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Pierre Campion : Étude du recueil de Laurent Albarracin, Shifumi.
Mise en ligne le 15 novembre 2022.

Sur ce site, Laurent Albarracin tient une chronique d'images de la poésie.

Shifumi Laurent Albarracin, Shifumi, poèmes, frontispice de Yuka Matsui, Pierre Mainard, 11x17 cm, 2022.


Trouvailles d'Albarracin

On ne s'en lasse pas. Depuis des années, Laurent Albarracin regarde les choses, et toujours il s'étonne des choses, de ce qu'elles sont, comme elles sont, et tant qu'il y en aura. Et toujours il trouve à écrire à propos d'elles.

Sa manière de philosopher procède de cet étonnement-là.

Le tout dernier biais qu'il prend sur les choses, il l'appelle shifumi, du nom d'un jeu pratiqué au Japon, dit-il : ici, dans chaque poème, deux joueurs se défient, à travers les deux tercets d'un sizain, à propos de la pierre, de la lampe, de la goutte de pluie, de tout et de rien (latin, res  ; recueil Res rerum, Arfuyen, 2018).

Car il y a débat, un combat feutré de phrases, dont l'enjeu est de comprendre les choses, entre des hommes et qui se parlent.

Quoi de mieux partagé entre les humains que de dire au plus exact possible, dans le sein de la langue commune, ce qu'il en est pour nous des choses ?

Voyons un peu, sur quatre de ces légères pièces de vers.

 

Dans cet opuscule, le dernier de ces sizains :

Est-ce que le feu

ne brûle pas

comme s'il trouvait

 

sans cesse

en lui

sa fraîcheur

Devant le feu, en termes mesurés — prudents et rythmés —, le premier joueur pose une question sous la forme d'une énigme, dont il pense bien connaître la réponse : dis-moi, devine l'image qui se cache dans le feu comme il brûle…

Le Second. —  Je te réponds par l'image que nous avons en tête, toi et moi, devant le feu que nous regardons : toujours tout neuf le feu, et toujours le même, depuis le premier que, tremblant de froid, de faim et d'inquiétude, des hommes allumèrent  !

 


 

Autre sizain, le premier de tous, même jeu :

Le délire des branches

détrône l'arbre

qui capitule

 

sous des milliers de feuilles

Sa frondaison

c'est l'arbre qui montre la forêt

Le Premier. —  Raisons de l'arbre : dans la forêt, il faudrait l'arracher pour les comprendre…

Le Second. — Ne va pas me dire que l'arbre cache la forêt : toi-même tu sais que, dans sa tête (je te prends à ton propre mot !), l'arbre récapitule, en variations innombrables, toutes les raisons profondes de la forêt.

 


 

Et celui-ci, des plus dialectiques :

L'ombre aime

que la lumière lui laisse

le dos des choses

 

L'ombre aime

ne pas faire d'ombre

à la lumière

Le Second (en écho, et corrigeant). — Comme tu as raison, et sans doute plus que tu ne le penses ! Car, contrairement à ce que tu allais peut-être dire, t'abandonnant à l'entraînement de la langue et de l'opinion, l'ombre ne fait pas d'ombre à la lumière. Modestement et peut-être amoureusement, elle aime à faire briller la lumière, à proportion de son ardeur.

 


 

Et en viatique, pour la route :

On rate d'un cheveu

parce que précisément

on oublie que le cheveu

 

est ce avec quoi

on réussirait

à tout lier

Toujours les prévenances du Premier et même ses délicatesses, de fournir à son Second le mot et l'occasion d'une réplique ajustée : allez, dis-le, toi ma moitié en poésie, ce que c'est que le poète ne doit pas oublier…

Le temps d'un vers à vide, le Second a réfléchi à distiller sa réponse.

Et celle-ci arrive dans une syntaxe impeccable, qui, contrairement à la règle du jeu, allait rétorquer par une question, si ne manquait le trait d'union à un « est-ce avec quoi ? ».

Le Second (avec assurance). — Nous n'oublions, ni toi ni moi, que la poésie est la formulation qui, ici et toujours, manque d'un cheveu le cheveu et toutes choses, et que ce manque précisément — merci à toi pour cet adverbe-là ! — représente la limite immatérielle de ses pouvoirs, la ligne tracée contre l'illusion toujours menaçante d'une toute-puissance.

 

Dans le jeu des tercets,  le Second doit avoir le dernier mot, mais le Premier est celui qui posa la question à propos de telle chose. Le poète aurait deux mouvements en lui-même, celui qui, devant chaque chose, provoque à l'écrire et celui qui l'écrit. Mais poser la question, c'était déjà la résoudre.

C'est un jeu, la fiction d'un petit drame intime, lequel, sur une scène purement mentale, faute de pouvoir tout dire d'un seul mot représente en deux temps l'action pourtant indivisible de s'étonner de la chose et d'en écrire.

 

Au vrai, si de fait les choses ne nous regardent pas — elles ne s'en portent pas plus mal —, cela nous regarde de parler d'elles et d'y réfléchir.

  Pierre Campion

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