RETOUR : Coups de cœur

RETOUR : Contributions à la théorie de la littérature

 

Frank Wagner : Compte rendu du livre de Pierre Bayard, Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?

Frank Wagner est enseignant-chercheur au sein du département de langues et littératures françaises et romanes de la faculté de philosophie et lettres de Namur. Il a publié une cinquantaine d'articles et/ou de communications dans des revues telles que Poétique, Protée, Narratologie, Études littéraires, Roman 20-50, La Revue des lettres modernes… Aux Presses Universitaires de Namur, il codirige la revue Enjeux et les collections Diptyque et Tactiques.
Les travaux de recherche de Frank Wagner portent principalement sur la théorie de la littérature et la littérature de l'extrême contemporain. Son objectif est, à partir d'un examen des propriétés des œuvres les plus récentes, d'amender les modles théoriques préexistants, dans l'espoir qu'ainsi création littéraire et recherche universitaire puissent entretenir un authentique dialogue.

Merci à Alexandre Prstojevic, fondateur et directeur scientifique du site Vox Poetica vox poetica, qui nous a permis de reprendre ici le texte de Frank Wagner.

Texte mis en ligne le 3 mai 2007.

© : Frank Wagner.

 Bayard Pierre Bayard, Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, Éditions de Minuit, 2007.


Pourquoi lire (parfois) les livres dont on parle ?

(Note[s] de lecture sur Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? de Pierre Bayard)

« La chair est triste, hélas, et j'ai lu tous les livres. »

Stéphane Mallarmé

Où le lecteur apprendra que, tenté de ne pas lire Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? dans l'espoir, fondé sur la position défendue dans l'ouvrage, d'en mieux rendre compte, le critique a renoncé à cette posture somme toute excessivement servile, et se félicite à tel point de son choix qu'il engage autrui à suivre son mauvais (?) exemple

En bonne logique paradoxale, rendre compte du dernier ouvrage en date de Pierre Bayard, Comment parler des livres que l'on n'a pas lus  ?[1], supposerait apparemment, voire imposerait d'avoir fait l'impasse sur sa lecture. Ce serait là commettre une monumentale erreur, d'abord en faisant bon marché de la dimension ludique et aimablement provocatrice qui caractérise cet essai paru dans la bien nommée collection « Paradoxe » des Éditions de Minuit ; ensuite en se privant de l'intense plaisir que dispense à chaque ligne ce pseudo manuel de non-lecture. Les pages qui suivent se veulent donc non seulement une recension, mais aussi voire surtout une vive incitation à lire Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, si possible in extenso et plutôt deux fois qu'une — quitte, pour sauver la face, à feindre ultérieurement de ne l'avoir pas fait. Au compte rendu et à l'éloge prosélyte s'ajouteront cependant plusieurs observations critiques, car l'un des intérêts majeurs de cet essai réside précisément dans les discussions voire dans les contestations qu'il est appelé à susciter.

Où le critique court audacieusement le risque de scier la branche sur laquelle il venait tout juste de s'asseoir, en proposant au lecteur potentiel un résumé de Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, ce qui pourrait être perçu comme une incitation malencontreuse à la non-lecture

De quoi y est-il question ? Le texte de quatrième de couverture, suffisant sans doute pour briller dans les salons, les salles de professeurs et les amphithéâtres universitaires, en donnera une première idée :

L'étude des différentes manières de ne pas lire un livre, des situations délicates où l'on se retrouve quand il faut en parler et des moyens à mettre en œuvre pour se sortir d'affaire montre que, contrairement aux idées reçues, il est tout à fait possible d'avoir un échange passionnant à propos d'un livre que l'on n'a pas lu, y compris, et peut-être surtout, avec quelqu'un qui ne l'a pas lu non plus.

Indication claire du paradoxe fondateur de l'ouvrage, suggestion du tour ironique du propos, annonce précise du plan tripartite adopté (dans un savoureux détournement des formes éminemment académiques de la dissertation littéraire) : par-delà sa fonction séductrice, la quatrième de couverture remplit bien sa mission principale, qui est d'informer le public sur le contenu du livre. En effet, ici, nulle tromperie sur la « marchandise » : les promesses du titre sont tenues, et il est, de la première à la dernière ligne, question de non-lecture, c'est-à-dire, et dans cet ordre, des différentes « manières de ne pas lire » (pp. 19-62), des diverses « situations de discours » (pp. 63-103) auxquelles le non-lecteur peut être confronté, enfin des « conduites à tenir » (pp. 105-155) pour se tirer d'embarras. Mais, avant de présenter plus en détail ce cheminement démonstratif, il importe d'établir que nul n'est censé être (entièrement) dupe de cette parodie de manuel de vie pratique, ce qu'indique la présence d'un prologue (pp. 11-18) et d'un épilogue (pp. 157-162), où la ou plutôt les problématiques de l'ouvrage sont précisément cernées. Car, au même titre que les précédents essais de l'auteur, parfois non moins ludiques et paradoxaux[2], Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? propose une authentique réflexion relevant de la théorie de la littérature. Si l'esprit de sérieux en est fort heureusement absent, les questions qui y sont abordées sont quant à elles des plus sérieuses et des plus pertinentes, qui visent à « élaborer […] une véritable théorie de la lecture » (p. 16) — ce qui ne saurait se faire, du moins dans la perspective retenue par Pierre Bayard, sans réfléchir aux relations de cette activité à l'ensemble plus vaste que l'on nomme la culture.

La première partie de l'essai, même si elle pourfend hardiment la doxa, ne devrait guère faire grincer que les dents de quelques irréductibles positivistes, tant y est limpide l'argumentation qui permet d'établir que la non-lecture est, au monde, la « pratique lectorale » — si l'on ose (encore) dire — la mieux partagée : des « livres que l'on ne connaît pas » (pp. 21-29) aux « livres que l'on a oubliés » (pp. 55-62), en passant par les « livres que l'on a parcourus » (pp. 30-42) et par les « livres dont on a entendu parler » (pp. 43-54), est ainsi esquissé un panorama de la non-lecture dans tous ses états. On goûtera, au passage, le sel de la démonstration, puisque Pierre Bayard, nonobstant le statut de non-lecteur invétéré et impénitent qu'il a revendiqué dès la première page du prologue, multiplie les références littéraires à Musil, Valéry, Eco, Montaigne (et à quelques autres), dont de nombreux extraits sont cités et commentés. C'est que citer les « bons » auteurs n'est évidemment pas la preuve que l'on a lu leur œuvre de façon exhaustive — ce qui, à certains égards, relèverait parfois d'un jusqu'auboutisme inconséquent —, simplement le gage d'une capacité à s'orienter habilement dans le dédale des référents culturels. Telle est, dans son évidence hélas beaucoup trop souvent perdue de vue, l'une des idées les plus séduisantes et les plus convaincantes de ce premier « mouvement » de l'essai : puisqu'il est impossible de tout lire, et qu'à l'impossible, dit-on, nul n'est tenu, dès lors, il semble bien que « la culture soit d'abord une affaire d'orientation. Être cultivé, ce n'est pas avoir lu tel ou tel livre, c'est savoir se repérer dans leur ensemble, donc savoir qu'ils forment un ensemble et être en mesure de situer chaque élément par rapport aux autres » (p. 27). Ainsi, en dépit des apparences, les conversations et/ou les échanges divers à propos d'un livre ne portent pas strictement sur lui, « mais sur un ensemble beaucoup plus large, qui est celui de tous les livres importants sur lesquels repose une certaine culture à un moment donné » (ibidem) — ensemble que Pierre Bayard désigne comme la « bibliothèque collective » (idem).

