RETOUR : Cours sur la critique

Le Contre Sainte-Beuve de Barbey d'Aurevilly : portraits et médaillon

Sainte-Beuve est une personnalité très rare dans la littérature de ce temps. C'est à la fois un homme d'étude et un homme du monde.

Bénédictin libre de sa petite maison de la rue du Montparnasse, il ne s'y cloître qu'à ses heures… On le rencontre assez souvent lisant dans la rue quelque Elzévir à tranche dorée, et c'est une image de sa vie… Il étudie toujours, mais il va… Et les personnes qu'il rencontre, il les voit, les salue et leur parle, causeur éolien dont vous qui passez êtes la brise et tirez de délicieux accords, aimable sans distraction, suffisant à tout, plein de présence d'esprit et d'alacrité, une moitié de lui à sa lecture, l'autre moitié à vous, son doigt faisant signet au livre qu'il rouvre et reprend quand vous l'avez quitté. Voilà, en tout et en deux traits, Sainte-Beuve ! Abeille de livres acharnée à cette fleur qu'il aime, plus abeille encore de relation, et faisant miel de tout pour le compte de la littérature.

[…] Sainte-Beuve, parmi tant de gens dont l'art pénible tourne au métier, aime vraiment la littérature. Elle a été pour lui une brillante maîtresse, et la maîtresse s'idéalisant est devenue sa meilleure amie. Toutes les fidélités de l'esprit, il les lui a gardées, et pour des poètes et des artistes, l'esprit, c'est bien plus profond que le cœur !

(Les Œuvres et les hommes (2e série) – XVI. Portraits politiques et littéraires. Lemerre, 1898, p. 180)

 

Sainte-Beuve a toujours repris ses idées en sous-œuvre pour y ajouter ou en retrancher, tant elles lui semblaient incertaines : refaisant, raturant, savetant, ajoutant de nouvelles impressions aux anciennes, à ses notes d'autres notes, fourmi de travail entassant fétus sur fétus, grains de poussière sur grains de poussière… Cela peut être intéressant à voir faire, mais assurément ce n'est pas là de la critique, cette grande chose de mesure et de poids, de principe et de certitude. Les derniers Portraits qu'il ait retouchés sont presque des contradictions avec ce qu'ils étaient d'abord. Il aurait vieilli vingt ans encore qu'il les eût retouchés à nouveau. Son œuvre critique me fait l'effet d'un interminable obélisque de notes sur notules et de notules sur notes, sur la pointe duquel il y aura toujours de la place pour d'autres notules qui viendront… Sûr de rien et curieux de tout, comment voulez-vous qu'un homme puisse être jamais un critique — un juge intellectuel de ce qui fait la beauté ou la laideur des œuvres humaines ? Comment voulez-vous que ce regardeur de près les englobe d'un regard et les voie de haut ? Comment voulez-vous que ce qui n'est pas la Force soit la Justice ? Il faut du biceps pour tenir droite cette balance. Les plus fines mains n'y suffiraient pas.

(Les Œuvres et les hommes (1ère série) – VI. Les critiques, ou les juges jugés, Frinzine et Cie, 1885, p. 60)

 

Comment M. Sainte-Beuve a-t-il perdu ce don d'originalité inestimable qu'il avait à vingt ans, c'est-à-dire à l'âge où l'on n'a guère, même avec du talent et de l'avenir, que la folie de l'imitation, quand on n'en a pas la niaiserie ?… Comment lui, dont les premiers chants furent des cris étouffés si poignants, et les peintures d'une réalité qui saisissait le cœur comme la vie même, comment ce Rembrandt du clair-obscur poétique qui s'annonçait alors, est-il devenu, la vie aidant, avec ses expériences, ses blessures et les ombres sinistres qu'elle finit par jeter sur toutes choses, moins pénétrant, moins mordant, moins noir et or (la pointe d'or dans un fond noir) qu'en ces jeunes années où l'on est épris de roses lumières? Pourquoi enfin le Rembrandt annoncé, le Rembrandt n'est-il pas venu ?…

 

Question instructive et intéressante ! J'en ai cru trouver le mot, et je le dirai, dussé-je insurger contre moi les esprits amoureux de littérature  ! M. Sainte-Beuve, le lettré, le littérateur, le professeur (ces trois choses n'en font qu'une) a rongé le Sainte-Beuve poète. Joseph Delorme n'aurait pas professé. L'originalité première s'en est allée au contact de tant de livres, sous le frottement de tant d'esprits ; elle s'est dérobée sous le poids de tant de connaissances, inutiles à qui a vraiment génie de poète.

