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Pierre Campion. Philosophie et littérature. Une question d'actualité dans la philosophie et dans la littérature.

Sur cette question, lire par ailleurs sur ce site :
• Pierre Campion, une étude sur le poème d'Yves Bonnefoy « Aux arbres » (Du mouvement et de l'immobilité de Douve)
un texte d'Yves Delègue : « La vérité et ses imaginaires. Sur les rapports entre philosophie et littérature ».

Mis en ligne le 7 mars 2005.

© : Pierre Campion.


Philosophie et littérature

Une question d'actualité dans la philosophie et dans la littérature

À la mémoire de Charles Blanchet,
professeur de philosophie.

Aujourd'hui, l'un des objets importants de la philosophie, c'est la littérature et, coïncidence ou non, chez « les littéraires » il est beaucoup question de la philosophie.

C'est un fait, le thème des relations entre la littérature et la philosophie vient à l'ordre du jour, cela dans les deux disciplines, certainement selon le besoin de chacune mais aussi peut-être par l'effet réciproque de l'intérêt renouvelé que chacune porte à l'autre. Si l'on se borne aux années récentes, on constate un intérêt certain pour la littérature de la part des philosophes. Alors que les grands livres de Deleuze[1] et de Ricœur[2] et, un peu à part, le Flaubert de Sartre[3] furent publiés entre 1964 et 1985, ceux par exemple de Pierre Macherey[4], Jacques Rancière[5] ou Alain Badiou[6], comme par une sorte d'effet de génération (d'une génération formée au même moment et dans les mêmes lieux, et qui maintient diversement une préoccupation politique), jalonnent maintenant le paysage des frontières entre les deux disciplines mais aussi l'espace propre de la philosophie. À ce point de vue, il faut évoquer particulièrement le livre récent de Philippe Sabot[7], lequel fait le point, du côté de la philosophie, sur une question qui « paraît s'imposer, tout particulièrement en France, comme un thème majeur de la pensée contemporaine ». Si l'on retient sa question (« Qu'est-ce qui, dans les textes “littéraires” est susceptible […] d'intéresser la philosophie en tant que telle ? ») et les perspectives de sa réponse, on peut penser que dans la philosophie, actuellement et sous diverses perspectives, il se développe « une sorte de philosophie de la littérature qui engage, de manière biaisée mais décisive, aussi bien une redéfinition de la philosophie — en tant qu'elle se fait aussi dans les textes littéraires et non seulement dans les traités et essais de philosophie — qu'une réélaboration de l'idée même de littérature — en tant qu'elle échappe à toute détermination essentielle et à l'ordre de la seule spéculation esthétique pour se faire machine à penser[8] ».

Remarquons l'importance de ces enjeux côté philosophie et laissons Philippe Sabot les analyser en détails, pour noter que, de l'autre côté, les revues d'études littéraires, l'une après l'autre, consacrent un numéro à ce problème[9] :

• Europe, nº 849-850, janvier-février 2000 : Littérature et Philosophie ;

• Littérature, nº 120, décembre 2000 : Poésie et Philosophie ;

• Romantisme, nº 124, juin 2004 : Littérature et philosophie mêlées ;

• sous une perspective plus large et dans un autre registre, le Magazine littéraire, nº 414, novembre 2002[10] : Philosophie et art. La fin de l'esthétique ?

À quoi j'ajouterais, toujours du côté des « littéraires », quelques volumes collectifs marquants, issus en général de colloques :

Poésie et philosophie, CIPM Farrago, 2000. Rencontres de Marseille organisées sous l'égide du Centre international de poésie de Marseille en 1997 ;

Éthique et littérature XIXe-XXe siècles, Presses de l'Université de Strasbourg, 2000. Colloque organisé à l'Université Marc Bloch de Strasbourg en 1998 ;

Littérature et philosophie, Presses de l'Université de l'Artois, 2002.

En somme, après avoir cédé à la fascination à l'égard des sciences humaines puis aux séductions de la théorie, « les littéraires » se tournent vers la philosophie qui, elle-même, se tourne vers les écrivains et vers la littérature.

