Par la bande et en
contrebande
Albarracin dans l'enclos du sonnet
Sur tous les tons, du joyeux au plus grave, du familier à l'éloquence,
du facétieux au sérieux, voilà, une nouvelle fois dans l'œuvre de Laurent Albarracin,
l'éloge et la pratique du sonnet[1].
Moyennant des licences et fantaisies sur les rimes, des hiatus
ou quelques hémistiches à 7-syllabes (manquements voulus ?), c'est, parfaitement
reconnaissable, le sonnet strict, sous le régime de l'alexandrin. Les règles du
sonnet français sont presque toutes observées : le dispositif en quatrains
et tercets, celui des alexandrins mesurés par des coupes à 6//6 syllabes ou 4//4//4[2], le jeu des [e] muets prononcés,
les diérèses, la pointe finale… Qu'est-ce qui, dans cette forme apparemment usée,
peut bien le séduire, lui le prosateur subtil des choses ordinaires ? Dans
le pastiche du sonnet historique ou sa parodie ou l'ironie féroce, quelque
complicité, quelque aveu se font jour : d'être de la bande, par la bande.
La bande, c'est celle de Baudelaire, de Rimbaud et de Mallarmé,
celui-ci représenté par le sonnet en -YX, totem plaisamment invoqué dans une
ontologie de la bicyclette — qui rappelle aussi les sons et les parfums de
Baudelaire :
D'un verbe vain qui tourne// en elle jusqu'au soir,
Ses roues la signifient,// roues à jantes d'inox,
Pour ce qu'elle est : un très// dérisoire Phénix.
De Rimbaud, on pirate le navire amiral des Voyelles,
et Valéry est invoqué au premier vers d'un « Art poétique »[3] :
Le premier vers nous coûte alors qu'il est fortuit […]
Bref, Albarracin s'invite dans la bande en payant son écot de quelque
monnaie sonnante, empruntée et souvent fausse.
Dans l'ordre du recueil, entre les parties Bande et Contrebande,
quelques pages dérobées à L'Atelier général des proses, dans lesquelles
nous reconnaissons et l'abord des choses et le style d'Albarracin. Comme s'il
fallait premièrement avouer des complicités, avant de traverser la salle des
proses, pour affirmer enfin sa propre pratique du sonnet.
Les sonnets de la contrebande évoquent les objets du poète :
le cheval, la serviette éponge, une bique et la boite d'allumettes ou la
tourterelle, voire une improbable débroussailleuse, mise en œuvre par raccroc
en tant que tondeuse de gazon :
L'herbe s'envole autour// de son groin de moustique,
La bête est volontaire, en fait assez pratique,
Mais je m'arrête car// j'ai l'idée d'un sonnet.
Où l'on reconnaît encore le goût de Mallarmé pour les coupes aux
prépositions et autres mots outils de la langue : « Coure le froid avec// ses silences
de faux ».
L'espace enchanté du sonnet
Dès l'origine, la tautologie est la figure préférée de Laurent
Albarracin, en ce qu'elle dit et redouble la chose en tant que chose, dans un
creusement de ce qu'elle est entre ce qu'elle est. C'est la métaphysique qui
donne toute sa mesure dans le grand recueil de Res rerum
(Arfuyen, 2018). Ainsi ici, dans cet « Art équestre » qui ouvre la
section de la Contrebande :
Toujours le même pied dans le même sabot,
C'est là l'une des lois qui régit le cheval.
Quelque embardée qu'il fasse ou pente qu'il dévale,
Jamais il n'y déroge et cela le rend beau.
S'il avait le loisir d'intervertir ses pattes,
Si de changer de botte il était soudain libre,
Sans doute un jour ou l'autre il perdrait l'équilibre
Et nous nous moquerions si par terre il s'éclate.
Par bonheur le cheval a toujours fière allure :
Le cheval réussit du cheval la figure.
Et jamais ne s'empêtre en la voltige d'être.
On apprécie chez lui que toujours il réponde
Très scrupuleusement à l'ordre qui le fonde.