 

M. Sainte-Beuve a écouté les livres plus que la vie. Il a pris pour elle les ornements de la pensée, et toute la poésie qui était en lui à un degré supérieur d'énergie, tout le temps qu'il savait moins, et par conséquent qu'il était plus sincère, la poésie est morte, indigérée de littérature !

(Les Œuvres et les hommes (1ère série) – III. Les poètes. Amyot, 1862, p. 101 et suiv.)

 

Source : L'Esprit de Jules Barbey d'Aurevilly. Dictionnaire de pensées, traits, portraits et jugements tirés de son œuvre critique. Préface par Octave Uzanne. Paris, Société du Mercure de France, 1908, p. 291-294.

 

Médaillon de Sainte-Beuve

Certes  ! c'est un homme d'esprit, et même c'est ce que j'en puis dire de mieux. Je m'obstine à soutenir qu'il a eu un jour du génie — du génie malade, il est vrai — dans Joseph Delorme, mais il n'a recommencé jamais. Depuis ce jour, unique dans sa vie, il a eu beaucoup de talent, noyé dans un bavardage inondant ; — car il a dans la plume ce prurit albumineux que M. Thiers a sur la langue. C'est un romantique de la première heure, resté romantique par-dessous — on ne guérit pas, heureusement ! de ce bon mal-là. C'est un causeur amusant, bien plus amusant au coin de son feu ou de sa table, portes fermées, qu'au coin du Constitutionnel, où il commence de rabâcher. Enfin, c'est, à ce qu'il semble, tout le contraire d'un académicien de nos jours, tel que la mort a fait ce vieux môme. Eh bien, cependant, M. Sainte-Beuve est aussi académicien que pas un des Quarante et il sied à l'Académie ! Contraste et mélange singuliers ! La nature de M. Sainte-Beuve est très complexe. Il était du Globe. Il était des réunions Hugo. Il a toujours aimé les coteries, qu'il appelle des cénacles. Son dernier cénacle est l'Académie. Il vous en dira du mal, mais il s'y plaît ! Professeur échoué sous le vent des sifflets, mais professeur en diable, aimant le professorat, parce que le temps qu'il professe, on ne le contredit pas, et que cet homme d'esprit, à colères de dindon, ne peut souffrir d'objection quelconque ; lettré, d'ailleurs, comme un mandarin de première classe, M. Sainte-Beuve aime cette Sainte-Périne de professeurs qu'on appelle l'Académie, et il y va, tous les jours de séance, pour y pédantiser un peu… et pour y chercher provision de commérages et de petits scandales qu'il saura distiller plus tard.

 

C'est donc un académicien par goût et par nature, que M. Sainte-Beuve. On ne peut pas dire de lui comme d'Alfred de Vigny, comme de M. Mérimée, comme de M. de Lamartine, qu'il est déplacé à l'Académie. Autrefois, quand le pédantisme du professeur ne le tenait pas à la gorge, il aurait eu la tête plus haute que le dossier de son fauteuil ; maintenant il l'a plus bas.

 

C'est Balzac qui prit un jour M. Sainte-Beuve dans ses mains redoutables, et qui le fit danser jusqu'au ciel, lequel, ce jour-là, ne fut pas pour M. Sainte-Beuve un paradis… On crut voir le géant Pantagruel jouer avec un Polichinelle de quatre sous. Mais Balzac, tout génie qu'il était, a été injuste. M. Sainte-Beuve a bien des défauts… et même plus; mais il n'est pas ennuyeux, comme le dit Balzac. Il est vrai que l'ennui est une sensation relative… Ma sensation, à moi, c'est au contraire, qu'il est amusant. Malsain, oui  !… comme bien des choses amusantes. Entortillé, précieux, oui ! encore… mais amusant. Ce n'est pas d'agrément qu'il manque, mais de netteté, de trempe et de solidité d'esprit. Ceci est plus grave que de manquer d'agrément.