Brièvement, en tant que « littéraire » et pour ce qui me concerne, je voudrais ici indiquer quelques significations possibles de ce double mouvement, dont les traits ne sont pas nécessairement symétriques, et essayer d'analyser le besoin et les attentes que la discipline de la littérature paraît ressentir actuellement à l'égard de la philosophie. Ainsi, de manière il est vrai indirecte, on pourrait suggérer certaines des fonctions que la philosophie est amenée à assumer actuellement et qui ne relèvent pas entièrement de son propre chef : aucune institution n'est jamais vraiment et totalement maîtresse des demandes qui lui sont adressées et des effets qui en résultent, à l'extérieur d'elle-même et à l'intérieur.

Deux disciplines

Précisons. Ici il ne s'agit donc pas de la Philosophie en soi ni des écrivains eux-mêmes mais de nos deux disciplines, c'est-à-dire en effet de deux institutions qui se rencontrent sur le terrain de la connaissance, de ses modes d'acquisition et d'enseignement. Ces disciplines n'ont pas toujours été séparées, mais elles le sont maintenant, de fait et en droit, et pas seulement par les catégories universitaires[11].

Prenons un exemple. Lorsque Jacques Rancière travaille sur Mallarmé dans la problématique politique qui est la sienne et qu'il relève le fait et les implications de la crise à l'œuvre dans Mallarmé (« crise de vers », « crise idéale », « crise sociale »), il n'examine pas la prosodie de l'alexandrin dans Mallarmé, ni l'écriture de ses proses[12]. Ce n'est pas que ce genre d'analyse irait contre ses arguments et sa position : au contraire, il y aurait là beaucoup à dire, dans sa propre perspective, sur l'espèce de régence ou plutôt d'interrègne que le poète entend exercer dans l'absence de présent que, selon lui, son époque éprouve au plus haut point[13]. Et, d'autre part, sa volonté louable de contrecarrer les terrorismes de l'obscurité qui se donnent libre cours à propos de Mallarmé trouverait là encore de bonnes occasions de se déployer : aussi rigoureux que le travail du concept, celui de la prosodie, de la métrique et de la syntaxe — et des interactions raffinées que le poète leur fait jouer — laisserait peu de chances aux paraphrases et effusions qui enveloppent trop souvent Mallarmé de brouillards par trop opportuns. Alors pourquoi le philosophe de l'esthétique ne travaille-t-il pas vraiment le vers de Mallarmé ?

D'abord, et cela vaudrait aussi pour Badiou ou pour Macherey et, d'une autre façon, pour Ricœur, chacun de ces philosophes poursuit l'édification de son œuvre philosophique, dans laquelle la littérature n'est pas le seul objet ni même l'objet central : ils viennent à elle pour le besoin de leur réflexion, et il n'y a là rien que de légitime. D'autre part et surtout, quand ils travaillent sur tel écrivain ou tel mouvement littéraire, les philosophes partent de l'histoire de la philosophie qui n'est nullement le répondant ni même l'équivalent de ce que, nous, nous appelons l'histoire de la littérature. Discipline dans la philosophie, l'histoire de la philosophie s'impose à tout philosophe, en ce sens que la créativité de celui-ci s'exerce dans le sein d'une pensée constituée et dont le processus de constitution définit le statut et les contenus : tout philosophe constitue à nouveau la Philosophie dans et par sa propre philosophie. Autrement dit, lorsque l'un ou l'autre écrit de Flaubert, de Proust ou de Mallarmé, non seulement il parcourt à nouveau, explicitement ou non, cette histoire depuis Platon, mais il entre dans ces œuvres par le platonisme, par Hegel et Schopenhauer, ou par Nietzsche… Au lieu que nous, « les littéraires », à la fois plus insoucieux d'un corps de doctrine et d'un langage communs — nous en serions bien en peine, cela chez nous n'existe pas — et plus soucieux de la prééminence des œuvres, nous y entrons plutôt par des faits et d'abord par le fait de chaque œuvre : de ses traits de composition, d'écriture et de style mais aussi de sa nouveauté, de l'événement qu'elle apporta, de la rupture qu'elle affirma et réalisa. Pour moi, les œuvres s'imposent d'abord comme des réalités concrètes et immédiates, pour ainsi dire comme toutes autres choses ou phénomènes : problématiques, obscures et résistantes, êtres de fait et non de raison, êtres-là. Bref, nous entendons entrer dans une œuvre par l'examen de ses images, de ses mètres, de son discours…, du genre spécial de sa rigueur, examen aussi exigeant que l'enquête philosophique mais autrement et à autre chose appliqué.

