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Xavier Thunis : Droit et poésie : des mots pour le dire.

Xavier Thunis est licencié en droit, en droit économique et docteur en droit de l'Université de Montpellier (1994). Depuis 1991, il est professeur à l'Université de Namur où il enseigne le droit des obligations, le droit comparé et le droit de l'environnement. Ses recherches et publications concernent deux domaines : les aspects juridiques et philosophiques du développement durable et de la responsabilité environnementale ; les rapports entre droit et littérature. L'exploration de ce second domaine a donné lieu à la création d'un cours « Droit et langage » qui tente de cerner la spécificité du langage juridique et les difficultés liées à sa traduction.

Le présent texte a été publié d'abord dans le volume Lettres et lois. Le droit au miroir de la littérature, Fr. Ost, L. van Eynde, Ph. Gérard et M. van de Kerchove (dir.), Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2001. Il est repris sur ce site avec l'aimable autorisation de François Ost.

Mis en ligne le 5 mars 2016.

© : Xavier Thunis.


Droit et poésie : des mots pour le dire

Associer le droit et la poésie est une idée à première vue étonnante. La poésie n'a pas vocation à être l'auxiliaire du droit et elle ne nourrit vis-à-vis de lui aucune visée impérialiste. L'analyse poétique du droit n'existe pas, même si la lecture de la poésie peut réveiller le juriste de son sommeil dogmatique.

Le droit, quant à lui, offre aux œuvres poétiques originales une protection par la propriété littéraire et artistique, mais on ne voit pas ce qu'il pourrait apporter à l'élaboration d'un art poétique.

Dans une large mesure, les images du droit et de la poésie s'opposent. Une image fausse mais tenace de la poésie la réduit aux halos imprécis et aux états d'âme versifiés. Elle s'oppose à l'image du droit, du moins à celle que les juristes ont d'eux-mêmes. Le juriste est l'homme de la précision conceptuelle. Le flou le gêne, bien qu'il doive de plus en plus souvent s'y résigner. Son rêve secret, celui qu'il n'ose peut-être pas exprimer parce que, malgré son souci de rigueur et de précision, les interprétations prolifèrent, c'est la démonstration et la formule mathématiques, qui neutralisent l'implicite et l'équivoque. Comme en témoigne la séduction qu'exercent sur lui certaines tentatives de formalisation du droit, le juriste aspire moins au poème qu'au théorème.

Plutôt que de confronter des images ou des notions réductrices, prenons pour point de départ que droit et poésie désignent des expériences fondamentales qui s'exposent au langage et par le langage. Parler implique un risque, une perte et un gain. Les poètes y sont plus sensibles que les juristes car ils utilisent le langage autrement. Ils voudraient ne pas l'utiliser mais le faire parler en eux.

C'est sous l'angle du langage que je voudrais analyser les rapports entre le droit et la poésie. Juristes et poètes ont en commun de prendre les mots au sérieux mais pour des raisons différentes. Ils le montrent dans leurs textes. Toute l'expérience poétique ou juridique ne se réduit pas à des textes mais elle y passe, elle s'y exprime en se transformant parce qu'elle s'universalise. On peut tirer de ces textes, de ce qui est dit et de la façon dont c'est dit, des éléments éclairants pour cerner les rapports entre droit et poésie.

I

Dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert écrit du droit : « On ne sait pas ce que c'est. » La formule est plaisante mais facile, car toute notion fondamentale se dérobe à mesure qu'on la presse de se définir. Elle contient toutefois une part de vérité.

Dans la mesure où le droit ne se réduit pas aux normes émanant des organes étatiques et se manifeste dans d'autres formes plus douces de régulation sociale (code de bonne conduite, déontologie, etc.), il n'y a pas, il n'y a plus de critère formel simple pour distinguer a priori ce qui est juridique et ce qui ne l'est pas.

Le « droit » est une étiquette commode mais trompeuse. Comme on sait, le droit est une notion polysémique : prérogative ou pouvoir d'agir reconnu à un individu ou un groupement, ensemble des règles en vigueur dans une société donnée à une époque donnée, idéal supérieur de justice s'imposant aux règles positives et discipline intellectuelle s'efforçant de tenir un discours ordonné et critique sur le phénomène juridique et d'en améliorer la connaissance ou le fonctionnement[1].

Le langage du droit n'est pas non plus une réalité homogène. Un texte de loi n'est ni une décision de justice, ni une page de doctrine. Il n'y a pas un langage juridique mais plusieurs langages contribuant à la création, à la réalisation et à la communication du droit : langage législatif, judiciaire, doctrinal, etc.[2]. La difficulté serait plutôt de clore l'énumération et de retrouver ce qu'il y a de commun entre les différents types de langages coexistant au sein du monde juridique. Ce n'est pas facile. Une thèse de droit est-elle du droit ? Oui et non. Comme œuvre de langage, comme forme, abstraction faite du phénomène auquel elle s'applique, elle a plus en commun avec la littérature qu'avec le texte de loi ou la décision de justice. Même si le style en paraît terne ou conventionnel à l'observateur extérieur, la doctrine relève de la littérature juridique. Certains préfèrent parler de science du droit. L'expression met l'accent sur l'aspect hypothético-déductif de la démarche doctrinale, également partagée entre rigueur formelle et liberté créatrice.

Qu'elle affecte la neutralité, qu'elle s'enthousiasme ou qu'elle s'emporte, la doctrine recourt, pour critiquer ou pour convaincre, à différents types d'arguments, parfois à des images et à des comparaisons, bref à une série de figures rhétoriques que l'on ne retrouve pratiquement pas dans le texte législatif qui ordonne[3], que l'on retrouve moins et sous des formes différentes dans la décision qui tranche. Si les textes doctrinaux ne sont pas des poèmes, du moins peuvent-ils être des œuvres littéraires au sens où l'entend le droit de la propriété intellectuelle.

Il n'est toutefois pas possible de tenir jusqu'au bout une distinction radicale entre la doctrine et le droit tel qu'il s'exprime dans les lois et les décisions de justice. C'est de littérature juridique qu'il s'agit. La doctrine participe à l'édification du droit et à l'amélioration de celui-ci. Par ses théories et ses suggestions, il lui arrive d'inspirer et d'influencer le législateur, le juge et, en général, les acteurs du monde juridique, avocats, fonctionnaires, etc.[4]. Ce phénomène, redevable d'une analyse sociologique, se traduit par une interaction des différents langages du droit qui s'exprime par des citations et des références croisées. Les travaux préparatoires d'une loi ou les attendus d'une décision font souvent référence à une doctrine éminente ou autorisée. Parfois, la source doctrinale n'est pas citée mais elle est reconnaissable. Si la Cour de cassation belge s'abstient actuellement de toute citation[5], il lui arrive de reprendre, mot pour mot, des propositions doctrinales. Ainsi, la Cour a adopté, dans plusieurs de ses arrêts, la définition que De Page donne, dans son Traité, de l'ordre public visé à l'article 6 du Code civil. Si la Cour ne donne pas sa source, c'est peut-être qu'elle estime être à la source ![6].