Cette définition de la culture littéraire comme faculté de cheminer avec aisance parmi les rayonnages métaphoriques de la bibliothèque collective est non seulement pertinente, mais essentielle pour une juste appréhension des missions actuelles de l'université. À l'heure où l'on inflige encore ici ou là aux étudiants de 1er cycle des listes de lectures obligatoires, éventuellement assorties de Questionnaires à Choix Multiples destinés à vérifier (?) que le « travail » a été bien fait, du moins a bien été fait, il est plus que temps de se demander si l'objectif majeur de l'enseignement universitaire est l'acquisition de « connaissances » d'ordre patrimonial — grand temps, également, à une telle question, de répondre par la négative. Infiniment plus importante est l'acquisition de facultés de discernement critique, portant en particulier sur les outils et les méthodes dont se dote tout enseignant, tout chercheur, tout étudiant, lorsqu'il prétend parler de littérature. La définition proposée par Pierre Bayard permet ainsi d'engager, de manière éminemment salubre, une indispensable réflexion sur les proportions relatives de l'érudition et de la réflexion, à l'université comme ailleurs.

Cette idée d'un nécessaire primat de la « vue d'ensemble » sur l'impossible lecture exhaustive s'incarne (au chapitre II) dans la figure emblématique de Paul Valéry, puisque la poétique peut être perçue comme une discipline soucieuse avant tout de dégager les lois générales de la littérature, ce qui « impliquerait » de savoir prendre ses distances à l'égard de chaque texte singulier. Cependant, une telle vision de la poétique est excessivement schématique et réductrice, de sorte qu'il conviendra, dans la partie critique de cet article, de revenir sur ce qui peut être considéré comme une des lignes de faille de l'argumentation développée par Pierre Bayard. Pour l'heure, signalons simplement que, s'il invoque les mânes de Valéry, c'est principalement afin de démontrer que ce qui vaut à l'échelle de la bibliothèque collective reste valide à l'échelle du livre ; d'où une apologie de la lecture « volage », ou, si l'on préfère, du « feuilletage ». Il en résulte donc une « théorie de la double orientation » (p. 43), reposant sur le postulat que « la culture est [à la fois] la capacité à situer les livres dans la bibliothèque collective et à se situer à l'intérieur de chaque livre » (ibidem).

Si le chapitre III, consacré aux « livres dont on a entendu parler », permet l'introduction de la notion de « livre-écran[3] », et aboutit à la conclusion que le « livre […] [est] un objet aléatoire sur lequel nous discourons de manière imprécise, un objet avec lequel interfèrent nos fantasmes et nos illusions » (p. 54), c'est surtout au chapitre IV (« Les livres que l'on a oubliés ») que cette conception de la lecture comme activité travaillée par le manque prend toute son ampleur, de façon à la fois passionnante et quelque peu angoissante. L'exemple de Montaigne, obsédé par l'oubli des livres lus, permet d'illustrer ce constat qu'a fait, un jour ou l'autre, tout lecteur : une fois le livre lu et refermé, il n'en reste que bien peu de traces dans notre mémoire, de sorte qu'au bout d'un certain temps, il devient même possible de ne plus savoir avec assurance si l'on a effectivement lu tel ou tel ouvrage. Que l'oubli soit consubstantiel à la lecture est sans doute une idée perturbante, car elle fragilise les conceptions homogènes de cette activité, reposant sur une logique cumulative, et renvoie en outre aux béances du sujet lui-même ; mais force est de constater qu'ici comme ailleurs règne le principe de discontinuité. La lecture apparaît alors bien plutôt comme « délecture » (p. 61).

Aussi convaincante que paraisse cette idée, peut-être peut-on regretter que Pierre Bayard ne l'ait pas explorée plus avant. Il serait en effet intéressant de se demander quels paramètres régissent cette délecture : en tant que psychanalyste, l'auteur de Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? assignerait sans doute en l'occurrence un rôle primordial à l'histoire personnelle du sujet-lecteur, et aux particularités de son « livre intérieur » ; en tant que poéticien, j'inclinerais à penser que cette indéniable part subjective de la réception se confronte à une forme de « programmation de l'oubli » par le texte même, qui ne saurait être intégralement constitué de temps forts appelés à perdurer dans l'esprit du lecteur, à l'état de traces mnésiques. Au mitan des propriétés textuelles et des idiosyncrasies du récepteur, la délecture apparaîtrait ainsi, au moins pour partie, comme sélecture, c'est-à-dire comme lecture sélective, dont les opérations de tri constitutives, sur la base du texte, s'effectueraient à la croisée des pôles artistique et esthétique. Mais de tels développements auraient risqué de détourner Pierre Bayard de son projet démonstratif. Aussi, tout en rêvant à ce que pourrait être une « poétique de la sélecture », signalons que la première partie de l'essai se clôt sur « l'idée de la lecture comme perte — que celle-ci se fasse à la suite d'un parcours du livre, d'un accès par ouï-dire ou d'un oubli progressif » (p. 62).

On l'aura constaté, l'un des intérêts majeurs de cette première étape du raisonnement est de dépouiller la lecture de son apparente évidence, et de lui restituer sa mobilité, en insistant sur ce fait troublant qu'entre lire et ne pas lire il n'y a parfois pas l'épaisseur de la page sur laquelle s'alignent les mots de quiconque « parle » de littérature. Ainsi Pierre Bayard assume-t-il pleinement le rôle d'« inquiéteur » qui incombe au manieur de paradoxes.

Où le lecteur découvrira que le critique persiste dans ses visées coupables, et s'ingénie derechef à résumer Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, à (plus) grands traits à présent, car, que la chair soit triste ou non, il n'a pas lu tous les livres, et est pressé de se détourner de l'écriture pour s'atteler à cette tâche impossible, mais noble en proportion même de son impossibilité

Une fois ces bases théoriques posées, la deuxième partie de l'essai est consacrée à l'évocation des diverses situations de l'existence où il est possible de se trouver pris en flagrant délit de non-lecture. Des exemples prélevés chez Graham Greene[4], David Lodge[5], Pierre Siniac[6] et Harold Ramis[7] permettent donc d'évoquer, avec l'humour auquel le lecteur est désormais accoutumé, les conséquences pour le moins embarrassantes qu'une telle position, à certains égards héroïque, est susceptible d'entraîner « Dans la vie mondaine » (pp. 66-75), « Face à un professeur » (pp. 76-85), « Devant l'écrivain » (pp. 86-95), « Avec l'être aimé » (pp. 96-103). La parodie de manuel de vie pratique se fait ici plus insistante, de sorte que ce deuxième volet de la démonstration peut paraître moins dense sur le plan théorique que celui qui l'a précédé, mais ne boudons pas notre plaisir : qu'il soit lecteur ou non-lecteur, Pierre Bayard émaille son propos d'exemples judicieusement choisis dans la bibliothèque collective — même si certains d'entre eux relèvent plutôt de sa « bibliothèque intérieure », voire de sa « médiathèque intérieure » —, démontrant ainsi en actes l'importance de la « vue d'ensemble » antérieurement signalée. Au risque de me faire l'avocat du diable, j'ajouterai que ces développements constituent, volens nolens, une vive incitation à lire ou relire Le Troisième homme, Un tout petit monde, Ferdinaud Céline, à voir ou revoir Un jour sans fin. Mais n'anticipons pas.

