Pierre Campion: Compte rendu du livre d'Armand Frmont, La Mmoire d'un port. Le Havre.
Texte mis en ligne le 10 dcembre 2006. © : Pierre Campion. Armand Frmont : La Mmoire d'un port. Le Havre, Arla, 1997. LA FORME D'UN PORT : LE HAVREPour Juliette, Étienne, Raphaël et Santiago. Voici un livre singulier. Assurment, cĠest une autobiographie (celle dĠArmand Frmont, n au Havre en 1933, de deux familles implantes en cette ville depuis plusieurs gnrations, universitaire et haut fonctionnaire, pre de famille lui-mme, etc.) mais cĠest aussi une monographie de gographie humaine et historique (Le Havre, tudi par le mme Frmont, des origines nos jours : un site, un port voulu et fond par Franois Ier, une population, les succs et les preuves dĠune histoire, particulirement dans le sicle qui va peu prs de 1880 1995). Un problme dĠcrivain Justement le problme est bien l : dans le projet form par lĠauteur de remplir la fois les obligations dj complexes de ses mtiers de gographe et dĠamnageur du territoire propos dĠun objet particulirement intressant cet gard et celles dĠun homme priv qui entend reconnatre sa propre vie et en faire une sorte dĠhommage aux siens et, au-del, sa ville. Construction de la subjectivit et Ïuvre de science ; superposition de deux entits apparemment sans commune mesure ; croisements incessants de deux histoires, familiale et urbaine, de deux humeurs et de deux destins ; grammaire deux sujets, Je et Le Havre, chacun totalisant de chapitre en chapitre ses propres tats successifs : la ville et ses priodes, le Je et son histoire. Ainsi fut voulu ce livre, par lĠune de ces dcisions qui rgnent dans la littrature, problmatiques et mme obscures, inattendues, presque prsomptueuses, et qui se rsolvent (ou qui chouent) dans et par un travail dĠcrivain. En effet, nous sommes en prsence de lĠune de ces apories de la pense que tranchrent par exemple un Lvi-Strauss dans Tristes tropiques ou un Corbin dans Le Monde retrouv de Louis-Franois Pinagot[1], la plume la main. Car si, un moment, le chercheur rencontre et choisit un objet dĠtude qui, pour quelque raison que ce soit, fait corps avec lui-mme, alors lĠintrication du sujet dans son objet suscite lĠobligation de tracer entre eux des mdiations qui rsolvent cette htrognit : des reprsentations unifiantes, des figurations complexes, en un mot des fictions. Une instance apparat, qui nĠest plus ni Le Havre ni Armand Frmont mais un crivain, lequel a la charge de gouverner cet objet complexe n de sa propre dcision : dĠen assumer lĠtranget, dĠen exprimer la ncessit, en un mot de le reconnatre comme ce qui fait connatre et la ville et lĠenfant de la ville, lĠun par lĠautre. Et la premire invention de cet crivain, cĠest la fiction dĠun narrateur qui ne soit en vrit ni la personne prive ni celle du gographe, ni mme celle de lĠcrivain, mais la projection de ces trois personnes dans une voix imagine. Les deux premiers tropes du livre de Frmont, conjoints par lĠeffet de cette voix, cĠest donc lĠespce de mtonymie qui fait que lĠenfant tient sa ville par un lien de substance et lĠespce de mtaphore, par l rendue possible, qui transpose la forme de la ville dans celle dĠune vie[2]. Ainsi se trouve fonde une certaine position intermdiaire qui autorise son projet : Dans la reprsentation quĠont les hommes de lĠespace o ils vivent, la relation est bivalente : lĠobjet compte, mais aussi les hommes. Mon aventure personnelle avec Le Havre nĠest pas purement anecdotique. LĠobjectivit me conduit interroger ma subjectivit, mes attaches, ma mmoire, et les solliciter au-del des impressions fugitives. Je ne suis certes pas un Havrais trs Ç significatif È, mais mes significations en valent bien dĠautres. La ville abstraite sĠest construite selon des donnes objectives, mais galement sur une certaine perception de la ville, celle des Havrais et celle des autres. Je suis entre les deux. (p. 162-163) Il y faut dj une condition. Peu peu et ds avant sa naissance se forme lĠun de ces enfants du Havre qui, au dpart (dans les annes de ses grands-parents et parents puis dans sa petite enfance et son adolescence), nĠa pas plus de titres reprsenter sa ville que