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Pierre Campion : compte rendu du livre collectif de David Martens, Jean-Pierre Montier, et Anne Reverseau (dir.), L'Écrivain vu par la photographie. Formes, usages, enjeux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.

Mis en ligne le 13 mars 2018.
© : Pierre Campion.

colloque David Martens, Jean-Pierre Montier, et Anne Reverseau (dir.), L'Écrivain vu par la photographie. Formes, usages, enjeux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.


Photographie et littérature

Que s'est-il passé, que se passe-t-il entre la photographie et les écrivains ?

D'abord, c'est un très beau livre. Mise en page et en volume soignée, photos nombreuses et distribuées entre un cahier central de grand format et des occurrences au fil des textes, noirs profonds et nuances de gris : une technique impeccable de reproduction et de composition à l'ère du numérique…

L'Écrivain vu par la photographie. Formes, usages, enjeux… Sur un problème important, ce livre fait somme de points de vue, de réflexions, de disciplines et de références. Issu d'un colloque qui s'est tenu à Cerisy en 2014, il réunit de nombreuses collaborations et il développe une réflexion collective partie de plus loin, qui s'attache « à ce que l'on pourrait appeler un décentrement des études en littérature et en photographie, et à leur entrecroisement sous la bannière de la photolittérature ». Il ne s'agit pas moins que de continuer à développer une discipline récente et de conjuguer autour d'elle des problématiques tenant à l'histoire commune de la photographie et de la littérature, à l'économie et à la poétique de leur production, aux aspects institutionnels de leur visibilité, à la sociologie et à la philosophie de leurs interactions… Bref « l'ambition est de montrer tout ce que la photographie a changé dans la relation des lecteurs aux auteurs, du milieu du XIXe siècle à l'ère du numérique ».

On s'épuiserait à analyser les vingt-cinq contributions qui figurent ici, toutes riches, argumentée et illustrées. C'est pourquoi je m'attacherai plutôt à analyser l'inspiration et l'esprit du projet tel qu'il s'expose et se pense sous la direction des trois animateurs du colloque : Jean-Pierre Montier (Rennes), David Martens et Anne Reverseau (Louvain).

Le titre, dans la couverture

D'abord ceci, qui tient au titre du volume. Il ne s'agit directement ni de la relation entre la littérature et la photographie (deux entités), ni des relations des écrivains et des photographes (une forât impénétrable d'individualités et de cas), mais des interactions entre la photographie et l'écrivain. Décalage en somme inattendu mais fécond, qui confronte une notion, celle de l'écriture — mais envisagée comme l'activité de l'écrivain, et non comme notion — et une activité de l'art représentatif — technologies et techniques, références, histoire somme toute récente… Malgré les apparences, c'est bien la photographie qui gouverne ici. Témoin la couverture du livre : Gide et le masque de Leopardi, Gide et les feuillets d'épreuves de l'un de ses livres, Gide et la cigarette dont la cendre s'allonge — « il va se passer quelque chose » —, mais tous ces traits sont réunis et maîtrisés en un seul événement, ordonné par le regard photographique sinon d'une inconnue, en tout cas d'une absente, Laure Albin Guillot[1]. Photographie connue d'un écrivain célèbre, ou plutôt emblème ici d'un art anonyme tel qu'il saisit un grand écrivain — et tel que son beau noir se prolonge, par un travail de graphisme, en un espace  de lettres dédié, en blanc et bleu, aux titre et sous-titre, aux noms des trois directeurs du volume et aux marques de l'éditeur. Manifestement, le projet et l'esprit d'un événement, qui est ce livre, projet combattif et d'ailleurs légèrement ironique, tout au moins en 2017 : sur la  couverture, Gide fume, c'est la moindre de ses provocations.

Le projet

Les trois directeurs du projet interviennent trois fois : pour introduire le volume et pour deux synthèses, avant et après les communications.

L'introduction fait un rappel des études concernant la constitution et l'histoire somme toute récente du problème, indique la complexité des faits et des notions et affirme le principe d'une prééminence du photographique :

[…] ce volume collectif se donne pour objet de réflexion un type de relation entre littérature et photographie qui mette résolument le photographique au premier plan, les images étant les objets centraux d'un questionnement qui entend faire droit à la multiplicité des formes de photographies d'écrivain et de leurs circulations.

