RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion : Compte rendu du livre de Maryline Desbiolles, Machin.
Mis en ligne le 23 février 2019.

© : Pierre Campion.

Maryline Desbiolles a déjà publié une œuvre importante. Avec Anchise, elle a obtenu le prix Femina 1999. Depuis, se sont succédé notamment Primo (2005), Les Draps du peintre (2008), Une femme drôle (2010), La Scène (2010), Dans la route (2012), Vallotton est inadmissible (2013), Rupture (2018)…
Entre 1990 et 1993, elle a dirigé la revue La Mètis, dont plusieurs articles ont été repris sur ce site, avec son accord.

machin Maryline Desbiolles, Machin, Flammarion, 2019.


Sous le signe de Verlaine

Comment fait-elle, Maryline Desbiolles, pour soutenir le titre provocant de son roman Machin, pour nous attacher au destin d'un cinéaste oublié des années vingt appelé en effet Alfred Machin, aux histoires que raconte son fils Claude — il a existé, il a joué enfant dans les films de son père —, garagiste à Casablanca dans les années cinquante et surnommé Cloclo, au récit d'un narrateur à la vie effacée, longtemps dépourvu de nom, puis pourvu, une fois, d'un prénom banal (André) et, pour finir, se donnant à lui-même, un peu par plaisanterie, le nom des Machin, André Machin ?

« Alfred Machin machine », monsieur Cloco démonte et remonte les moteurs, boîtes et cardans. Maryline Desbiolles construit une machinerie narrative délicate et puissante : mais n'allons pas penser à quelque roman expérimental.

La carte imaginaire de ce roman est complexe et articulée : Nice d'où tout part et où l'on revient, Nice vers la route de Turin, Turin d'où arrivera au Mans la famille de Dino, petit personnage épisodique en boulanger enfariné. Le Mans, où le narrateur passera sa vie de lycéen puis d'employé de banque avant, retraité, d'aller vivre à Nice ses derniers jours. Casablanca, où est né le narrateur, où Cloclo lui raconte les studios de cinéma et la maison familiale de Nice. Casablanca qu'il faut quitter après les émeutes de 1965 et leur répression. La mer à Nice et à Casablanca, mais pas au Mans, où coule la Sarthe et où vit Suzanne, l'une et l'autre rêvées rivières.

Deux destins, celui du narrateur, brièvement centré sur son amour malheureux pour Suzanne, et achevé sur le moment de sa mort, moment saisissant que nous laissons à découvrir au lecteur ; celui des Machin, enveloppé dans celui du narrateur : les Machin meurent jeunes, et Cloclo ne vit que pour raconter au narrateur enfant les voyages, le bestiaire et les films de son père.

Le narrateur parle. À qui parle-t-il ? Il écrit sans arrêt dans des cahiers et des carnets, mais ce n'est pas le récit que nous entendons. Et, de même qu'il n'écrit pas « pour lui-même », ses paroles ne s'adressent à personne ni même à lui-même. Il dit je jusqu'à entrer dans la mort, sans parler à personne : disparaître en perdant la parole, dans un événement par ailleurs retentissant. Être déplacé, toujours en retrait des événements et de sa propre histoire, il est l'Indien pour ses camarades du lycée. Dans son espèce de vacuité, il est « prêt à accueillir les histoires des autres » et sa propre histoire. Il regarde Suzanne s'en aller de leur amour, happée dans son sommeil par l'alcool, le sexe et son genre de folie ; il ne la retient pas.

C'est une vie pleine pourtant, faite de douleurs et de bonheurs, une vie de puissantes émotions, mais aperçue, écoutée et racontée dans le mouvement de son retrait : « Ô vous, comme un qui boite au loin, Chagrins et Joies […]. »

L'intuition de tout cela se forme dans l'un des événements qu'il raconte, la découverte du recueil de Verlaine, Romances sans paroles, sur le bateau qui les conduit, lui adolescent et ses parents, du Maroc à Marseille, en exil. Il le lit et relit de manière frénétique. C'est de là qu'il a tiré l'idée et la tentative d'une écriture utopique, dénuée de projet de publication, ne s'adressant à personne et ignorant la phrase habituelle en pareil cas de « j'écris pour moi », l'idée d'une écriture qui porterait des images à travers des paroles :

[…] trois jours durant je ne cessais de lire le livre abandonné, je ne comprenais pas grand chose, mais j'entendais la musique, mais des images m'apparaissaient. Ce que je croyais comprendre malgré tout, c'est que les mots écrits ne sont pas des paroles. Ces romances sans paroles donnaient la main à l'enfant silencieux, au jeune singe à peine apprivoisé que j'étais.

En fait, l'idée répond à un problème d'écrivain, de l'écrivain Maryline Desbiolles, qu'elle continue à se poser au bout de nombreux livres, le problème justement de l'écriture.

D'abord pousser le problème du roman au défi d'une extrémité : raconter certaines vies, de ceux qui s'appellent Machin ou qu'on appelle Machin-Chouette, Machin-Chose, Trucmuche… En même temps dénier à l'écriture la possibilité et le droit de représenter ces vies-là, dénier ses compétences au profit des propriétés de la parole vivante. Aux romances sans paroles, répondre par un roman qui ne serait que des paroles. Écrire à sa place l'écriture rêvée par son narrateur.

Quelles paroles, quelle parole ? Celle que pratique de longtemps Maryline Desbiolles, celle de son style tel qu'il lui a gagné sa province d'imagination : Nice et la Savoie jusqu'à Turin, et tous leurs attenants et dépendances. Quelle écriture ? Une écriture du parler : une certaine familiarité et une spontanéité travaillée, de légères redites faussement naïves, celles-ci revenant aussi de loin en loin pour structurer le récit, une syntaxe sinueuse — allant de virgule en virgule — ou légèrement rompue, une espèce de responsabilité propre à faire advenir une présence, celle de la réalité, et un accent, celui de la vérité. Depuis Platon, on croit savoir que l'écrit, serait-il formellement philosophique, ne saurait répondre aux sommations de la Vérité…

Pour autant, Maryline Desbiolles aura traversé sans dommage le personnage mutique de Meursault (pas de contre-sermon final chez son étranger), l'écriture neutralisée de Blanchot ou de Beckett, et même le soliloque de la Recherche. Son patron exigeant, c'est le lyrisme retenu et volontairement bancal de Verlaine.

Pierre Campion

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