Une histoire du vers français. Réda en général d'une armée morte

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Pierre Campion, sur le livre de Jacques Réda Quel avenir pour la cavalerie ?.
Texte mis en ligne le 3 février 2020.

© : Pierre Campion.

Lire une recension par Pierre Campion du livre de Jacques Réda, Ponts flottants : « Réda, simple soldat dans l'arme du Génie ».

Lire une recension par Pierre Campion de deux livres de Jacques Réda sur la Physique : « Jacques Réda ou les équations du poète ».

Réda  Jacques Réda, Quel avenir pour la cavalerie ? Une histoire naturelle du vers français, Buchet Chastel, 2019.


Réda en général d'une armée morte

À Henri Droguet.

Jacques Réda est l'auteur d'une œuvre immense et multiforme, dans laquelle les vers tiennent une grande place. Et voici qu'il apparaît, nouvelle métamorphose et métaphore filée, en historien militaire du vers français, à travers cette question de cours d'École de guerre, en forme de décasyllabe au compte irréprochable : Quel avenir pour la cavalerie ? Formule provocante, tournée au vieux vers épique français et dans laquelle les vastes et subtils mouvements de l'octosyllabe, du décasyllabe et de l'alexandrin paraissent déjà se perdre comme les bataillons de Murat dans l'Arme Blindée Cavalerie (ABC), quand ils ne sont plus que la survivance d'un nom et les cavalcades de la Garde républicaine.

Mon général, de quoi s'agit-il ?

Pour affiner ou compliquer la question, considérons le sous-titre, Une histoire naturelle du vers français. Nouvelle métaphore et nouveau personnage : de savant, observateur et expérimentateur, et d'épistémologue, penché en espèce de Cuvier sur un organisme de la Nature qui eut sa naissance obscure et problématique, qui connut un superbe développement sui generis, et qui est en voie de disparition. L'histoire naturelle n'est pas l'histoire littéraire : par exemple, elle exhume et identifie, dans la protohistoire de l'alexandrin, les traits d'un génome qui attendront des siècles avant de s'exprimer comme les marques significatives du grand vers.

Avec Réda, cette science s'écrit dans une prose précise, documentée et argumentée, verveuse et rigoureuse, allègre et drôle, comme ceci, — quand il décrit, à travers l'oublié Roman d'Alexandre, l'embarras de la langue française devant les deux syllabes ajoutées en douce au décasyllabe par un poète au nom incertain :

Mais ses ressources demeuraient intactes et, le dodécasyllabe lui ouvrant une ère inévaluable de prospection, elle allait y appliquer le compas ainsi élargi de son vers quand elle sentirait l'heure venue. Et l'attente dura environ trois cents ans. En fait, en dehors de ces aventures d'Alexandre, on ne sut longtemps que faire de cette innovation qui se révèlerait de portée considérable, et que nous dirions aujourd'hui de concours Lépine, mais sans dépôt de brevet. Ce qui en facilita la mise en œuvre à tout va quand, à la fin du XVe siècle, Lemaire de Belges prend acte de sa découverte, un an à peine après celle de Colomb. L'alexandrin aura donc attendu moins longtemps que celle de l'Amérique. (p. 64)

Dans l'histoire de tous les systèmes qui constituent l'univers du vivant — et l'Univers tout court —, dans la bataille qu'ils mènent chacun pour lui-même et entre eux pour vivre et survivre, l'énergie des développements et la force universelle de l'entropie jouent l'une contre l'autre. Dans le cas de l'organisme qu'est le vers français, l'enjeu du combat à la vie à la mort est celui du rythme, et on ne s'en étonnera pas : quand le rythme s'use en un corps animal ou stellaire, il s'agit de mourir.

Qui meurt ici ? Pour Réda, le vers français est tellement lié à la langue française — à son histoire, à sa constitution phonologique, étymologique et grammaticale — que, s'il meurt en effet, c'est la langue même qui est en transformation fragilisée et hasardeuse, comme quand tombe la carapace de certains animaux. Pour notre philosophe quelque peu cynique, tel est l'enjeu. Le pas mesuré du vers français, la force de frappe de ses formations et les clairons de sa gloire, qui représentent le déploiement de notre langue dans le monde sont menacés sérieusement et même mortellement. Il ne s'agit plus de ce que Jacques Roubaud appelait si heureusement La Vieillesse d'Alexandre, mais de sa mort (Réda cite Roubaud, avec gratitude, et le relaie).