Le droit est une création collective. Il s'organise en réseaux regroupant différents acteurs dont les discours interagissent et s'influencent mutuellement. C'est beaucoup moins vrai de la poésie. Certes, les poètes se lisent et s'influencent. Mallarmé et Rimbaud sont des références presque écrasantes pour la poésie française contemporaine. Ils sont abondamment commentés par les linguistes et les poètes, mais ils ne sont pas cités texto par ces derniers comme argument ou comme composant de la production poétique elle-même. A fortiori, les travaux scientifiques des linguistes, s'ils peuvent éclairer le poète sur les ressorts et les procédés de sa création, ne contribuent pas manifestement au poème, au texte de celui-ci envisagé dans sa matérialité[7]. Le poème énonce, affirme, non sans influences mais sans références.

Comme le droit, la poésie en son essence est quasi insaisissable, même si les linguistes, plus que les poètes, s'efforcent de la caractériser par un certain nombre de traits comme le rythme, la réitération, la tendance à la fusion du son et du sens des mots ou la force que des images associées puisent dans une différence de potentiel[8].

Dans la Lettre de Lord Chandos, H. Von Hofmannsthal rappelle qu'« un poème est tissu sans poids fait de mots qui, par leur arrangement, leur timbre et leur contenu, en reliant le souvenir de choses visibles et de choses audibles avec l'élément du mouvement, produisent un état d'âme fugitif, exactement circonscrit, de la netteté du rêve[9] ». Ce texte risque de suggérer que la poésie se loge dans les états d'âme et les replis du rêve. Mais il souligne avec précision que les mots de la poésie libèrent une perception neuve, un bloc perceptif à la fois sonore et visuel. La poésie est parole libre du poète qui résiste au langage, parole libératrice du poème qui délivre un moment neuf et un nouveau rapport au monde[10].

Il n'y a pas, dans cette conception, de critère simple pour déterminer avec certitude ce qu'est la poésie. Celle-ci n'est pas réductible aux procédés qui la caractérisent habituellement.

Le Code Napoléon, mis en vers en 1811 par Monsieur Decamberousse, en fournit une illustration éclatante[11]. Voici ce que devient la condition résolutoire de l'article 1184 du Code civil :

 

« Toutes les fois que l'acte est synallagmatique,

Elle est sous-entendue et toujours on l'applique,

Quand l'un des contractants, à la convention,

Refuse de donner une exécution. »

 

Ce texte a pour seul mérite de montrer que le vers n'a pas, en soi, une vertu poétique. Il ne permet pas de distinguer ce qui est poétique et ce qui ne l'est pas[12].

Comment le pourrait-il ? Depuis plus d'un siècle, il est admis que la poésie se loge aussi bien dans le sonnet le plus strict que dans le vers libre, qu'il y a des poèmes en prose et une prose poétique. Le domaine de la poésie s'étend hors des frontières dans lesquelles les stéréotypes continuent aujourd'hui encore à l'enfermer. La poésie contemporaine traite de tout, parle de tout, de l'infini des mers, du temps et de la solitude mais aussi du verre d'eau (Méthodes de Ponge) et des figures géométriques (Euclidiennes de Guillevic).

Plus de forme ni d'objet spontanément poétiques donc, ce qui accentue l'indétermination fondamentale que la poésie partage avec le droit.

II

Le constat est décourageant, du moins si l'on veut confronter des définitions précises du droit et de la poésie. Des définitions épuisantes au sens où elles atteindraient, par les concepts qu'elles relient, l'essence de l'objet étudié[13]. Il faut, à mon avis, renoncer à établir d'emblée des définitions pour en retirer, par un surcroît d'abstraction, le plus petit commun dénominateur. Il s'agit de dégager des rapports, ce qui n'oblige pas à définir strictement les notions associées. Leur signification doit émerger de leur mise en relation.

Le langage joue ici sur un double plan. Il est le fonds commun et le non-lieu où le droit et la poésie peuvent voisiner aussi bien que le parapluie et la machine à coudre. Il met en relation des activités humaines ayant précisément un langage propre, sans être tout à fait hermétique au langage commun.

Que le droit soit un langage, plus exactement qu'un parallèle puisse être établi entre l'origine et l'évolution du droit, d'une part, l'origine et l'évolution du langage d'autre part, est un thème central de l'École historique du Droit[14] représentée notamment par Savigny et Grimm. Savigny relève que « Le Droit comme la Langue vit dans la conscience populaire… Comme elle, il ne connaît pas de halte ; il est soumis, comme toute autre manifestation de l'âme populaire, au même mouvement et à la même évolution et cette évolution est régie par la même nécessité interne ». Grimm est plus attentif à la solidarité profonde qui existe entre le droit et la poésie : « Il est aussi impossible à l'homme d'inventer par sa seule raison un Droit qui se développe spontanément comme un Droit indigène – qu'il est absurde de vouloir inventer une Langue ou une Littérature poétique[15]. »

La mise en évidence de cette solidarité n'est pas gratuite. C'est la poésie juridique de l'Allemagne, le droit issu de la conscience populaire qu'il s'agit de défendre politiquement, contre la codification napoléonienne et, plus profondément, contre le rationalisme et l'universalisme juridique de l'École du droit naturel moderne. Le parallélisme, mené dans la langue torrentueuse des auteurs allemands du XIXe siècle, reste général[16].

La remarque de Grimm sur l'absurdité qu'il y a de vouloir inventer une langue, poétique ou juridique, mérite d'être relevée. Il y a une tendance naturelle du langage poétique ou juridique, à mesure qu'il se développe, à se fermer sur lui-même et à marquer son autonomie par rapport au langage ordinaire.

L'obscurité en poésie ne date pas d'hier. « Le vers, écrit Mallarmé, qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire […], vous cause cette surprise de n'avoir jamais ouï tel fragment ordinaire d'élocution, en même temps que la réminiscence de l'objet nommé baigne dans une neuve atmosphère[17]. » Dans son effort pour recréer non pas la chose mais l'effet produit par celle-ci sur un sujet obscur à lui-même, le poète force le langage jusqu'aux limites de l'intelligible et de la communication pour l'amener à exprimer un nouvel état, un nouveau rapport au monde. Ce travail forcené débouche immanquablement sur une tentation, celle de considérer le langage poétique en soi et de le boucler sur lui-même.

La même tentation existe dans le domaine juridique. Elle a notamment pour origine une spécialisation et une conceptualisation croissantes du droit que Grimm redoutait précisément. L'hyper-conceptualisation, qui mène le droit ou certains domaines de celui-ci aux limites de l'intelligible et de la communication, provient en partie d'un rêve techniciste, celui d'aboutir à un langage dont les concepts auraient des significations clôturées et univoques s'enchaînant quasi mathématiquement les unes aux autres. Précisément ce que la poésie refuse car elle sait que le langage ne peut être totalement maîtrisé. Le paradoxe est que la conception logiciste et calculatrice du droit, le triomphe du droit savant, se produit en Allemagne, berceau de l'École historique du droit. Pour les rédacteurs du B.G.B., promulgué en 1900[18], le code est la machine à calculer des juristes. Dans ces conditions, le juriste a sur le poète un avantage décisif : un calcul, ça se termine.

