Mis en ligne le 4 avril 2023.
© : Alain Roussel.
Cette note de lecture a été publiée d'abord dans la revue Europe,
avril 2023.
Maurice
Nadeau
Soixante ans de journalisme
littéraire, tome 3, les années
« Quinzaine littéraire »
Préface de Tiphaine Samoyault
Éditions
Maurice Nadeau, 2023
Ce
troisième et dernier tome de Soixante ans de journalisme littéraire, qui
retrace le parcours de Maurice Nadeau comme critique au sein de La Quinzaine
littéraire qu'il a fondée avec le concours de François Erval en 1966, est certainement celui de l'épanouissement.
Il est totalement libre désormais de ses choix et peut mettre en avant sa
propre conception de la littérature telle qu'il l'envisage en lisant les
autres. À cette date de lancement du journal – car il s'agit bien d'un journal
axé sur l'actualité littéraire et le débat d'idées concernant la littérature,
la philosophie, l'art, la sociologie, l'histoire et d'autres domaines encore –,
il jouit depuis longtemps d'une réputation solide, aussi bien intellectuelle
que morale. Il n'a plus rien à prouver et peut se livrer, en toute indépendance
au plaisir de lire et d'écrire sur les livres qu'il lit, les reliant à d'autres
livres lus parfois en même temps, créant ainsi des connections et ouvrant des
pistes d'interprétation sur l'esprit d'une époque.
Maurice
Nadeau, qui fut dès les années 1930 un militant politique aux côtés des
communistes puis des trotskystes de la ligue communiste de Pierre Naville, ne
pouvait envisager son journal autrement qu'un combat pour la défense de la
littérature, reflet d'une société que par ailleurs elle influence, y compris
dans les œuvres les plus secrètes et les plus subjectives. Ainsi
écrit-il : « Pour nous, le seul événement qui compte, parce qu'il est
le seul important, c'est le livre. Par extension la pièce de théâtre, le film,
l'exposition : l'œuvre. Rêvée, conçue, imaginée, façonnée par certains
hommes en vue d'autres hommes, et close sur son secret, mystérieuse, aux
pouvoirs difficilement définissables. »
Aucun sujet
ne lui est tabou. Il peut aussi bien évoquer Drieu La Rochelle ou Céline, faisant
ainsi appel, sans pour autant les excuser, d'une condamnation qui serait trop
unanime pour être parfaitement honnête, du moins en ce qui concerne leurs
livres. « La liberté de jugement » qu'il prête à Julien Gracq, il se
l'applique à lui-même, sans concession, capable d'aimer sans partage, d'ignorer
ou de détester. L'autodérision qu'il pratique à l'occasion l'autorise d'autant
plus aisément à exercer son ironie, en filigrane ou ouvertement, à l'égard de
grandes figures intellectuelles, comme il le fait en écrivant sur Sartre, que
ce soit dans La Quinzaine – son article sur L'Idiot de la famille,
celui sur la mort de Sartre – ou dans son livre, Grâces leur soient rendues,
qui illustre par le vécu toute sa démarche intellectuelle. Il s'est d'ailleurs
souvent interrogé sur le rôle de l'intellectuel et il le fait une nouvelle fois
dans son éditorial du 1er février 1973, à propos de Sartre justement,
pour développer sa conception personnelle qui, aujourd'hui encore, n'a rien
perdu de sa pertinence.
Si les
critiques publiées par Maurice Nadeau, et celles de sa « bande » –
comme il disait – de collaborateurs, sont aussi vivantes et variées, cela tient
à la représentation qu'il se faisait d'un véritable journal littéraire :
« Un journal, c'est de l'implication directe, le resserrement du temps
entre lecture, écriture et publication, c'est l'actualité immédiate, brûlante,
c'est considérer que la littérature, les idées sont aussi le lieu d'une
actualité et peuvent faire également l'objet des nouvelles du monde »,
écrit Tiphaine Samoyault dans son éclairante préface. C'est la grande qualité
de ce journal de s'adresser à la fois à un public généraliste, certes cultivé,
et à des écrivains, des lecteurs exigeants, des chercheurs, sans se préoccuper
des best-sellers et des « m'as-tu-vu du roman alimentaire et des
médias ». En ayant recours, plutôt qu'à des journalistes, « à ceux
pour qui le maniement de la plume comporte d'autres responsabilités :
romanciers, poètes, essayistes, philosophes, historiens, économistes,
politologues », Nadeau affirme dès le début son ambition d'élever le
lecteur à une meilleure compréhension de l'œuvre sans exclure d'autres
possibilités d'interprétation, de construire des ponts, fussent-ils de
« lianes », entre les spécialités et de participer « au
mouvement des idées, à l'évolution des sensibilités, à l'exploration des
domaines plus ou moins fermés du savoir ». Cette ambition, il reconnaîtra,
dans son éditorial du 16 avril 1979, ne l'avoir réalisée que
partiellement : « Il ne s'agit pas d'un bilan, mais d'un examen de
conscience, dans certains cas d'une autocritique, qui valent pour le journal tout
entier. Ils ne doivent pas seulement servir à faire mesurer l'écart entre ce
que La Quinzaine devrait être et ce qu'effectivement elle est. »
Malgré de
nombreuses difficultés financières, Maurice Nadeau poursuivra inlassablement
dans La Quinzaine, au fil de multiples notes et critiques, un dialogue
passionné avec les auteurs, qu'ils soient vivants – certains, dont Henry
Miller, deviendront ses amis – ou morts. Il écrit ce qu'il ressent et ce qu'il
pense, jusqu'à engendrer parfois des malentendus, avec Breton, Michaux, Paulhan. De
toute façon, il ne demande pas que l'on soit d'accord avec lui, mais son
intégrité ne fait aucun doute.
Il est
fascinant de constater qu'au fil des articles il abandonne de plus en plus
souvent le « nous » de circonstance du critique au profit du
« je » et tout particulièrement dans sa rubrique, Journal en
public, ce qui est significatif de son implication personnelle dans la
littérature. Il y a des critiques, ils sont rares, qui sont des écrivains par
l'ampleur de leur style et la tonalité de leur langue. Maurice Nadeau est l'un
de ceux-là. Il a écrit une œuvre à part entière dont le matériau est
précisément composé des livres des autres, et il faut la reconnaître comme
telle. Cette œuvre reste ouverte, et son esprit persiste aujourd'hui dans le
journal littéraire en ligne, « En attendant Nadeau ».
Le lire,
dans ces multiples articles publiés en trois tomes sous le titre Soixante
ans de journalisme littéraire, c'est parcourir le vaste panorama de ce que
fut la vie intellectuelle durant ces années-là, en France et ailleurs, et faire
le plein de réflexions, d'anecdotes, de portraits d'écrivains saisis, pour
certains d'entre eux, dans leur existence intime. Comme cet ensemble est
fractionné en périodes de quelques années, il est possible de repérer quelques
grands écrivains qui les ont incarnées et qui en ont donné le ton.
Alain Roussel