S'il n'y avait encore que cela qui, après tout, est conforme au cours naturel des êtres et des choses et pas si catastrophique… Mais l'entropie de notre système métrique cache un autre phénomène, lui aussi peut-être naturel, un accident imprévu, une mutation : l'apparition inopinée du numérique sur le théâtre des opérations. Selon un rythme on ne peut plus sommaire, ce langage machiné et universel, propre à exprimer de manière effective et efficace l'Univers, les humains et lui-même, menace toutes les langues et sans aucun doute le langage humain.

Telle est la bataille, dans laquelle la cavalerie du Roi et de la République est déjà débordée et quasiment anéantie.

Selon Réda, l'alexandrin est mort — et avec lui tout vers régulier. Morts comme n'ayant plus d'usage, de mort naturelle, par l'usure et par l'abandon de leurs pratiquants, morts comme des dieux roulés dans la pourpre de leur ancienne gloire. Morts à jamais ? C'est bien probable. En principe, le grand vers français avait un successeur, proclamé dans les dernières années du XIXe siècle, le vers libre. Mais celui-ci manqua à remplir les espoirs que les uns et les autres mettaient en lui.

Sur ce sujet, l'enquête est informée, longue et minutieuse, galopante et concluante.

De la valeur et de la beauté des vers, ou Réda « révisionniste » ?

Faisons une parenthèse. Au passage, et au moment d'aborder le XVIIIe siècle, rapidement Réda s'interroge : Qu'est-ce qu'un « grand » poète ? Qu'est-ce qu'un « beau » vers ? Ces questions débattues ad nauseam, ces notions vagues mais increvables, il les renouvelle d'un coup, en même temps que l'idée même de la poésie est définie par le rythme, entendu comme la loi du mouvement de l'univers :

À quelque moment que l'on décide de la « grandeur » d'un poète, la cause déterminante de cette élévation est due à l'émetteur, soit en la circonstance une émettrice : la langue qui, sans répit évoluant, adopte en quelque sorte ceux qu'elle juge les plus aptes à traduire, dans leurs vers, les décisions qu'elle a été amenée à prendre pour assurer sa continuité, sa prospérité, son confort, sa gloire, son plaisir. En échange, elle leur accorde le privilège d'attacher leurs noms à ses initiatives, si bien que l'histoire de la poésie française ou autre, se présente comme une constellation de plus en plus fourmillante et dont chaque nouvel astre, engendré par l'ensemble de ceux qui le précèdent, marque une étape, certains des plus anciens n'émettant souvent plus qu'une lumière fossile et imperceptible à l'œil nu. (77)

Comme tous ces problèmes deviennent simples quand on se place, non pas exactement sub specie aeternitatis, mais dans la problématique de l'histoire naturelle du cosmos et de ses avatars régionaux ! Alors les vers, et notamment les grands vers alexandrins, quand ils deviennent, pour les poètes et pour leurs lecteurs, au XIXe siècle, de « beaux vers » — des fétiches ! —, c'est le signe que le vers est maintenant « conforme à la seule vocation que lui laissait l'épuisement de ses facultés d'invention et de mesure du monde : en mesurer la part non mesurable » (76). L'hexamètre de Lucrèce scandait les mouvements des atomes à défaut que les mathématiciens d'Épicure sachent les calculer ; « le beau vers » ne scande plus que lui-même, à vide. Au mieux, c'est une butte-témoin.

Du coup, le point de vue de Réda et sa prose rigoureuse glorifient, contre la doxa, à travers un Chénier ou un Delille, « le XVIIIe [comme] le siècle où le vers a atteint sa perfection formelle » :

Convaincu d'avoir retrouvé, dans le domaine le plus noble — celui de l'esprit —, son caractère d'outil désormais affecté aux plus hautes tâches du savoir raisonné, il y a acquis une fermeté et une souplesse qui lui auraient manqué pour la suite plus ardente de ses travaux. (84)

C'est le moment décisif du vers français, quand il intègre heureusement l'esprit de l'Encyclopédie — d'un esprit à lui-même non rationalisable — selon le mouvement de ses propres raisons à lui-même le vers français, enfin découvertes et éclaircies. Il mesure à son système métrique « la part non mesurable » du surgissement au grand jour de la Raison, il est le moment réflexif des Lumières.

