Pierre Campion : Le
Praeterita de John Ruskin. Traduction intégrale par André Hélard.
Page mise en ligne le 22 mai 2023.
© : Pierre Campion
John Ruskin,
Praeterita. Esquisse de scènes et de pensées de ma vie
passée peut-être dignes de mémoire,
Introduction et traduction
d'André Hélard, postface de Claude Reichler, Presses universitaires de Rennes, coll.
Textes rares, 2023, 492 p., 28 €.
Le Praeterita de John Ruskin
Traduction intégrale par André Hélard
C'est un
événement : la première traduction intégrale en français du Praeterita de Ruskin, accompagnée d'éclaircissements
en notes, d'une introduction « Traduire Praeterita »
par André Hélard et d'une postface « Ruskin et les dimensions du
monde » par Claude Reichler.
C'est une somme qui fera date dans les études ruskiniennes
et pas seulement en France, où elle manquait. D'emblée il faut saluer un
travail énorme : la qualité de la traduction, la profondeur
de la réflexion. Merci aussi à l'éditeur, qui a choisi de publier ce livre de
fond, un ouvrage qui pourrait même figurer parmi les théories et pratiques de
la traduction.
Ruskin vu du côté de chez Proust ?
En France, rappelle André Hélard, l'une des
dernières tentatives pour traduire Praeterita
— tentative sitôt abandonnée —, ce fut, en 1908 ou 1909, celle de
Proust, qui avait déjà donné, en 1904, une traduction et une préface à La
Bible d'Amiens, et, en 1906, une traduction et une préface au Sésame et
les Lys, préfaces à chaque fois importantes et souvent republiées et commentées
depuis.
De l'avis des chercheurs, c'est précisément le moment où Proust, après
des essais de toutes sortes (des pastiches, la fiction abandonnée d'un Jean
Santeuil, les papiers épars d'un Contre Sainte-Beuve…), passe enfin à l'élaboration de son grand œuvre. Peut-être
l'idée de traduire la somme de Ruskin fut-elle l'un des derniers stimulants à son inspiration
et l'abandon de cette idée fut-il lié à la tâche désormais comprise de réaliser
cette inspiration. Toujours est-il qu'André Hélard, place l'œuvre de Proust dans
la perspective de Ruskin, et inversement l'œuvre de Ruskin dans celle de Proust.
Cette perspective d'influences mutuelles procure en effet un
éclairage intéressant sur le Praeterita et sur
l'œuvre de Ruskin. Sur ce point, j'aimerais formuler quelques observations.
Praeterita est une
autobiographie de John Ruskin et La Recherche n'est pas une
autobiographie, ni de Marcel Proust ni de son narrateur ; cela, Proust y
tenait au point de dénoncer explicitement toute lecture qui donnerait au
Narrateur un nom et un prénom, et notamment le nom ou le prénom de l'auteur.
D'autre part, dans Praeterita,
les lieux parcourus par Ruskin forment la structure du récit et font l'objet de
descriptions ; dans La Recherche, les lieux relèvent d'impressions,
c'est-à-dire que, plongés dans le sujet de la narration et ordonnés en lui, ils
entretiennent avec le Narrateur des liens d'ordre organique : ils sont
imprimés en lui. Disposés en lui-même, il les emporte partout et toujours avec
lui-même. Où qu'il se réveille, il les retrouve disponibles, non dans son
esprit mais dans son corps même. En un mot, selon une lente dérive dans son
âge, il entraîne l'ensemble de son univers (personnages, événements et
circonstances, lieux, œuvres de l'art, réflexions…) selon sa temporalité à lui
qui est, en lui et pour lui, et selon sa propre expression, « Le Temps ».
Autrement dit, le sujet dans Proust est un Absolu, dans
lequel aucun « objet » ne saurait prendre quelque objectivité ni même
quelque réalité autre que subjectivée : ni Swann ou Charlus, ni Combray ou
Doncières ou Venise, ni le travail du Temps, ni la théorie de la littérature.
