RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion : Compte rendu du livre de Jean-Loup Trassard, Sanzaki.
© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 8 décembre 2008.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Dormance, Gallimard, 2000.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : La Composition du jardin, Le Temps qu'il fait, 2003.

Autre compte rendu pour un roman de Jean-Loup Trassard : La Déménagerie, Gallimard, 2004.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Nuisibles, Le Temps qu'il fait, 2005.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Conversation avec le taupier, Le Temps qu'il fait, 2007.


Sanzaki de Trassard Sanzaki. Texte et photographies de Jean-Loup Trassard, aux éditions Le Temps qu'il fait, 2008.


Délicates images

À la faveur d'un nom de code créé par des enquêteurs pour baptiser un délinquant recherché, pseudonyme japonisé par jeu, Trassard cette fois nous livre un conte bref ou plutôt un recueil de croquis qui évoque à la fois et les uns dans les autres : une espèce de manga de (petits) gangsters, un paysage rural de la Mayenne française, les travaux et problèmes d'une écriture.

« Sans acquit » : le deuxième et vrai métier de ce cultivateur, c'est le trafic illégal d'alcool de cidre distillé dans les fermes. Certes, en cet automne de l'année 1963, la distillation est encore autorisée, mais dans des quantités réduites et déterminées par des droits en degrés attribués à vie durant aux seules personnes qui avaient bénéficié jusque là, pour leur consommation personnelle, du privilège des bouilleurs de cru. D'autre part, le transport des quantités de « goutte » ainsi produite est soumis, comme devant, à la délivrance, pour chaque voyage, d'une pièce fiscale délivrée en bureau de tabac pour une somme plutôt modique, et communément appelée acquit. Ce modeste yakuza est donc identifié, surveillé et traqué par les effectifs de deux gendarmeries, en collaboration avec les inspecteurs de l'administration des Contributions indirectes, les redoutés « Indirects » qui battent le terrain en brigades volantes.

Le travail de l'un, c'est d'approvisionner son réseau de cafés qui s'étend jusqu'à Paris, au moyen de complicités comme celle de ce jeune garagiste qui lui a gonflé le moteur de sa traction avant. La mission des autres, c'est de le « loger », puis de le coincer et le livrer à la justice. Le travail de l'écrivain, c'est de raconter tout cela, c'est-à-dire de maintenir le regard de l'imagination sur les deux partis des protagonistes. Le travail du photographe (l'écrivain sous son autre incarnation, depuis longtemps), c'est de produire, en contrepoint et non par pléonasme, des images matérielles en noir et nuances de gris, évoquant de manière allusive (on peut dire par métonymie) le corps du délit : la fraude par l'innocence du pommier et des pommes, par l'arbre en fleurs, l'arbre l'hiver dénudé dans le brouillard, l'arbre à la saison de ses pommes, quand celles-ci viennent d'être secouées (« hoblées » n'est-ce pas ?) et qu'elles forment sur l'herbe ou, mieux encore, sur une bâche de plastique au préalable disposée sous l'arbre, aux bonnes années une couche de fruits, ÑÊavant d'être « serrées » une à une à la main, et déposées en tas, provisoirement, au bout du champ. Les photos, en ce volume, s'arrêtent là, aux deux mains d'un homme penché qui achève de disposer des pommes en un panier d'osier tressé d'éclisses de châtaignier. Voilà pour le grand jour de la campagne à l'automne : le reste et déjà le broyage des fruits, leur pressage en cage au cellier, puis la transfusion du jus en tonneaux, son bouillonnement ensuite à la bonde, et son soutirage appartiennent à des activités plus obscurément pratiquées. Quant à la distillation du vieux cidre et des lies, et à la contrebande, c'est comme le combat de coqs aux îles lointaines, mieux vaut ne pas s'approcher à les photographier : « Pas un bon jour pour visiter, les fermiers préfèrent être tranquilles pendant que ça se passe. Mettons que nous avons obtenu leur autorisation, il est donc permis d'observer, de décrire. » Mais pas de photos !

De même l'écrivain, métaphoriquement, devrait-il ne pas se laisser voir à l'œuvre… Car son lecteur est curieux d'aventures mais suspicieux aussi, surtout depuis qu'on l'a avisé que le roman a changé d'ère. Cependant ici, soit fierté de son métier, soit défi aux règles de discrétion et de prudence que celui-ci lui impose en temps normal, soit aussi malice imitée de son héros qui ne déteste pas un léger trait de provocation, il se laisse déceler à son exercice. Même, et impliquant son lecteur, il note explicitement leur situation de voyeurs clandestins, et ainsi la tâche que c'est de décrire, à ce tiers non instruit qu'est le tout-venant de ses clients, l'homme et son attelage de deux juments au labour, les équipements, les mouvements et presque les pensées de ces bêtes (c'est un motif que Trassard affronte depuis ses premiers livres), l'attitude d'un chien de ferme à l'approche d'un étranger, les gestes du sanzaki dont certains sont censés se dérober au regard d'un point de vue narratif rigoureusement défini, le décor d'un garage clandestin : « A-t-on assez regardé le lieu, peut-on croire qu'on y est allé ? Là qu'arrive Léandre. » Eh oui, « c'est son vrai prénom », entendons qu'on nous livre un indice précieux mais partiel. Et puis que ce prénom, tout à fait plausible en Mayenne, est aussi un nom du théâtre, un nom usité sur les planches du classicisme, de berger, de paysan… Peut-être bien aussi un prénom de cinéma (d'un personnage interprété par Jean Gabin vers 65, exploitant dans l'Orne, tout près), mais d'un modeste héros décrit ici en action selon une suite de courtes séquences, notées comme telles, par un objet, un lieu, une indication : « Charrue », « Ferme », « Voiture », « Alambic », « Bistrot » (extérieur, quai des brumes), « Garage » (intérieur, naturaliste), « Herse », « Vélo », « Grenier », « Volante », « Étable », « Gendarmerie » (briefing), « Machine à écrire » (dialogue, à la gendarmerie), « Fumier » (ce n'est pas une insulte), « Journal » (extrait de presse), « Herse » (ce n'est pas une redite), « Tôle » (froissée, ce n'est pas la prison), « Draps » (les gendarmes, en de beaux).

Faire voir, faire entendre, faire comprendre, c'est le propre de l'écrivain. Or si toute réalité est rebelle à la représentation, quand il s'agit des odeurs, c'est bien la pire à décrire. Mais le moyen ici d'éluder le parfum violent qui enveloppe l'alambic ? « Le bruit s'écrit, un chien aboie, tout lecteur l'entend à peu près, on peut aussi l'enregistrer, faire écouter. Sur les couleurs aussi nous sommes accordés, ou presque. Mais une odeur, forte ou subtile, passe au travers des mots qui n'en ramènent guère. Quant à l'image, il ne faut pas espérer qu'elle capte quoi que ce soit de propre à faire sentir. » Qu'à cela ne tienne, si peu photogénique et si présente, tellement significative en cette histoire, « cette odeur qui plane sur la cour, il faut essayer d'en parler : assez infecte, celle du vieux cidre une fois arraché l'alcool, il ne reste que le relent chaud d'une rinçure de barrique, tanin de chêne et mère de vinaigre ».

 

L'intérêt de l'intrigue ne suffit pas. Il y faut le goût de représenter ce qui ne veut pas se laisser dire : les choses mêmes et les êtres, et l'amour qu'on leur porte, et le plaisir d'en écrire, que sert le plus mince prétexte.

Pierre Campion


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