Laurent
Albarracin : Cédric Demangeot. © : Laurent
Albarracin. Mis en ligne le 19 janvier 2013.
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Autrement contredit.
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Cédric Demangeot
Une inquiétude
Flammarion, 2013
On peut par hypothèse diviser les
poètes en deux catégories : les uns
essentialistes, qui seraient par toutes sortes de moyens lyriques
ou spéculatifs à la recherche d'une certaine
– et peut-être vaine –
vérité de l'être ; les autres
existentialistes, qui ne pourraient éprouver cette
même vérité qu'à travers un engagement
maximal de la parole poétique dans leur propre vie et
réciproquement. Les premiers tendraient à
dégager leur écriture des contingences du
biographique, ou du moins à ne se servir de celui-ci que
comme tremplin pour s'en écarter, quand bien même ce
bond hors de soi aurait l'allure d'une sublimation. Les seconds
au contraire n'auraient de cesse d'affronter le poème au
vécu et de frotter leur vie à l'abrasive
rugosité du poème. Si les poètes
essentialistes courent le risque de
l'éthéré, les existentialistes me semblent
prendre celui d'une possible idiosyncrasie, au sens où
chez certains d'entre eux rien n'est partagé avec le
lecteur qu'un rapport particulier et souvent difficile à
la langue et au monde. Poètes-lutteurs de leur propre
existence où l'âpreté du combat dans
l'arène du poème cache mal des enjeux strictement
personnels. Certains de ces poètes se croient
extrêmement exigeants de n'être pourtant qu'exigus.
Leur façon radicale et fanfaronne de se saisir à
bras-le-corps du poème témoigne surtout du fait
qu'ils nous laissent sur le bord du chemin – ou du tatami.
Je précise que si je place
résolument Cédric Demangeot dans la seconde catégorie
(ayant tendance à me situer quant à moi dans la
première), c'est pour ajouter aussitôt qu'il me
paraît éviter le piège que je viens de dire,
à savoir celui d'un existentialisme étroit, d'une
révolte autotélique qui ne concernerait que son
énoncé, qui n'aurait pour champ d'action que la
véhémence de sa déclaration ou la virulence
de sa formulation. Non, la révolte de Cédric Demangeot n'est pas de celles qui
s'écoutent par trop elles-mêmes. Parce qu'elle est
dirigée. À la fois dirigée, comme les
rêves, par une conscience (une conscience assez forte pour
que la révolte ait une puissance d'impact mais une
conscience qui ne la brime pas à l'excès, puisqu'un
adage michalo-pongien (plus michalien que pongien, sans doute) voudrait que qui polit trop son fou meurt
sans aspérité) et dirigée clairement
contre des ennemis, ceux-ci fussent-ils vagues et
dispersés (c'est leur fourberie qui le veut). C'est peu de
dire que Cédric Demangeot a la
révolte chevillée au corps. Sa rage est ce qui fait
vibrer la corde du poème. Ç Le lyrisme est le
développement d'une exclamation È disait
Valéry. Ce qui chante, pour Demangeot, c'est ce qui lui fait serrer les
poings ou les dents. Sa révolte ne naît pourtant pas
d'une impuissance dans la lutte, parce que nous ne serions pas de
taille à affronter l'adversaire par exemple, mais bien
d'une rébellion contre quelque chose qui serait la
réunion de forces maléfiques liguées contre
la vie, contre la possibilité qu'a celle-ci de se
connaître. Mais il est difficile de caractériser la nature de l'adversaire,
puisqu'il est précisément multiple, changeant,
malin, imprécis.
Le livre est construit en deux parties, la
première étant formée d'une série
d'aphorismes et de notes et la seconde, intitulée
Ç Morceaux È, l'illustration – morcelée en
morceaux de douleur et de bravoure, donc – de ce dont la
première est la défense. Si défense et
illustration il y a, ce serait peut-être celle d'une sorte
de Ç bon È nihilisme, celui qui consiste à
démolir la hiérarchie établie des valeurs au
nom de la nécessité libre de reconsidérer
les valeurs et en premier lieu justement cette fausse valeur qui
consiste à croire que les valeurs sont assises, solides,
forcément bonnes. Ce bon nihilisme, c'est la poésie
qui le porte, et elle le porte parce qu'elle est un élan
vital qui ne s'embarrasse pas de toutes les stases et autres
peaux mortes qui tentent de freiner
– inutilement – la vie vivante. Si la vie
est un jet, elle est
aussi, dans son mouvement de giclée, un rejet de ce qui n'est pas
elle. Le poème est ce qui peut mimer ce jet et ce rejet
puisqu'il est seul dépositaire d'une parole non convenue,
antisociale, libératrice.