Mais l'essentiel se lit dans la première intervention du livre, signée par les trois promoteurs, une synthèse déjà : « La littérature n'est pas une culture “hors-sol”. Que fait la photographie de l'écrivain ? »[2]. Le sous-titre confirme le principe ci-dessus exprimé : avec l'avènement de la photographie, il est arrivé quelque chose de décisif à la littérature ou, plus exactement, à l'écrivain.  Et, ensemble, le sous-titre et le titre assignent la littérature, par le biais de ses écrivains, à l'ordre naturel des productions issues d'un substrat et de son histoire, d'un sol que l'avènement de la photographie aurait substantiellement modifié. Telle est la métaphore, qui va loin.

D'abord et comme dans l'introduction, il est bien question de la littérature, en tant que production naturelle d'un sol réel. Ce qui est critiqué plus ou moins explicitement, c'est la pratique et la théorie ­— et le commentaire qui s'y attachait — d'une littérature de laboratoire ou de serres, dans lesquelles les œuvres pousseraient sur des dispositifs hydroponiques et sous la protection de la chimie ou d'insectes d'élevage prédateurs de nuisibles. Contre ce qui a failli arriver à la littérature dans les années 1960, le livre entend la rapatrier au sol des choses et des êtres réels. Cela, d'ailleurs et au passage, contre telle autre vision qui avait fini par la réduire au statut de reflet des vraies forces à l'œuvre dans l'Histoire, les rapports de classes déterminés par l'état des relations économiques. La sociologie sera donc sollicitée, mais dans la personne, par exemple, de Nathalie Heinich, élève de Bourdieu mais dissidente : ce n'est pas de ce côté que la métaphore du sol se prolongera en celle du champ littéraire.

Plus profondément, il y a la référence à Sainte-Beuve et au procès que Proust et toute une tendance de la théorie littéraire lui avaient intenté. Sainte-Beuve est fréquemment cité par les divers intervenants, comme celui qui, dans sa vision, a privilégié les écrivains et qui les a renvoyés à leur vie réelle, à leur caractère, à leurs passions et à leur histoire : Baudelaire et Nerval à la médiocrité de leur existence, Pascal et sa grandeur à celle de Port-Royal… Ce faisant, il est vrai, Sainte-Beuve aura séparé l'écrivain de ce que nous appelons son écriture, dégagé d'avance la littérature de ce que nous avons appelé la littérarité, et renvoyé d'avance la notion à peine née de la littérature aux particularités des écrivains.

Or y a-t-il rien qui renvoie mieux les œuvres à la réalité des écrivains que la photographie, prise à l'unité ou par séries : à leur corps réel et aux changements de l'âge, à la généalogie de leurs aïeuls, à leurs lieux et choses familiers, au style de leur vêture, de leur habitation et de leur habitus, voire à la pompe nationale de leur enterrement ? Par là, l'univers de chaque écrivain est offert immédiatement — en apparence­­ — à la compréhension des lecteurs et aussi à leurs curiosités, lesquelles en effet ne font qu'amplifier une sacralisation. Cela se passe évidemment à travers un appareil de contraintes techniques, de styles de photographes, de médiations économiques de plus en plus sophistiquées… Avec l'avènement de la photographie, voilà en effet l'événement décisif qui, au moment précisément de Sainte-Beuve et offrant à ses émules des moyens absolument nouveaux et de puissance démesurée, fit à ceux-ci et aux écrivains — à l'écrivain — le bien, et peut-être le mal, d'un certain sacre.

Un débat ?

Bien sûr, les écrivains sont réticents à l'égard de ces opérations en même temps que fascinés. Car à la fois elles ouvrent un espace immense à leur notoriété et même à une certaine compréhension de leurs œuvres mais simultanément elles les séparent de leur écriture, c'est-à-dire de leur fonction constituante d'œuvres et d'eux-mêmes en tant qu'écrivains, fonction non représentable autrement que par un travail imaginaire de lecture ou/et par une réflexion de critique et de théorie portant sur les actions et la nature exacte de l'opération scripturaire.