Du vers libre, de son infortune continue

Reprenons le fil de la charge. À la fin du XIXe siècle, quelque drame se joue explicitement dans le vers français. L'idée et la pratique du vers libre surgissent dans les corps de bataille. Deux faits dominent cette partie du livre, la plus longue et la plus détaillée :

1) « un changement tout à fait extraordinaire [est] en train de se produire dans nos rapports avec la réalité, jusqu'alors assez aisément apprivoisée par le langage qui, pour l'essentiel la mesure en la nommant », et ce changement consiste, en résumé, dans « les bouleversements introduits dans la notion de “réalité” (et que les théories d'Einstein globalement symbolisent) » (100-101)

2) « après des siècles de stabilité, il ne faudra qu'une trentaine d'années au désordre pour s'établir dans le vers, et sous l'apparence d'une multitude de formes dont les plus dynamiques s'engagèrent dans l'impasse du formalisme individuel » (101). Oubliant que « les langues savent parfaitement ici ce qu'elles veulent et ce dont elles sont ou non capables » (202), les poètes sont partis à l'aveuglette et chacun à son goût, bravement mais en soldats perdus.

Commence alors, page 109, une nomenclature dont les noms, moyennant des nuances riches et presque infinies, scanderont les beautés et les impasses d'une infortune continue[1]. Au galop, Réda passe en revue les troupes alignées dans une parade d'après la bataille. Claudel : plier le vers au souffle personnel d'un coffre et d'une pensée. Cendrars, Larbaud, Reverdy et Apollinaire : les compromis divers entre le vers ancien, la prose en tous ses états et quelques provocations. Aragon, Cocteau, ainsi que Roussel, Valéry, Audiberti et Toulet : on se replie sur le vers régulier, avec de baux éclats, qui ne masquent pas l'usure de ce vers[2].

Une espèce d'énumération enfin, dans laquelle les contemporains et amis de l'auteur ne manquent pas et qui distingue Follain et Dadelsen[3].

Mais cela ne doit pas faire oublier ce qu'il avait écrit plus haut :

Dans les limites de mon projet, les noms sont secondaires. C'est le vers qui m'intéresse, dans la mesure où il a été l'élément de base d'un seul poème dont l'auteur est la langue française qui, dès ce XIXe siècle, a commencé à y perdre un peu plus que son latin. (90)

Le livre s'achèvera donc sur la préoccupation principale de Réda, qui est, à travers celle du sort ultime du vers, le souci de la langue française, de son destin et même de sa survie. Comme décidément il répond à tout problème par des noms, il en retient deux, de Barbares, Armand Robin et Armen Lubin. Le premier, de langue bretonne à sa naissance et par écoute de nombreuses langues du monde, finit par écrire des vers en robin, qui est la langue française traversée par bien d'autres. Le second, né en Arménie, invente un français qui, traduit d'aucune langue, propose pourtant une « poésie traduite », c'est-à-dire des vers français que l'on dirait venus d'ailleurs : car Lubin « s'efforce de l'approcher [le vers français], avec une maladresse jamais feinte ou un peu trop délibérée (comme chez Francis Jammes), mais consciente d'une certaine incapacité dont il sourit le premier, et qui désarme ». Et Réda d'ajouter, personnifiant le vers français :

Seuls de ces faux pas opportuns et quelquefois un peu miraculeux sur la passerelle branlante du vers rendent compte de son état véritable. Et peut-être en est-il lui-même reconnaissant, car le soin quelquefois insuffisant que Lubin apporte à n'y pas trébucher ménage en même temps son équilibre devenu précaire. (208)

Quid du grenadier-voltigeur Mallarmé ?