quiconque en sa gnration : bien moins en tout cas et en principe que les hritiers de la Cte parmi lesquels sĠtait dj distingu un Andr Siegfried, gographe de la France et du monde, deux gnrations avant lui. Mais voil que le jeune Armand Frmont (Armand le fils), par une dcision de ses parents qui nĠtait nullement inscrite dans leur culture, un mois aprs que la ville eut t rase par les bombardements des Allis, entra en sixime au lyce du Havre, un tablissement o nĠallaient ni les hritiers de la haute ni les enfants du peuple. Ainsi sĠisolant dj une premire fois de lĠesprit de la ville tout en restant en elle (le lyce est une le, p. 119), il allait prendre progressivement cette autonomie dans la fidlit qui permit un Daniel Colliard de devenir un jour, petit foulard nou autour du cou, lĠun des maires communistes du Havre et lui, Armand Frmont, un gographe capable, vers la fin de sa carrire de professeur et de recteur dĠacadmie, de comprendre la ville de lĠintrieur en se comprenant lui-mme et ainsi de rvler la culture du Havre elle-mme (p. 123-135). Car les socits humaines ont le besoin et parfois la chance de susciter en leur sein une intelligence dĠelles-mmes suffisamment abstraite de leurs reprsentations immdiates, une intelligence que ne remplacent pas les meilleures tudes sociologiques, historiques, gographiques ou politiques[3]É Sortis lĠun et lĠautre du peuple de la ville par leur lyce, Colliard un moment la gouverna et Frmont la raconte. LĠespace mental du livre Nantes a dmnag son port vers lĠembouchure de la Loire, cela ne lĠempche nullement de demeurer telle quĠen elle-mme une grande ville, belle et ouverte. Mais si Le Havre perdait le sien, cĠen serait fini du Havre. Le port ! CĠest la figure centrale de ce livre : en mme temps une ralit exclusive, dure et prgnante, et une forme imaginaire. Voulu par une dcision royale qui se prolonge dans le nom de sa plus grande cluse et de son lyce de centre-ville, objet assez souvent de la sollicitude nationale[4], dot dĠun muse marin qui porte le nom dĠAndr Malraux, domin dĠabord par des grandes familles venues dĠAlsace puis par lĠadministration omniprsente du Port autonome, le port est la raison mme de la ville : sa matrice, sa formule et sa logique surimposes, le lieu gomtrique de ses espaces et de sa vie. Le Havre, cĠest, lev la concrtisation spciale dĠun nom propre, le nom commun de tous les abris que la nature et leur ouvrage mnagent aux hommes sur les littoraux des aventures et des dangers : Le Havre, cĠest Le Port en personne, le miracle dĠun emplacement natif, un jour compris et amnag par un roi de France puis conserv au long de plus de quatre sicles contre toutes les vicissitudes de la nature, de lĠconomie et de lĠHistoire ; cĠest la porte ocane de lĠAncien Monde sur le Nouveau. Le port, nous dit Frmont, conserve en ses bassins et en ses quais lĠhistoire de ses installations, celles du temps des grands voiliers, puis celles du temps des paquebots qui emportaient en Amrique les puissants et toute la pauvret de lĠEurope, maintenant celles des porte-conteneurs gigantesques qui, dfilant au ralenti dans lĠavant-port, dtournent leur profit le regard des visiteurs du muse — bientt ils entreront par lĠouest dans les toutes nouvelles installations. Contre son port et par lui, la ville, de tout temps puis par sa reconstruction, a ordonn et rordonn ses avenues parallles et ses rues perpendiculaires, ses quartiers populaires de la basse puis de la haute ville, et les villas de sa Cte et de Sainte-Adresse. Le port a concentr les trafics, aux deux sens du terme. Il a drain des populations htrognes : comme ceux de beaucoup de Havrais, les arrire-grands-parents dĠArmand Frmont sont venus du pays de Caux, de la Basse-Normandie, de Bretagne et notamment des Ctes-du-Nord, ou dĠAlsace. Il a attir successivement plusieurs types dĠindustrie : le commerce, la construction navale, le traitement et le conditionnement de tous les produits du monde, le raffinage des produits ptroliers — lĠautomobiliste qui entre pour la premire fois dans Le Havre par la route de lĠest, la seule vraiment qui y conduise, a sous les yeux ce que veut dire lĠexpression