Bien sûr, il n'est pas question d'ignorer l'histoire littéraire, ni l'histoire tout court. Mais, si par exemple je voulais éclairer la Recherche du temps perdu par La Comédie humaine, ce serait de composition à composition, de personnages à personnages, de phrasé à phrasé, de poétique à poétique (de Temps retrouvé à Avant-propos), c'est-à-dire d'événement à événement et d'obscurité à obscurité.

De la rigueur

Longtemps il y eut dans les études littéraires un regard d'envie sur les études philosophiques. C'était l'époque d'une espèce de désert d'idées dans les études des Lettres (je parle des années 1950…), avant que les sciences humaines ne les charment et ne leur procurent, apparemment, les incitations et les problématiques propres à les tirer d'un lansonisme abâtardi et d'un impressionnisme sans principes. Puis, revenues à elles-mêmes par la voie de la théorie de la littérature, elles retrouvèrent aussi la perspective et l'exemple de la philosophie.

Car celle-ci justement se propose à elle-même une rigueur de méthode qui ne soit pas la seule finalité de sa méthode.

Prenons Aristote, dont la Poétique a toujours parlé aux écrivains et à ceux qui les étudient, au prix souvent d'interprétations non strictement adéquates, mais ce n'est pas ici ce qui importe[14]. Ainsi la Poétique est-elle une œuvre suffisamment forte et compréhensive pour avoir fourni dernièrement à un renouveau de la poétique avec Gérard Genette et à la théorie des genres qui rencontre actuellement une grande faveur, mais aussi, et peut-être par en dessous, à une reprise proprement philosophique des études littéraires. En effet, l'ouvrage d'Aristote n'est pas seulement une description raisonnée du théâtre de son temps, ni une rhétorique du genre tragique, ni même une théorie de ce genre ; c'est également la description philosophique d'un mode de connaissance, celui, le seul selon le philosophe, qui permette d'apprendre à connaître (manthanein) l'action humaine (cette logique et cette raison paradoxales, non prédictibles ni déductibles), d'assigner cette connaissance humaine de l'action à une activité de création imitative (la mimésis), de décrire la forme particulière que cette mimésis prend dans le théâtre tragique (la composition d'une action ayant un commencement, un milieu et une fin), de déceler les affects spécifiques que développent dans les spectateurs cette rationalité-là et cette activité mimétique (la terreur et la pitié), d'analyser le fonctionnement cathartique de ces affects et donc de démontrer la nécessité morale de ces représentations. Or on peut supposer qu'Aristote n'aurait sans doute pas ainsi décrit la poétique de la tragédie — et, d'un point de vue technique, de manière à nos yeux si adéquate, si magistrale — s'il n'avait pas développé un projet de l'ordre métaphysique (au sens strict et étymologique) sur ces objets réels et apparemment familiers qu'étaient les tragédies de son temps. C'est donc en posant cette question très générale sur la connaissance par l'action mimétique que procurent les représentations poétiques (elle vaut aussi pour la peinture) que le philosophe avance à la fois dans la description positive du genre tragique et dans la compréhension de ses significations particulières. Et, quand Ricœur s'interroge anxieusement sur la destinée actuelle du récit et que, dans ce souci-là, il l'examine sous les deux dimensions où il le voit fonctionner (celle de l'historiographie et celle de la fiction), il retient d'Aristote à la fois l'approche que celui-ci produit de l'aporie du temps et la disposition morale dans laquelle il poursuit cette approche.

Les questions que la philosophie fait se poser aux études littéraires

Cela soit un exemple pour nous, mais selon notre propre démarche. Car il ne suffit pas d'analyser strictement un vers ou une image ou une figure de rhétorique pour faire œuvre philosophique — ni même, à mon sens, pour faire analyse littéraire. Encore faut-il offrir à cette analyse le débouché de significations non purement formelles, et ainsi la guider à se poser certaines questions sur telle image, tel vers ou telle phrase, des questions de style, de grammaire, etc., qu'elle ne se poserait peut-être pas sans cela et qui lui manqueraient dans son propre travail.