En somme, y aurait-il dans la nature de l'imagination littéraire quelque chose qui impliquerait nécessairement la personne de l'écrivain ? Les auteurs du livre le pensent et le soutiennent :

S'il est clair que lÔiconographie de l'auteur est liée à la fabrication de sa notoriété […], ne faut-il pas aller plus loin et envisager comment elle se noue à l'instauration de son œuvre — au sens le plus fort du terme : sa constitution, tout spécialement au regard de ses lecteurs ? Superficiellement, la question de l'image de l'auteur est indifférente à ce dernier et ne concerne que le lecteur ; mais est-elle négligeable, soit en principe, soit de fait ? Ni l'un ni l'autre : l'esthétique de la réception — même si, dans le domaine littéraire, ces travaux n'ont pas porté sur l'image — étudie « le chaînon manquant entre la série chronologique des œuvres littéraires et l'histoire proprement dite ». Elle se situe par conséquent au centre de l'ensemble des phénomènes littéraires pour comprendre leur historicité et leur spécificité. L'étude des photographies d'écrivain incline à cet égard à réarticuler création et réception en examinant ces vecteurs de médiations qui recèlent un statut particulier dans l'économie de la « trivialité » dont ces « objets culturels » (que sont les figures d'écrivains) constituent les sujets.[3]

Cette déclaration de principe est prudente et mesurée : prudente dans la référence qu'elle se donne à la théorie de la réception d'Hans-Robert Jauss et mesurée dans l'extension des conséquences qu'elle en tire.

On admet aisément que l'iconographie de l'auteur, quand on lui donne l'étendue de tous les phénomènes qui l'entourent, apporte beaucoup à l'histoire de la littérature et que celle-ci importe grandement à la compréhension des œuvres dans la mesure où elle les replace dans « leur historicité et leur spécificité ».

Dans le débat, avançons pourtant le nom de Ponge. Sauf oubli dans la confection de l'index, il ne figure pas dans l'ouvrage. Ce n'est pas évidemment qu'il n'y ait pas de photos de Ponge, seul ou dans son entourage. Certes cet écrivain a poussé au plus loin la description, le souci et le lyrisme des choses, l'évocation de ses propres conditions matérielles d'écriture et l'oblitération de sa personne, — mais tout cela, par un défi, comme l'objet précisément et la responsabilité de la seule écriture, telle qu'il la déploie dans les réalités contraignantes du français et de son histoire objective : ô Malherbe, ô Littré, ô langue nationale ! Si bien que les photos du personnage, pourtant pas peu fier de lui-même, et encore moins celles d'œillets ou celle de Beaubourg ne sauraient rien apporter à la lecture et à la compréhension de ses textes et brouillons. Car s'il publie lui-même sa Rage de l'expression et sa Fabrique du pré, on n'y trouve pas des photos de l''écrivain mais des photos d'écritures, des représentations d'états du texte voire une histoire en images de leurs échecs : des documents de l'œuvre offerts à la lecture et à la méditation. D'une certaine façon, Ponge aurait pu signer la déclaration de François Dagognet portée en épigraphe de l'étude : « Le monde des objets, qui est immense, est finalement plus révélateur de l'esprit que l'esprit lui-même. Pour savoir ce que nous sommes, ce n'est pas forcément en nous qu'il faut regarder. C'est du côté des objets que se trouve l'esprit, bien plus que du côté du sujet. » Mais l'auteur de Le Monde muet est notre seule patrie entendait que l'esprit se perde dans les choses pour s'y retrouver parlant la sorte de jargon lyrique qui est sa poésie.

De même, l'image du mondain qui plombait Marcel Proust a pu empêcher la première lecture de Gide et, inversement, la célébrité de Proust lui a sans aucun doute apporté des lecteurs. Mais ce qui fut manqué, dans le premier cas et ce qui peut demeurer un obstacle dans le deuxième, c'est le genre d'effort demandé au lecteur : car l'écriture de La Recherche exige de tout lecteur une oralisation intime et à voix imaginée que Gide ne voulut pas produire et que certains lecteurs, même maintenant, ne peuvent ou ne veulent réaliser. À ce moment de vérité, le lecteur de Proust comme celui de Ponge sont sans autre secours que la compétence, l'exactitude et la rigueur de leur seule lecture.