de chimie lourde. Il a apport le football que Le Havre connut ainsi bien avant Paris ou Marseille. Il informe la ville, littralement et dans tous les sens. Mais justement cet effet de prgnance que le port exerce sur et dans la ville, cĠest aussi celui quĠil produit dans le narrateur et que celui-ci constate en lui-mme. CĠest dans lĠesprit dĠun sujet que se ralise cette rflexion intellectuelle et affective dĠun port dans une ville et dĠune ville dans une vie. Ainsi, commentant la photo que son pre fit prendre de lui-mme non loin de Vancouver, Frmont note les espaces quĠelle dispose en elle et pour qui : La photographie jaunie juxtapose plus quĠelle nĠoppose, mais la composition donne sa propre vrit : les fts des grands arbres en arrire-plan, les totems orns de grenouilles et dĠaigles, tranges, ct le jeune homme au costume bien coup et la cravate soigne, civilis jusquĠ la perfection, et, devant, horizontal, superbe, le taxi, lĠautomobile qui lĠemporte encore sur tout et quĠil faut absolument montrer. LĠAmrique en quatre dimensions, pour une image restituer au Havre, un souvenir encadr au-dessus dĠune chemine, ou un schme dans les ttes, invisible et partout prsent. (p. 84) Retour au port de certaine image quĠil a suscite de lĠun de ses habitants un jour au loin, et retour lĠesprit du Je dans lequel tout le rel se constitue en images. Oui, toutes ces constructions ne prennent sens que par et dans le travail de la subjectivit, telle que lĠanalyse et la recompose un crivain : comme le port du Havre, la mmoire du Havre est une cration. Ce qui est singulier et trs beau, cĠest que Le Havre, par le fait de sa destruction en 1944 et par la pense de sa reconstruction, est all comme de lui-mme parachever ce statut de ville imaginaire, et cela de deux manires opposes. DĠune part il y a Le Havre de lĠenfance dfinitivement disparu, que recompose telle phrase videmment proustienne (Ç Ce Havre-l, cras sous les bombes, actif, complexe, riche dĠoriginalit, plus vrai que le vrai, se confond jamais avec la main rude et affectueuse de mon grand-pre È p. 169) ; dĠautre part il y a Le Havre actuel, cette cration dlibre et conceptuelle de lĠtat et dĠAuguste Perret, que Frmont appelle, en son chapitre VIII, Ç la ville abstraite È : JĠadmire la rsurrection et lĠexpansion de la ville, son modernisme affirm, ses ambitions conomiques, mais je mĠen dtache aussi progressivement, y gagnant sans doute une objectivit formelle, mais y perdant aussi beaucoup de familiarit et de chaleur humaine. (p. 169) Mais des deux manires, si diffrentes soient-elles, lĠloignement constitue la ville en tre de lĠesprit, et cĠest ainsi que se rsolvent en effet le problme de son objectivation et celui de la coexistence des deux points de vue, scientifique et personnel, ports sur cet objet : dans lĠespace mental dĠun crivain, l o les deux Le Havre coexistent en tant quĠils sont repris ensemble dans lĠhistoire du narrateur et dans la chaleur et la familiarit de ses crations. Ainsi le dit-il encore une fois et clairement dans le dernier chapitre : Les mmoires de ma ville se confondent avec ceux de ma famille. Je ne saurais les sparer. Il ne sĠagit pas de ma part dĠune facilit de narration ni dĠun plaisir personnel. Cette famille-l ne peut se saisir sans Le Havre. Je ne peux comprendre mon pre sans le port ni lĠAmrique, mon grand-pre sans la ville dĠavant-guerre, ma grand-mre et ma mre sans le quartier des Gobelins. Mais, rciproquement, Le Havre mes yeux ne sĠanalyse pas sans eux, mme avec mes techniques habituelles de gographe. Vidal de La Blache et Cholley ont invent la Ç combinaison gographique È, considrant quĠun espace telle la ville ne sĠtudie que dans la multiplicit et lĠinterdpendance des facteurs qui le composent ou le sous-tendent, facteurs naturels, conomiques, sociaux, culturelsÉ Je nĠai jamais oubli cette leon, y ajoutant cependant lĠimage que les hommes donnent dĠeux-mmes en un lieu, la manire dont ils le vivent, les signes qui les orientent, les motions qui les saisissent, tous facteurs aussi importants que la prcieuse Ç combinaison È. JĠai toujours voulu ajouter Vidal de La Blache, ne serait-ce quĠen