« L'orgueil est égal dans tous les hommes, et il n'y a de différence qu'aux moyens et à la manière de le mettre au jour » La Rochefoucauld (maxime 35). L'orgueil est le premier des sept péchés capitaux. Cependant ici, en une seule phrase, cette notion fait mouvement de la théologie morale à une sorte d'anthropologie, cela à la faveur d'un paradoxe et d'une dégradation sévère des prétentions, en chacun des orgueilleux, à quelque supériorité de son moi qui serait fondée en nature et en droit. En effet, dans la durée brève mais parfaitement identifiable et même mesurable selon laquelle se déploie son énonciation, la dramaturgie de la phrase, en tout lecteur, avance exactement au rebours de ce qu'il pense de l'orgueil (n'est-ce pas justement la disposition pécheresse à s'estimer comme supérieur aux autres ?) — et surtout à l'encontre de ce qu'il estime, lui lecteur, de lui-même[15] : car comment le sens trop éminent de sa distinction, qu'on reconnaisse soi-même en être coupable (“par malheur — ou par bonheur —, je le confesse, je ne suis pas comme les autres hommes”) ou en être indemne (“Dieu merci, moi je ne suis pas comme ces orgueilleux”), comment ce sentiment de sa précieuse éminence peut-il se concevoir comme présent également en chacun et en tous ? Ou encore : comment chacun pourrait-il bien appartenir à l'humanité commune précisément par le sentiment singulier de sa supériorité exclusive et de l'excellence de son moi ? En même temps, la phrase qui paraissait d'abord marcher avec le pessimisme radicalisé d'une certaine théologie s'en va à une notion en effet anthropologique : comme n'aurait pas dit l'autre, dont la formule cependant pourrait bien être ici présente à la pensée de notre duc, l'orgueil est la chose du monde la mieux partagée. Comme si l'orgueil si particulier de chacun — qui n'est pas l'amour-propre — allait pourtant se perdre finalement dans ce principe obscur qui fait que chaque homme n'est un homme (trop humain), et ne demeure trop humainement en vie, que par le furieux, aveugle et indistinct mode en son sein de l'existence animale — lequel non seulement le renferme aveuglément en lui-même mais aussi l'obligerait à l'affirmation d'une supériorité illusoire sur tous ses semblables et à une sorte de guerre d'extermination plus ou moins ouvertement déclarée à leur égard. L'amour-propre serait donc le mobile profond et ignoré de l'orgueil et, peut-être, inversement la pensée de la Rochefoucauld reste-t-elle obsédée par celle des prédicateurs et confesseurs, quoi qu'elle en ait. Cependant la phrase et son venin ne sont pas épuisés par la seule définition réductrice de l'orgueil : la double ponctuation « , et » prétend relever l'orgueil de son abaissement, mais par une féroce ironie[16]. Car la distinction accordée à chaque homme ne consiste finalement que dans une différence sur « les moyens et la manière de mettre au jour » le ressort, caché en lui et à lui-même, de la vie unanime[17]. Contre la doxa, mais aussi contre la pensée de chacun, à laquelle celui-ci tient bien plus encore qu'à la doxa car il la croit, à tort, précieusement personnelle, et aussi contre le préjugé nobiliaire par excellence et même contre la volonté de soupçonner jusqu'au fond la doctrine stoïcienne et son avatar théologique, on a gagné une vérité. Non pas exactement une vérité métaphysique (au sens ordinaire du terme), mais l'une de ces vérités pratiques et néanmoins générales, qui furent arrachées à toutes sortes d'habitudes et de locutions, d'intérêts et d'illusions et qui en conservent une fraîcheur, une effectivité, un mordant sans pareils.

Car, dans La Rochefoucauld, la vérité de l'homme s'allume, se consume et s'éteint pendant les quelques instants du temps que lui concèdent la durée ordinaire d'une vie humaine (mais aussi bien les hasards d'un découvert ou d'un couvert au feu des armes en campagne) et la grammaire d'une ou deux phrases : mesure de la phrase pour mesure de la vie, ou comment décider au moins de quelques instants réels dans une vie dont la durée et les scansions — et la conscience — nous échappent le plus souvent. Cette vérité est occasionnelle : précaire et révocable, renouvelable, retournable même. Car qui se dirait assuré de citer exactement, de mémoire, telle ou telle maxime ? Il n'y a pas de discours de la vie morale, il n'y a que des phrases. C'est cela qui devait plaire à Nietzsche, cette forme affûtée de la philosophie dans les moralistes français.

Ainsi la philosophie suggère-t-elle aux études littéraires de travailler à la vérité des textes, mais par le travail de ces textes : à une méta-physique de la physique des textes. Parfois, à matérialisme matérialisme et demi.