Dans un article de 1816 intitulé « De la poésie dans le droit », Grimm étudie, de façon plus précise, les formules brèves et concises de l'Ancien droit recourant à certains procédés fréquents en poésie, les allitérations, les répétitions, les rythmes, etc.[19]. Dans la même veine, des auteurs français contemporains s'intéressent aux adages qui acquerraient valeur poétique par la grâce du rythme, de la répétition et de la rime[20]. La lecture des adages en question me laisse de marbre, qu'ils soient en français « Juge unique, juge inique » ou en latin « Res mobilis, res vilis ». Pourtant la musique et le rythme y sont, la rime aussi dans certains cas. Les textes sont fort brefs mais un seul vers suffit à la poésie. Serait-ce parce qu'il y a peu d'images dans ces adages ? Il y en a parfois. Certains poètes contemporains se méfient des images et les utilisent peu. Leurs textes sont pourtant poétiques.

Si ces adages, malgré un balancement étudié, laissent de marbre, c'est, à mon avis, parce qu'ils prennent le destinataire pour du marbre à graver. L'adage parle à la mémoire[21]. La poésie s'efface au service d'une fonction mnémotechnique. Le rythme de la poésie est libération. Elle sait que la libération est éphémère. Le rythme de l'adage est d'imposition : il entend marquer une fois pour toutes l'esprit du lecteur. L'adage est à la poésie ce que la musique militaire est à la musique.

III

Les langages du droit et de la poésie présentent des caractères propres qui les rendent presque immédiatement reconnaissables. Leur confrontation jette une lumière sur le droit et la poésie eux-mêmes. Telle est l'idée centrale. Ce sont des choses parfois anodines, des habitudes tellement incorporées qu'elles en sont oubliées par ceux qu'elles dominent alors qu'elles frappent ceux qui les découvrent. Prenons par exemple la méthode d'exposition des idées.

Si cette étude se conformait aux canons de la doctrine juridique francophone, elle débuterait par une brève introduction contenant le plan de l'exposé en deux ou trois parties. Elle proposerait, très vite, les définitions des deux concepts centraux pour les soumettre à discussion de façon méthodique, par analyse et synthèse, classifications ou enchaînements, moyennant toutes les références et les notes de bas de page nécessaires. La doctrine juridique tient généralement à manifester urbi et orbi son talent et sa rigueur d'exposition en structurant minutieusement les textes par titres, chapitres et sections, en intitulant ses paragraphes ou, au minimum, en les numérotant. Elle offre des marques obligées à la lecture. Il en va de même, dans une moindre mesure, pour les textes législatifs et pour les décisions jurisprudentielles, surtout quand on s'élève dans la hiérarchie judiciaire.

Ces marques de lecture ne sont pas superficielles. Les juristes, quels qu'ils soient, définissent, classent, hiérarchisent, distinguent. Les poètes aussi, dans les déclarations qu'ils tiennent sur leur art, définissent et distinguent. Certains poèmes ont des structures internes très fortes, quoique peu visibles.

Mais le travail sur les mots se fait dans une perspective différente. Contrairement aux juristes, les poètes ne sont pas obsédés par les définitions. Plutôt que des définitions, ils donnent des points de vue, souvent splendides, sur leur pratique. « Donnez la parole à la minorité de vous-même. Soyez poètes » enjoint Francis Ponge. « La poésie, cet envers du temps » écrit Aragon. Ponge et Aragon seraient sans doute recalés pour imprécision par un professeur de droit. Et pourtant, peut-on contester la vérité de ce qu'ils disent ? Non, elle s'impose d'elle-même, sans médiation du concept ou presque[22]. Ces déclarations ne sont pas des définitions au sens où l'entendent les juristes. Elles ne permettent pas d'inclure ou d'exclure, de classer, de distinguer. Il s'agit de rendre compte d'une expérience totale, de témoigner pour elle. Le dire vrai, en poésie, n'est pas d'essence argumentative, même s'il jaillit d'un long travail sur les mots.

Les juristes aussi travaillent sur les mots. Prendre les mots au sérieux, pour un juriste, c'est être précis. C'est tel mot et non tel autre qui lui permet de créer ou de discerner une réalité juridique (par exemple acte juridique et fait juridique ; obligations solidaires et obligations in solidum). C'est essentiel parce que toute réalité juridique est indissociable d'un régime juridique à appliquer. Dès la première année, les étudiants en droit apprennent que la règle de droit est générale et abstraite, que sa portée dépend de la définition, de l'interprétation des concepts qui la composent. Les définitions juridiques peuvent être concises (v. p. ex. l'article 544 du Code civil sur le droit de propriété) mais les définitions les plus concises s'étendent quasi à l'infini parce qu'elles mobilisent des chaînes de concepts eux-mêmes à définir. Une définition s'affine aussi inévitablement à la lumière des cas d'espèce qui en éprouvent les frontières et la remettent en cause.

Malgré des trésors de précision, certains termes juridiques sont et restent polysémiques : droit bien sûr[23], cause, action, etc. Si la polysémie juridique est inévitable[24], les juristes ne l'aiment guère et tentent de la contrôler. Le législateur contemporain définit de plus en plus souvent les notions qu'il utilise et en privilégie un sens particulier, ce qui réduit la polysémie[25] sans supprimer les difficultés d'interprétation. Faisant fi de toute préoccupation stylistique, il répète la notion définie chaque fois qu'il le faut et évite l'emploi de synonymes. La Cour de cassation belge a dans ses arrêts la même pratique, la même politique, pourrait-on dire, puisqu'il s'agit de contenir la prolifération du sens[26]. Plus fondamentalement, la Cour de cassation belge contrôle la légalité des décisions des juges du fond. À ce titre, elle exerce une véritable police du discours en contrôlant si les juges du fond utilisent les notions juridiques conformément à leur définition et qualifient correctement les faits qui leur sont soumis. Elle rétablit l'orthodoxie à la fois linguistique et juridique.

 

Qui a le gouvernement

Quand tu écris le poème ?

 

Tu le partages

Avec bien plus fort que toi

 

Après, tu joueras le rôle

Du Conseil d'État 

(Guillevic, Art poétique, p. 95)

 

Le poète travaille avec rigueur et contrôle ce qu'il écrit mais la prolifération du sens ne le gêne pas fondamentalement. La polysémie est un des ressorts de la création poétique et le poète l'exploite souvent, ce qui est une façon de la contrôler pour découvrir des rapports nouveaux et faire parler le langage.