Dans cette hypothèse, la lecture de Praeterita
aurait pu provoquer, mais par inversion, l'inspiration d'une œuvre en tous points
opposée à celle de Ruskin. En quelque sorte, vers 1909, Marcel Proust aurait eu
désormais autre chose à faire qu'à traduire Praeterita,
cette autre chose ayant pu être inspirée par une lecture attentive de Praeterita et par la résolution de ne pas l'écrire
comme est écrit Praeterita…
Enfin, si l'on était tenté de voir, dans Le Temps
retrouvé, une transcription de l'esthétique de Ruskin et, dans La
Recherche, l'accomplissement proustien de Praetrerita,
il faudrait considérer l'annonce d'un livre désormais à écrire comme la dernière péripétie,
déceptive, dans le monde absolu du Narrateur. Cette péripétie pourrait s'écrire
ainsi : ce livre existe déjà — et vous l'avez déjà entre vos
mains — mais comme la vie d'un anonyme passée à chercher la voie d'une
œuvre ; étant entendu que cette vie, écrite pour ainsi dire à mesure et d'elle-même,
est l'antinomie d'une autobiographie en forme comme Praeterita.
Après les nombreuses révélations survenues
dans la soirée Guermantes, on peut aimer celle-là.
De Praeterita à La
Recherche, il faudrait donc parler de deux voix, essentiellement différentes,
de deux fictions différemment construites et peut-être opposées. La voix de
Proust est celle des remémorations, d'un homme qui sort du sommeil : elle
cherche sa diction, elle est incertaine d'elle-même, sinueuse, en longues
phrases… En un mot, elle est — fictivement bien sûr — la voix d'un
homme qui ne sait ni où va sa voix, ni où il va lui-même. Son phrasé exige du
lecteur l'implication de sa propre voix imaginée comme errante, et c'est cela
qui fait de la lecture de Proust, encore maintenant, une épreuve mentale :
dès que je relâche l'implication de ma voix imaginaire dans le phrasé de Proust,
La Recherche me tombe des mains. L'écriture de cette voix, fictivement,
ne doit pas, ne peut pas savoir, ne doit pas dire où elle va. Tel est
probablement le sens de la première phrase, « Longtemps je me suis couché
de bonne heure ». La grammaire de cette phrase laisse entendre
celle-ci : *maintenant et désormais, je veille la nuit, occupé à écrire
les phrases de mes remémorations. Telle serait, à la fin du livre, la dernière
révélation : lecteurs, « mes lecteurs », vous avez dans les
mains et dans votre esprit la charge de ma voix. Vous l'aviez depuis le début…
Ces observations faites et tout malentendu levé, il faut se
rappeler qu'il s'agit ici de Ruskin et de ses Praeterita
et non de Proust et de La Recherche. On trouvera donc, dans le travail
d'André Hélard — dans toute sa traduction et aussi dans son Introduction
« Traduire Praeterita » —, les
fortes et belles intuitions qui ont guidé le travail du traducteur.
Une autobiographie
Sur la couverture du livre, un autoportrait de John Ruskin jeune
aux yeux bleus (une aquarelle). Ruskin était très fier de son regard, qu'il
évoque ainsi dans Praeterita :
« La seule qualité de mon visage comme de ma vie, ce sont mes yeux, et seulement
mes yeux vus de près. »
Impensable chez Proust, qui ne décrira
jamais son Narrateur : dans un Sujet absolu, aucun trait de caractère,
aucune qualité qui puisse se décrire de l'extérieur, aucun autoportrait — cela
encore moins, si c'est possible. Littéralement, il ne peut pas se voir en
peinture : ce n'est pas le fait de quelque dégoût ou déconstruction, c'est
une impossibilité originelle, constitutive et métaphysique.
En revanche, dans le personnage de Ruskin, cette qualité du
regard est parfaitement exprimée par l'auteur et saisie par André Hélard, cela dans
un tableau d'ensemble critique, et comme
l'indication d'un salut :
C'est que le moi ruskinien s'est pour ainsi dire réfugié dans
son regard. Et c'est cela qui le sauve : parallèlement et simultanément à
la minutieuse déconstruction des dimensions intellectuelle, sociale, affective,
sentimentale et même artistique de son moi, le texte ruskinien n'a cessé de procéder
à la reconstruction de ce moi autour, justement, de son regard, de sa capacité
à voir. (Introduction, p. 25)
Un moi sauvé, tant que le regard soutiendra sa force de
distinction, et la voix sa puissance porteuse.