clin dĠÏil, un peu de Montaigne, de Stendhal ou de Maupassant. (p. 250) Reconnaissons la distance que ce clin dĠÏil cre avec ces noms de la Littrature et entrons maintenant dans les figures de cette gographie physique et morale telle quĠelle sĠinscrit dans un sujet comme Ç gisements profonds de [son] sol mental È et Ç terrains rsistants sur lesquels [il] sĠappuie encore[5] È. Une archologie : « Sous la ville, le marais. » Toute chose qui est a eu ses commencements, quĠil faut dceler en elle pour la connatre ici et maintenant, en tant quĠils y sont encore lĠÏuvre : Ç Il faut plonger dans lĠinfini de la mmoire des hommes pour imaginer ici Le Havre avant Le Havre È (p. 234). Car ici, lĠgard de cette ville presque entirement contemporaine, nous sommes paradoxalement comme devant un objet archologique plongeant aux origines de lĠhumanit[6]. Avant que le port ne ft cr comme une vue de lĠesprit par lĠun de nos rois puis recr par la volont nationale et la vision dĠun architecte, il y avait sa prhistoire, somme toute rcente, que le gographe arpente encore une fois selon le rituel familial et havrais de la promenade la plage (chapitre XII), sans fouiller ailleurs que dans sa mmoire et sans dchiffrer dĠautres palimpsestes que des paysages : le site naturel du Havre, les bassins et les quais, la disposition des quartiers, des rues et du bti urbain. Ç LĠendroit avait plutt mauvaise rputation, dans lĠisolement dĠun bout du monde, [É] sous les froissements dĠailes des canards sauvages au-dessus des mares et des roselires, et dans le hurlement des mouettes la rencontre des vaguesÉ lorsquĠ la fin de lĠhiver 1537, des cavaliers et des barques sĠapprochrent È (p. 30). Physiquement et moralement le marais est toujours l Ç sous la ville È (chapitre X) et autour dĠelle. Le Havre dĠavant Le Havre demeure dans une ville qui fut et qui reste insalubre et mlange de trafics et de tensions : Le Havre est construit sur le marais. Et le marais est toujours l, prs de six sicles aprs la fondation du port, enserr entre les quartiers et les usines, cern par les bassins et les quais, endigu, encercl, enjamb par lĠimmense pont de Normandie, amnag partiellement par les ingnieurs cologistes du PAH [Port autonome du Havre], mais toujours l[7]. (p. 201) Cette ville dsormais presque entirement nouvelle, et qui accueille comme les autres les violences de lĠpoque, reste travaille par les forces ambigus de sa gographie. Les mdiateurs Celui, le premier, qui donne Le Havre au narrateur cĠest son pre. Orphelin lev la dure en institution et sur le port, le plus souvent absent au loin puis tout prs retir en son jardin de banlieue, mais toujours dtach et caustique, Armand Frmont le pre est un fou de lĠAmrique. Il y a voyag et vcu ; pendant les bombardements de juin 40, il a cru sa victoire puis il a combattu sur ses navires ; ensuite il a servi au bar des grands transatlantiques. Il signifie lĠouverture du port sur le monde : La seule ville qui compte, la seule que supporte Armand le rvolt, cĠest New YorkÉ Le Havre est son village, New York est sa ville. [É] Il ne connat ni Wall Street, ni le World Trade Center venir, ni Greenwich Village, mais Brooklyn, le Bronx, Harlem, Broadway, et surtout les quartiers derrire les piers o accostent les paquebots [É]. Prcurseur de ce que nous sommes, il revient au Havre, lĠaube des annes 50, charg de microsillons, de livres de poche, de bas de nylon, de botes de chocolat, dĠappareils lectro-mnagers, de victuailles conditionnes, de vtements de travail simples et pratiques, de blue-jeans avant la mode, et mme dĠun rfrigrateur. Tout est possible New York, avec quelques liasses de dollars en poche. (p. 84-85) Figure fascinante et douloureuse pour le narrateur, personnage rcurrent dans son livre comme dans sa vie, il rapporte son fils des cadeaux de lĠailleurs et, par allusions, des nouvelles de lĠancien port, quand un jeune garon de 15 ans pouvait y vivre presque lĠaise. Fils du Havre par son pre, lĠauteur entretient ainsi un lien consubstantiel et difficile avec la vocation mondiale dĠune ville dure et mystrieuse. LĠautre pre, cĠest le grand-pre maternel, douard Belloncle, tout