Pour autant, cette deuxième partie, par-delà les plaisirs de l'humour, renforcés par des choix biblio-filmographiques volontiers ludiques, n'en est pas moins le lieu d'un approfondissement de la « théorie de la lecture » dont l'essai entend jeter les bases. En particulier, deux notions stimulantes pour l'esprit y sont introduites : celle de « bibliothèque intérieure », qui vient d'être évoquée en passant, et celle de « livre intérieur ». À partir de l'exemple du personnage d'écrivain populaire (auteur de « westerns ») qu'est Rollo Martins alias Buck Dexter dans Le Troisième homme, la bibliothèque intérieure est définie comme « cet ensemble de livres — sous-ensemble de la bibliothèque collective que nous habitons tous — sur lequel toute personnalité se construit et qui organise son rapport aux textes et aux autres » (p. 74), c'est-à-dire comme « une partie subjective de la bibliothèque collective, comportant les livres marquants de chaque sujet » (ibidem, note 16). Cette idée est particulièrement judicieuse car, pour peu qu'il soit prêt à faire preuve d'un minimum d'honnêteté, au moins en son for intérieur, chacun conviendra sans doute que les textes qui l'ont durablement influencé ne figurent pas tous au panthéon des classiques de la littérature institutionnelle — il s'en faut de beaucoup. Ainsi, à titre personnel, et pour des raisons variables, je citerais volontiers, entre autres exemples, Krouic (113ème aventure de Bob Morane) de Henri Vernes[8], Dis bonjour à la dame de San-Antonio[9], Touchez pas au grisbi d'Albert Simonin[10], L'Orange mécanique d'Anthony Burgess[11], La Belle Hortense de Jacques Roubaud[12], etc. Si les lecteurs professionnels que sont les enseignants de français et de littérature répugnent fréquemment à faire publiquement étalage de ces éléments de leur bibliothèque intérieure, c'est sans doute parfois au nom d'une pudeur compréhensible, mais aussi, et peut-être surtout, parce qu'en regard des normes institutionnelles ces textes font souvent figure de « mauvaises » lectures, et que l'aveu de l'importance intime qu'ils revêtent pour nous s'accompagne fréquemment d'un sentiment de culpabilité, voire de honte. Tel est l'un des intérêts connexes de la définition de la bibliothèque intérieure : rappeler à quel point les échanges à propos de littérature sont le lieu d'un féroce rapport de forces, où les référents culturels constituent autant d'armes « meurtrières » — du moins sur le plan symbolique : dénigrer tel élément constitutif de la bibliothèque intérieure d'autrui, c'est alors dénigrer autrui, c'est-à-dire nier ce qui fonde son individualité. Ainsi Pierre Bayard remplit-il une forme de mission de salut public, en incitant chacun de nous à explorer avec lucidité sa propre bibliothèque intérieure, c'est-à-dire également à se déculpabiliser face à ces « mauvaises » lectures, qui ne sont telles qu'en vertu des normes contingentes de l'institution littéraire, à une époque et dans un milieu donnés. Comme Rollo Martins, il est possible d'accorder plus d'importance à Zane Grey, l'auteur des Cavaliers de la sauge écarlate et autres « romans-westerns », qu'au poète Gray, quand bien même une telle opinion s'oppose au consensus culturel qui fixe d'ordinaire la « valeur » respective des œuvres de ces auteurs. Explorer sa propre bibliothèque intérieure permet en outre d'identifier ces lectures, « marginales » pour le sens commun, qui ont tant compté pour nous, et nous ont ainsi façonnés — ce qui revient à mieux se connaître, du moins à s'y efforcer.

La notion de « livre intérieur » a partie liée avec celle qui vient d'être évoquée. Pierre Bayard l'introduit via l'exemple des Tiv, peuplade africaine dont nous avions déjà fait la connaissance dans Enquête sur Hamlet (Le dialogue de sourds)[13], et à qui une anthropologue entreprend, sans succès, de raconter « l'histoire » de Hamlet. Si la tentative échoue, c'est que la perception de Hamlet que les Tiv s'efforcent d'élaborer à partir de cette narration orale achoppe sur les différences irréductibles qui séparent les représentations imaginaires de cette peuplade et celles de la communauté « lettrée », disons, par défaut, « occidentale ». Le livre intérieur des Tiv les tient ainsi à distance du Hamlet que nous connaissons, autre texte, lui-même déterminé par les particularités de notre propre livre intérieur.

Au livre intérieur collectif que cet exemple permet de mettre au jour, et qui à certains égards renvoie à la notion de paradigme[14], il convient d'ajouter le livre intérieur individuel, plus proche quant à lui du « paradigme intérieur[15] ». Pierre Bayard propose de définir ce « livre intérieur individuel » comme suit :

Tissé des fantasmes propres à chaque individu et de nos légendes privées, le livre intérieur individuel est à l'œuvre dans notre désir de lecture, c'est-à-dire dans la manière dont nous recherchons puis lisons des livres. Il est cet objet fantasmatique en quête duquel vit tout lecteur et dont les meilleurs livres qu'il rencontrera dans sa vie ne seront que des fragments imparfaits, l'incitant à continuer à lire. (p. 83)

Ce livre intérieur apparaît bel et bien ainsi comme un avatar de la notion de « paradigme intérieur », et à ce titre comme la cause principale de l'incommunicabilité dans les échanges à propos de livres : ton livre intérieur n'est pas le mien, de sorte que lorsque nous prétendons parler d'un texte, même si nous disposons d'exemplaires identiques sur le plan matériel, nous ne parlons pas du même texte, mais de deux textes distincts, façonnés de façon variable par les particularités irréductibles de nos livres intérieurs respectifs — ce qui ajoute encore à la discontinuité et à l'hétérogénéité inhérentes, selon Pierre Bayard, à l'activité lectorale. Cette vision paradoxale, si elle remet en cause un certain nombre d'idées reçues, ne doit pas pour autant être perçue comme foncièrement pessimiste ou nihiliste. Si la communication est impossible en raison de la fracture qui sépare nos paradigmes intérieurs, en l'occurrence nos livres intérieurs, cela ne nous voue pas de façon irrémédiable au silence ni à une forme de repli « autiste ». Prendre conscience de cette incommunicabilité fondamentale revient simplement à se défaire de quelques illusions naïves, mais n'interdit nullement les échanges : de la « friction » de nos livres intérieurs dans la conversation ou le débat naît en quelque sorte un livre tiers, qui se « matérialise » dans l'espace de négociation ainsi délimité. Renoncer à l'utopie de la transparence ne nous voue donc aucunement au mutisme, mais nous incite seulement à jeter de façon plus lucide et/car consciente de ses apories les bases d'une tentative d'intercompréhension. De même que la lecture a pu être définie comme une activité anarchique où dominent les malentendus et la mécompréhension[16], ce qui ne nous empêche pas de lire, de même les conversations à propos des livres lus relèvent d'une forme de bricolage, ce qui ne doit pas nous dissuader de continuer à en parler.

Après la bibliothèque collective et la bibliothèque intérieure, la troisième partie de l'ouvrage, manière de guide de survie du non-lecteur en territoire hostile, où sont envisagées dans la même veine parodique les diverses « conduites à tenir », introduit la notion de « bibliothèque virtuelle », qui forme système avec les deux notions précédentes. En effet, la bibliothèque virtuelle y est définie comme « l'espace, oral ou écrit, de discussion des livres avec les autres. Elle est une partie mouvante de la bibliothèque collective de chaque culture et se situe au point de rencontre des bibliothèques intérieures de chaque participant à la discussion » (p. 116, note 16). L'emploi de l'adjectif « virtuel » est justifié par le fait que, dans cet espace, les objets sur lesquels portent les échanges sont en quelque sorte des « fictions de livres » (p. 116). Ce qui est alors simultanément en jeu, c'est l'image que les interlocuteurs se font du livre (ce qui participe de la bibliothèque collective) et l'image que, dans son rapport au livre, chacun d'entre eux se fait et entend donner de lui-même. La bibliothèque virtuelle délimite donc un espace qui est par essence celui du consensus — tel que je l'ai évoqué précédemment en insistant sur les notions de « négociation » et de « tentatives d'intercompréhension ». Participant du jeu, cet espace possède ses règles propres, qu'il importe de ne pas transgresser. Un exemple prélevé dans Changement de décor de David Lodge[17] permet de démontrer à quel point la question de la dimension effective des lectures dont se réclament les interlocuteurs en contexte d'échanges « culturels » est une question taboue. La poser, comme le personnage de Howard Ringbaum dans le roman de Lodge, revient à enfreindre une des règles essentielles de ce jeu, donc à se placer ainsi au ban de la communauté culturelle. Jeu dangereux par conséquent, car une fois encore, les enjeux en sont vitaux pour le sujet, qui s'expose, dans la mesure où les références livresques qu'il échange avec autrui (livres lus ou supposés tels) contribuent à façonner une image de lui-même, et à la mettre en quelque sorte sur la place publique — au risque de la voir non moins publiquement désavouée. Plus encore que dans les parties précédentes de l'essai, les pages consacrées à la bibliothèque virtuelle permettent de révéler toute la violence et toute la cruauté qui sous-tendent les échanges publics à propos de livres, et nous indiquent les moyens de nous soustraire à cette violence, du moins d'en souffrir aussi peu que possible.