Une voix
Dans cette introduction, André Hélard se propose de décrire
l'écriture de Ruskin comme « la dynamique d'une voix » :
Car Ruskin écrivain, c'est d'abord une voix. Une voix
qui frappe par sa dynamique, son énergie, son souffle : par-delà les
multiples inflexions d'une œuvre-monstre à l'écriture protéiforme (didactique,
poétique, philosophique, scientifique, théologique, pamphlétaire, etc.),
l'oralité est un élément constitutif de l'écriture ruskinienne, où le prédicateur,
le conférencier, le professeur ne sont jamais loin. (p. 14)
Voilà, d'un seul mouvement, exactement définies la nature de
cette écriture et la mission assumée du traducteur. Il y a du corps dans cette écriture et le vœu, dans
le traducteur, de garder, de l'anglais au français, les mouvements d'un style — d'un
phrasé là aussi —, de garder donc le sérieux profond de cette écriture
extrêmement variée, garantie par la réalité d'un corps. André Hélard renouvelle
la vieille image de la traduction comme un corps à corps : d'un traducteur
et de son écrivain.
Ainsi, dans Proust et dans Ruskin, on trouverait le même principe d'une
écriture du parler, mais sous deux styles absolument différents. L'un est celui
de l'homme des remémorations, censé improvisant et balbutiant, et non écrit ;
l'autre, très écrit : épousant le parler des corps successifs et
infiniment variés tels que conservés dans l'autobiographie. Quant au mouvement
fondamental de cette autobiographie-là, c'est celui du latin praeterire : avancer toujours au-delà de
ce qu'on a écrit, qu'on dépasse donc au passage comme praeteritum
pour tel autre au-delà, lequel sera, au livre III, l'état ultime de la folie, lui
indépassable :
C'est ce Ruskin-là que l'on retrouve dans Praeterita
avec (par exemple) les « scènes de première vue » de la terre
promise des Alpes, ou l'évocation du rôle de Genève dans l'histoire de
l'Europe, mais aussi les grandes pages d‘ekphrasis, comme celle
consacrée aux eaux du Rhône, ou à la vue depuis l'hôtel du Mont-Blanc, sans
oublier les superbes descriptions extraites des Diaries, ces journaux de
bord qu'il écrivait chaque soir à l'hôtel quand il était en voyage, et où la
dynamique de la voix est de façon frappante, portée, exigée, par une dynamique
du regard : c'est celui dont j'ai déjà eu le plaisir de traduire les
textes rassemblés dans les Écrits sur les Alpes et dans Tintoret sous
le regard de John Ruskin[3].
(p. 15)
Reste à refaire ce voyage des dépassements, mais en français
(une langue moins riche en lexique et moins souple de syntaxe), patiemment et intégralement,
dans l'expérience déjà acquise de textes de Ruskin. Un défi au personnage de Borges,
le Français Pierre Ménard, qui voulait récrire le Quichotte phrase par phrase,
à l'identique ?
Un peu plus loin :
Traduire Praeterita, cela a
donc aussi été tâcher de retrouver en français cette « accuracy
of diction », et cette « precision
of accent » auxquelles Ruskin tenait tant, par-delà tous ses
changements de registre, ses ruptures de ton, ses parcours labyrinthiques. […] Mais en n'oubliant pas ce que cette prose
pouvait avoir d'étrange, voire d'étranger, même pour un Leslie Stephens. Et
donc en restant fidèle, autant que la langue française le permet, à ses
longueurs, à ses prolepses et inversions que Ruskin utilise pour capter
l'attention dès le début d'un énoncé par une syntaxe légèrement inhabituelle, à
ses quasi-hapax, à ses fameux adjectifs substantivés par le suffixe -ness.
[…] À la place enfin qui y est faite à l'énonciation et aux modalisants,
tous ces « peut-être », « dans la mesure du possible »,
etc. typiques d'une pensée qui se cherche dans l'élaboration même de la phrase,
mais que des traducteurs éliminent souvent comme de simples chevilles. (p.
32-33)
Oui, c'est exactement cela, et réalisé.
L'humour de Ruskin
En français, depuis Voltaire et Flaubert, l'ironie présente
de belles réussites. Dès que le discours ironique démarque le discours d'un
personnage, il représente l'un des modes de la critique et, en effet, d'une déconstruction.
Mais on sait que l'ironie a son revers et ses risques, que le discours déconstruit
continue à contaminer l'autre qui le précède et l'informe, et même que l'esprit
de sérieux peut gagner le discours ironique : que Voltaire peut tourner au
prêcheur d'un nouvel Évangile, à des disciples choisis et dûment chapitrés.
L'anglais a l'humour et, comme son nom venu du français le
suggère, il y a des humeurs dans cette affaire, du corps donc, et quelque chose
comme la reconnaissance d'un corps à l'autre, quelque complicité native que les
philosophes appellent en français la pitié humaine.