Le cheval exécute un cheval à la lettre.
La tautologie poursuit et assure l'ontologie du cheval, qui est
d'être le cheval. De même la métaphysique du « Couteau » s'achève en
ce distique scandé :
Une chose est// exactement// son être en acte
Et son acte agissant// dans son être avec tact.
Parlons un peu de ce tact. Déjà, dans la première section du
recueil, le poème « Du bout des doigts », reprochant peut-être quelque
chose à Aragon, esquissait un autre avenir de l'homme, sur le ton d'un
prophétisme :
Un jour quand nous aurons// bien décillé nos doigts,
Qu'on en aura ôté les paupières de corne
Les lunules de l'ongle auront passé les bornes
Et franchi la limite où l'on est à l'étroit.
[…]
Nous aurons dans les doigts l'harmonie de demain.
Les ongles pousseront tels de nouveaux organes
Déversant les trésors de la boîte du crâne.
C'est que le sonnet est l'espace fini, nécessaire et suffisant — magique —
dans lequel les tautologies, développant souvent une métaphore, trouvent la
forme adéquate pour constituer une ontologie. C'est un cercle de raisons. C'est la forme brève et
contraignante que les proses trop lâches cherchent à réaliser
à grande dépense
d'écriture : comment diable les commencer chacune et la finir, et la
continuer ? En même temps, dans cet espace obligé, toutes sortes de jeux
de mots peuvent se donner un facile cours forcé. C'est tout cela qui, dès ses débuts,
séduit Albarracin dans le sonnet, plutôt qu'une esthétique, et qui fait qu'il y
revient.
Alors, dans une « Métaphysique du dé », mais dans une tout
autre inspiration qui transfère au dé lui-même, institué en cheval ombrageux ou
poisson agile, une conscience et un remplissement de soi-même, on peut revenir
à Mallarmé qu'on aura désarmé par la force, en soi, du mouvement du dé :
Jamais dé qu'on lança ne s'use de rouler
Jamais il ne s'émousse et jamais ne s'arrête,
S'il y a un moyen d'en ôter les arêtes
C'est celui qu'on acquiert de ses chiffres mêlés.
Car ceux-ci sont ses os et son jeune squelette
Qui nous donne à songer l'interminable face
Par laquelle il se livre et constamment s'efface.
Les chiffres sont son bord, de son cœur une miette.
De ce cube on arrache un seul pauvre regard,
C'est celui qu'il nous jette avec condescendance,
Quand il prend à tourner, exécuter sa danse
Qu'il n'adresse pourtant qu'au seul dieu du hasard,
Rien ne sert de flatter son auguste chanfrein.
On n'en tirera rien, il est lancé sans frein.
Là où Mallarmé au désespoir dispersait prose et vers à la face
du ciel étoilé, Albarracin tente d'inscrire l'admirable indifférence des choses
à notre égard.
Cependant voici le tout dernier sonnet, « La Chamade »
d'un cœur.
à Jacques T.
J'ai vécu mon enfance auprès d'un champ de courses,
Un endroit où le son arrive avant l'image,
Où, précédant l'éclair, un grondement d'orage
Semble avoir dans le noir la source de sa source.
On pendait notre enfance alentour de l'arène,
Le cœur au bord des yeux et les doigts au grillage,
Attendant le galop qu'annonçait le virage,
Percevant dans la cage une rumeur lointaine,
Nos cœurs et nos genoux peints au mercurochrome
Battaient à l'unisson des sabots et des coups
Enfonçant dans la chair l'hypodermique clou
Qui nous rivait au sol au coin de l'hippodrome.
Chaque fois que j'entends le galop qui martèle,
L'enfance me revient au rythme qui m'appelle.
Qui tente ici, au motif de l'enfance, de chevaucher l'increvable
Bucéphale ? Ce n'est pas la cavalerie d'une armée désormais morte que
décrit Jacques Réda[4].
C'est le mouvement du sonnet, encore et toujours : le déploiement par
charges brèves du vers français.
Pierre Campion