 

Cela dit, cette présentation synthétique suggère des questions en effet passionnantes que le livre développera sous les angles divers que proposeront les interventions de chaque contributeur : savoir ce que la photographie a apporté dans l'histoire des représentations d'écrivains depuis le XVIIIe siècle (« Il y a la gloire d'avant l'invention de la photographie et celle d'après » : Kundera) ; se demander quels rapports complexes peuvent s'établir, dans l'esprit du lecteur, entre l'écrivain spectral de sa lecture et les images réelles de l'auteur (entre les deux corps de l'écrivain, une notion qui passe de Kantorowicz à Pierre Michon[4]) ; s'interroger sur la valeur d'apparition, à un instant donné, du personnage photographié comme une incarnation fugace et conservée de son génie, serait-ce en une figure nécessairement triviale (Flaubert en sa chair, tel est le sort de toute incarnation[5]).

Par ce cheminement, on en vient au passage le plus significatif de cette synthèse, quand la photographie d'écrivain est confrontée à l'usage ancien du masque mortuaire, passage d'autant plus suggestif que plusieurs de ces photographies modernes associent de ces masques à l'image de l'écrivain. Alors la photographie à la fois suggère le transit de la vie à la mort et le genre d'autorité que l'écrivain tire d'une relation à une transcendance. À ce moment de la réflexion, la photo de Gide au masque de Leopardi revient dans le livre, mais dans un tirage plus clair et comme dégagée des noirs par lesquels la couverture l'associait au livre lui-même ; et une notion nouvelle se fait jour :

Par rapport à la mort, à la postérité qui couronne ou aux dieux qui inspirent, c'est celle de l'autorité qui se pose. Or, cette fonction consistant à avoir une « autorité » se mêle inextricablement à celle de l'auctorialité, la capacité d'être auteur. […] Et elle est fondamentalement de nature politique : c'est-à-dire qu'elle nécessite de prendre en considération les mécanismes complexes grâce auxquels un sujet apparaît pleinement soi-même dans sa relation aux autres, d'une part, et d'autre part ceux, parallèles, par lesquels il est jugé apte à jouer la fonction sociale, collective, qui lui est dévolue.

Même si on pourrait trouver dans Balzac et dans Mallarmé des cautions explicites, on peut être réservé sur ce mouvement (effectué ou joué sur le mot d'autorité), qui permet de « réarticuler création et réception » au sein d'une politique et précise ainsi la conception de « l'activité scripturaire comme n'étant pas “hors-sol” »[6].

Le développement suivant, long et détaillé, portera tout naturellement sur les « objectivations photographiques des écrivains ». Et cette première synthèse s'achève sur une question : « Un musée imaginaire de la littérature mondiale ? » et sur l'hypothèse, reprise de Malraux, d'une récollection raisonnée — en imagination et préfigurée en ce volume — de toutes les œuvres photographiques qui ont trait aux écrivains.

 

Les trois auteurs citent à égalité le mot de Michaux, « Ceux qui veulent me voir n'ont qu'à me lire, mon vrai visage est dans mes livres. » et l'exclamation de Sollers : « Oui ! Une photo ! ». Ce sont les deux attitudes, à la limite, qui résument la posture des écrivains. Mais le lecteur, lui, peut continuer à se demander quel est le vrai lieu de l'écriture et, dans ce lieu, le mode de présence et d'autorité de l'écrivain.

Pierre Campion



[1] Comme on le verra, cette photo sera reprise par les trois directeurs du livre aux pages 28-30, pour aider à fonder leur conception de l'autorité de l'écrivain.

[2] Dans la conclusion du livre (p. 275) et sous la signature des mêmes trois directeurs du colloque, cette étude sera qualifiée de « cadrage historique et théorique, indispensable compte tenu de la complexité du sujet ».

[3] Les citations dans ce passage renvoient respectivement à I. Kalinowski, « Hans-Robert Jauss et l'esthétique de la réception », Y. Lavoisier, Penser la trivialité, et D. Martens & M. Watthee-Delmotte, L'Écrivain, un objet culturel. Cet article et ces ouvrages sont référencés avec précision dans la note relative à cette citation.

[4] Je me permets de renvoyer à mon compte rendu du livre de Pierre Michon, Corps du roi, publié sur ce site en 2002.

[5] L'association des Amis de Flaubert et de Maupassant vient de publier une étude très documentée sur les photographies de Flaubert et de Maupassant : cahier n¡ 34, Rouen, février 2018, daté 2017.

[6] Sur cette question de la dimension politique, peut-être faudrait-il approfondir la référence à Jacques Rancière et à son « partage du sensible », évoqués en passant et dans une note.

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