie ; trop superficielle, trop liée aux modes, trop dépendante de la subjectivité du premier lecteur venu, elle est condamnée à une rapide péremption.

 

Ce temps du docte mépris semble désormais passé, comme l'atteste le recueil d'études, publié sous la direction Bruno Curatolo et Jacques Poirier, Professeurs de l'Université de Bourgogne, qui déclarent en préambule : la chronique littéraire rend l'œuvre littéraire à la visibilité, et « contribue à l'inscrire dans une mémoire ». (p. 7)

Une forme si tributaire de l'instant qui passe, de la « sortie » d'un livre, d'une « saison littéraire », soucieuse avant tout de couvrir l'actualité et non de rester mémorable, aurait-elle le si grand pouvoir et si paradoxal de conférer de la mémoire, de tisser autour des œuvres un fin réseau qui les protège de l'oubli ou de l'indifférence ? C'est ce que, chacune à sa manière, les études rassemblées dans cet ouvrage savant (mais pas austère) tentent d'établir.

Ces études sont un peu disparates ; il faut le reconnaître, sans le leur reprocher car c'est la loi de ce genre (universitaire) : le recueil de contributions à l'étude d'une même thématique souffre à la fois, en raison de sa nécessaire érudition, d'être trop spécialisé et de demeurer partiel, d'ouvrir de multiples portes dérobées et de rester finalement lacunaire. Ainsi, dans cet ouvrage consacré à la chronique au XXe siècle en France, on ne se scandalisera pas de l'absence de chroniqueurs importants en leur temps tels que Paul Souday, Albert Thibaudet, Jean Paulhan, Ramon Fernandez, Maurice Nadeau, Robert Kemp, Maurice Saillet, ou Émile Henriot. On ne peut pas épuiser le sujet d'une traite. On ne se gendarmera pas non plus, inversement, de l'importance donnée à de parfaits inconnus ou d'imparfaits méconnus : qui donc a lu le journaliste chrétien Robert Morel (pp. 227-236) ? qui a jamais feuilleté les Cahiers de la Nouvelle Journée de Paul Archambault (pp. 125-134) ? À découvrir les itinéraires de ces obscurs, de leurs persistantes activités intellectuelles, on admire les dévouements ardents et modestes de ces diffuseurs de culture.

Les vertus du chroniqueur sont souvent grandes et peuvent susciter une légitime admiration : abnégation, curiosité sans relâche, désir méticuleux de préciser et de vérifier, art d'enseigner sans ennuyer, d'approfondir sans lasser. En ce sens, le chroniqueur par excellence, auquel J. Poirier réserve la dernière contribution du volume (pp. 275-287), est sans conteste, splendide dans son effacement même, Pascal Pia (1903-1979). L'habitué de l' Enfer de la Bibliothèque Nationale, le combattant de l'ombre, l'ami des plus éminents écrivains du siècle, le directeur de Combat consacra peut-être le meilleur de son intelligence et de sa force à ciseler ses articles brefs où il fait tenir tant de lectures et de recherches. Chacune de ses chroniques représente le condensé d'une vie de lettré, d'une culture encyclopédique, d'un amour sacré des livres. L'acribie faisant bon ménage avec l'enjouement, ces « papiers » vengeurs ou enthousiastes, sarcastiques ou louangeurs, ont gardé une folle jeunesse, une vive fraîcheur et donnent encore, malgré le temps qui nous sépare de ces éclats d'un jour, un véritable plaisir de lecture. On éprouve notamment une émotion particulière à voir surgir au présent, au moment de leurs premières publications, des écrivains novices, encore inconnus mais déjà salués et acclamés, reconnus : Perec, Modiano… Il y aurait donc une éthique, une esthétique de la chronique.