Dans ce livre, le nom de Mallarmé n'a droit qu'à quelques allusions, à tort il me semble. Si Mallarmé apprécie positivement l'avènement du vers libre, il ne le pratique pas lui-même, il le laisse — ironiquement ? — aux « jeunes ». Lui, il pousse le vers à la limite de toutes ses formules : sur des enveloppes confiées à la poste comme sur des scènes opératiques imaginaires ou dans des recueils somptueux. Il l'a découvert lui-même dans la douleur physique du rythme et achevé dans l'édification de tombeaux qui ne sont pas faits que de beaux vers glacés. Tel qu'en Lui-mêm(e) enfin// l'Éternité le change ou bien Un peu profond ruisseau// calomnié la mort, cela dit quelque chose des rythmes du monde et de la vie, inexprimables et inconnaissables autrement que dans le métrage rigoureux de la syntaxe, dans la mise au pas réciproque d'elle et du vers.

En même temps, Mallarmé est l'écrivain de grandes proses dans lesquelles il va à la langue même en creusant la grammaire du français et, simultanément, les rythmes de l'Économie, de la Finance et du Travail, de la Religion, le régime de l'Histoire et de la Politique. Il est l'écrivain d'une crise totale et il sait, lui, (ou il cherche à savoir) ce que veut la langue et même peut-être ce qu'elle peut. Il impose à la langue commune des silences et accents, des phrasés inouïs, une diction de vers dans ce qui n'est pas des vers. Début mars 1894, sur invitation, il s'en va même, à Oxford et Cambridge, défier dans leurs retranchements la langue et le génie des Anglais, en leur parlant au rythme de son français extrême et immédiatement incompréhensible — encore maintenant… — aux Français eux-mêmes. À travers ses proses, notre langue s'oppose de toutes ses forces aux mouvements de sa désagrégation, cela sous le contrôle absolu de sa syntaxe.

Simultanément, il écrit en placards de mots à peine imprimables une espèce de traité du hasard en miroir des rythmes du cosmos…

Dans un moment critique de la vie du vers français, de la langue, la société et de la nation, dans ce kairos parfaitement repéré comme tel, il tenta quelque chose qui a peut-être encore de l'avenir et qui, en tout cas, était digne de l'instant : une langue entièrement renouvelée suivant son génie des rythmes et sa pauvreté irrémédiable, affrontable peut-être encore au futur défi de quelque apparition comme le numérique. En tout cas, quel poète français aura poussé plus loin et plus rigoureusement « ce rapport organique de la prose et du vers qui caractérise notre langue » (selon Réda, 200, note) ?

 

Par ce manque, comme par les aperçus divers qu'offrent ses vigoureux partis pris, le livre de Jacques Réda ouvre toutes grandes les portes de joyeux et fructueux débats. Voilà ce que l'on y aime. On aime aussi, audible au delà de la parole de désenchantement et portée par le pas de charge, l'impatience d'une prose qui en appelle à l'indétermination de l'avenir. Décidément, à chaque page, le chef d'escadrons défie les forces de l'entropie.

Pierre Campion



[1] Je regrette de devoir passer si vite sur ces analyses brèves à la fois érudites, techniques et insolentes, rigoureuses et suggestives, intransigeantes et nuancées, inspirées. Des moments remarquables, par exemple sur le silence de Rimbaud ou sur la diction d'Apollinaire dans l'enregistrement du Pont Mirabeau… Des embardées contrôlées à propos de l'influence du chemin de fer sur les rythmes des poèmes… Une ironie indulgente pour Aragon replié sur une ligne Maginot du vers classique et accablé de critiques en trahison et de remontrances en inauthenticité par ses ex-amis : « Sale temps pour grenadiers et voltigeurs du vers. » (152)

[2] Entre temps, une longue note de bas de page (103-104) aura réglé le compte de l'image comme substitut du vers, et avec elle celui de Breton, et de Reverdy : au titre et au reproche d'une esthétique d'électrochocs incessamment infligés.

[3] Dernier pied de nez ou dernière insolence — ou dernière précaution, de bonne méthode —, l'auteur avoue que, « dans un ouvrage avant tout descriptif », il est lui-même « pour une part, un aspect de son sujet » (168). On le savait, mais la précision est utile. Le fait ôte-t-il toute validité au point de vue ? Non, si l'on se rappelle que, tout observateur s'impliquant de toute manière dans l'objet de son observation, il est bon de savoir que l'observateur du vers le connaît aussi par l'expérience de sa fabrication.

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