Par-delà la révélation des enjeux de la conversation littéraire conçue comme relation intrinsèquement agonistique, les pages consacrées à la bibliothèque virtuelle autorisent la mise en évidence de l'importance primordiale qu'y revêt la notion de mobilité — laquelle affecte à la fois chaque texte singulier, la hiérarchie établie entre les différents textes, mais aussi le sujet même de l'activité de lecture (ou de non-lecture)[18]. Mobilité, discontinuité, plasticité : la réflexion de Pierre Bayard fait donc résolument pièce aux théories statiques, homogènes et positives de la littérature et de la lecture.

C'est dans le chapitre intitulé « Inventer les livres » (pp. 133-144) que, à la faveur d'une évocation de Je suis un chat de l'écrivain japonais Sôseki[19], est introduite l'ultime notion théorique, celle de « livre-fantôme » (p. 140), qui confère à l'édifice échafaudé par l'auteur de Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? sa cohérence paradoxale, comme le signale la définition proposée en note :

Troisième type de livre que j'introduis ici, le livre-fantôme est cet objet insaisissable et mouvant que nous faisons surgir, par oral ou par écrit, quand nous parlons d'un livre. Il est au point de rencontre des différents livres-écrans que les lecteurs construisent à partir de leurs livres intérieurs. Le livre-fantôme appartient à la bibliothèque virtuelle de nos échanges, comme le livre-écran à la bibliothèque collective et le livre intérieur à la bibliothèque intérieure. (p. 140, note 11)

Considéré « isolément », le livre-fantôme est donc cette création que, à partir du texte « objectif », suscitent nos discours, et qui naît « au croisement des virtualités inabouties de chaque livre et de nos inconscients » (p. 140). Avant même d'apposer un nom sur le phénomène, Pierre Bayard l'a à plusieurs reprises exemplifié, par exemple lorsqu'il a affirmé que la bibliothèque du Nom de la rose échappait à l'incendie qui ravage l'abbaye à la fin du roman d'Umberto Eco, que Rollo Martins épousait la compagne de feu Harry Lime dans les dernières pages du Troisième Homme, ou encore que le Howard Ringbaum de Changement de décor était conduit au suicide. Le fait même que ces happy ou unhappy ends ne soient pas inscrit(e)s dans la lettre des textes indique clairement que la mobilité précédemment évoquée est, avec la notion de livre-fantôme, portée à son comble. « Délire », diront sans doute certains ; à juste titre si l'expression est prise au pied de la lettre : dé-lire. C'est en effet l'importance de la délecture, compliquée de mécanismes d'interférences culturelles, qui, sous la pression exercée par les idiosyncrasies du lecteur, suscite l'émergence des livres-fantômes. Par exemple, nul enseignant spécialiste de littérature française n'est à l'abri d'une telle dérive, qui le conduirait, au détour de l'un de ses cours, à prêter une relation coupable à, disons, Frédéric Moreau et Madame de Rênal, ou à Julien Sorel et Madame Arnoux. Entendons-nous : il ne s'agit pas là de récuser littéralement l'existence du livre dans sa matérialité, mais d'indiquer que, sur cette base textuelle, la subjectivité du lecteur, qui confère au livre son existence sur le plan esthétique, peut greffer divers prolongements et/ou télescopages, que leur inadéquation avec une quelconque vérité objective ne suffit pas à priver de tout intérêt, il s'en faut de beaucoup. Antipositiviste sans doute, une telle conception de la lecture ne doit pas pour autant être versée au compte de quelque idéalisme forcené : dans le monde empirique où coexistent livres et lecteurs (ou non-lecteurs), de tels incidents de frontière et autres accidents de parcours se produisent tous les jours. La lecture littéraire est bel et bien activité fondamentalement anarchique, guettée à la fois par les « dangers » antagonistes que constituent le manque (les oublis) et le trop-plein (les interférences et autres greffes « monstrueuses »).

De plus, cette tentative de définition l'a démontré, la notion de livre-fantôme doit elle-même, en bonne logique paradoxale, être placée sous le sceau de la mobilité et de la discontinuité, dans la mesure où elle ne fait sens que dans les interactions complexes qui l'unissent au livre-écran et au livre intérieur, cette première « triade » devant à son tour être reliée à celle que constituent la bibliothèque virtuelle, la bibliothèque collective et la bibliothèque intérieure. Si chacune de ces notions est intrinsèquement mobile et dotée de contours pour le moins poreux, l'ensemble plus vaste que détermine leur mise en relation se révèle à son tour, et au plus haut degré, fluctuant, labile et incertain.

Certes, l'activité de création théorique de Pierre Bayard doit être reçue cum grano salis, et les chances ou les risques (c'est selon) à moyen ou long terme pour que les élèves du secondaire, sous la pression des Instructions Officielles dispensées à leurs enseignants, doivent maîtriser les notions de livre-fantôme et de bibliothèque intérieure sont somme toute assez faibles. Mais, d'une part, cette « typologie pour rire ou pour sourire » n'en permet pas moins d'épingler avec acuité nombre de propriétés essentielles de la lecture littéraire, d'autre part, elle reflète en quelque sorte dans un miroir grossissant certaines des caractéristiques majeures de l'activité taxinomique telle qu'elle se pratique dans le champ de la théorie de la littérature. On pensera notamment ici à Gérard Genette qui, dans le cadre d'un entretien radiophonique, en butte pour la mille et unième fois (au moins) à une critique à peine voilée relative à ses prétendus abus dans le domaine de l'élaboration typologique et de l'invention terminologique, eut ce mot : « Nous trafiquions du concept[20]. » Outre l'idée, dénotée, d'une activité de contrebande à laquelle le chercheur se livrerait en marge des canons méthodologiques en vigueur au sein de l'institution universitaire — ce qui vaut aussi bien pour le Genette des années 70 que pour Pierre Bayard aujourd'hui —, le « trafic » me paraît connoter le bricolage, l'amusement et le goût du jeu. Tout lecteur de Genette a pu s'en aviser : il est une forme de griserie de la prolifération typologique et terminologique, mais, et c'est là l'essentiel (trop souvent inaperçu ou occulté), ladite griserie n'est absolument pas dupe d'elle-même. En attestent par exemple les cases vides des si décriés « tableaux à double entrée » genettiens, qui réintroduisent du jeu, au sens mécanique du terme, cette fois, dans ce qui n'offre que très momentanément et de façon consciemment illusoire que les apparences d'une « grille » de lecture, à laquelle ne manquerait pas un barreau. Réponse pleine d'ironie à l'impossible scientificité des travaux conduits dans le domaine des « sciences » humaines, en particulier dans celui des études littéraires. La typologie proposée par Pierre Bayard ne fait selon moi que renchérir sur les taxinomies antérieures, notamment celles de la poétique, et plus particulièrement celles de la poétique genettienne, et nous incite ainsi à une stimulante réflexion sur les enjeux épistémologiques d'une telle aspiration classificatoire — réflexion où l'on peut lire un prolongement et un affinement de celle que le même auteur avait consacrée aux liens de l'activité théoricienne et du délire dans Qui a tué Roger Ackroyd ?[21]