aussi havrais que son gendre avec lequel il sĠentend mal, artisan install avec sa femme au bas de la Cte, place des Gobelins, dans un quartier qui porte encore les marques de la campagne dans Le Havre ancien, et juste la limite des bombardements de septembre 1944. De fait, le grand-pre et la grand-mre lvent lĠenfant et cĠest de chez eux quĠil va au lyce chaque jour pendant sept ans : CĠest, bien videmment, un itinraire dĠinitiation, peut-tre plus important que le lyce lui-mme, entre la place des Gobelins familire et qui ressemble encore un village, jusquĠau centre de la ville bruissante dĠinconnu et de vie, entre la ville sous les ruines, celle qui subsiste et celle qui se rebtit, entre lĠurgence, le provisoire et le dfinitif. Le temps et lĠespace se construisent sur cet itinraire, dans ma conscience puis dans ma mmoire, comme dans la ralit. Je ne suis pas le sujet de ce livre. Mais la ville ne peut se comprendre sans cette perception personnelle, sans ces centaines de milliers de perceptions qui ont fait la ville autant que les architectes, et qui, en retour, doivent tant la ville qui sĠest faonne ou refaonne en mme temps que nos propres vies. (p. 119) Autres mdiateurs familiaux : cette grand-mre, bien sr, Andra, qui avait t femme de chambre chez les Augustin-Normand dans leur grande proprit de Sainte-Adresse ; et sa mre elle, Marie Prvot, venue autrefois dĠAlsace, enceinte et abandonne, dans lĠintention de sĠembarquer pour lĠAmrique et reste au Havre travailler durement dans le quartier du port. Et puis surtout, Ç ma mre, fille unique dĠdouard et dĠAndra È (p. 54-55). Elle se nomme Raymonde, mais on lĠappelle Nnette. Ç Elle est Nnette de la place des Gobelins. Elle est la reine È (p. 57). La jeune fille vive et enjoue puis la jeune femme amoureuse dĠArmand, un peu de tristesse depuis dans son sourire, entrane dans son sillage son quartier (Ç un microcosme de ville È) et les annes heureuses, les promenades, ses amies et jusquĠ cette cousine qui, parmi les premires, joua au basket au patro de St Thomas dĠAquin. Elle entrane aussi le square Saint-Roch, o elle emmne volontiers son fils, Ç un univers, un havre lui seul È, un lieu qui porte en lui une histoire continue du Havre depuis les origines (p. 70). Mais dj, en 1938, elle a suivi son mari Saint-Laurent-de-Brvedent, dans un exil de quinze kilomtres, dĠo elle revient de temps autre[8]. Il y a dĠautres lieux privilgis, comme le stade Jules-Deschaseaux, o aprs le vieux stade de la Cave verte joue Ç le club doyen È, le Havre-Athltic-Club, le HAC, toute une histoire lui aussi, incarn un moment dans la figure de Jean-Pierre Hureau, Ç havrais dĠorigine et de cÏur È, porteur des valeurs dans lesquelles se reconnat le peuple du Havre : Ç lĠexprience professionnelle valorise plutt que le diplme, lĠattachement au milieu des origines, la force physique et la force de caractre, lĠesprit dĠquipe, quasi corporatiste, comme lĠusine ou dans les bordes de dockers È (p. 189). Au foot, se rencontrent sans se mler les ouvriers, les petits et moyens bourgeois, et les hommes de la haute : La ville se regarde en ce miroir, ou, plus prcisment, deux ou trois villes qui nĠen font quĠune. Ici, autour de la pelouse, tout est signe. Le stade exprime lĠordre social beaucoup mieux quĠaucun autre espace, parce quĠil concentre en un mme lieu symbolique tous ceux qui constituent la ville, ou tout au moins un rsum de ce qui les unit et de ce qui les distingue. Voici le programme et les annonces publicitaires qui entourent le stade. On y lit, avec une quasi-perfection, lĠconomie de la ville : Renault-Sandouville, Total, Elf-Atochem, Sidel, le port autonome, la compagnie nouvelle de manutention, Fretval et ses porte-conteneurs, mais aussi la pizzeria Valentino, le bar-tabac le Week-End, les torrfacteurs de caf et le casino dĠtretat. (p. 193) On lit aussi, dans les difficults du HAC, Ç la crise È (chapitre XI) que traverse la ville : Ç Dans une conomie mondialise, une socit mdiatise, un espace europen, des relations continentales, un trs grand match commence, pour Le Havre, et pas seulement pour le HAC È (p. 191). Dans ce match, la CGT et le Parti