Maintenant, si l'on recherche dans Proust une formule spéciale de la subjectivité (et on la recherchera si l'on se laisse solliciter à la fois par la prégnance obsessionnelle du Je, par la paradoxale structure de l'œuvre, et par le genre de questions dont nous parlons), on trouvera que, là où La Rochefoucauld disperse le sujet moral en une collection d'états minuscules et d'énonciations séparées, Proust tout autrement recueille les intermittences d'un sujet méta-physique (mais immanent à soi-même) dans « les anneaux nécessaires d'un beau style » : d'un discours unique et intériorisé, en mouvement et littéralement interminable. Même si l'on a pu parler de Hegel pour l'un et de Bergson pour l'autre, leurs problèmes, qui sont bien de nature métaphysique ne se sont pas posés à Mallarmé et à Proust (ni à La Rochefoucauld…) sous des formulations philosophiques mais à travers des épreuves de la vie reprises, dominées et pensées au fil de la plume. Quant à nous « littéraires », c'est l'injonction de Nietzsche ou de Deleuze ou de Badiou (et non pas, à vrai dire, leurs propositions en elles-mêmes) qui nous ramène à notre vocation propre : d'avoir à identifier et à conceptualiser, dans l'écriture des écrivains, des questions et des modes spécifiques de résolution, les unes posées les autres tentées la plume à la main, et toujours à lire dans leur style.

Conceptualiser

« Y a-t-il, écrit Bonnefoy, un concept d'un pas venant dans la nuit, d'un cri, de l'éboulement d'une pierre tombant dans les broussailles ? De l'impression que fait une maison vide ? Mais non, rien n'a été gardé du réel que ce qui convient à notre repos[18]. » Et aussi bien : dans le concept, que reste-t-il de l'amour-propre tel qu'il opère au sein de chacun et de tous, d'une pensée stratégique aux prises avec le monde des forces humaines et autres, et puis que reste-t-il de l'orange ou de l'abricot[19] ? Alors nous devons être fidèles à la phrase, au discours, à l'image… qui nous donne l'idée de l'orange, de la bataille, de la vie morale, c'est-à-dire attentifs à développer la pensée que portent l'image, le discours, la phrase…, ceux-ci considérés comme autant de choses et d'événements qui tombent dans le silence de la lecture et suscitent notre analyse. De même que de l'amour-propre et de l'abricot, de même de telle phrase et de telle image il n'y a pas de concept, il n'y a que des conceptualisations, j'entends : des propositions de pensée à la fois rigoureuses, aussi générales que possible, et cependant occasionnelles, c'est-à-dire disponibles à la singularité concrète de chaque phrase ou de chaque image en tant que cette image et cette phrase pensent singulièrement et concrètement, celle-ci l'abricot ou celle-là l'amour-propre. Des propositions elles-mêmes écrites : articulées en un texte et, autant que nécessaire, phrasées, imagées ; assumant, explicitement ou non, les contingences de l'humeur et les nécessités du moment ; et choisissant les instruments et références philosophiques suivant l'initiative et les suggestions précises de l'œuvre littéraire.

Le sérieux de la philosophie

D'un point de vue phénoménologique et pour parler comme Ricœur, je dirais que cette tendance dans les études littéraires suppose une confiance dans les significations humaines de la littérature, une confiance telle qu'elle a été ranimée et reformulée par une période de descriptions formelles et même par le soupçon dont la littérature a fait l'objet comme les autres conduites et productions humaines[20]. En effet, et toujours pour parler comme Ricœur, il fallait sans doute que les études littéraires passent par les rigueurs des descriptions empruntées aux sciences humaines et par le feu de multiples déconstructions : en un mot cette confiance n'est pas naïve et justement elle doit beaucoup à un mouvement qui a eu lieu (qui a lieu) dans la philosophie elle-même.

