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Pierre Campion : Compte rendu du recueil de Laurent Albarracin, Contrebande.
Mis en ligne le 7 mars 2022.

Sur ce site, Laurent Albarracin tient une chronique d'images de la poésie.

Contrebande Laurent Albarracin, Contrebande, préface de Pierre Vinclair, Le Corridor bleu, 2021.


Par la bande et en contrebande
Albarracin dans l'enclos du sonnet

Sur tous les tons, du joyeux au plus grave, du familier à l'éloquence, du facétieux au sérieux, voilà, une nouvelle fois dans l'œuvre de Laurent Albarracin, l'éloge et la pratique du sonnet[1].

Moyennant des licences et fantaisies sur les rimes, des hiatus ou quelques hémistiches à 7-syllabes (manquements voulus ?), c'est, parfaitement reconnaissable, le sonnet strict, sous le régime de l'alexandrin. Les règles du sonnet français sont presque toutes observées : le dispositif en quatrains et tercets, celui des alexandrins mesurés par des coupes à 6//6 syllabes ou 4//4//4[2], le jeu des [e] muets prononcés, les diérèses, la pointe finale… Qu'est-ce qui, dans cette forme apparemment usée, peut bien le séduire, lui le prosateur subtil des choses ordinaires ? Dans le pastiche du sonnet historique ou sa parodie ou l'ironie féroce, quelque complicité, quelque aveu se font jour : d'être de la bande, par la bande.

La bande, c'est celle de Baudelaire, de Rimbaud et de Mallarmé, celui-ci représenté par le sonnet en -YX, totem plaisamment invoqué dans une ontologie de la bicyclette — qui rappelle aussi les sons et les parfums de Baudelaire :

D'un verbe vain qui tourne// en elle jusqu'au soir,

Ses roues la signifient,// roues à jantes d'inox,

Pour ce qu'elle est : un très// dérisoire Phénix.

De Rimbaud, on pirate le navire amiral des Voyelles, et Valéry est invoqué au premier vers d'un « Art poétique »[3] :

Le premier vers nous coûte alors qu'il est fortuit […]

Bref, Albarracin s'invite dans la bande en payant son écot de quelque monnaie sonnante, empruntée et souvent fausse.

 

Dans l'ordre du recueil, entre les parties Bande et Contrebande, quelques pages dérobées à L'Atelier général des proses, dans lesquelles nous reconnaissons et l'abord des choses et le style d'Albarracin. Comme s'il fallait premièrement avouer des complicités, avant de traverser la salle des proses, pour affirmer enfin sa propre pratique du sonnet.

Les sonnets de la contrebande évoquent les objets du poète : le cheval, la serviette éponge, une bique et la boite d'allumettes ou la tourterelle, voire une improbable débroussailleuse, mise en œuvre par raccroc en tant que tondeuse de gazon :

L'herbe s'envole autour// de son groin de moustique,

La bête est volontaire, en fait assez pratique,

Mais je m'arrête car// j'ai l'idée d'un sonnet.

Où l'on reconnaît encore le goût de Mallarmé pour les coupes aux prépositions et autres mots outils de la langue : « Coure le froid avec// ses silences de faux ».

L'espace enchanté du sonnet

Dès l'origine, la tautologie est la figure préférée de Laurent Albarracin, en ce qu'elle dit et redouble la chose en tant que chose, dans un creusement de ce qu'elle est entre ce qu'elle est. C'est la métaphysique qui donne toute sa mesure dans le grand recueil de Res rerum (Arfuyen, 2018). Ainsi ici, dans cet « Art équestre » qui ouvre la section de la Contrebande :

Toujours le même pied dans le même sabot,

C'est là l'une des lois qui régit le cheval.

Quelque embardée qu'il fasse ou pente qu'il dévale,

Jamais il n'y déroge et cela le rend beau.

 

S'il avait le loisir d'intervertir ses pattes,

Si de changer de botte il était soudain libre,

Sans doute un jour ou l'autre il perdrait l'équilibre

Et nous nous moquerions si par terre il s'éclate.

 

Par bonheur le cheval a toujours fière allure :

Le cheval réussit du cheval la figure.

Et jamais ne s'empêtre en la voltige d'être.

 

On apprécie chez lui que toujours il réponde

Très scrupuleusement à l'ordre qui le fonde.

Le cheval exécute un cheval à la lettre.

La tautologie poursuit et assure l'ontologie du cheval, qui est d'être le cheval. De même la métaphysique du « Couteau » s'achève en ce distique scandé :

Une chose est// exactement// son être en acte

Et son acte agissant// dans son être avec tact.

