RETOUR : Cours sur la critique

La Critique des ˇcrivains : L'empoignade entre Barbey d'Aurevilly et Émile Zola

Barbey d'Aurevilly romancier mais aussi critique « éreinte » L'Assommoir.

 « M. Émile Zola, l'auteur de L'Assommoir, cet Hercule souillé qui remue le fumier d'Augias et qui y ajoute !… M. Émile Zola croit qu'on peut être un grand artiste en fange comme on est un grand artiste en marbre. Sa spécialité, à lui, c'est la fange. Il croit qu'il peut y avoir très bien un Michel-Ange de la crotte…

Certes, je ne suis pas assez bête pour parler morale à M. Zola, dans les livres de qui la morale est muette et n'a jamais dit un mot ni poussé un cri, parmi les horreurs qu'il se délecte à y retracer… Je ne veux lui objecter que de la littérature, quoiqu'il semble, dans son Assommoir, sorti autant de la littérature que de la morale…

C'est un homme d'art et d'étude, dit-il en parlant de lui-même. D'étude, et d'étude acharnée, je le crois, mais d'art ?… Son art est faux et singulièrement raccourci. Tout est en volonté chez lui, et il n'y a que l'inspiration qui fasse de l'art vrai et profond. La volonté, la réflexion, l'effort, font de l'art tourmenté, rien de plus. Le sculpteur Préault disait un mot charmant : “La réflexion, c'est une bibliothèque…” Je ne crois qu'aux favoris de Dieu.

[…] L'homme de L'Assommoir est le dernier mot du réalisme, mais ce dernier mot ne se répéterait pas… Quand on a épuisé la poétique du Laid de Hugo et la poétique du Dégoûtant de M. Zola; quand on s'est encanaillé, soi et son talent, avec cette furie; quand on a trifouillé à ce point les quinzièmes dessous de la crapule humaine et qu'on est entré dans les égouts sociaux sans bottes de vidangeur – car M. Zola ne vidange pas : il assainirait ! et il n'assainit pas : il se contente d'empester – où pourrait-on bien aller encore, et quelle marche d'infamie et de saletés resterait à descendre ? … La boue, ce n'est pas infini ! »

Jules Barbey d'Aurevilly, Les Œuvres et les Hommes (3e série) – XVIII. Le roman contemporain, Paris, Lemerre, 1902, p. 231, 238 et 239.

 

Après avoir critiqué les romans de Barbey d'Aurevilly, Zola s'en prend au critique littéraire :

 

« Je serai tout aussi sévère pour l'attitude que M. Barbey d'Aurevilly a prise dans la critique. Romantique de tempérament, styliste très travaillé, il attaque d'une façon furibonde les romantiques et les stylistes, en leur refusant jusqu'à du talent. On reste stupéfait, on ne s'explique pas quelle rage le pousse à brûler ce qu'il doit forcément adorer. Toutes les fois qu'il rencontre sur son chemin ou Victor Hugo, ou Gustave Flaubert, ou les Goncourt, il les dévore. Pourquoi cela ? Il procède d'eux, il est de la même famille littéraire, il devrait avoir les mêmes goûts. Ses amis m'affirment que la mécanique qui lui tient lieu de cervelle est très compliquée, et qu'il se passe là-dedans un travail extraordinaire. D'abord, Victor Hugo, Gustave Flaubert, les Goncourt sont des incrédules, qu'il veut écraser. J'admets cela, mais après avoir terrassé l'impie en eux, il me semblerait strictement juste de saluer l'homme de talent. Seulement, ce mot de juste fait beaucoup rire les amis de M. Barbey d'Aurevilly. Être juste, pourquoi cela ? À quoi cela sert-il ? Rien n'est bourgeois comme d'être juste. Un homme juste n'a pas de ligne plastique, il ne se campe pas d'une façon assez crâne, il manque de dandysme. Battre la campagne, faire claquer des mots sonores et les jeter à la figure du monde, prendre des poses de capitan pour stupéfier la galerie, parlez-moi de ça, c'est le seul genre de critique que puisse exploiter un gentilhomme ! Le paradoxe est un plumet qui fait merveille sur un chapeau galonné. Et c'est ainsi que M. Barbey d'Aurevilly a inventé la critique qui ne juge pas, mais qui assomme.

Rien n'est plus simple à pratiquer. Il prend un écrivain quelconque et il exécute sur son dos des fantaisies de tambour-major, jouant avec sa canne de commandement. L'écrivain et son oeuvre sont condamnés à l'avance, qu'ils aient ou non raison. Seulement, le critique tient à être beau devant les lecteurs. C'est le juge qui est en scène, et non le prévenu. Le juge salue, grossit la voix, fait tout pour étonner l'assistance, emploie des mots rares, combine des phrases imprévues, va jusqu'à danser le cancan, s'il croit que le cancan fera de l'effet. Remarquez que M. Barbey d'Aurevilly ne réussit jamais un éloge. Il n'est véritablement beau que dans l'éreintement. Il ne donne pas de raisons, cela est inutile; il se fond dans le vide, il sue, il trépigne, il tue des fantômes. Et l'exercice terminé, il rentre dans la coulisse, persuadé que la France a frémi de cet effroyable combat. Une telle façon d'entendre la critique est puérile. Depuis quelques trente ans que M. Barbey d'Aurevilly se livre à ces assauts enfantins, il devrait pourtant voir que les gens tués par lui se portent le mieux du monde, et que le public le laisse s'escrimer seul, sans lui faire l'honneur de ratifier un seul de ses arrêts. Il est peut-être une curiosité, mais à coup sûr il n'est pas et ne sera jamais une autorité. On le surprendrait beaucoup sans doute, si on lui disait que la meilleure façon d'attrouper le monde et de produire de l'effet, est encore d'être juste, de chercher la vérité et de la dire. Mon seul étonnement, en lui voyant brandir sa plume comme une flamberge, au cinquième acte d'un mélodrame, est qu'il ne se soit pas encore embroché lui-même, pour tomber avec grâce devant les dames. […] »

Source : Émile Zola, quatrième partie du chapitre « La critique contemporaine », dans Documents littéraires. Études et portraits. Reproduite d'après l'édition suivante : Paris, Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur, 1926, p. 352-359.