Pierre Campion : Jaccottet entre poésie, critique et traduction.
Publiée une première fois sur un
autre site en 2004, cette étude est reprise ici sans changement.
Mise en ligne le 23 juin 2021.
© Pierre Campion.
Transactions secrètes
Jaccottet entre
poésie, critique et traduction
En hommage à Philippe Jaccottet (1925-2021).
Dans le livre de
Philippe Jaccottet, Une transaction secrète, en quatrième de
couverture, on peut lire ceci[1] :
Virginia
Woolf écrit dans Orlando : « Écrire de la poésie,
n'est-ce pas une transaction secrète, une voix répondant à une autre
voix ? » C'est comprendre la poésie comme une attention à ce qui semble une parole dite par le monde, et la
recherche de la traduction la plus juste de cette parole, plus ou moins forte
et plus ou moins cachée.
Poursuivant, le poète
présente ce recueil de « lectures de poésie », comme « une
écoute, non plus de cette parole du monde, mais de la voix poétique
elle-même, telle qu'elle a tenté cette traduction chez Scève ou Góngora,
Hölderlin ou Novalis, Ungaretti ou Rilke, chez des prosateurs tels que
Senancour, Paulhan ou Dhôtel, ou chez des poètes contemporains, de Ponge à
Bonnefoy ».
Mais alors on ne peut
pas ne pas penser à la traduction — au sens propre —,
que Jaccottet lui-même pratique assidûment[2]. Il y aurait donc trois niveaux de
parole, trois niveaux d'écoute, et trois niveaux d'écriture : écrire de
la poésie, ce qui est écouter et traduire la voix du monde ; lire des
poètes et écrire des textes critiques, ce qui est écouter leur voix et
« frayer le chemin qui pourrait conduire à ces œuvres : lesquelles
sont autant de portes ouvrant plus ou moins grand, sur le Weltinnenraum rilkéen,
l'espace (imaginaire ?) où il n'y aurait plus de mur entre le cœur et le
monde[3] » ; enfin faire passer
ces poètes d'une langue à l'autre, ce qui serait écouter et traduire leur
voix. Trois médiations, trois transactions, et trois traductions, de trois
langues étrangères : la première l'est au sens propre
— de l'allemand, l'anglais, l'espagnol, le japonais… —, la deuxième est celle du monde — celle
que parlent les choses à l'égard de tous —, la troisième est celle
de l'œuvre — celle que parle tout poème à l'égard des lecteurs qui
le lisent dans sa langue, car lui aussi s'est retiré en son espace, par la
communication même qu'il a ouverte sur l'étrangeté du monde. Quand c'est le
même écrivain qui pratique les trois transactions, comme Philippe Jaccottet,
on peut se demander comment le travail critique participe de l'écriture
poétique et de la traduction, comment l'écriture poétique bénéficie de la
traduction et de la critique, comment la traduction de l'allemand, de
l'italien, du grec ancien… a à voir avec les lectures et avec la poétique de
Jaccottet.
Je me bornerai ici à esquisser une réponse à la seule question des rapports entre
le poète et le traducteur.
Depuis les premiers
de ses poèmes jusqu'aux plus récents, Jaccottet s'attache à rendre compte
d'une expérience poétique toujours semblable à elle-même, dont l'espèce de
monotonie lasserait si, à chaque recueil et même à chaque poème, elle ne se
renouvelait quasiment à l'infini de ses variations. Bien que cette métaphore
de la parole soit loin d'être présente explicitement dans la plupart de ces
poèmes, le monde selon Jaccottet nous parle comme quelqu'un qui s'adresserait
à nous dans une langue étrangère à toute langue connue. Il y a là une
présence persévérante, insistante, en quelque sorte attristée de n'être pas
comprise ; une langue ancienne mais parfaitement vivante, celle de
processions, des solennités, de chants liturgiques impossibles à assigner à
telle ou telle langue morte, à telle époque ou à telle religion ; en un
mot une sorte de murmure ou de chant, à la fois provocant et renfermé dans
une espèce d'étrangeté proche[4]. Avec la poésie de Jaccottet, on
touche sans cesse à des paradoxes enchevêtrés : comment traduire une
voix étrange et familière, comment faire entendre un bruit à la fois audible
et presque inaudible, comment faire voir la propre évidence des choses ?
Qu'est-ce
qui se ferme et se rouvre
suscitant
ce souffle incertain
ce
bruit de papier ou de soie
et de
lames de bois léger ?
Ce
bruit d'outils si lointain
que
l'on dirait à peine un éventail ?