On peut se demander si Ruskin comme écrivain, à l'égard de
l'enfant informe qu'il fut, dit-il, et du jeune homme prétentieux qu'il exècre,
n'exerce pas quelque humeur infiniment plus douce que l'ironie, une disposition
qui sente « le lait de la tendresse humaine », comme le dit dans
Shakespeare Lady Macbeth à son mari, pour la déplorer. Ainsi les nombreux
exemples que cite André Hélard dans son étude comme la preuve d'« un
autodénigrement méthodique » (« ma pauvre petite vie » ou
« une touffe de cresson dans un petit ruisseau » ou encore
« le minuscule ver à soie au milieu de sa feuille de mûrier »,
p. 24-25) ne pourraient-ils pas relever plutôt de cette espèce de sympathie profonde et quelque peu grondeuse, qu'il y a dans
l'humour ?
Ainsi encore, dans cet autre passage cité aussi par le
traducteur : « un petit têtard informe et gluant, guère plus
qu'un estomac avec une queue au bout, qui se gonflait et se tortillait sur les
ondes cristallines et le sable si pur de la prime jeunesse ». C'est
l'image, étrange et pénétrante, qui emprunte à la fois à l'embryologie
naissante et aux ruisseaux de l'enfance une vision du développement de l'esprit,
une image à porter au compte — positif — de l'humour, quand il se
forme de ces rencontres dans l'obscurité des humeurs…
Ruskin ne fait pas à l'enfant qu'il fut le procès en
mauvaise foi que fait Sartre à Poulou, du haut d'une doctrine de la littérature
élaborée supérieurement dans Qu'est-ce que la littérature ? et L'Être
et le néant. Ne serait-ce que le manque d'assurance de Ruskin, voire la
conscience de ses fragilités, l'en empêcheraient.
Si c'était bien cela, alors comment traduire l'humour de
Ruskin sinon en allégeant le propos de l'auteur — ce que faisait, sans doute
maladroitement, la traduction de Mme Gaston Paris — ou alors comme le fait
Proust, en colorant d'un sourire indulgent le propos de son Narrateur quand il
s'agit des Verdurin et de leur monde ou des Guermantes
et de leurs préjugés aristocratiques : car n'est-ce pas alors cette
humanité trop humaine, la nôtre commune, celle des lecteurs, qui est en cause,
et auxquels l'auteur de La Recherche s'adresse in fine en leur
demandant de s'élever à la hauteur de « la vraie vie », « cette vie qui, en un sens, habite à chaque
instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste » ?
L'énigme du livre III
L'un des grands mérites d'André
Hélard et l'une des beautés de son entreprise, c'est d'attacher son analyse
et sa traduction à « Un grand esprit
naufragé », la question du livre III.
Ruskin écrit alors :
« Les pensées arrivent trop vite sur moi », ou bien « Comme tout
se tient et se mélange[7] ! » S'effondrant
progressivement depuis plusieurs années,
l'esprit d'un écrivain si soigneux — si soigné de sa pensée et de sa
personne — est désormais en ruines. À vrai dire, là il n'est plus
question des techniques de la traduction, mais du respect et de la pitié que
recommande le fait même de traduire une œuvre telle que publiée par son auteur,
avec ses longs tunnels et ses digressions, son inachèvement, ses figures
féminines étranges, ses incohérences et ses obscurités définitives : lui garder
une fidélité de principe. Ne pas passer cela sous silence. Ne pas non plus vouloir
en savoir plus long que la détresse de Ruskin, l'accompagner en quelque sorte
jusqu'à la fin.
Conclusion
Ce qui rend précieuse cette édition, ce n'est pas seulement
qu'elle est, en français, la première intégrale, c'est qu'elle prend résolument
le point de vue du traducteur et de
la traduction, et qu'elle rapporte aussi résolument le livre de Ruskin à
l'œuvre de Proust, même si ce mouvement-là appelle quelques discussions.
Traduire Praeterita, ce fut une expérience, une épreuve même, qu’on devine
longue et difficile, entre deux langues et deux œuvres de la littérature, anglaise et
française — et l'occasion d'une réflexion sur la littérature :
sur les échecs et sur les succès
qui se jouent dans la création.
Quelque cent ans après les traductions de Mme Gaston Paris
et de Proust, après Robert de la Sizeranne (un nom
dans la Correspondance de Proust, avec celui par exemple, majeur, de Reynaldo Hahn) et après la publication de La Recherche
du temps perdu, il nous arrive encore des nouvelles de ce premier quart du
XXe siècle, si lointain déjà pourtant à tant d'égards.
Pierre Campion
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