Pour autant, théories de la littérature et de la lecture ne constituent peut-être pas, aux yeux du psychanalyste qu'est également Pierre Bayard, l'essentiel. Le dernier chapitre (« Parler de soi », pp. 145-155) et l'« Épilogue » (pp. 159-162) de l'ouvrage mettent en effet clairement l'accent sur les enjeux psychologiques et existentiels de la non-lecture, comme, plus généralement, sur ceux du rapport à la culture — de sorte que forte est la tentation d'y identifier le réel motif de l'écriture de Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? C'est la figure du dandy Oscar Wilde, déjà au cœur de Demain est écrit, le précédent livre de Pierre Bayard, qui permet à ces motivations seulement jusque-là sous-jacentes d'affleurer, puis d'apparaître au grand jour. La notion principale est à présent celle de créativité, que les - très paradoxales elles aussi — réflexions wildiennes sur les liens de la critique et de l'art autorisent à placer au cœur de la démonstration. Analysant avec finesse plusieurs textes de Wilde, Pierre Bayard se réapproprie ainsi graduellement l'idée d'une indépendance (p. 150) de la critique à l'égard de ses objets (les textes littéraires), ce qui aboutit à une conception de la critique comme art, fondée en outre sur la primauté qui y revient au sujet. On constate donc qu'en dépit de cet apparent détour la topique qui confère son titre à l'ouvrage n'est nullement perdue de vue, puisque le lecteur (ou non-lecteur) potentiel et le critique se trouvent placés, face aux textes, dans des situations similaires, qui leur font courir les mêmes « dangers » : « […] une lecture trop attentive et oublieuse des intérêts du lecteur risque de l'éloigner de lui-même, alors que la réflexion sur soi justifie l'activité critique et peut seule la hisser au niveau de l'art. » (p. 153) Les enjeux psychologiques de la non-lecture sont ainsi clairement spécifiés, que ce soit sur le versant négatif ou sur le versant positif : se contenter d'une traversée et/ou d'un survol des livres d'autrui vise d'une part à prémunir le sujet contre les risques de perte de soi auxquels l'exposerait une lecture attentive et intégrale, d'autre part et a contrario à se livrer, dans et par l'assomption d'une parole personnelle ainsi préservée dans sa singularité, à une authentique découverte de soi. Mais ces considérations psychologiques ne sont aucunement coupées de la réflexion sur les phénomènes artistiques / esthétiques : Pierre Bayard estime que la non-lecture constitue une voie royale pour accéder « au cœur du processus créatif » (p. 155), dans la mesure où ce parti pris « abstinent » fait que « le lecteur, se libérant enfin du poids de la parole des autres, trouve en soi la force d'inventer son propre texte et de devenir écrivain » (ibidem). Le refus — raisonné et mesuré — de la lecture favoriserait ainsi la découverte de l'écriture, conçue comme lieu privilégié de l'épanouissement personnel. L'« Épilogue » s'attache à asseoir et développer cette position, tout en en indiquant les prolongements empiriques potentiels dans le domaine de l'enseignement universitaire, dont l'une des missions pourrait être d'offrir aux étudiants, par le biais de l'apprentissage de la non-lecture, l'opportunité d'une authentique « invention de soi » (p. 162).

Ces dernières pages appellent deux observations, connexes. Tout d'abord, l'accent y est mis sur la nécessité d'apprendre — cela s'apprend, en effet — à adopter une attitude décomplexée face aux textes littéraires comme plus généralement face aux référents culturels, et à cesser d'éprouver des sentiments de honte et/ou de culpabilité face aux « lacunes » de sa propre culture. Ensuite, Pierre Bayard donne en quelque sorte l'exemple[22], payant de sa personne à la faveur d'une mise en pratique de ses principes théoriques. Ainsi, humour mis à part, considérées isolément, les lignes suivantes pourraient peut-être à première vue passer pour un plaidoyer pro domo égotiste, voire narcissique :

Comment nier […] que parler de livres non lus constitue une authentique activité créatrice, faisant appel aux mêmes exigences que les autres arts ? Il suffit pour s'en convaincre de penser à toutes les capacités qu'elle mobilise, comme celles d'écouter les virtualités de l'œuvre, d'analyser le nouveau contexte où elle vient s'inscrire, de prêter attention aux autres et à leurs réactions, ou encore de conduire une narration prenante. (p. 160)

Ces capacités sont en effet magistralement actualisées dans Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, ce qui confère au passage cité une patente dimension autoréflexive. Cependant, on estimerait à tort que l'auteur se contente là de se décerner un immodeste satisfecit. Souvenons-nous en effet que, tout au long de son livre, Pierre Bayard divulgue les références de livres qu'il n'a pas lus ou qu'il a seulement survolés, dit-il, aveu qu'il est tentant d'interpréter comme l'indice d'une volonté prosélyte. Confessant les supposées « lacunes[23] » de sa culture littéraire du sein même d'un ouvrage captivant et plein d'humour, il tend à démontrer en actes la validité de sa position, à savoir la possibilité de faire œuvre de créateur dans un rapport décomplexé et serein aux livres d'autrui, non lus, peut-être, mais judicieusement exploités au cours d'une entreprise fondée sur un souci déclaré de fidélité à soi-même. Ce prosélytisme culmine dans les dernières lignes de l'ouvrage, qui s'achève sur la volonté proclamée par l'auteur « d'en aider d'autres à vaincre leur peur de la culture, et à oser se détacher d'elle pour commencer à écrire » (p. 162) — une telle libération intime reposant, on l'a vu, sur une condamnation de la lecture passive, contrebalancée par une exaltation de la non-lecture active et créatrice. L'ironie est certes une « communication à hauts risques[24] », et en tant que telle fait en permanence courir au lecteur le risque de se fourvoyer en ne la percevant pas, mais nonobstant la dimension globalement paradoxale de l'ouvrage, ses dernières lignes peuvent paraître revêtir les apparences d'un vibrant plaidoyer pour une relation déculpabilisée à la culture, gage d'un possible accès à la création, comme tel recevable au premier degré.

Où, s'inspirant du proverbe bien connu, « Qui aime bien châtie bien », le critique se fait critique, et entreprend de défendre l'idée désormais paradoxale selon laquelle il vaut parfois la peine d'avoir lu les livres dont on parle, voire de lire des livres sans se soucier d'en parler

Marquer divers points de désaccord avec les positions défendues par Pierre Bayard dans son ouvrage n'est pas, pour le critique, sans risques, au premier rang desquels figure celui du ridicule. En effet, il est pratiquement impossible de contester ou a fortiori de réfuter un discours paradoxal et ironique, par essence instable et fuyant, sans s'exposer, de la part du manieur de paradoxes et ironiste, à l'objection suivante : « Je plaisantais, et vous ne l'avez pas perçu ; vous lisez au premier degré ce qui devait se lire au second. » Chausser ainsi les gros sabots de la doxa constitue donc une position particulièrement inconfortable, notamment parce qu'elle expose qui l'adopte aux sarcasmes des rieurs, d'avance conquis par la virtuosité de l'artiste paradoxal.

Peut-être est-il cependant possible d'atténuer quelque peu ce ridicule potentiel et cet inconfort certain, en attirant l'attention sur la portée toute relative de telles observations critiques, qui peuvent se déployer sur fond de présupposés fort proches de ceux qui informent Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, et plus généralement les autres travaux de Pierre Bayard. Ainsi, il n'est que d'établir au préalable que la contestation de tel ou tel aspect de la démonstration en cause provient en grande partie de l'incompatibilité des paradigmes intérieurs respectifs du critique et de l'auteur. Pour le dire autrement, en l'occurrence, les divergences d'opinion qui vont apparaître proviennent du fait que son évaluation de Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? ne peut s'effectuer qu'à la lueur du livre intérieur du critique, qui ne saurait se superposer rigoureusement et sans reste au livre intérieur de Pierre Bayard — sauf à les vouer à une relation fusionnelle, pour ne pas dire amoureuse. Qu'on ne lise donc, dans ce qui suit, aucune prétention positiviste à quelque « objectivité » ou « vérité » que ce soit, mais simplement une tentative d'invention de soi via le déploiement d'une parole critique personnelle.