Il y a donc là une confiance aussi dans les suggestions de la philosophie, autrement dit non pas une allégeance à une discipline en effet parfois intimidante mais la reconnaissance à son égard d'un besoin, éprouvé dans le travail d'analyse des œuvres. Car, comme on l'a noté plus haut dans les remarques sur Proust et La Rochefoucauld ou sur la tragédie, il se produit un moment où la constatation d'un trait de style ou de rhétorique ou de métrique ou de composition appelle nécessairement tel développement et telles références d'ordre esthétique (quelle fonction pour telle représentation mimétique et où trouverai-je le débouché de cette question sinon dans la philosophie, dans son histoire et dans son expérience propre ?), ontologique (comment se constitue, ici ou là, l'être de telle assertion ou de tel discours ?), axiologique (quelles valeurs et sur quoi fondées déclare le vers « Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là ! », tel qu'il est articulé en lui-même, aux strophes qui l'introduisent et dans son recueil[21] ?), métaphysique (comment le vers de Mallarmé « Un peu profond ruisseau// calomnié la mort[22] », par le jeu des antinomies entre sa grammaire en 10/12 et sa métrique en 6//6, empêche-t-il de revenir encore les dernières séductions des mythes aliénants de la Mort ?). Alors les références à Aristote et à Platon, à Nietzsche ou à Hegel, à Schopenhauer ou aux stoïciens deviennent en effet indispensables, non pas comme se fondant sur telle relation objective et effectivement vérifiable entre l'écrivain et le philosophe mais pour donner à la pensée qui se forme dans tel vers et telle phrase, dans tel discours et telle image… le seul genre de vérité que puisse formuler l'analyse littéraire. Car cette vérité-là ne s'approche que par une conceptualisation — cette conceptualisation-là, de ce qui n'est pas conceptuel —, laquelle justement puisse développer les significations que nous disons : esthétiques, axiologiques, ontologiques, métaphysiques… Si l'on accorde que la littérature se donne elle aussi et à sa manière l'ambition de la vérité et que les études littéraires peuvent avoir comme projet, elles aussi à leur manière, la mise en évidence de ce caractère essentiel dans les œuvres, alors en effet nos études et la littérature elle-même ont à voir avec la philosophie, mais à la condition d'être pleinement elles-mêmes : la littérature pensant sans concept, l'analyse littéraire pensant par ses propres conceptualisations ce qui pense sans concept.

Ainsi déjà la seule présence vivante et bienveillante — mais non pas tutélaire — de la philosophie auprès de la littérature et des études littéraires nous rappelle-t-elle à la rigueur et au développement de nos propres vues. Surtout quand elle se tourne vers la littérature pour en faire l'un de ses objets significatifs[23].

Pierre Campion



[1] Gilles Deleuze, Proust et les signes, PUF, coll. À la pensée, 1964, éd. augmentée en 1970. Il est significatif que l'on parle beaucoup, à nouveau, du Proust de Deleuze.

[2] Paul Ricœur : La Métaphore vive, Seuil, coll. L'Ordre philosophique, 1975 et Temps et récit, Seuil, coll. L'Ordre philosophique, 3 tomes, 1983-1985.

[3] Jean-Paul Sartre, L'Idiot de la famille, Gallimard, 1971, rééd. coll. Tel, 3 vol., 1983. Mais bien sûr Sartre est aussi un écrivain et un dramaturge, et puis c'est Sartre. !

[4] Pierre Macherey : À quoi pense la littérature ?, PUF, coll. Pratiques théoriques, 1992. Voir des interventions récentes de P.  Macherey sur le site de Lille 3 ainsi qu'un entretien entre Claude Amey et P. Macherey sur le site Multitudes. Voir aussi : La Pensée dans la littérature de Gilbert Boss et Pratiques d'écriture et pratiques de pensée. Le cas de Claude Simon de Philippe Sabot.

[5] Jacques Rancière : La Parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Hachette Littératures, 1998.

[6] Alain Badiou : Petit manuel d'inesthétique, Seuil, coll. L'Ordre philosophique, 1998.

[7] Philippe Sabot : Philosophie et littérature. Approches et enjeux d'une question, PUF, coll. Philosophies, 2002.

[8] Ph. Sabot, op. cit., quatrième de couverture et pp. 12-13.

[9] Signalons, en préparation, un numéro de la Revue des Sciences humaines (Université de Lille 3), pour paraître en 2006.

[10] Question et débat significatifs dans une revue destinée au public cultivé. Et il est bon de noter que le dossier commençait par un article de J. Rancière.

[11] À juste titre, Ph. Sabot observe : « Le partage disciplinaire qui instaure une certaine hiérarchie des savoirs est, du moins pour ce qui est de la France, tout à fait récent (il a moins de 150 ans), et, comme tout phénomène historique, il est relatif, provisoire peut-être, en tout cas tout sauf “naturel” », op. cit., p. 8.