Un
instant la mort paraît vaine
le
désir même est oublié
pour ce
qui se plie et déplie
devant
la bouche de l'aube[5]
Certes les images
— leur nom le dit du moins — peuvent servir, non sans
paradoxe encore, à faire voir l'évidence. Cependant, en instituant des
rapports faciles — et des raisons gratifiantes —,
l'image peut « faire croire que l'on a découvert les secrètes structures
du monde alors qu'on a simplement tiré le maximum d'effets de l'imprécision
d'une expression[6] ». Alors ce n'est plus le réel
qui parle mais la parole pour elle-même, le poème et le poète pour eux-mêmes.
Mais surtout l'image médiatise l'immédiateté de l'évidence, et la trahit. Là
où Jaccottet voudrait se borner à dire ou à laisser entendre « je vois,
j'entends » — et il y parvient souvent —, les images
tendent nécessairement à offusquer l'évidence des choses.
Ce que toute image
tend à masquer, c'est justement la propriété qu'a
chaque chose de se dérober à toute prise dans une espèce de parole mutique,
en quelque sorte intentionnelle et provocante. Dans le temps comme dans
l'espace, dans l'autrefois comme dans l'ailleurs, mais au sein d'une
expérience qui se produit toujours ici et maintenant, le réel se retire
évidemment à nous et se signale à nous précisément par là : l'expérience
poétique de Jaccottet réside dans le sentiment de ce retrait manifesté. Vitre
et autres surfaces brillantes ; eaux et rivières ; herbe ;
oiseaux, fleurs et fruits ; neige à l'horizon ; fin d'hiver ou
champ d'octobre ; le monde extérieur existe, sans profondeur mais non
sans mystère : tout son mystère consiste dans cette existence vive qui
dérobe en cette platitude le fait même de la chose et tout ce qui fait
qu'elle est, la limite et l'illimité qui fait que c'est une limite. Loin de
confisquer pour lui cette expérience qui pourtant le retient constamment et
qu'il a portée à un haut degré de raffinement et d'originalité, Jaccottet en
fait le trait de la poésie moderne, certes diversement traité et quelquefois
de manière peu satisfaisante à ses yeux :
On
comprend […] de quelle sorte de réalisme il s'agit dans la
poésie moderne ; non pas simplement d'un minutieux inventaire du
visible, mais d'une attention si profonde au visible qu'elle finit
nécessairement par se heurter à ses limites ; à l'illimité que le
visible semble tantôt contenir, tantôt cacher, refuser ou révéler[7].
Mais s'il y a
retrait, il y a mouvement, et par ce mouvement il y a du temps : de la
durée, des événements si discrets qu'ils soient, des personnages et une
action, si peu théâtraux qu'ils soient, de la parole donc : quelque
chose (quelqu'un ?) joue à dire, à montrer et à dissimuler un secret,
sur une scène modeste et qui n'aurait pas d'arrière-scène. Si la présence est
envisageable, c'est en tant qu'elle parle et qu'elle passe : comme
certains animaux, nous ne voyons que ce qui se déplace, nous n'entendons que
ce qui se module.
Pommes
éparses
Sur
l'aire du pommier
Vite !
Que la
peau s'empourpre
Avant
l'hiver !
Le poète s'étonne
— et, en lui, sa voix se saisit, selon son mouvement et son
rythme, décomposés ici de manière presque démonstrative — de
certain événement, qui ne touchait personne[8]. Ou plutôt de plusieurs événements,
dont le poème en sa brièveté note pourtant, détaille et agrandit les phases
et les articulations : voilà que des pommes sont tombées, à la suite
d'un incident quelconque, atmosphérique sans doute, que l'histoire ne mentionne
pas (ô scène des classiques, qui épures l'histoire !) ; qu'elles
dessinent par terre et par projection, par allusion, le volume en soi,
désormais dépouillé (négligeable…), de certain pommier, considéré seul dans
ce champ ; que ce pommier (miracles réunis de son espèce, de sa nature
propre et de cette saison-ci, productrice de pommes, ou non justement !)