Cela posé, qui relève d'un réflexe de survie, c'est-à-dire d'une manifestation d'autodéfense du « moi » du glossateur, destinée à le préserver d'une « dévoration » par le discours de l'auteur, le premier point qui mérite qu'on s'y attarde a trait à l'image que Pierre Bayard élabore de la poétique selon Paul Valéry. On se souvient que ce passage de la démonstration tendait principalement à exemplifier la nécessaire primauté de la vue d'ensemble sur la lecture exhaustive, et à reconduire cette hiérarchie à l'échelle non plus de la bibliothèque collective mais à celle du livre — d'où une apologie de la traversée, du survol, du feuilletage, etc. Qu'il y ait indéniablement quelque chose de cet ordre chez Valéry, soit ; mais ce qui peut gêner ici est l'image quelque peu schématique qui est ainsi proposée de la poétique, discipline qu'on ne saurait réduire à l'équation personnelle de l'auteur de Tel Quel. Pierre Bayard échappe d'ailleurs pour partie à un tel « reproche », lorsqu'il signale que :

Valéry est […] soucieux, avant tout, de dégager les lois générales de la littérature. Dès lors la position de chaque texte devient ambiguë, puisqu'il peut certes servir d'exemple ponctuel à l'élaboration de cette poétique, mais il est aussi, dans le même temps, ce qu'il convient justement de mettre de côté pour se donner une vue d'ensemble. (p. 140)

Relever cette ambiguïté revient en effet à rendre compte de la dialectique du particulier et du général qui fonde toute poétique, mais, passé ce constat, son projet démonstratif conduit Pierre Bayard à mettre l'accent de façon presque exclusive sur cette dimension générale ou, dans ses propres termes, sur la « vue d'ensemble ». Or souvenons-nous que la poétique peut également être définie comme « théorie générale interne des formes littéraires », cette dimension « internaliste » ou « immanente » impliquant de porter une attention particulière aux propriétés de chaque texte singulier. Ce va-et-vient permanent entre texte et littérature est précisément ce qui confère à l'activité poétologique à la fois sa spécificité et sa légitimité. Le poéticien est aussi, indissolublement, un critique, et son intérêt pour la « transcendance textuelle » est sans cesse contrebalancé par celui qu'il porte à l'« immanence textuelle[25] » — d'où, pour lui, la nécessité non pas de survoler mais de lire attentivement et intégralement.

Car, narratologie, poétique, sémiotique et sémiologie ont abondamment popularisé cette idée, le texte littéraire constitue un système signifiant, et qui dit système dit cohérence — ce qui vaut même pour les créations les plus anomiques, qui mettent en place une autre forme de cohérence, déconcertante pour la doxa[26]. C'est, entre autres choses, ce que signifiait la métaphore barthésienne du texte comme tissu[27]. Certes, dans cette perspective, le sens traverse le texte, mais sa mise au jour ne saurait découler seulement de quelques sondages ponctuels, effectués plus ou moins au hasard, en prêtant une attention un peu plus poussée à quelques lieux stratégiques (incipit, explicit), et implique au contraire au moins une lecture intégrale. Au moins : une lecture linéaire, tout d'abord, permettant de parcourir le texte de part en part en en repérant les traits marquants (telle structuration isotopique, par exemple), sur laquelle devra bien souvent se greffer ensuite une lecture tabulaire, destinée à confirmer et à affiner les intuitions initiales. Cela fait sans doute déjà beaucoup de lectures pour le non-lecteur, mais j'ai bien peur qu'il nous faille aller plus loin encore : l'enchaînement de deux lectures intégrales du mêmetexte constitue une expérience non seulement fascinante, mais aussi précieuse pour le théoricien de la littérature et de la lecture, autant que pour le critique. Relire le début à la lumière de la fin, ou plutôt à la lumière de la connaissance récemment acquise de l'intégralité du système — notamment causal — qu'est le texte, porte un éclairage révélateur à la fois sur les propriétés du sémantisme de l'écrit littéraire et sur celles de nos propres protocoles de réception. Par exemple, des textes de longueur variable comme « Un drame bien parisien » d'Alphonse Allais[28], La Planète des singes de Pierre Boulle[29], La Doublure de Magrite de Jean Lahougue[30], La Bibliothèque de Villers de Benoît Peeters[31], etc., méritent deux lectures intégrales successives — et c'est un minimum.

Mais trêve de jusqu'auboutisme militant, l'essentiel est ici de rappeler que, de façon beaucoup plus générale que ne pourrait le donner à penser la liste d'exemples atypiques qui précède, les propriétés mêmes du système sémiotique particulier que constitue le récit littéraire peuvent en légitimer (au moins) une lecture intégrale — du moins pour qui se soucie de textualité et de littérarité, dans le cadre d'approches pour partie « immanentes ». Il ne s'agit donc pas, par un fâcheux et excessif retour de balancier, de valoriser de façon exclusive la seule approche « interne » fondée sur une lecture intégrale du texte littéraire, mais simplement de rappeler que la poétique, par essence ambiguë puisque écartelée entre le particulier et le général, ne saurait a priori écarter un tel rapport au texte.

Signalons en outre que, par-delà les positions particulières assumées dans Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, cette accentuation de la dimension transversale de la poétique peut passer pour une constante des réflexions de Pierre Bayard, du moins lorsqu'il effectue quelque emprunt à cette méthodologie. Disons pour simplifier qu'il est plus proche — et c'est parfaitement son droit — du Genette de Palimpsestes[32] que de celui de Figures III[33]. Mais la différence essentielle entre les deux chercheurs tient à leur attitude respective face à la lettre du texte. Aussi « ouverte » que puisse paraître la poétique genettienne à partir du début des années 80, on sait que pour son auteur le texte littéraire, d'une part existe, d'autre part n'est constitué que de la somme de ses énoncés constitutifs. Aussi, selon lui, une question telle que « qu'advient-il de Charles Bovary après la dernière phrase du roman ? » est dépourvue de pertinence. En revanche, ce même type de questionnement se trouve au cœur de plusieurs ouvrages de Pierre Bayard, par exemple Qui a tué Roger Ackroyd ? et Enquête sur Hamlet (Le dialogue de sourds), ce qui s'explique par l'importance que revêt à ses yeux l'activité de « complémentation » à laquelle doit se livrer le lecteur d'un texte littéraire : fondamentalement incomplet, l'univers édifié dans ce dernier est en attente de la subjectivité (celle du lecteur) qui lui permettra d'accéder authentiquement à l'existence esthétique, de sorte que, dans cette perspective, il n'existerait pas deux textes rigoureusement identiques. Ces divergences semblent donc principalement provenir de la différence des objets d'étude élus par chacun de ces théoriciens : le et/ou les textes pour Gérard Genette, la et/ou les lectures que nous en faisons pour Pierre Bayard. La non-lecture évoquée dans son dernier livre en date peut ainsi passer pour un nouvel avatar des modes d'approche mis en œuvre dans les ouvrages antérieurs, et c'est ce « centrage » sur la problématique de la réception qui permet de comprendre ce que l'orthodoxie poétologique percevrait comme une condamnable désinvolture face au(x) texte(s).