[12] Jacques Rancière, Mallarmé. La politique de la sirène, Hachette, 1996. Voir, au sujet de ce livre, P. Campion, « Mallarmé à la lumière de la raison poétique », dans Critique, juin-juillet 1997, nº 601-602.

[13] On pourrait soutenir, par exemple, que l'alexandrin, dans « un présent qui n'existe pas » et dans ce souterrain angoissant qui précède, on veut croire, « la gare toute puissante du virginal palais central, [cet] édifice de haut verre essuyé d'un vol de la Justice », instaure une temporalité métrée et maintient ainsi, provisoirement, un temps et un lieu raisonnés, un appel à un avenir et une confiance, ceux qu'affirme encore, pour ainsi dire pendant les travaux, le vers national : « La poésie, sacre ; qui essaie, en de chastes crises isolément, pendant l'autre gestation en train » (Quant au livre, « L'Action restreinte », 1895). En somme, en ces dernières années 1890-98, comment s'articulent, dans la notion de crise et dans les dimensions idéale, sociale et poétique à elle assignées, l'analyse de l'apparition du vers libre (que Mallarmé ne pratique pas mais qu'il considère chez ceux qu'il appelle « les jeunes »), l'espèce d'exaspération de l'alexandrin et la sorte de prose parlée selon cette grammaire hypersyntaxique qui n'appartient qu'à lui ?

[14] À ce sujet, pensons aux interprétations qu'en donnèrent les dramaturges de la Renaissance et aux Discours de Corneille.

[15] Sur ces dramaturgies réduites à une ou deux phrases, sur les effets de sens et de vérité qu'elles produisent, et sur l'espèce de philosophie du soupçon qu'elles font régner dans les Maximes, je me permets de renvoyer à mon livre Lectures de La Rochefoucauld, Presses Universitaires de Rennes, 1998.

[16] Ce « et » n'est pas une coordination et il n'ajoute rien à une pensée qui consisterait en une somme de propositions. Il est le signe d'une nouvelle péripétie dans la syntaxe, le geste d'une espèce de coup de grâce, et la preuve que la vérité ne s'épuise pas en un membre de phrase. Elle se conquiert dans la péripétie d'une action : elle surgit à la pensée, nue et fraîche ; et elle attend d'autres maximes.

[17] Le manuscrit de Liancourt (m. 211) disait : « L'orgueil est égal dans tous les hommes et il n'y a de différence qu'en la manière de le mettre au jour. » Dès la première édition des Maximes, l'auteur ajoute la virgule à l'articulation syntaxique et précise, d'un mot (« moyens ») : non seulement chacun choisit la manière, triomphante ou honteuse ou hypocrite ou modeste, etc. de révéler la fondamentale estime de soi, mais tous les hommes n'ont pas également les moyens de soutenir aux yeux du monde ce principe universel de l'existence humaine.

[18] Yves Bonnefoy, Les Tombeaux de Ravenne, dans Du mouvement et de l'immobilité de Douve, Gallimard, coll. Poésie, p. 23.

[19] Les « définitions-descriptions » de Ponge expriment consciemment son intention de produire à l'égard des choses des propositions à la fois abstraites et concrètes : concrètement abstraites, particulièrement générales, singulièrement universelles.

[20] Croire pour comprendre et comprendre pour croire, telle est la formule du cercle herméneutique.

[21] Au soixante-quatrième et dernier vers de la pièce « Ultima verba » datée symboliquement du 2 décembre 1852, avant celle de « Lux » et presque au terme des Châtiments, ce vers pare d'avance à tous les abandons des compagnons d'exil et aux manquements du peuple français, au nom d'une légitimité politique et morale fondée finalement dans la seule capacité du poète à énoncer ce vers, ce poème et tout ce recueil. Déclaration d'essence aristocratique et non démocratique, inscrite dans la matière sonore et inaltérable de la poésie.

[22] C'est le dernier vers du sonnet « Tombeau » [de Verlaine]. Je me suis efforcé de travailler ce vers dans la perspective ici indiquée : voir P. Campion, La Réalité du réel. Essai sur les raisons de la littérature, Presses Universitaires de Rennes, 2003, pp. 47 et suiv.

[23] Depuis quelques années, les sciences humaines, elles aussi, se tournent vers la littérature, non plus seulement comme un objet d'étude mais en tant qu'elles-mêmes elles écrivent. Mais cela est une tout autre affaire, qui mériterait une étude à elle seule et spécifiquement.


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