La répétition d'un même mot au sein d'un poème ne vise évidemment pas à éviter les ambiguïtés. Elle assure une cohérence rythmique du poème et le mène, comme la rime, vers un état quasi musical.

 

Time present and time past

Are both perhaps present in time future,

 

And time future contained in time past.

If all time is eternally présent

 

All time is unredeemable.

(T.S. Eliot, Burnt Norton)

 

La répétition brise la linéarité du texte en scandant le temps, elle tente en quelque sorte de l'annuler même si le poème continue de se dérouler dans la durée[27].

 

Intermède. Ce que la lecture de Francis Ponge, grand suscitateur, peut révéler au juriste et aux autres[28].

Le verre d'eau est un objet inépuisable. Il va être nommé, il l'est déjà. Ce verre d'eau, celui du conférencier, ne bouge pas mais il est un meuble pour le droit. Ce verre d'eau-ci ne bouge pas, dit le poète et avec lui l'honnête homme. Il pourrait bouger et c'est un meuble, maintient le juriste. L'honnête homme se laisse convaincre, le poète s'obstine. C'est de ce verre d'eau-ci que je parle, de ce verre-ci contenant cette eau. Rien que des voyelles dans l'eau. Peut-être parce que l'eau est un liquide. Le poète sait que le mot n'est pas la chose mais tout de même, s'il y avait trace de la chose dans le mot. Et puis, ce verre, il comprend l'eau comme aucun concept n'a jamais compris aucune chose. Ce verre d'eau n'est pas un verre d'eau comme les autres. Pour le droit, c'est un meuble corporel. Le conférencier aussi est un meuble corporel puisqu'il bouge ou qu'il est susceptible de bouger. Non, il est un sujet de droit qui boit une res nullius dans un objet de droit, un meuble corporel. Plein ou vide, le verre est un meuble corporel.

L'honnête homme ne comprend plus rien, le poète s'obstine. L'eau désaltère. Mais pourquoi de l'eau et pas du lait ?

On a l'impression que l'eau convient mieux aux conférenciers, qu'elle est transparente et bénéfique. Eau pure. Mais on ne parle plus d'eau pure. Les textes de droit parlent d'eau potable, potabilisable même. Plus de trois syllabes, ça fait long. Eau potable, médiocre, juste bonne à consommer. Potabilisable : susceptible d'être rendue médiocre. Bref de l'eau sale. Cette eau a été de l'eau sale. Cette res nullius devient un produit dangereux pour l'intégrité corporelle. Arrêtons-là. a risque de se gâter.

IV

Revenons au juriste. Comme la définition, la qualification est une opération conceptuelle consistant à faire rentrer la situation à qualifier dans une catégorie juridique préexistante, en d'autres termes à lui choisir un nom dont découle l'application d'un régime juridique spécifique. La qualification est une opération juridique fondamentale[29]. La transmission d'un logiciel est-elle une vente ou une location ? L'ordre de virement est-il un mandat ou une délégation ? L'intérêt du mandat est de faciliter les recours de l'émetteur de l'ordre contre un banquier avec lequel il n'a pas de relation contractuelle directe. Le régime juridique visé influence le choix de la qualification, qui n'est donc pas neutre. Pour que la qualification de mandat s'applique, il faut que la mission du banquier du donneur d'ordre porte sur l'accomplissement d'un acte juridique, le paiement. Le paiement est-il un acte juridique ou un fait juridique ? Si on veut voir s'appliquer le mandat, la tentation est grande d'y voir un acte juridique. Si c'est impossible mais que le régime du mandat est souhaité, on en viendra peut-être à contester la limitation du mandat aux actes juridiques, etc. De proche en proche, la qualification en vient à mobiliser un nombre croissant de concepts reliés et hiérarchisés.

L'essentiel de l'exercice est de retrouver, dans la situation à qualifier, les éléments juridiquement pertinents, pour lui appliquer le nom correct dont découle le régime applicable[30].

Comme tout concept, le concept juridique vise l'universel. Le législateur qui le définit, le juge qui interprète, a fortiori l'auteur de doctrine qui systématise ne recherchent que ce qui peut servir de pierre de touche à la visée universalisante du concept qui se précise, sans s'épuiser, dans chacune de ses applications. Le cas particulier met la règle et le concept à l'épreuve sans les mettre en défaut[31].

C'est grâce à cette puissance d'universalisation que la règle de droit, non seulement règle le présent, mais aussi fait signe au futur. De même, la décision du juge ne clôture pas seulement un litige passé, elle s'ouvre, par la leçon juridique qui s'en dégage, au règlement de litiges à venir. Aussi attentif soit-il à rendre justice dans le cas d'espèce, le juge dit le droit[32].

Sa décision a pour contexte l'ensemble des textes du droit, pour horizon l'ensemble de la communauté juridique et au-delà l'ensemble de la société. Les règles de procédure et d'administration de la preuve, le principe du débat contradictoire et de la motivation des jugements (Const., art. 149) produisent non pas une vérité existentielle mais une vérité filtrée et argumentée, discutable mais justifiable et donc susceptible d'être communiquée et acceptée par le plus grand nombre.

V

Homme du concept, le juriste a fatalement l'esprit de système[33]. Par ses théories, ses lois, ses décisions, il construit un monde dont il souhaite et dont il suppose la cohérence[34].

Dans sa pratique poétique et dans ses actes, le poète n'est pas l'homme des définitions et des distinctions, il n'est pas l'homme du concept qui sépare et tend, par enchaînement et décantation successifs, à composer un système. Le concept est un meurtre de la chose sensible et le système est sa fatalité[35]. Nous nous perdons dans l'abstraction.

Une bonne part de la poésie moderne et contemporaine vise à court-circuiter le concept, non pas parce qu'elle en nie l'utilité mais parce qu'elle tente de rétablir la singularité d'un rapport au monde. Cette pierre, ce chemin sec, ce ciel d'orage, t'en souviens-tu ? Il y là une désignation et une adresse singulières. Celles-ci s'opposent pratiquement terme à terme à toutes les marques de généralité qui caractérisent le texte juridique, celui de la règle de droit en particulier[36]. « Tous les biens sont meubles ou immeubles » (C. civ. art. 516) « Tout contrat… » (C. civ. art. 1126),  « Tout fait quelconque de l'homme… » (C. civ. art. 1382) « On ne peut déroger… » (C. civ. art. 6), etc. Les règles de droit emploient très souvent l'article défini qui « marque sans équivoque l'universalité d'application[37] », alors que les articles démonstratifs sont fréquemment utilisés dans la poésie moderne et contemporaine. De même, les articles indéfinis permettent, dans certains contextes, malgré une indifférenciation apparente, de nommer les choses et les êtres de façon singulière, de faire resurgir une présence par la parole de celui qui nomme. « Je dis : une fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets[38]. »

La règle de droit, comme le poème, utilise le présent. Mais le présent de la règle est un présent qui ordonne. Il n'est pas indicatif mais impératif.