 

Parlons un peu de ce tact. Déjà, dans la première section du recueil, le poème « Du bout des doigts », reprochant peut-être quelque chose à Aragon, esquissait un autre avenir de l'homme, sur le ton d'un prophétisme :

Un jour quand nous aurons// bien décillé nos doigts,

Qu'on en aura ôté les paupières de corne

Les lunules de l'ongle auront passé les bornes

Et franchi la limite où l'on est à l'étroit.

[…]

Nous aurons dans les doigts l'harmonie de demain.

Les ongles pousseront tels de nouveaux organes

Déversant les trésors de la boîte du crâne.

 

C'est que le sonnet est l'espace fini, nécessaire et suffisant — magique — dans lequel les tautologies, développant souvent une métaphore, trouvent la forme adéquate pour constituer une ontologie. C'est un cercle de raisons. C'est la forme brève et contraignante que les proses trop lâches cherchent à réaliser à grande dépense d'écriture : comment diable les commencer chacune et la finir, et la continuer ? En même temps, dans cet espace obligé, toutes sortes de jeux de mots peuvent se donner un facile cours forcé. C'est tout cela qui, dès ses débuts, séduit Albarracin dans le sonnet, plutôt qu'une esthétique, et qui fait qu'il y revient.

Alors, dans une « Métaphysique du dé », mais dans une tout autre inspiration qui transfère au dé lui-même, institué en cheval ombrageux ou poisson agile, une conscience et un remplissement de soi-même, on peut revenir à Mallarmé qu'on aura désarmé par la force, en soi, du mouvement du dé :

Jamais dé qu'on lança ne s'use de rouler

Jamais il ne s'émousse et jamais ne s'arrête,

S'il y a un moyen d'en ôter les arêtes

C'est celui qu'on acquiert de ses chiffres mêlés.

 

Car ceux-ci sont ses os et son jeune squelette

Qui nous donne à songer l'interminable face

Par laquelle il se livre et constamment s'efface.

Les chiffres sont son bord, de son cœur une miette.

 

De ce cube on arrache un seul pauvre regard,

C'est celui qu'il nous jette avec condescendance,

Quand il prend à tourner, exécuter sa danse

 

Qu'il n'adresse pourtant qu'au seul dieu du hasard,

Rien ne sert de flatter son auguste chanfrein.

On n'en tirera rien, il est lancé sans frein.

 

Là où Mallarmé au désespoir dispersait prose et vers à la face du ciel étoilé, Albarracin tente d'inscrire l'admirable indifférence des choses à notre égard.

 

Cependant voici le tout dernier sonnet, « La Chamade » d'un cœur.

 

 à Jacques T.

J'ai vécu mon enfance auprès d'un champ de courses,

Un endroit où le son arrive avant l'image,

Où, précédant l'éclair, un grondement d'orage

Semble avoir dans le noir la source de sa source.

 

On pendait notre enfance alentour de l'arène,

Le cœur au bord des yeux et les doigts au grillage,

Attendant le galop qu'annonçait le virage,

Percevant dans la cage une rumeur lointaine,

 

Nos cœurs et nos genoux peints au mercurochrome

Battaient à l'unisson des sabots et des coups

Enfonçant dans la chair l'hypodermique clou

 

Qui nous rivait au sol au coin de l'hippodrome.

Chaque fois que j'entends le galop qui martèle,

L'enfance me revient au rythme qui m'appelle.

 

Qui tente ici, au motif de l'enfance, de chevaucher l'increvable Bucéphale ? Ce n'est pas la cavalerie d'une armée désormais morte que décrit Jacques Réda[4]. C'est le mouvement du sonnet, encore et toujours : le déploiement par charges brèves du vers français.

Pierre Campion



[1] Une première fois, avec Vingt-sept sonnets, Ikko, 2005 ;  une deuxième fois, dans Le Grand Chosier, Le Corridor bleu, 2015.

[2] On notera  les césures par le symbole //. Rappelons que les césures ne marquent pas des pauses dans la diction mais des accents, des élévations de la voix.

[3] Valéry, Au sujet d'Adonis (1921) : « Les dieux, gracieusement, nous donnent pour rien tel premier vers ; mais c'est à nous de façonner le second, qui doit consonner avec l'autre, et ne pas être indigne de son aîné surnaturel. Ce n'est pas trop de toutes les ressources de l'expérience et de l'esprit pour le rendre comparable au vers qui fut un don. »