Cependant, même pour qui s'intéresse de façon prioritaire à l'activité lectorale, certaines des positions défendues dans Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? peuvent paraître, au moins en partie, discutables. Les réactions de la critique journalistique serviront ici de point de départ à la réflexion : sur fond d'éloges unanimes, il advient tout de même parfois, au détour de telle recension, que survienne l'expression de quelque réserve. Ainsi Jean-Baptiste Marongiu signale-t-il que la position défendue par Pierre Bayard est tenable « si on a lu suffisamment de livres, qu'en somme on a déjà constitué le fonds de notre bibliothèque personnelle[34] », et conclut en affirmant que « se couper de l'inédit pourrait vite plonger dans la redite le non-lecteur[35] », Patrick Kéchichian objecte-t-il qu'« un livre est, pour chacun de ses lecteurs, le porteur d'une altérité, et qu'il s'agit moins de s'approprier une parole que de l'accueillir, moins de « devenir soi-même créateur » que d'élever l'acte de lire (et d'enseigner, de critiquer) au rang d'une vocation, presque d'un art[36] ». On le voit, ces quelques réticences embrassent un spectre « théorique » très large. La première observation de Jean-Baptiste Marongiu me paraît tout de même en total décalage avec le parti pris de Pierre Bayard : toute ironie mise à part, ce qui semble en cause dans Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? est précisément une conception de la culture et de l'enseignement littéraires comme ensemble de connaissances de type patrimonial, partagées par la communauté au sein de laquelle nous vivons, et à laquelle, bon gré mal gré, nous appartenons. Il ne s'agit donc pas, d'abord de lire les grands auteurs avec zèle et admiration, puis, fort de ce « bagage », de s'offrir le luxe de la non-lecture ; mais dès l'origine, au cours même de ses années de formation, d'entretenir un rapport décomplexé aux œuvres, y compris les plus « chefs », où primeront discernement critique et inventivité. La position est bien sûr appelée à faire grincer quelques dents, en particulier celles de certains enseignants du secondaire et/ou de leurs collègues en charge du premier cycle universitaire, mais elle peut se défendre dans la mesure où la détermination des objectifs prioritaires de l'activité pédagogique n'est pas fixée une fois pour toutes, et doit demeurer ouverte aux débats. Qu'il soit clair cependant qu'il n'est pas question de proposer aux jeunes « lecteurs » la non-lecture comme seul mode de relation aux textes : ceux — enseignants ou non — qu'intéresse cette problématique gagneraient à confronter la position de Pierre Bayard à celle, non moins séduisante, exprimée antérieurement par Italo Calvino dans Pourquoi lire les classiques. Quant à la crainte exprimée en conclusion du même article, on imagine aisément la réponse que pourrait y apporter Pierre Bayard : la non-lecture n'étant pas absence de lecture, et il s'en faut de beaucoup, le survol des textes récents n'est pas plus « invalidant » que celui des textes d'hier ou d'avant-hier. Point de « redite », donc, puisque la non-lecture avertie suffit à se faire une idée des productions du jour, et à les situer dans le contexte culturel contemporain. On voit où le bât blesse : les observations de Jean-Baptiste Marongiu ne sont pas dénuées de pertinence, et sans doute viendront-elles spontanément à l'esprit d'un certain nombre de lecteurs de Pierre Bayard, mais dans la mesure où elles relèvent précisément d'une forme de « bon sens », elles ne peuvent sortir intactes du passage à la moulinette paradoxale de Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?

De plus de poids est sans doute l'objection formulée par Patrick Kéchichian. Certes, la nuance entre « devenir soi-même créateur » et « élever l'acte de lire (et d'enseigner, de critiquer) au rang d'une vocation, presque d'un art » peut tout d'abord paraître fragile, et réfutée par anticipation par Pierre Bayard, qui s'est autorisé des déclarations d'Oscar Wilde pour poser que la critique est un art. Dans le domaine de la lecture littéraire, on pense aussitôt à Alberto Manguel[38], dont la pratique de lecture, éminemment active, trouve un prolongement comme nécessaire dans l'écriture, la création. Mais tout l'intérêt de la distinction réside ici dans l'introduction du modalisateur : « presque ». En effet, ce réajustement correspond bel et bien à une autre conception de l'activité lectorale, certes exigeante, mais dont la fin ne résiderait pas dans une création au sens strict du terme. Le début du propos de Patrick Kéchichian permet de spécifier cette vision différente de la lecture littéraire, fondée quant à elle sur l'idée d'une enrichissante confrontation à l'altérité. Les termes employés par le critique sont peut-être, du moins pour partie, potentiellement fourvoyants, puisqu'ils pourraient donner l'impression d'une cassure nette entre la conception de la non-lecture créatrice défendue par Pierre Bayard et celle d'une lecture passive se contentant d'« accueillir » la parole de l'autre. Or, du moins si on les considère sous l'aspect de leur éventuel dynamisme, ces deux postures ne sont pas à ce point éloignées l'une de l'autre : la rencontre du sujet avec la parole de l'autre, porteuse de valeurs existentielles, éthiques et bien sûr, puisqu'il est ici question de littérature, esthétiques, relève selon moi d'une authentique activité, intensément formatrice de surcroît. On peut en l'occurrence effectuer un rapprochement avec la pensée de Maurice Couturier, qui affirme quant à lui que « La lecture n'est pas une appropriation du texte mais un échange entre deux sujets séparés dans le temps et l'espace. Tout art suppose un mode spécifique de communication, non pas tant au niveau du contenu numérisable qu'au niveau de la communication intersubjective[39] ». Les notions de dynamisme et d'activité me semblent consubstantielles à cette idée d'une « relation intersubjective » ou, si l'on préfère, d'un dialogue de subjectivités, puisque la découverte de la parole d'autrui implique d'y réagir. Lire un texte littéraire, c'est aussi cela : confronter son axiologie intime à celle d'autrui.

Cependant, si l'on ne souscrit pas à une conception essentialiste de la « personnalité », il importe d'ajouter que ladite relation intersubjective ne met pas aux prises des entités forcloses et figées, qui seraient appelées à camper ad libitum sur leurs positions respectives, d'emblée clairement définies. Si j'ai qualifié la lecture littéraire de « formatrice », c'est au contraire précisément parce qu'elle est selon moi le lieu par excellence de l'invention de notre subjectivité, au double sens de découverte et de création. À la faveur de notre confrontation aux textes littéraires, nous devenons qui nous sommes — processus sans cesse renouvelé au fil de nos lectures successives. En ce sens, on le voit, le livre n'est plus seulement un référent culturel parmi d'autres, que l'on pourrait éventuellement se contenter de survoler, mais une voie d'accès privilégiée à notre « moi », voie qu'il vaut donc la peine de parcourir de bout en bout, au cours d'une lecture intégrale. Le théâtre des opérations (de lecture) s'est donc déplacé, de la scène culturelle où l'on parle des livres à la sphère intime d'un solitaire tête-à-texte. Mais un tel déplacement n'aboutit pas pour autant à une position solipsiste, puisque le rapport « privé » au texte ne l'est qu'en apparence : qu'on souscrive ou non à la conception de la lecture littéraire comme « communication », qu'on accorde ou non une importance primordiale à la notion d'« intention d'auteur », sans doute conviendra-t-on que le lecteur ne dialogue pas avec le seul texte : il y a de la subjectivité dans le texte littéraire, qui doit certes pour partie être référée à un ensemble de valeurs intratextuelles, mais ne fait pleinement sens que par rapport à diverses valeurs extratextuelles : celles du monde où cohabitent auteurs, livres et lecteurs. Le texte littéraire est ainsi également un vecteur privilégié de modélisation de notre rapport au monde et à autrui.

Ce qui vient d'être dit du texte littéraire peut, me semble-t-il, l'être, de façon beaucoup plus générale, de la fiction. Aussi, je souscris pleinement à l'affirmation suivante, empruntée à Jean-Marie Schaeffer :

[…] la fiction nous donne la possibilité de continuer à enrichir, à remodeler, à réadapter tout au long de notre existence le socle cognitif et affectif originaire grâce auquel nous avons accédé à l'identité personnelle et à notre être-au-monde […] elle est un des lieux privilégiés où [notre] […] relation [au monde] ne cesse d'être renégociée, réparée, réadaptée, rééquilibrée — dans un bricolage mental permanent auquel seule notre mort mettra un terme[40].

Dans cette perspective, et pour en revenir au livre, la lecture effective et intégrale se trouve justifiée, dans la mesure où c'est la construction même de l'identité du sujet qui en dépend.

Que l'on me permette, pour finir, d'ajouter deux observations, de moindre portée théorique sans doute. Tout d'abord, et il ne s'agit selon moi que d'une extrapolation marginale à partir de la pensée de Jean-Marie Schaeffer, que j'espère ne pas trahir, la lecture intégrale d'un texte littéraire me paraît indispensable dans la mesure même où elle nous offre la possibilité de restaurer la continuité — sans cesse menacée de dissolution — de notre être. En nous confrontant au système qu'est le texte, nous faisons en effet l'expérience du continu, expérience somme toute rare et/donc précieuse dans un univers et une existence fondamentalement discontinus. Ensuite et enfin — mais les deux sont liés — la lecture littéraire relève d'une conduite esthétique, qui en tant que telle se définit largement en termes de plaisir et/ou de déplaisir. Lire n'est donc pas seulement un moyen utile pour briller dans la relation amoureuse, les salons, les salles de cours et/ou les colloques, mais aussi, je dirais surtout, une activité hédoniste. Si l'on en convient, alors la lecture intégrale peut être valorisée dans la mesure où elle équivaut, pour le sujet, à la source d'un surcroît de plaisir — dont on voit mal au nom de quel(s) critère(s) il faudrait se priver. Au terme de ce parcours, le questionnement d'origine s'est donc changé, sinon en son exact contraire, du moins en une interrogation autre : non plus Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, ni même, comme le suggérait le titre de cet article, Pourquoi lire (parfois) les livres dont on parle ?, mais Pourquoi parler des livres que l'on lit ? La question est posée.