Elle exige en tout cas assurément un art et une déontologie. C'est ce qui apparaît dans le fin portrait (pp. 205-214) que G. Cingal donne de Claude Roy, journaliste écrivant dans l'allégeance au PCF et la fidélité à des valeurs prolétariennes mais aussi dans le refus de plus en plus affirmé d'une littérature de propagande avilissante et laide. Cet intellectuel communiste, pris, le temps d'une chronique pour le quotidien Libération (1950-1956), entre son amour des Lettres et les pressions idéologiques qu'exerce le Parti, finit par apparaître comme un modèle de probité professionnelle : il alterne « selon un étonnant sens de l'équilibre » les genres d'ouvrages qu'il lit ; il éclaire, condense, informe mais l'humeur (la bonne, la généreuse) anime ces articles soignés autant que le permettent les urgences de la publication. Il parvient donc, sans toujours éviter les clichés et les facilités de plume à exprimer ses goûts, à privilégier l'art. Et tout en se pliant à de nombreuses contraintes (sujets, espace restreint, articles de commande, souci d'objectivité journalistique, mais surtout le respect partisan de la ligne générale), il arrive enfin à s'affranchir de son idéologie et de sa condition. La chronique peut refléter des drames individuels et collectifs profonds.

On s'instruit donc en suivant les traces de Marcel Arland (pp. 75-83) ou bien d'André Pieyre de Mandiargues (pp. 265-274) dans la NRF ; ou bien en apprenant l'émouvante existence des Vivants (pp. 191-204), revue d'immédiate après–guerre, destinée à donner la parole non pas à de triomphants vainqueurs mais — fait exceptionnel à la Libération — à des déportés, ou d'anciens prisonniers encore en proie à la douleur muette de leur proche passé.

Ainsi, au gré de courtes biographies intellectuelles, d'analyses sociologiques ou idéologiques, en suivant l'apparition d'une foudroyante publication (comme Les Derniers Jours d'Emmanuel Berl et Pierre Drieu la Rochelle, — pp. 147-156) vit et palpite la vie des idées, des formes, telle qu'elle peut être exprimée par ceux qui les ont accueillies à leur naissance.

Ce recueil explore un champ neuf et encore vierge pour la recherche, quasiment indéfini : « Il incite à parcourir des configurations multiples, articulées sur des périodes ou des événements capables, par leur intensité, de susciter une réflexion sur la littérature… » (p. 8) L'étude de la chronique a de beaux jours devant elle et réserve bien des découvertes littéraires.

 

Reste cependant à poser quelques problèmes de méthode que l'ouvrage, sans les résoudre, permet de formuler plus clairement.

Le premier consiste à établir une typologie un peu claire de cet art qui emprunte des voies et des aspects si variés : la chronique est-elle un essai littéraire succinct, moins élaboré, plus primesautier, encore plus désinvolte ? se distingue-t-elle des autres articles de presse avec lesquelles elles se mêlent ? possède-t-elle une forme en affinité avec son objet ? De quel genre est précisément cette forme écrite si proche de la conversation orale ?

Le second est d'en retracer la logique historique, sociologique. On ne s'avouera pas fort convaincu par le cadre chronologique et éditorial étroit que lui assignent B. Curatolo et J. Poirier ; car la chronique a-t-elle bien cessé avec les années 1970 ? on n'en n'est pas sûr lorsqu'on constate la brillante pérennité du genre (citons les noms de Angelo Rinaldi, de Renaud Matignon, de Marc Lambron et encore celui de Maurice Nadeau : ce jeune homme nonagénaire toujours à l'affût d'un nouvel auteur). Et d'ailleurs, les revues littéraires sont-elles bien le lieu par excellence de la chronique littéraire ? ne serait-ce pas plutôt au contraire le quotidien, l'hebdomadaire qui impriment à la chronique son élan propre et en façonnent la forme rapide ?

Enfin, l'idée que la chronique soit liée à une expression d'idées et de conceptions avant-gardistes (au début du XXe siècle) peut aussi soulever contestation. Tout au contraire, on pourrait soutenir que les chroniqueurs sont les continuateurs des talentueux feuilletonistes du siècle passé, qu'ils sont souvent les gardiens du conformisme esthétique, que dans l'ensemble réfractaires aux novations, ils cèdent souvent aux pièges de l'anti-intellectualisme et résistent par humeur ou par principe à la modernité. Ils semblent bien souvent être la postérité, parfois un peu bougonne et sermonneuse, parfois énergique et enthousiaste, de l'Oncle Beuve qui pourrait être leur père à tous. Pour le meilleur et pour le pire.

Patrick Sultan


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