Laurent Albarracin : Autrement contredit de Cédric Demangeot. © :
Laurent Albarracin. Mis en ligne le 16 mai 2014.
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Une inquiétude.
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Cédric Demangeot
Autrement contredit
Fata
Morgana, 2014
Le livre est la réécriture
(radicale, nous dit l'auteur) des quatre premiers recueils de Cédric Demangeot, la plupart déjà parus chez Fata
Morgana. On y retrouve l'acharnement du poète qui fait sa patte, sa griffe, sa
marque cicatricielle. Acharnement contre : tout contre et contre tout, au
plus près de la langue et de ses béances.
Il y a chez Demangeot
une volonté lyrique de faire vigueur poétique sur des ruines. De trouver un
élan dans un épuisement. De retrouver, dans l'exacerbation d'un geste
destructeur, une sorte de fraîcheur. Citons l'un des premiers poèmes du livre,
page 16 :
Comme ici la peau laissée
d'un corps sans récit.
Tombé de mathématique
en crevaison dans le bleu.
Qu'on exile pour un geste.
Ou contre un fond de soupe.
Comme avec le feu on joue
– tour à tour contre la tempe.
L'orage est dans la phrase
et la phrase dans l'Ïuf.
Soleil zéro crevé.
La reprise du vers d'Apollinaire
illustre bien la tentative de refaire du neuf avec l'ancien (le souhait de
remotiver une image en la poussant à bout, disons) et surtout de fonder une
poétique nouvelle et vivifiante sur quelque chose qui serait une négation de la
négation, une mise à mort du nihilisme. Si le soleil est un zéro crevé, c'est
parce que la poésie renait comme le phénix de l'épuisement de la poésie, de
l'outrage qui lui est fait généralement, et de l'outrance rhétorique qu'il y a
dans l'invention d'un zéro crevé. Crever un zéro, c'est nier sa nullité, et
c'est faire se lever un soleil sur ces cendres-là. Le
poète (tombé « de mathématique en crevaison » comme de Charybde en
Scylla) est celui qui accepte et assume à nouveau la posture romantique (l'exil
pour un geste), la posture maudite (le fond de soupe) et la posture tragique
(la roulette russe du feu avec lequel on joue). Le poète doit être prêt à y
laisser sa peau, à s'engager corps et âme, il doit aller au fond et y aller à fond
comme poète pour redonner de la vigueur à la poésie. Si « l'orage est dans
la phrase et la phrase dans l'Ïuf », c'est bien parce que la poésie se
situe entre un éclat et un étouffement, entre l'assourdissant et l'assourdi, ou
entre le grondant et l'éteint par exemple, qu'il s'agira de réveiller. Mais
c'est surtout que le poète devra tenir les deux bouts du paradoxe, le bout de
ce qui est vif et le bout de ce qui est mort, pour maintenir la poésie vivante,
dans une position aussi inconfortable que nécessaire. Car la poésie de Demangeot est une poésie de poète, je veux dire qu'elle
place la figure du poète au centre écroulé du poème, à cet endroit où il est le
héros martyrisé de la poésie. Poésie de poète, au sens où elle ne cesse
d'ériger la statue rongée du poète (« gardeur à vif d'une rafale »,
p. 17) non comme un berger de l'être ou de quelconques visions mais un lutteur
fragilisé, un tenant du vif en lui qui survit tant bien que mal aux assauts et
aux affronts qui lui sont faits.
Pour autant, dans ce combat
poétique, le poète est nourri autant que diminué par l'opposition qu'il
rencontre. Il ne faut donc en aucun cas réduire l'adversité, dénier de la force
à l'adversaire (foin de ces méthodes indignes d'un poète !) mais bien
prendre à son compte les forces du nihilisme, les tendances à la destruction,
afin de détruire la destruction et faire émerger le vif. Situation douloureuse
et paradoxale, mais le paradoxe est un promontoire et une planche de salut. Ainsi
le poète « donne voix / À ce qui résiste. À ce qui / éclaire et coupe
derrière // la lumière – sur la brèche » (p. 23). Car le plus vif
est ce qui est le plus exposé ; le plus vivant est ce qui reçoit des
coups. Et ce qu'il y a au-delà de la guerre, par delà le combat à mener, n'est
pas une victoire à conquérir mais juste une lueur, la lueur qui est la sueur de
la lumière, la lumière qui ne brille que de s'épuiser et au bord d'être
massacrée. Si bien que le danger seul, et la fragilité des choses, sont garants
de celles-ci. Chez Demangeot, une chose n'est jamais
mieux pleinement elle-même que quand la destruction de cette chose y a sa part,
y a la meilleure part, même. Le vif que cette poésie recherche en tout et
qu'elle ne constate que fugacement, est ce qui est tout près de s'éteindre, ce
qui même est mélangé de mort, mais qui bondit de cette imminence comme un fauve
qu'un souffle suffirait à faire disparaître et qui semble se déployer dans la
retenue même de ce souffle, ainsi qu'il est dit dans ce très beau poème (p. 38) :
Le feu toujours
déploie sa finitude. Il
est au cÏur de l'arbre
un second arbre, plus vif.
L'essaim de son geste
au plus noir de la branche
est une déflagration
de sèves nouvelles &
vaines. Triste beauté,
l'entêtement de ce fauve.
Le poète – et il faudrait
mettre ici une majuscule – c'est presque le prêtre ou le mage noir qui doit,
pour qu'advienne cette parousie du vif, ritualiser la mort, en une sorte de
rituel sacrificiel où l'on reconnaîtra peut-être la résine ambrée de quelque
drogue (p. 49) :
Ci-gît le corps du corps, dis-je
en alignant sur la table de peu
le lait noir, le miel dur, le pain d'ergot.
L'aube que je déteste et que je crains,
salue sans voix mon
travail mortel.
Déposer le corps du corps,
c'est-à-dire opérer une séparation alchimique qui vise à dégager le subtil de
la lourde matérialité des choses. Car c'est toujours au défaut de la langue et
des corps qu'il y a quelque chance d'entrevoir ce vif tant désiré et tant
redouté, comme si celui-ci encore une fois ne pouvait se montrer que dans les
clairières de la destruction :
Il faut un cri pour incarner la bouche,
un rut, une plaie pour incarner le
corps. (p. 64)
Et le monde n'est rien à moins de
sombrer ; il est sauf seulement s'il est en péril.
Laurent Albarracin
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