Le présent de la poésie est tout autre. Il n'est pas un présent éternel ou omnitemporel qui englobe un futur pour l'ordonner. Il est un présent du présent, un présent du moment.

« Toute chose m'est claire à peine disparue » dit Valéry. Dire le présent est une tâche infinie et peut-être impossible. Le langage ne nous permet d'évoquer qu'en mettant définitivement hors de portée, œuvre du langage, le poème aspire à la chose qui le contredit.

L'exclamation, les vers sans verbe ou sans sujet, la forme impérative visent, par leur concision, à contracter la durée pour faire droit au surgissement. Le poème est une durée qui rêve de s'abolir.

Par son attention à l'éphémère, à l'irruption de l'éternité dans l'instant fugace, la poésie ne serait-elle pas à contretemps ? À contretemps de la durée, à contretemps du temps long, celui du roman, celui de la narration, celui aussi de la société des institutions et donc du droit ? Je me rends compte du danger qu'il y a à caractériser de façon aussi grossière la poésie, faite d'expériences irréductibles[39]. En même temps, je suis frappé de voir que Dworkin recourt à la métaphore du roman et non à celle du poème pour rendre compte de la chaîne narrative dans laquelle s'insère le travail du juge. Il ne s'agit sans doute pas d'un hasard.

VI

Dans La guerre de Troie n'aura pas lieu, Giraudoux fait dire à Hector : « Le droit est la plus puissante des écoles de l'imagination. Jamais poète n'a interprété la nature aussi librement qu'un juriste la réalité[40]. » La formule n'est pas flatteuse mais elle est juste à certains égards : il y a des constructions juridiques artificielles[41] de même qu'il y a des poèmes étouffant sous l'excès des métaphores. Seulement, on ne voit pas très bien en quoi consiste la réalité à laquelle juristes et poètes devraient, semble-t-il, être plus fidèles. Si juristes et poètes sont accusés d'en prendre à l'aise, c'est toujours avec la réalité telle qu'elle est vécue et nommée par un monde concurrent, le monde politique, le monde scientifique ou encore le monde ordinaire. Même au sein de la communauté juridique, la réalité tient lieu d'argument. Fiscalistes et commercialistes invoquent fréquemment le réalisme économique, la pratique des affaires ou les usages à l'encontre des civilistes qui ripostent en invoquant la rigueur des concepts et des qualifications juridiques.

Dans Le Faiseur[42], Balzac a décrit de façon saisissante à quel point le monde juridique peut être incompréhensible ou paraître futile pour ceux qui le subissent et qui n'en sont pas. « Emprunter n'est pas voler. Virginie, le mot n'est pas parlementaire. Écoutez ! je prends de l'argent dans votre sac, à votre insu, vous êtes volée. Mais si je vous dis : « Virginie, j'ai besoin de cent sous, prêtez-les-moi ? » Vous me les donnez, je ne vous les rends pas, je suis gêné, je vous les rendrai plus tard : vous devenez ma créancière ! Comprenez-vous, la Picarde ? »

Un langage peut être poétique stricto sensu par ses modes d'expression, ou lato sensu par le monde qu'il crée. Il faut distinguer l'art poétique de la poétique qui vise l'activité créatrice au sens large, en tant qu'elle instaure un monde singulier avec ses représentations propres. En ce second sens, une théorie juridique ou une démonstration mathématique, qui sont des créations issues du jeu réglé de la raison et de l'intuition, peuvent être considérées comme poétiques. Elles peuvent, le cas échéant, présenter une dimension esthétique[43], appréciée par la communauté à laquelle elles s'adressent.

Par la définition et la qualification, le juriste nomme les choses. Il dit et redit, dans le langage du droit, ce qu'elles sont pour le droit. Un ordre de virement est un mandat, un jeune homme de dix-sept ans est un mineur (C. civ., art. 488), etc. Même si l'expression n'est pas fréquente, il y a une force poétique du droit : le juriste construit un monde propre selon les techniques et en fonction des valeurs qui sont celles de l'ordre juridique auquel il appartient.

Ce sont sans nul doute les fictions qui exhibent le plus nettement la dimension poétique du droit. Un lapin de garenne ou un poisson d'étang sont, en vertu de l'article 524 du Code civil, des immeubles par destination quand ils sont affectés par le propriétaire d'un fonds au service et à l'exploitation de celui-ci[44]. Selon les articles 1179 et 1183 du Code civil, la condition accomplie a un effet rétroactif au jour auquel l'engagement a été contracté[45]. Sans oublier cette fiction suprême que nul n'est censé ignorer la loi. Ceci signifie non pas que tout le monde connaît la loi mais qu'il n'est en principe pas permis d'invoquer son ignorance de la loi pour échapper à son application. Ce dernier exemple montre clairement que la fiction n'est pas une élucubration mais un procédé juridique utilisé pour aboutir à un résultat considéré comme souhaitable.

Si la fiction est nécessaire au droit, elle n'est pourtant guère appréciée des juristes, qui y voient une déformation de la réalité un peu embarrassante[46].

Déformation poétique en un double sens. Au sens péjoratif et la fiction est alors vue comme le produit objectivement faux d'une imagination un peu débridée qu'il faudrait canaliser et réduire. Au sens positif et la fiction peut être considérée comme une construction réglée et ordonnée produite par le droit pour servir, de façon cohérente, les fins qui sont les siennes[47].

S'agit-il d'une déformation, d'une contre-vérité, d'un mensonge par rapport à la réalité ? Apparemment oui. Mais de quelle réalité parle-t-on ? à quelle réalité s'agirait-il de se conformer ? Le pigeon est naturellement un volatile mais le législateur, en le considérant comme un immeuble par destination, l'envisage sous l'angle du lien qui l'unit à l'exploitation du fonds. La rétroactivité de la condition ne peut évidemment effacer ce qui a eu lieu matériellement. Mais elle répond à un objectif juridique : unifier le sort du contrat et protéger le titulaire du droit définitif contre les actes accomplis pendant la période d'incertitude, par le titulaire du droit conditionnel inverse[48]. Par exemple, lorsqu'une personne est propriétaire sous condition résolutoire, si la condition s'accomplit, elle est censée n'avoir jamais été propriétaire (C. civ., art. 1183). Les actes de disposition qu'elle a faits sont donc caducs. Ceci protège le propriétaire définitif mais présente un danger pour les tiers. Si la rétroactivité est contestée, ce n'est pas au nom d'une réalité brute ou factuelle à laquelle le droit devrait se conformer mais au nom de la sécurité juridique et de la protection des tiers acquéreurs ayant traité de bonne foi avec le propriétaire sous condition résolutoire.

La fiction est peut-être moins une déformation de la réalité que l'expression la plus achevée de l'autonomie du discours juridique, une manifestation de sa poétique et de sa vérité propres[49].

VII

L'expérience individuelle, au ras du corps, est inexprimable. Le langage ordinaire ne peut l'accueillir réellement. Il la ramène nécessairement à du connu[50]. S'il laisse parler la minorité de soi-même, le poète se heurte aux significations moyennes, aux contraintes et aux mots d'ordre du langage commun.

