© : Alain Roussel.
Cette note de lecture a été publiée d'abord dans la revue Europe,
mars 2021.
Maurice
Nadeau
Soixante ans de journalisme
littéraire, tome 2, les années
« Lettres Nouvelles »
Préface de Tiphaine Samoyault
Éditions
Maurice Nadeau, 2021
La situation du critique littéraire, pour peu
qu'il s'interroge, est ambiguë. Il n'est pas l'auteur. Tout au plus est-il un lecteur privilégié qui pense pouvoir donner un
éclairage sur une œuvre. Ce n'est pas forcément un acte d'adhésion et il peut
exprimer sa réticence, voire sa détestation. Mais ce qu'on lui demande c'est
d'exercer avec sincérité son art qui consiste, si l'on s'en réfère à
l'étymologie, à faire preuve de discernement. Ce faisant, il joue
inévitablement un rôle d'appât ou au contraire décourage certains lecteurs
d'aller plus loin. Qui est-il pour avoir ce
pouvoir ? N'appartient-il pas à sa manière à cette caste d'intermédiaires
que l'on retrouve ailleurs, entre un producteur et des consommateurs ? Et
puis est-il mieux placé pour parler d'un livre que
l'écrivain lui-même ? On me dira qu'il bénéficie d'une distance propice,
croit-on, à une certaine objectivité. Pourtant, il est presque inévitable qu'il
aborde le livre à l'aune de ses propres préjugés, de ses habitudes mentales, de
la formation qu'il a reçue et dont il peut difficilement faire abstraction. Sans
l'œuvre qu'il interprète, voire qu'il vulgarise, le critique n'existe pas. Est-il pour autant inutile ? Si l'on admet qu'une
œuvre ne devient vraiment œuvre que par la lecture des autres, le critique peut
trouver sa justification dans ce rôle de guide vers un public, aussi restreint
soit-il.
Toutes ces questions, Maurice Nadeau, dont on ne
peut nier qu'il fut l'un des meilleurs critiques de son temps, n'a pas manqué
de se les poser en amont, quand il a commencé vraiment à écrire des articles,
c'est-à-dire surtout dans le journal Combat dès 1945. De ce métier, qu'il
s'est mis à exercer presque par hasard, il a voulu prendre toute la mesure,
sans parti-pris ou concession, procédant par une analyse rigoureuse à une
critique de la critique afin de définir sa propre conception, la voie dans
laquelle il voulait s'inscrire. Son exigence est celle d'une éthique basée sur
« la responsabilité et l'engagement personnels », à laquelle il
souscrira toute sa vie.
Le premier tome de Soixante ans de
journalisme littéraire rassemblait les articles que Maurice Nadeau publia
entre 1945 et 1951 dans Combat, mais aussi dans La Revue
internationale, Gavroche et Le Mercure de France, et où il
put mettre en pratique cette exigence, en l'inscrivant dans les mouvements
d'idées issus de la Résistance qui impliquaient une refondation
de la vie intellectuelle mise à mal par la Collaboration et la disparition
prématurée d'éminents penseurs. Cette orientation ne l'empêcha nullement de
prêter un vif intérêt à des œuvres moins directement en prise sur la réalité,
mais dont l'univers romanesque ou poétique répond à une « littérature de
mise en question » et ouvre à un autre regard sur la condition humaine. Le
tome 2 de Soixante ans de journalisme littéraire, regroupe les articles
parus entre 1952 et 1965 dans la revue Les Lettres Nouvelles, abritée
par les éditions Julliard, dont il assume la direction – en collaboration
les deux premières années avec Maurice Saillet
–, s'entourant de personnalités de premier plan, tels Adrienne Monnier, Roland
Barthes ou Edgar Morin. Y figurent aussi ses publications dans L'Observateur,
le Mercure de France, L'Express et plus épisodiquement Les
Temps Modernes.
Comme l'écrit Tiphaine Samoyault dans son
éclairante préface, « Les années “Lettres Nouvelles” sont celles d'une
libération totale de la parole, dans tous les champs qui forment le territoire
de l'intellectuel, sans limitation. Nadeau a gagné en indépendance grâce à
l'autorité qu'il a prise comme critique et comme éditeur. Il a gagné en
indépendance en créant sa propre revue et en la transformant au gré des
événements. » Comme critique, reconnu par des écrivains d'envergure, tel
Henry Miller, il n'a plus rien à prouver. L'exigence qu'il s'impose dans cet
exercice, il l'attend aussi des auteurs et dans son éditorial fondateur des Lettres
Nouvelles, il précise sa conception de la littérature : « La
littérature est création. Produit de l'activité de certains hommes, elle vise
par l'intermédiaire de l'écrit, à commander, influencer, modifier à son tour
d'autres hommes. Activité désintéressée et tirant sa valeur de sa liberté même,
elle répugne autant à s'établir dans les musées et les académies qu'à fournir
des mots d'ordre pour l'action immédiate. C'est par de plus subtils chemins
qu'elle se transforme en pensées, en sentiments, en motifs nouveaux de
comportements, qu'elle est vie s'incorporant à la vie. »
Cette exigence qui allie la liberté et la
responsabilité, il va pleinement la mettre en œuvre dans les Lettres
Nouvelles, et au-delà, sans tabou ou idéologie. Son tempérament est celui
d'un passionné, toujours à l'affût d'une découverte, pas forcément d'un
chef-d'œuvre – ils sont rares – mais du moins d'un livre dont il
attend qu'il ébranle son lecteur dans sa manière de ressentir et de penser. Il
prend des risques, pas seulement dans la revue mais aussi dans la collection
qu'il a créée, d'abord chez Corrêa – Le Chemin
de la vie –, puis chez Julliard et enfin Denoël – Les
Lettres Nouvelles –, où il publiera des écrivains méconnus ou décriés,
tels Henry Miller, Malcolm Lowry, Gombrowicz, Perec, Sciascia, Beckett, Fred
Deux sous le pseudonyme de Jean DouassotÉ
On le voit, et c'est encore plus évident au fil de
ces mille six cents pages des années Lettres Nouvelles, Maurice Nadeau
ne s'intéresse pas seulement à la littérature française – dont la poésie –,
mais son regard est aussi tourné vers l'international, en guetteur
infatigable, ne se reposant jamais dans sa revendication d'une
« littérature en marche ». Par ailleurs, ce critique qui a fait de la
critique un art littéraire n'a jamais cessé, dans nombre de ses articles, de se
poser en défenseur d'une certaine conception de l'homme, dans sa liberté et sa
dignité, s'insurgeant ainsi contre tous les totalitarismes, d'où l'importance
qu'il accorde au rôle de l'intellectuel, faisant sienne la formule de
l'écrivain italien, Ignazio Silone : « Ce
mot d'intellectuel, je l'emploie dans un sens précis : je désigne ainsi
tous ceux qui contribuent à la formation d'une conscience critique au sein de
leur époque. »
Alain
Roussel