En se plaçant dans la compagnie de
quelques figures tutélaires – Bartleby le réfractaire, Thomas
Bernhard l'atrabilaire, entre autres – Cédric Demangeot dessine un portrait à charge
de son époque et de ses contemporains, multipliant les
cibles et les motifs de désagrément (du bon
goût littéraire à l'hypocrisie sociale). Il
ne s'épargne d'ailleurs pas lui-même et livre un
autoportrait cruel et impitoyable, allant jusqu'à
revendiquer, dans un égocentrisme ironique et
douloureux (Ç la poésie c'est moi È), une
posture quasi paranoïaque et le caractère
passionné, affolé, presque fou, terriblement
inquiet en tout cas, de son rapport poétique au monde. On
voit bien que les enjeux sont existentiels et vitaux : il ne
s'agit pas seulement de vivre, il ne s'agit pas non plus de
changer la vie, mais il est simplement question de survie, de
faire survivre le vivant en nous contre les vents et les
marées qui l'accablent. Et c'est moins d'un salut qu'il
est question que d'un sursaut, un sursaut du vivant dans l'espace
du poème, d'où le caractère souvent
heurté des poèmes.
Ceux que la deuxième partie du
livre donne à lire et qui sont donc le pendant pratique de
la première partie plus théorique ou discursive
(quoique fragmentaire elle aussi), sont volontiers obscurs, mais
ils sont d'une obscurité coupante, brûlante. S'ils
échappent à l'immédiate saisie du sens c'est
uniquement parce que quelque chose d'intenable les anime. S'ils
semblent recouverts d'une armure, celle-ci n'est pourtant que
l'éclatement – la vue en éclaté – des éléments quasi organiques qui les
composent et qui sont des mots et des sensations. Aucun
poème n'est plus perméable à sa propre fragilité
que ceux-là. En voici un qui donnera une idée de la
poésie de Demangeot ,
très construite en même temps que tremblante,
dressée hiératique au bord de l'effondrement donc,
pleine d'une vie qui circule quand elle est aux abois au sein du
poème, qui est ici un tombeau :
p>
MORT DE JEAN
TORTEL
À midi
– dans l'air où
le mot se meurt
– une chose
sans nom – une
masse effrayante tournoie
qui ne trouve pas
d'issue dans la
bouche, dans les
mains
déchirées du sarcleur
p>
(syntaxe éclatée, circulatoire
& voix
croisées du règne
vert, du règne gris,
vocabulaire poissonneux de
l'arbre &
grammaire schisteuse, &
vivacement
sécable, &
proliférante de la pierre)
p>
or – on va
à corvée ; d'obliques et de
bois sec – battre
ensemble draps, paille &
fer – voir par
éclats le ruisseau se tordre &
l'ardoise blanchir & cet
homme au dos
chargé de blanc
disparaître ; à corvée
p>
de feu donc, infimement un peu partout
par racines
rampées de peine &
grimpées
de joie :
travaillant à la langue réelle
encore
& loin
dedans : au cœur d'un coin du monde.
span>
Je ne gloserai pas sur
l'interprétation du poème mais son resserrement (le
Ç coin du
monde È comme territoire restreint du poète se
confondant avec l'instrument de la cognée utilisé
pour fendre (du bois ? de la pierre ?) qui
évoque, dans une sorte de condensation par synecdoque, la
saillance de l'univers dans chacune de ses parties) me
paraît montrer qu'une densité acquise est toujours
chez Cédric Demangeot un gain de
fragilité et presque un surcroît de tendresse.
C'est peut-être en cela que cette
poésie est existentialiste : ce qui s'incarne dans le
poème le fait – comme
l'ongle – avec douleur et turpitude, et le
poème ne trouve pas sa forme à moins d'y engager
totalement le poète, je veux dire si le poète n'y
met pas d'abord sa main au
feu, jamais en tout cas sans qu'une certaine
fébrilité et qu'un lyrisme certain participent
à cette incarnation.
Laurent Albarracin
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