Il lui faut faire reculer l'inexprimable, dire ce qui n'a pas encore pu être dit. Cette entreprise le mène quasi nécessairement aux frontières du langage ordinaire, dont il met en cause les structures, les mots, les significations[51].

Ce ne sont pas là des actes gratuits ou sans portée. Toucher aux mots, porter atteinte à la syntaxe, c'est contester un ordre du langage qui est un ordre social. Tous les dictateurs le savent. L'infraction poétique est une infraction. Contrairement au dictateur et… au juriste[52], le poète ne tente ni de fixer le sens des mots ni de s'approprier le langage. Les mots sont pour lui presque des choses. Il cherche, il hésite, il est comme un étranger dans la langue, les mots lui font défaut[53]. Comme il n'y a plus d'art poétique incontestable, disciplinant a priori son travail, celui-ci requiert d'autant plus de rigueur et d'imagination ; il n'a rien à voir avec la liberté d'interprétation un peu débridée dont se moque Giraudoux.

Travailler aux frontières du langage, c'est s'exposer à l'autre du langage. Depuis Rimbaud, le silence borde et heurte la poésie. Le cri également où s'opère, à la limite, la fusion du sens et du son. La musique enfin où le sens tend à s'effacer au profit du son.

Il ne faut pas tomber dans un romantisme de l'inexprimable. Les choses sont faites pour être exprimées et elles le sont parfois avec bonheur. Mais si l'on a à l'esprit ces trois états limites de la recherche poétique – silence, cri et musique –, on comprend que l'hermétisme la guette. Cet hermétisme est subi plus que voulu. Il est dû à une concision et une contraction extrêmes. « Cent vers tout au plus … » écrivait Valéry en 1889. Depuis, la réduction se poursuit. Le poème, dans ses marges et dans sa présentation typographique, fait sa place au silence qui est sa ressource et sa contrainte. Il doit toutefois rester, un tant soit peu, lisible ou audible, accessible. S'il s'affranchit totalement du langage ordinaire, il ne sera pas compris du lecteur qui lui donne vie et le fait renaître à chaque lecture. Les grandes œuvres poétiques sont celles où le poète, en creusant sa singularité, parle au plus grand nombre[54] parce qu'il laisse tout le langage parler par lui.

 

Rêvé

D'un seul poème

 

Qui dirait la somme

De tes rapports avec le monde

Et ce toi-même en toi

 

La somme que le tout

Doit dure à travers toi

(GUILLEVIC, Art poétique, p. 165).

 

Il n'y a pas si loin du juge bouche de la loi au poète célébrant sa disparition illocutoire.

Si le travail poétique est essentiellement individuel et n'a pas pour objet premier la communication, cela ne signifie pas que le poète puisse s'abstraire du jeu social. Quoiqu'il fasse, il est de son temps. La poésie même la plus hermétique espère un interlocuteur et finit par être de son temps[55].

La poésie, comme le droit, est un phénomène social. La poésie, au contraire du droit, n'a pas d'abord une visée sociale. Le droit est fondamentalement une forme de langage social. Il naît en société, mais ce n'est pas l'essentiel. La poésie aussi naît en société. Le droit est un langage social parce qu'il vise des rapports sociaux comme tels. Le droit comme prérogative individuelle est déjà une relation, le droit comme ordre tente de régler des relations de façon cohérente et juste au niveau social. Il intervient en tiers pour trancher les différends éventuels[56].

Alors que le poème est l'œuvre d'un auteur singulier, ce qui en rend la traduction si difficile, la production juridique est le fait d'instances souvent collégiales, s'exprimant de façon impersonnelle et abstraite. Avant d'entrer en vigueur, la loi fait l'objet d'une série de débats et de contrôles préalables qui visent à en assurer la correction juridique, la pertinence politique et la réception sociale. La décision de justice peut résulter du délibéré de plusieurs juges où s'exprime une sorte de sagesse collective. Il est vrai que les auteurs de doctrine travaillent de façon plus solitaire mais ils relèvent plus de la littérature juridique que du droit positif. Précisément, si l'on excepte la doctrine qui est autorité de fait et non source formelle de droit, il n'y a pas vraiment place pour l'auteur dans les sources du droit. La coutume a un caractère éminemment collectif, le législateur et les juges tendent à s'effacer de leurs textes pour laisser place au droit. Même les contrats qui font la loi des parties ne paraissent pas avoir d'auteur, tout au plus des signataires, des rédacteurs ou des garants[57].

VIII

Si la poésie contemporaine est tentée par la concision, le droit contemporain est, lui, frappé d'inflation. De plus en plus bavard et prolixe, il donne l'impression de vouloir tout dire[58]. Il en résulte un « bruit » qui fait obstacle à sa bonne compréhension et à sa réception effective dans le corps social. Le droit ne subit pas, comme la poésie, la tentation du silence et s'il se fait lui aussi hermétique, c'est par excès de signes et non par raréfaction.

Le droit ne doit pas être trop bavard mais il doit parler. Son silence, s'il existe, a un nom : « vide juridique ». Ce nom est à notre avis trompeur. Dans la plupart des cas, il n'y a pas de « vide juridique ». Il y a des solutions juridiques qui ne plaisent pas ou qui ne conviennent pas, ce qui est différent.

De toutes façons, l'expression est significative : le silence du droit est source d'inquiétude. Le droit faillit à sa mission, qui est en principe de parler, de régler des rapports sociaux même et surtout dans ce qu'ils ont de neuf et d'imprévu. Le juge doit parler. « Il y a déni de justice lorsque le juge refuse de juger sous quelque prétexte que ce soit, même du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi » (C. jud., art. 5). La suspension du jugement n'est pas tolérable alors même que le doute pourrait exister sur l'aptitude de l'ordre juridique à résoudre le litige de façon satisfaisante.

Si la communauté des juristes est attachée à une langue bien faite[59], elle craint l'excès de concision au moins autant que les épanchements. Les arrêts de la Cour de cassation française sont régulièrement critiqués par la doctrine pour leur concision excessive, qui les rend incompréhensibles et les soustrait à tout commentaire critique[60]. De même, quand une situation contractuelle résiste à l'opération de qualification parce qu'elle est irréductible aux dénominations juridiques existantes, il reste la qualification sui generis. Ainsi le contrat de compte bancaire qui n'est ni un dépôt, ni un prêt sera-t-il considéré comme un contrat sui generis ou innommé, dont le régime est à construire progressivement, en empruntant aux figures connues et aux usages, s'il en existe[61].

 

Les choses doivent être dites. Juristes et poètes sont là pour les nommer. Chacun à leur façon, ils voudraient tout dire parce qu'ils tentent de dire le vrai. Le langage qui les porte les oblige à tenir parole.

Xavier Thunis



[1] V. le vº Droit dans le Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris-Bruxelles, Story-Scientia, L.G.D.J., 1988.