portait donc des pommes, et ne les porte plus ; (un temps…) il
faut faire quelque chose (comme on dit !) ; au moins faire un vœu
(à défaut de ramasser ces fruits, dont on ne ferait rien en l'état) : en
appeler à la nature de ces fruits-là et de cette variété-là et à la nature en
général du temps, et à leur ouvrage commun de mûrissement, peut-être
réalisable dans la durée qu'il lui reste (ô scène des tragiques, que clôt
l'invocation !). Voici donc le fait des choses et de leur mouvement dans
leur durée, qui suffit à les manifester à une attention et à une voix qu'il
fallait réveiller, mais qui suffit aussi, en même temps, à déporter les
choses d'elles-mêmes ; voici, en tant qu'il parle, le mouvement de
l'esprit à l'égard des choses, et à l'égard de lui-même : cette
attention presque imperceptible à lui-même qui friserait la complaisance,
n'était cette ironie légère qui le déporte à son tour et le retire, des
choses, et de lui-même : de son inertie naturelle à l'égard de
l'évidence et de la voix du monde, de ses pensées et de ses notions,
élaborées, rodées, stabilisées depuis les débuts du néolithique : arbre,
fruit, variété, saison, opportun/inopportun, vert/mûri/pourri,
garder/gaspiller, calculer/prier… Et ce jeu dans l'esthétique, qui trouve ici
la transaction entre notre théâtre et le haïku… Et cette locution très
légèrement imagée, par le battement imprimé au sens du mot « aire »
entre la surface plane où l'on écrase les épis et la notion des géomètres. Ce
n'est ni ceci ni cela, bien que ce soit bien cela et ceci : une surface
campagnarde où une bourrasque a battu prématurément des pommes, un plan
circulaire où l'on enferme telles choses concrètes, dans la vaine pensée de
se les approprier quand même.
C'est de noter la
voix des choses en tant qu'elle met la voix poétique en mouvement, c'est
l'obsession de ce mouvement qui sauve les images de l'insignifiance, de la
facilité et de la trahison. Les images ne s'envoleront pas, si elles révèlent
le processus de leur symbolisation, si elles donnent lieu solidement à des
événements. Bref c'est la diction, mais aussi brève, aussi peu discoureuse
que possible, qui surdétermine l'image.
D'une
yeuse à l'autre si l'œil erre
il est
conduit par de tremblants dédales
par des
essaims d'étincelles et d'ombres
vers
une grotte à peine plus profonde
Peut-être
maintenant qu'il n'y a plus de stèle
n'y
a-t-il plus d'absence ni d'oubli [9]
Scander un certain
trajet du regard entre des choses et les imaginations qu'il en produit à
mesure, entre les époques de la légende, de Virgile et la nôtre, entre le
temps des dieux et celui de la mort de Dieu, détacher enfin une constatation
de l'esprit ; et engager la pensée dans la parole et dans le corps
propre de celui qui dit — pour lui-même — et fera dire
— à ses lecteurs, et à ses traducteurs —, telle est la
démarche ordinaire de Jaccottet, que l'on voit à l'œuvre dans beaucoup de
poèmes comme celui-ci. Et, notamment ici, aller peut-être vers une absence
signifiante et vers un idéal, fonder une utopie dans la réalité de ce
lieu-ci : comme les monuments, avant de tomber en ruines et de
disparaître de notre vue, cachaient le sacré au lieu de nous en avertir,
préfigurer la figure absente d'une poésie sans images et toute en voix, qui
montrerait enfin, en toute évidence, la réalité inhumaine et humaine des
choses. Les ruptures, les inflexions, et ce que Jaccottet appelle souvent
« le chant », tentent une transaction avec ce qui ne transige pas :
de rapatrier le monde dans la voix mentale d'un sujet. La question de l'être
et du sens est ainsi humanisée, mais sans être traitée ni même toujours
explicitement posée ; l'évidence des choses est transportée dans
l'évidence du sujet opposée aux choses et à lui-même, celle-ci aussi
énigmatique et aussi occasionnelle que la première mais produite : le
mouvement sans cela arbitraire de l'image est absorbé et garanti dans celui
de la parole, que garantit à son tour sa nature corporelle. Le corps, que
Jaccottet aime à montrer dans ses affections — ses joies, ses
maladies et sa mort —, ne ment pas[10].
Dans Jaccottet,
l'expérience des choses est donc inséparable de l'exercice de la poésie, et
celui-ci de la prosodie. Les blancs qui séparent les strophes, les rimes et
les quasi-rimes, les souvenirs de l'alexandrin, du décasyllabe, de
l'octosyllabe et du petit vers épique de 7 syllabes ; les exclamations
et les questions ; les anaphores ; les modalisations de la syntaxe,
notamment par les déictiques ; l'euphémisme, « de peur qu'un mot de
trop ne sépare nos bouches/ et que le monde merveilleux ne tombe en ruine[11] », la vitesse imprimée par
une liaison ; tout cela inscrit les accidents de l'évidence, y compris
les images, dans les accents de l'énonciation. Témoin, entre bien d'autres
possibles, la pièce suivante[12] :
Dans
les chambres des vergers
ce sont
des globes suspendus
que la
course du temps colore
des
lampes que le temps allume
et dont
la lumière est parfum
On
respire sous chaque branche
le
fouet odorant de la hâte
*
Ce sont
des perles parmi l'herbe
de
nacre à mesure plus rose
que les
brumes sont moins lointaines
des
pendeloques plus pesantes
que
moins de linge elles ornent
*
Comme
ils dorment longtemps
sous
les mille paupières vertes !
