Maurice
Nadeau
Soixante ans de journalisme
littéraire, tome I, Les années « Combat » 1945-1951
Préface de Tiphaine Samoyault
Éditions
Maurice Nadeau, 2018, 39 Û
Il y a quelque chose
d'étrange, voire de paradoxal, à écrire une courte critique littéraire sur un
critique littéraire qui, durant sa longue vie, aura écrit inlassablement des
milliers de pages sur des écrivains, des poètes, des philosophes, et qui aura
joué un rôle essentiel dans la découverte de nombreux talents. C'est pourtant
le cas avec Maurice Nadeau dont les éditions du même nom viennent de publier le
premier tome de Soixante ans de
journalisme littéraire, livre qui regroupe, au fil de mille cinq cents
pages, les articles qu'il a écrits et publiés, entre 1945 et 1951, dans le
journal Combat, La revue internationale, Gavroche
et la revue du Mercure de France.
Mais qu'est-ce que la critique littéraire ? Cette question, Maurice Nadeau
se l'est posée constamment. La haute idée qu'il s'en faisait, il l'a formulée à
maintes reprises, au fil de ses articles et dans sa préface à Littérature présente, réunissant en
1952, aux éditions Le Seuil, un choix de ses chroniques. Entré par hasard en
1945 dans l'équipe rédactionnelle du journal
Combat après avoir écrit une Histoire
du Surréalisme qui fit date, ne se considérant pas d'ailleurs comme un
journaliste, il s'est interrogé sur ce que devait être la critique littéraire,
son rôle, son éthique, avec ce que cela implique de responsabilité et
d'engagement. Il ne faut pas oublier en effet que Nadeau découvrit la politique
dans les années 30 et milita aux côtés des communistes, puis des trotskystes de
la Ligue communiste de Pierre Naville, activité qu'il continua clandestinement
et dangereusement pendant la guerre. Cet engagement, avec sa part d'espoirs
déçus, il va le réinventer d'une autre manière par sa pratique de la critique
littéraire, faisant d'une certaine littérature un haut lieu de résistance
intellectuelle. Il s'intéresse principalement aux œuvres qui visent à
l'affranchissement de l'homme sous toutes ses formes et qui opèrent une
véritable remise en question, de l'auteur et du lecteur, de l'individu et de la
société. Comme il l'écrit : Cette
mise en question est de l'ordre le plus général : l'état des choses en
vigueur, qui est toujours un certain « ordre » social, moral,
politique, la vie qui est faite à chacun de nous en général et dans son
particulier, la « condition humaine » qui, en tout temps et lieux, se
définit par une équation de l'homme au monde : celui dans lequel il vit et
celui qui vit en lui.
Cette approche de la
littérature, Nadeau l'exercera en homme libre, « sans doctrine ni
système », en lecteur attentif et passionné qui cherche à établir une
passerelle parmi d'autres possibles entre une œuvre et ses potentiels lecteurs,
voire entre l'œuvre et son auteur par ce miroir qu'il lui tend. On ne peut rien
comprendre à Nadeau si l'on ne reconnaît pas d'emblée son amour ardent pour les
livres dont il attend qu'ils modifient sa manière de penser, à défaut de
changer le monde. Aussi est-il toujours à l'affût, même s'il est sans na•veté,
du possible chef-d'œuvre ou du moins d'une œuvre inspirante. La sincérité qu'il
exige de l'écrivain, il se l'applique à lui-même dans ses critiques. Il tente « de
se porter à la hauteur de l'artiste, de refaire avec lui le chemin qui mène à
la création » et par ailleurs
d'incarner le lecteur idéal. Si l'œuvre trouve en lui une résonance, il la
porte en écho vers le public, en essayant de dire le plus précisément possible
ce qu'il ressent, sans tricher.
Quand on aura dit
que Maurice Nadeau est à l'évidence l'un des meilleurs critiques littéraires de
son temps, qu'il faisait l'admiration d'Henry Miller – Il n'y a personne dans ce vaste continent
qui peut vous approcher en guise de critique, lettre à Nadeau du 12 août
1952 –, il ne cesse pas pour autant d'être énigmatique. Comment peut-on en
effet aimer à ce point les livres, être capable de reconstituer le cheminement
de la création chez les auteurs dont on parle, en parler quasiment de
l'intérieur et ne pas devenir soi-même un « créateur » à part entière ?
Le hasard qui a voulu qu'il devînt critique aurait pu tout aussi bien en faire
un écrivain, avec une œuvre personnelle à défendre. Son rôle, qu'il assuma
complètement et généreusement, fut de parler des autres. Sa part créative,
c'est l'éclairage qu'il apporte et dont il fait bénéficier les lecteurs, « dans
un monde qui n'est pas forcément préparé » à recevoir certains ouvrages.
Pourtant, le
sentiment qui domine quand on lit Maurice Nadeau, c'est qu'il n'est pas qu'un
grand critique littéraire. Il y a quelque chose d'autre qui tient à la qualité
de son écriture – une certaine musique – et à la façon dont il
envisage la littérature, dans ses particularités et sa globalité. Il n'écrit
pas comme un journaliste mais comme un écrivain, et ses articles ne sont pas
vraiment des articles mais des textes littéraires dont l'ensemble constitue précisément
son œuvre.
Avec la parution du
premier tome de Soixante ans de
journalisme littéraire, ce sentiment devient une certitude. Les textes
rassemblés, et ils sont nombreux, déploient sa vision de la littérature dans
les années d'après-guerre (1945-1951). Les écrivains dont Nadeau parle ont beau
être très divers et parfois de nationalité différente, il y a cette tonalité vibrante,
à la fois aimante et combattive, qui court comme un fil d'un texte à l'autre,
les reliant pour tisser un vaste panorama de la littérature d'une époque. L'intérêt
d'un tel livre n'est pas seulement historique. Il reste actuel, car de nombreux
écrivains et poètes que l'auteur évoque sont aux sources de notre modernité :
Breton, Desnos, Péret, Kafka, Prévert, Steinbeck, Cioran, Michaux, Gary, Lowry,
Orwell, Hemingway, Henry Miller, pour n'en citer que quelques-uns.
On peut entrer dans
cet ouvrage de plusieurs manières : le lire d'une façon linéaire, texte par
texte, comme un récit au jour le jour de la littérature, ou l'ouvrir sur
l'inspiration du moment sur tel auteur que l'on aura choisi, un peu comme l'on
fouille dans une malle aux trésors. Ë chacun de choisir sa manière de voyager !
Alain
Roussel