 

M. Sainte-Beuve est fin ; mais on l'a dit de M. de Rémusat. Il est cauteleux, conséquence de sa finesse, et il embrouille et embarbouille son talent de réserves, de sous-entendus, d'insinuations prudentes ou perfides, de précautions chattemittes ou traîtresses. Il a inventé les peut-être, les il me semble, les on pourrait dire, les me serait-il permis de penser, etc., locutions abominables qui sont la petite vérole de son style… Ah ! cela ne m'étonne pas qu'athéisme à part (qu'il ne met jamais à part) il aime M. Renan. M. Renan lui renvoie son image. Il se reconnaît en le regardant, et il se fait à lui-même des politesses, quand il le loue. M. Renan, comme M. Sainte-Beuve, s'enveloppe de peut-être, et ils sont tous deux des Locustes au miel. Seulement, M. Renan est un Sainte-Beuve plus froid… froid comme l'impénitence finale, comme le prêtre qui a perdu la foi et dont le châtiment terrible est de ne jamais la retrouver ; tandis qu'il n'est pas dit du tout que le violent M. Sainte-Beuve — car il est violent, malgré ses précautions et ses finesses,— ne mourra pas repentant et confessé. J'espère bien que nous le confesserons !

 

Voilà pour la netteté de l'esprit de M. Sainte-Beuve. Mais pour sa solidité, c'est bien pis ! Le poète et le romancier se sont assoupis de bonne heure en lui, et le critique qui s'était éveillé simultanément avec le romancier et le poète, a pris les proportions de sa vie entière. C'est par la Critique que M. Sainte-Beuve a la prétention de prendre rang dans l'histoire littéraire. Eh bien, la critique de M. Sainte-Beuve, cette critique à coups d'épingle ou à coups de bistouri plus ou moins adroitement appliqués, n'est qu'un empirisme incertain. Je ne parle pas de principes à M. Sainte-Beuve ; je sais qu'il n'en a pas et qu'il se glorifie de n'en pas avoir. Il fait la théorie de son indigence. Mais comme intuition, mais comme divination de facultés et de talent, quel cas, franchement, peut-on faire de la solidité du jugement d'un critique qui nous a donné, sur sa tête, M. Feydeau comme un homme de génie ! le romancier des temps modernes ! le lord Byron français en prose ! qui avait (vous alliez voir !) cinquante chefs-d'œuvre étagés dans la tête ! ! ! Quel cas peut-on faire de la solidité d'un critique qui se laisse prendre par positivisme aux vers de M. Littré et qui le proclame poète, à la mesure de Lucrèce ? et enfin qui, dans ce moment, souffle, comme on souffle une bouteille qui vous crève dans les mains et vous coupe les doigts, la gloire de M. Renan, cette gloire ridicule dont M. Sainte-Beuve ne partagera que l'épithète !

 

Tel M. Sainte-Beuve. Il a fait du joli et du petit, et même il en a trop fait, mais du grand et du fort, jamais ! il n'a pas les qualités premières. Il n'a pas, comme critique, l'impassibilité, la conscience, la justice. Il est toujours entre un engouement et un ressentiment… Ce n'est qu'un système nerveux doublé d'un amour-propre en littérature, mais une âme, non ! Que lui importe ! du reste. Il n'y croit pas à l'âme ! Esprit sans magnanimité, pointilleux, vulnérable, susceptible, cherchez le critique dans ce buisson de pointes et dans le sang de ses propres égratignures, et trouvez-le si vous pouvez ! À l'origine, il était doué pourtant, M. Sainte-Beuve. Mais il a renversé sur son imagination naturelle, qu'il avait poétique, toute une chiffonnière de littérature, laquelle a tout couvert, tout englouti et tout éteint ! L'esprit professeur et académique l'a envahi. Il n'a plus été alors qu'un professeur, un anecdotier, un discoureur littéraire en son privé nom ; — puisqu'il ne croit pas à un Absolu, à une Vérité ! Je l'ai gardé pour le dernier de ces Médaillons, comme un salutaire exemple. Il est bon que la jeunesse prenne le dégoût des Académies et de leur esprit, en voyant comme elles ratatinent le talent, des hommes de talent !

Source : Barbey d'Aurevilly, « Les quarante médaillons de l'Académie », « XL. M. Sainte-Beuve », Nain Jaune, 14 octobre 1863.