communiste, la gauche et la droite, les Colliard et les Rufenacht, les nouvelles tensions ethniques, toutes ces forces souvent venues de loin poursuivent un match entam depuis cinquante ans et qui met en jeu le destin de la ville. LĠauteur les reconnat toutes, il en analyse les tenants et aboutissants, les succs, les erreurs et les checs, mais il se situe principalement par rapport la classe ouvrire : Ma famille ignorait ce Ç milieu È, sans ddain mais non sans peur. Je me souviens de mes copains de lĠcole de Gaineville [É]. Je me rappelle lĠarme des travailleurs qui se prcipitaient du train le matin pour rejoindre les tramways [É]. Je vois encore les rangs serrs des grvistes et ceux des CRS qui leur font face, cours de la Rpublique, quelque part vers 1953, comme deux armes avant un combat. (p. 225) Cependant il nĠoublie jamais ces autres miroirs du Havre que sont ses peintres. Tout au long du livre, il nomme et voque les peintres havrais : Boudin, Dufy et Monet, Dubuffet et Braque. Mme, ces deux derniers symbolisent ses yeux le passage du Havre ancien ce quĠil appelle, comme on lĠa vu, Ç la ville abstraite È. Mme si les dates ne concident pas entre la production des peintres et lĠvolution de la ville, le narrateur repre un certain moment, qui nĠest pas non plus exactement celui de Perret : Ç Cela sĠest pass quelque part entre 1955 et 1975, pendant les annes de grande croissance, au cÏur des Òtrente glorieusesÓ auxquelles Le Havre a trs activement particip È (p. 155) : Le conteneur a introduit le cubisme sur le port. Nulle monotonie cependant ne saisit lĠtranger lorsquĠil pntre dans cet univers ; plutt un sentiment dĠcrasement, comme sĠil pntrait, trs loin de Monet et de Boudin, dans une immense toile abstraite, tendue entre lĠestuaire et la ville, plus mobile encore quĠun Calder, riche de couleurs vives, de mouvements rapides, de formes sches et fortes et dont lĠintelligence suprieure se cacherait dans lĠintimit de lĠinformatique, au-del des hommes, peine prsents, rduits lĠtat de points minuscules sur les tracteurs, les portiques, les ponts des navires, alors que le peintre ou lĠarchitecte inconnus de cette mtamorphose auraient voulu tout effacer des formes et des savoirs anciens pour ne retenir que lĠpure droite dĠune abstraction sans autre contrainte. (p. 156-157) Dans la ville mme, Ç le chef-dĠÏuvre de lĠabstraction urbaine se situe dans ce qui fut le centre de la ville : le bassin du Commerce et ses abords È (p. 158). Et, quand il veut prendre du recul, lĠauteur nous ramne la plage, prs du smaphore, l o les Havrais en promenade Ç viennent contempler leur Ïuvre È : En des formes aussi nettes que celles du smaphore, voici le btiment de la capitainerie, le quai des Abeilles, ces remorqueurs qui assistent les navires et oprent les sauvetages en mer, enfin le muse des Beaux-Arts dont lĠÏil ne cesse de regarder la mer. Tout Le Havre se trouve ici rsum, en un rectangle de quelques centaines de mtres de ct seulement, centre nerveux de tous les passages et regard de la ville et du port sur eux-mmes. (p. 235) Cependant, Ç qui ne verrait dans ces lignes gomtriques de lĠart contemporain quĠun dessein sans pass, sans culture et sans avenir, serait un barbare È. Car, quand il veut prendre de la hauteur et conclure vraiment son histoire, le narrateur nous entrane vers les hauteurs de La Hve, dĠo se dcouvre aux Havrais de toujours la vraie vue sur leur ville et sur son paysage, celle des impressionnistes. Certes ses parents et ses grands-parents ne connaissaient peu prs rien des peintres qui avaient fix les traits de leur ville, Ç pourtant ils en taient les personnages mmes [É], non les modles de premier plan, mais les hommes et les femmes qui sont la vie de la peinture impressionniste ou post-impressionniste, le djeuner sur lĠherbe Honfleur, le jardin de Sanvic, le long regard sur Le Havre depuis La Hve È (p. 248). voquant une dernire fois le tableau de Monet Impression, soleil levant, Frmont conclut sur le panorama de La Hve, le sien, tel que vu par tous les siens et crit par lui, le gographe : Voici la zone industrielle, le port, la ville, lĠestuaire, la plage, lĠautre ct de