[2] G. CORNU, Linguistique juridique, Paris, Montchrestien, 1990, p. 27 et s. Pour les juristes, le terme de doctrine désigne les auteurs, notamment universitaires, qui donnent leur opinion sur le droit et sur son volution dans des textes de plus ou moins grande ampleur (commentaires, chroniques, thèses de doctorat, traités, etc. ).
Concrètement, la doctrine est une communauté d'auteurs (professeurs d'université mais aussi avocats, magistrats, juristes d'entreprise) qui produit des textes de nature, de style et d'ampleur trs diffrents : la note sur une décision, le manuel de cours de 300 ou 400 pages sur le droit positif (pex le droit pénal, le droit des biens, le droit de la famille…), le traité en deux, trois ou dix volumes, mais aussi l'ouvrage, plus réflexif, d'épistémologie ou de philosophie du droit.

[3] Sur les effets de style dans le discours législatif, G. CORNU, op. cit., p. 327. Cet auteur note que le législateur est avare de figures rhétoriques car il ne raisonne pas. (ibid., note 109). Il est curieux que l'ouvrage remarquable du professeur Cornu ne fasse que peu de place au discours doctrinal.

[4] Ph. JESTAZ, Le Droit, 3e éd., Paris, Dalloz, 1996, p. 61 et s.

[5] P. Mahillon « Remarques sur le langage de la Cour de cassation de Belgique », in Le Langage du droit, Bruxelles, éd. Nemesis, 1991, p. 260.

[6] Les notes de bas de page ne font pas partie de l'arrêt. Elles sont dues au procureur général ou à l'avocat général ayant occupé le siège du ministère public.

[7] Il paraît aussi significatif que jamais aucun linguiste ou critique ne revendique ni se voit attribuer la qualité de poète alors qu'à l'inverse personne ne songerait à contester la qualité de juriste à un professeur de droit. Signe peut-être d'une proximité plus grande de la doctrine juridique au phénomène qu'elle étudie. Cette question de dénomination n'est pas purement linguistique. Elle renvoie à un phénomène sociologique dont l'expression affleure dans le langage.

[8] La création poétique reste un mystère. Le langage poétique a donné lieu à d'innombrables ouvrages et analyses des linguistes, des poètes et des philosophes. N'étant pas linguiste, j'ai aimé l'ouvrage accessible de G. Mounin, Sept poètes et le langage, Gallimard, collection Tel, 1992. Il faut aussi faire une place à part à GUILLEVIC qui, dans son Art poétique (Gallimard, 1989), fait un poème de l'art du poème. Nous sommes loin des directives de BOILEAU dans L'Art poétique.

[9] Gallimard, coll. Poésie, 1992, p. 25.

[10] Comme l'écrit J. Jackson (La poésie et son autre, Corti, 1998, p. 149) à propos de Yves Bonnefoy mais la remarque peut être généralisée : « C'est grâce à la médiation artistique qu'il retrouve la communication avec l'immédiat. »

[11] Cité par A. LAINGUI, « La poésie dans le droit », Arch. phil. droit, 40 (1995), p. 135 et s.

[12] G. GENETTE, « Langage poétique, poétique du langage » in Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 132 et s. (cet auteur se réfère, plus techniquement, à la contrainte métrique). V. aussi les travaux du Groupe μ, Rhétorique de la poésie, Paris, Seuil, 1990, p. 10 s., p. 87 et s.

[13] Telle paraît être, à propos du droit, la recommandation de F. GENY, Science et technique en droit privé positif, t. I, Paris, Sirey, s.d., p. 152 et s. L'auteur souligne toutefois que les définitions juridiques sont « provisoires et indéfiniment perfectibles ».

[14] A. Dufour, « Droit et Langage dans l'école historique du Droit », Arch. phil. droit, t. XIX, 1974, p. 151 et s.

[15] Cités par A. Dufour, op. cit., pp. 162 et 163.

[16] Je renonce à établir si le droit, dans les temps reculés, a connu un âge poétique. à ce sujet, v. A. LAINGUI, « La poésie dans le droit », Arch. phil. droit, 40 (1995), p. 132 et s.

[17] « Variations sur un sujet. Crise de vers » in Œuvres complètes, La Pléiade (édition établie par H. MONDOR), p. 368.

[18] Brgerliches Gesetzbuch – Code civil allemand. Sur les caractères généraux du BGB, son abstraction et sa technicité, Cl. WITZ, Droit privé allemand, t. I, Paris, Litec, 1992, p. 29 et s. Adde, p. 62 et s. les réflexions sur la science du droit comme science des concepts ressemblant, par son caractère logique, aux mathématiques.

[19]) A. DUFOUR, op. cit., p. 167.

[20] G. CORNU, op. cit., p. 388 et s. Cet auteur n'hésite pas à affirmer que « Le droit et la poésie entretiennent de puissants rapports. Le point culminant de leur rencontre est sans doute l'adage ». Dans le même sens, A. LAINGUI, op. cit., p. 137 et s.

[21] G. CORNU, op. cit., p. 401.

[22] « Dans l'essence de la vérité, l'unité est tout à fait immédiate et c'est une détermination directe. Ce qui caractérise cette détermination comme directe, c'est qu'elle n'est pas questionnable », W. BENJAMIN cité par F. PROUST, L'Histoire à contretemps, Livre de poche, Biblio essais, 1999, p. 199.

[23] V. p. exemple la définition (en 9 lignes !) que F. GENY donne du droit, p. 51 de son ouvrage. Même lourdeur, d'ailleurs reconnue, chez Ph. JESTAZ, op. cit., p. 23.

[24] Pour plus de détails, G. CORNU, op. cit., p. 89, particulièrement, p. 93 « La polysémie interne est une marque essentielle du vocabulaire juridique ».

[25] Pour des nuances, G. CORNU, op. cit., p. 105 et s.

[26] P. MAHILLON, « Remarques sur le langage de la Cour de cassation », op. cit., p. 255 et s.

D'autres techniques pour contenir la prolifération du sens des mots sont possibles :

1º recherche de ce qui fait l'unité d'une notion généralement considérée comme polysémique. V. p. ex. sur la cause : P. VAN OMMESLAGHE, « Observations sur la théorie de la cause dans la jurisprudence et dans la doctrine modernes », R.C.J.B., 1970, p. 328 et s. ;

2º affirmation dogmatique de l'unité d'une notion malgré les inconvénients juridiques qui s'y attachent. C'est tout le problème de l'unité ou de la dualité de la faute selon qu'elle est envisagée sur le plan pénal ou sur le plan civil. V. à ce sujet, P.-H. DELVAUX ET G. SCHAMPS, « Unité ou dualité des fautes pénale et civile : les enjeux d'une controverse », R.G.A.R., 1991, nº 11795.

[27] Voir à ce sujet Groupe μ, op. cit., p. 147 et s.