Et
comme la chaleur
par la
hâte avivée
leur
fait le regard avide !
C'est ici
— pardon pour ce long détour —, que nous retrouvons la
traduction, et que nous la retrouvons deux fois.
Premièrement, lire un
poème écrit dans notre langue originelle, c'est déjà traduire,
c'est-à-dire : constituer dans la voix mentale de notre propre corps
imaginé, de notre propre corps à nous représenté, de notre corps propre,
comme disent nos amis les philosophes, les incidents de la diction, les
péripéties légères et tout le théâtre allusif de la voix poétique, qui a déjà
traduit en elle les accidents, les incidents, l'ironie et l'attention, la
sollicitude lointaine de cette voix étrangère et présente, celle des choses
et du monde.
Deuxièmement, la
traduction de la poésie entre les langues :
1. Ce qui la
rend possible, c'est que l'on peut passer d'une parole dans une langue à une
autre parole, dans une autre langue. Car chacune peut noter des inflexions,
des moments et des mouvements, et c'est de cette manière qu'elle a à regarder
l'autre langue, originelle, et ses propres inflexions, etc. La bonne manière
d'entendre la langue d'un autre, c'est de la parler dans la sienne.
2. Ce qui la
rend nécessaire et impossible, c'est Babel, c'est la dispersion des langues,
c'est le fait que chacune est un monde irréductible et qu'elle fait signe
pourtant vers un lecteur d'une autre langue, presque comme le faisait la voix
dérobée du monde — avec aussi le regret de quelque état désormais
impossible — ; c'est que l'une des deux langues regarde
l'autre et lui parle dans ses textes comme le monde nous parle en chacun de
ses objets, presque aussi étrangement et instamment. Provocantes pour un
francophone, l'œuvre de Rilke — d'autant plus qu'elle est écrite
quelquefois en français —, celles de Hölderlin et de Musil, celles de
Leopardi et Ungaretti, de Góngora… Mais, justement, comme l'avait noté Mallarmé,
c'est l'arbitraire des langues qui fait qu'il y a le vers, et toute poésie[13]. Et si on le suivait jusqu'au
bout, on attacherait la voix poétique à l'étrangeté des langues entre elles
et non à celle, en apparence plus fondamentale, du monde lui-même.
3. Ce qui fait
que la traduction est œuvre de poésie, c'est donc la nécessité de constituer
en drame, incidents, accidents de la voix française — de sa
syntaxe, de ses déictiques, de ses tours idiomatiques… — le drame
minuscule d'un haïku comme le discours épique de l'Odyssée. Mais une
voix, cela ne se plie pas, cela ne reproduit pas une autre voix, a
fortiori une voix qui se prononce dans une autre langue sur
l'étrangeté du monde. Jaccottet le sait bien qui écrit, liant l'évolution de
sa propre poésie et les problèmes de ses traductions, à tel moment et sur
telle œuvre :
Cette
volonté d'« effacement » qui commençait alors à guider mon travail,
cette crainte d'attirer l'attention du lecteur par des trouvailles
ingénieuses, des ruptures de ton non nécessaires, tout abus d'ornementation,
pouvaient parfaitement ne produire que grisaille, fadeur et platitude ;
plus aisément encore dans le travail de traduction, où le passage de la
langue originale à l'autre, dégradant par nature puisque l'élan originel en
est inévitablement absent, peut requérir dans certains cas du traducteur une
intervention plus libre, plus hardie, ou une réaccentuation nouvelle du chant
premier. […] Je comprends bien que ma prétention à la
« transparence », à servir le texte original sans interférer, est,
en grande partie, une illusion, sinon une sottise. Aujourd'hui, avec le
recul, je dois bien reconnaître que cette voix qui devait s'être effacée
devant l'autre, tellement plus forte et légitime, de l'auteur, elle s'y
entend plus ou moins clairement presque partout ; c'était, à coup sûr,
inévitable. Mais comme elle est malgré tout une voix plutôt sourde, discrète,
sinon faible, je me dis qu'il a pu lui arriver de servir mieux que d'autres,
plus inventives ou plus turbulentes, la voix native du poème étranger ;
au moins chaque fois que celle-ci m'aura retenu parce que j'y avais deviné un
exemple pour la mienne[14].
La traduction est ici
un duo de voix de poètes, la première guidant l'autre — dans ce
duo, mais aussi jusque dans les solos de la deuxième —, en
l'honneur de la voix étrangère du monde. Transiger, comme les voix dans un
chœur, dans l'intérêt de la musique du monde.
Pierre Campion