lĠeau, la rade, la mer. Et voici encore tout ce quĠon ne discerne pas au-del, mais qui semble prsent, ici, dans le flux incessant des navires qui surgissent ou disparaissent lĠhorizon, lĠAngleterre sans jamais la comprendre, lĠAmrique toute proche, lĠAfrique, lĠAsie, et peut-tre mme le cap de Bonne-Esprance ou la Tasmanie, lĠinfini des terres et des mers. Toute la gographie du monde en un regard, en une seule leon. (p. 252) La potique dĠune ville Comme la peinture, lĠcriture sait ressaisir sous ses propres perspectives les espaces et les temps. CĠest pourquoi il nous appartient nous Ç les littraires È, selon les moyens de notre discipline, dĠessayer de dcrire et de comprendre les critures de ceux, gographes, historiens, anthropologuesÉ, qui durent passer par la littrature pour accomplir les exigences de leur propre vocation. Certes il serait trop long ici de dvelopper compltement les raisons qui peuvent conduire ces hommes de science au besoin et la considration de lĠcriture[9]. Je dirai seulement, dĠune manire gnrale (trop gnraleÉ), quĠil sĠagit de sciences humaines et que par l le sujet de la connaissance est ncessairement impliqu dans ses savoirs et dans son pistmologie. Plus particulirement, lĠhistoire bute ncessairement sur le problme de lĠvnement, de son imprvisibilit et, pour ainsi dire, de son inventivit : il y a l du drame, du tragique et du comique, et lĠobscurit propre qui affecte tout ce qui advient — tout ce qui est advenu, tout ce qui adviendra. Depuis Rousseau et Lvi-Strauss on sait aussi que lĠethnologie implique lĠethnologue, et l encore lĠvnement, longtemps refoul, inquite nouveau le chercheur et en appelle sa propre inventivit[10]. Quant au sociologue Pierre Sansot, il se fit connatre par sa Potique de la ville qui sĠattira dĠemble le salut du philosophe Mikel Dufrenne, en ces termes : Ç Un livre o cĠest la ville qui parle, librement, voix claire ! Certes elle ne dispose pas dĠune langue, dĠune batterie de signifiants linguistiques ; mais elle est elle-mme ce signifiant, et qui porte en lui son signifi : elle sĠexprime ; et quelquĠun qui a appris parler et crire exprime son tour cette expressivit[11]. È Et les gographes dcrivent les villes et les paysages o nous vivons tous et o, parfois, ils furent enfants. Bien entendu, comme Alain Corbin nagure en son Pinagot et comme Duby il y a un peu plus longtemps en son Dimanche de Bouvines, Frmont sĠadresse au public et non plus ses confrres et ses tudiants. Ë lĠge o lĠon peut crire son autobiographie, il se sent probablement dgag de ses obligations anciennes, plus libre sans doute ou possesseur dĠune autre libert. Pour autant, il nĠabandonne ni la dontologie de la vrit scientifique ni mme lĠattitude du chercheur. Simplement il fait comprendre dĠune part lĠtroite implication que peut connatre, sous diverses formes, le savant en son objet, dĠautre part le caractre positif de cette implication sur le plan de la connaissance, et enfin la ncessit de dpasser cette implication dans la cration dĠun style, jĠentends la ncessit de raliser dans des phrases et dans une organisation littraire spcifique les traits dĠune ville considre comme une entit vivante et telle quĠelle sĠimprime dans la vie dĠun homme. Que fait ici le style ? Il objective au sein de ses propres tensions (la voix imaginaire dĠun narrateur, un ordre du discours, des impressions et des images, les inflexions de ses phrasesÉ) les relations problmatiques qui rgnent entre le port et la ville du Havre, entre le pass et le prsent, entre le site et les constructions, — entre la ville et le Ç Je È, entre le savant et lĠcrivain. videmment je nĠai pas dire si, du point de vue de la science gographique, la littrature tait ncessaire l'tude de lĠobjet Le Havre. Je ne peux pas non plus invoquer comme une preuve de sa valeur — sinon pour moi-mme — le fait que, personnellement, jĠai pris un grand intrt lire le livre dĠArmand Frmont. Mais je dirais quĠil supporte plutt bien le point de vue et lĠanalyse littraires, lĠun et lĠautre pratiqus sous la considration de son objet propre. Pourrait-on accepter que cela soit une marque de russite ? Pierre Campion [1] Voir Pierre