Frank Wagner

 


[1] Pierre Bayard, Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, Paris, Minuit, 2007, collection « Paradoxe ».

[2] Citons en particulier Qui a tué Roger Ackroyd ?, 1998, Comment améliorer les œuvres ratées ?, 2000, Enquête sur Hamlet (Le dialogue de sourds), 2002, Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?, 2004, Demain est écrit, 2005. Tous ces ouvrages, que nous retrouverons chemin faisant, sont parus dans la collection « Paradoxe » des Éditions de Minuit.

[3] Ainsi définie : « […] les livres dont nous parlons n'ont que peu de choses à voir avec les livres “réels” — comment d'ailleurs les atteindrait-on ? — et ne sont bien souvent que des livres-écrans [notion dérivée du “souvenir-écran” chez Freud]. Ou, si l'on préfère, ce n'est pas des livres que nous parlons, mais d'objets de substitution fabriqués pour la circonstance. » (Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, op. cit., p. 52) ; puis clarifiée par un exemple : « Pour se convaincre que tout livre dont nous parlons est un livre-écran, et un élément de substitution dans cette chaîne interminable qu'est la série de tous les livres, il suffit de faire l'expérience simple consistant à confronter les souvenirs d'un livre aimé de notre enfance avec le livre “réel”, pour saisir à quel point notre mémoire des livres, et surtout de ceux qui ont compté au point de devenir des parties de nous-même, est sans cesse réorganisée par notre situation présente et ses enjeux inconscients. » (ibidem, p. 53)

[4] Graham Greene, Le Troisième homme (1950), Paris, 1978, « Le Livre de poche » pour l'édition française citée par Pierre Bayard.

[5] David Lodge, Un tout petit monde (1984), Paris, Rivages, 1991 pour l'édition française citée par Pierre Bayard.

[6] Pierre Siniac, Ferdinaud Céline, Paris, Rivages, 1997 ; puis 2002 pour l'édition citée par Pierre Bayard.

[7] Harold Ramis, Un jour sans fin, USA, 1993.

[8] Henri Vernes, Krouic, Verviers, 1972, collection « Pocket Marabout ».

[9] San-Antonio, Dis bonjour à la dame, Paris, Fleuve Noir, 1975.

[10] Albert Simonin, Touchez pas au grisbi, Paris, Gallimard, 1953, collection « Série noire ».

[11] Anthony Burgess, L'Orange mécanique (1962), Paris, Robert Laffont, 1972 pour la traduction française.

[12] Jacques Roubaud, La Belle Hortense, Paris, Ramsay, 1985, collection « Mots ».

[13] Op. cit., p. 109 sq.

[14] Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques (1962), Paris, Flammarion, 1983, pour l'édition utilisée par Pierre Bayard, qui définit le paradigme comme « un ensemble de présupposés sur la forme virtuelle des découvertes à venir, présupposés auxquels adhère pour un temps une communauté de chercheurs » (Enquête sur Hamlet, op. cit., p. 98).

[15] « À l'œuvre chez chacun mais plus particulièrement perceptible, par les marques qu'ils en laissent, chez ceux qui sont engagés dans une activité de recherche, le paradigme intérieur serait constitué par un groupe de questions personnelles (et par l'articulation entre elles de ces questions), rejouées sur la scène de la recherche, et en modelant inconsciemment et de façon déterminante les directions majeures. » (ibidem, p. 143)

[16] Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie (Littérature et sens commun), Paris, Seuil, 1998, collection « La couleur des idées », chapitre 4 (« Le lecteur »), pp. 147-175.

[17] David Lodge, Changement de décor (1975), Paris, 1991, Rivages / « Poche » pour la traduction française citée par Pierre Bayard.

[18] Car la non-lecture, en raison des stratégies réactionnelles qu'elle implique, doit bel et bien être considérée comme une activité.

[19] Natsume Sôseki, Je suis un chat (1905), Paris, Gallimard, 1989 pour la traduction française citée par Pierre Bayard.

[20] Entretien diffusé sur France Culture le 19 novembre 2002 dans l'émission intitulée Tire ta langue. L'emploi par Gérard Genette d'une première personne du pluriel s'explique ainsi : il n'était pas seul en cause, puisque Roland Barthes et Tzvetan Todorov notamment étaient également incriminés.

[21] Aux pages 115 à 125 en particulier.

[22] L'une des trouvailles les plus savoureuses de l'ouvrage consiste en effet en l'invention d'une table des abréviations d'un genre nouveau, destinée à rendre compte des degrés de la non-lecture :
« op. cit. : œuvre citée
ibid. : ibidem
LI : livre inconnu
LP : livre parcouru
LO : livre oublié
++ : avis très positif
+ : avis positif
-: avis négatif
- -: avis très négatif »
Les livres évoqués par Pierre Bayard, y compris ceux qu'il a écrits, seront ainsi répartis en diverses catégories ; et l'on constatera qu'un avis très positif (++) ou très négatif (--) peut très bien être émis à propos d'un livre inconnu (LI).

[23] Nombre de journalistes répugnent visiblement à croire à l'authenticité de ces « lacunes » ; pour ma part, je souhaite y souscrire, car le propos de Pierre Bayard y gagnerait considérablement en crédibilité comme en pouvoir de conviction.

[24] Philippe Hamon, L'Ironie littéraire (Essai sur les formes de l'écriture oblique), Paris, Hachette, 1996, p. 36 et passim.

[25] Sur les notions de « transcendance » et d' « immanence » rapportées au texte littéraire, comme sur les limites de leur pertinence, on se reportera avec le plus grand profit à Gérard Genette, « Peut-on parler d'une critique “immanente” ? », Poétique, n° 126, avril 2001, pp. 131-150.

[26] Sur ce point, je me permets de renvoyer à Frank Wagner, « Pannes de sens (Apories herméneutiques et plaisir de lecture) », Poétique, n° 142, avril 2005, pp. 185-203.

[27] Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973 ; pp. 100-101 de la réédition dans la collection « Points ».

[28] Alphonse Allais, « Un drame bien parisien », nouvelle publiée dans Le Chat noir, le 26 avril 1880, et disponible dans de nombreux recueils ou anthologies. Elle est reproduite intégralement, en « Appendice I », dans Umberto Eco, Lector in fabula (1979), Paris, Grasset, 1985 pour la traduction française, pp. 293-298. On sait que l'ouvrage d'Umberto Eco revêt pour une large part la forme d'un commentaire virtuose de cette nouvelle.

[29] Pierre Boulle, La Planète des singes, Paris, Julliard, 1963.

[30] Jean Lahougue, La Doublure de Magrite, Paris-Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 1987.

[31] Benoît Peeters, La Bibliothèque de Villers, Paris, Robert Laffont, 1979 ; puis Paris-Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 1991.

[32] Gérard Genette, Palimpsestes (La littérature au second degré), Paris, Seuil, 1982, collection « Poétique ».

[33] Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, collection « Poétique ».

[34] Libération, « Cahier Livres » du jeudi 18 janvier 2007.

[35] Ibidem.

[36] « Le Monde des Livres » du vendredi 12 janvier 2007.

[37] Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques (1991), Paris, Seuil, 1993 pour la traduction française.

[38] Voir par exemple Une Histoire de la lecture (1996), Arles, Actes Sud, 1998 pour la traduction française.

[39] Maurice Couturier, La Figure de l'auteur, Paris, Seuil, 1995, collection « Poétique », p. 19.

[40] Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999, collection « Poétique », p. 327.


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