[28] « Le verre d'eau » in Méthodes, Gallimard, Folio, essais, 1989, p. 97 à 139. Dans ce texte étonnant, Francis Ponge fait le « tour » d'un verre d'eau pendant plusieurs mois.

[29] Comme l'observe Ph. JESTAZ, « La qualification en droit civil » (in Droits, nº 18, PUF, 1993, p. 47), le législateur lui-même, en définissant, ne fait que qualifier sur un mode général et dans les termes qu'il fixe.

[30] Les faits qu'il s'agit de qualifier ne sont pas des faits bruts mais des faits déjà saturés de concepts juridiques orientant la qualification que le juriste va appliquer.

[31] Comparer sur ce point les réflexions de Ph. COPPENS, Normes et fonctions de juger, Bruxelles-Paris, Bruylant-LG.D.J., 1998, p. 124 et s.

[32] Les limites de l'interprétation sont un des thèmes majeurs de la philosophie du droit contemporaine. Nous ne le sous-estimons pas mais nous ne l'étudions pas ici.

[33] Plus ou moins selon sa place dans la communauté juridique. Les auteurs de doctrine sont plus naturellement bâtisseurs de systèmes que les juges de paix.

[34] Même les interventions législatives contemporaines, pour anarchiques qu'elles paraissent, sont soumises à cette contrainte de cohérence. Il suffit de constater à quel point des législations incohérentes soit en elles-mêmes soit par rapport aux autres textes en vigueur sont l'objet des critiques doctrinales et d'« efforts de rattrapage » de la part des juges chargés de les interpréter.

[35] V. le texte admirable de Y. BONNEFOY, « Les tombeaux de Ravenne » in L'improbable, Gallimard, Folio, essais, 1992, p. 14 et s.

[36] Pour un exposé détaillé, G. CORNU, op. cit., p. 276

[37] G. CORNU, op. cit., p. 282.

[38] MALLARMé, « Variations sur un sujet – crise de vers » in Œuvres complètes, La Pléiade (édition établie par H. MONDOR), p. 368. Ce texte célèbre a été l'objet de nombreux commentaires. V. p. ex., V. DESCOMBES Les Institutions du sens, Paris, éd. de Minuit, 1996, p. 47.

[39] Je ne prétends pas rendre compte de toute la poésie. La poésie citée et visée est la poésie moderne et contemporaine, principalement francophone. Au sein de celle-ci, il faudrait mieux respecter les différences. La poésie de Saint-John Perse n'est pas celle de René Char qui elle-même, etc. Le rapport au temps et au langage des grands poètes du XXe siècle a été analysé avec précision par G. POULET dans Études sur le temps humain, Paris, Agora, Presses Pocket, 4 volumes (particulièrement le volume 3).

[40] Acte II, Scène V, Hector s'adresse à Busiris, expert du droit des peuples et des volte-face interprétatives. Toute la consultation de Busiris, interrogé par Hector, mériterait d'être citée et commentée.

[41] V. à ce sujet l'exposé bref mais suggestif de Ph. JESTAZ, op. cit., p. 86 et s.

[42] Imprimerie Nationale Éditions, 1993, p. 17.

[43] Certaines démonstrations mathématiques sont plus élégantes que d'autres. Il y a aussi du « beau droit » et de « belles » questions juridiques. V. Ph. JESTAZ, « Le beau droit », Arch. phil. droit 40 (1995), p. 14 et s.

[44] Sur la jurisprudence belge récente en ce domaine (qui n'est évidemment pas limitée aux lapins de garenne et aux poissons d'étang !) N. VERHEYDEN-JEANMART, Ph. COPPENS et C. MOSTIN, « Examen de jurisprudence (1989-1998), Les biens », R.C.J.B., 2000, p. 75 et s.

[45] Par exemple : lorsqu'une personne est propriétaire sous condition résolutoire, si la condition s'accomplit, elle est censée n'avoir jamais été propriétaire (C. civ., art. 1183). Lorsqu'une personne est propriétaire sous condition suspensive, elle est censée avoir toujours été propriétaire si la condition s'accomplit.

[46] « La fiction serait-elle la mal aimée du juriste ? » se demande O. CAYLA, « Le jeu de la fiction entre “comme si” et “comme ça” », in La fiction, Droits, P.U.F., 1995, nº 21, p. 3.

[47] Comp. L. DETHIER, « Le droit par la bande », R.I.E.J. 1990/25, p. 16 et s. Pour cet auteur, la fiction juridique ramène le droit à sa poïétique et constitue, non pas un mensonge ou une déformation mais le roc du discours juridique (op. cit., p. 26) où celui-ci manifeste son autonomie et « dit vrai ».

[48] Cf. J. CARBONNIER, Droit civil, t. 4, Les obligations, PUF, 20e éd., 1996, p. 253 et s.

[49] « Une pièce, écrit Edward ALBEE, c'est de la fiction et la fiction, c'est un fait déformé jusqu'à la vérité. »

[50]  ADORNO, « Parataxes » in Notes sur la littérature, Paris, Champs Flammarion, 1999, p. 336-337.

[51] Pour plus de précisions, v. les procédés indiqués par G. GENETTE, op. cit., p. 146 et s.

[52] Sur l'utilité pour le prince de s'attacher les services d'un légiste, v. les pages mémorables de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, La Pléiade, p. 305 et s.

[53] Selon G. STEINER (Après Babel, Paris, Albin Michel, 1978, p. 171 et s.), « Le concept du “mot défaillant” hante la littérature moderne. » Pour cet auteur, la grande brèche dans l'histoire de la littérature occidentale se situe vers 1870.

[54] Ce plus grand nombre reste un petit nombre…

[55] V. à ce sujet ADORNO, op. cit., p. 289 : « L'art ne consiste pas à mettre en avant des alternatives, mais à résister, par la forme et rien d'autre, contre le cours du monde qui continue de menacer les hommes comme un pistolet appuyé contre leur poitrine ». Et p. 305 : « L'œuvre la plus sublimée cache quelque chose comme “il faut changer le monde”. »

[56] Point soulevé par Ph. JESTAZ, op. cit., p. 17.

[57] V. en ce sens, l'observation de M. FOUCAULT, « Qu'est-ce qu'un auteur ? », Dits et écrits, t. Ier, Gallimard, 1994, p. 798.

[58] Ceci s'applique surtout aux textes législatifs et à la doctrine qui, elle aussi, paraît frappée de logorrhée. Les décisions jurisprudentielles ont apparemment mieux résisté. Leur nombre a augmenté mais leur longueur reste raisonnable et relativement stable.

[59] V. par exemple le goût que le professeur Cornu manifeste tout au long de son ouvrage pour les formules concises et bien frappées.

[60] V. la controverse relatée par R. LIBCHABER et N. MOLFESSIS dans la Revue trimestrielle de droit civil, 2000, p. 679 et s.

[61] J. VAN RYN et J. HEENEN, Principes de droit commercial, 2e éd., t. IV, Bruxelles, Bruylant, 1988, p. 335 et s.

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