Campion : Ç Une criture de lĠhistoire au dfi de ses limites. Alain Corbin la recherche d'un monde perdu È, sur ce site. [2] JĠemprunte G. Genette lĠarticulation de ces deux figures, telle quĠil la dcrit dans Proust : Grard Genette, Ç Mtonymie chez Proust È dans Figures III, Paris, Seuil, coll. Potique, 1972, p. 41-63. [3] Ce fut la chance de Nantes, qui rencontra, en un Julien Gracq venu dĠailleurs tudier en son lyce, un crivain qui la comprit mieux que personne tout en se racontant lui-mme (Julien Gracq, La Forme dĠune ville, Paris, Jos Corti, 1985). De Gracq Frmont parlera plus tard dans son livre, Aimez-vous la gographie, Paris, Flammarion, 2005, p. 133-136. Il lĠvoque comme lĠun de ces crivains qui pratiquent lĠgard des lieux ce quĠil appelle Ç une gographie sensible È. Pas exactement de symtrie ici : Gracq est un crivain qui fut un gographe, Frmont est un gographe qui se fait crivain, au besoin et cette occasion. Au titre de cette gographie des crivains, La Mmoire dĠun port invoque Balzac pour Modeste Mignon et surtout La Nause de Sartre. Le premier de ces deux romans raconte lĠune des crises de la ville, celle quĠelle subit la veille de la Rvolution de Juillet, le second en fait la critique un sicle plus tard. [4] Frmont aurait pu citer le discours de Victor Hugo Ç Consolidation et dfense du littoral È prononc la Chambre des pairs le 27 juin 1846, et dans lequel le pote voque Ç la situation grave du Havre È et les travaux rendus ncessaires par lĠrosion du littoral normand et particulirement par la rencontre au cap de la Hve des actions de la mer et de la Seine : Ç Comment ces deux forces vont-elles se comporter ? Une lutte sĠengage ; la premire chose que font ces deux courants qui luttent, cĠest de dposer les fardeaux quĠils apportent ; le fleuve dpose ses alluvions, le courant dpose les ruines de la cte. Ce dpt se fait o ? Prcisment lĠendroit o la Providence a plac le Havre-de-Grce È Victor Hugo, Îuvres compltes, Paris, Le Club Franais du Livre, tome VII, 1968, p. 94. Mais Frmont est plus sensible au fait que Le Havre se sent lĠcart du pays : Ç [É] ce nĠest quĠune pice neuve accroche un vieil hexagone, alors que lĠhorizon est ailleurs, et quĠainsi les hommes du Havre regrettent presque toujours lĠinadquation entre ce quĠils sont en France, nation fondamentalement terrienne, et ce quĠils pourraient tre È (p. 129). [5] Proust, Du ct de chez Swann. [6] Couronnant le dossier original qui lui tait prsent, le 15 juillet 2005, Durban, la commission ad hoc de lĠUNESCO a inscrit le centre moderne du Havre dans le patrimoine de lĠhumanit. [7] Et, depuis que le livre a t crit, le projet Port 2000 est sorti son tour du mlange des eaux et de la terre, en pleine baie de Seine, pour lĠusage bientt des Ç grands camions des mers È. Plus que jamais Ç cette modernit sans complaisance, cĠest Le Havre mme, Le Havre sans cesse renouvel et toujours tel quĠen lui-mme le dveloppement et lĠappel du large lĠinspirent et le forment È (p. 236). [8] Pour tre complet, il faudrait noter tous les personnages pisodiques qui font figures de mdiateurs : tel jeune oncle du narrateur (p. 55), les jeunes professeurs qui arrivent au lyce du Havre dans les annes de la Libration (p. 132É), un professeur qui invite ses lves chez lui, dans son tout nouvel appartement Perret pour leur montrer la ville (p. 155), lĠaumnier du lyce, lĠun des hommes qui fondent au Havre lĠalliance politique qui devait gouverner la ville par la suite de Ren Cance Daniel Colliard. Et puis, bien sr, Franois Gay, professeur de gographie et dĠhistoire, lĠorigine de la vocation dĠArmand Frmont. [9] Je me contente de renvoyer un numro dj un peu ancien mais toujours intressant de la revue Communications, Ç L'criture des sciences de l'homme È, nĦ 58, sous la direction de Martyne Perrot et Martin de la Soudire, 1994, Paris, Le Seuil (importante bibliographie). [10] Ainsi Francis Affergan. Voir ce sujet Pierre Campion : Ç La notion de fiction dans lĠanthropologie È, sur ce site. [11] Pierre Sansot, Potique de la ville, Paris, Klincksieck, 1973, rd. Armand Colin 1996, prface de Mikel Dufrenne, p. 3. Dernire rdition : Payot, 2004. |