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Pierre Campion

Poésie et philosophie. Étude du poème d'Yves Bonnefoy « Aux arbres »

Article paru dans L'Information littéraire, septembre-octobre 1991, n° 4. Le texte en a été entièrement revu.

© : Pierre Campion.

Sur le thème de la littérature et la philosophie, lire par ailleurs sur ce site :
• Pierre Campion, une étude intitulée « Philosophie et littérature. Une question d'actualité dans la philosophie et dans la littérature »
un texte d'Yves Delègue : « La vérité et ses imaginaires. Sur les rapports entre philosophie et littérature ».

Mis en ligne le 29 décembre 2005.


Poésie et philosophie

Étude du poème d'Yves Bonnefoy

« Aux arbres[*] »

En 1953, Yves Bonnefoy publie un recueil au titre énigmatique, Du mouvement et de l'immobilité de Douve. En lisant ce recueil, on comprend que le nom de Douve désigne la femme aimée, et que cette femme est morte. Dès lors, les termes de mouvement et d'immobilité paraissent évo­quer l'opposition entre sa vie et sa mort, et la forme grammaticale, comme le sens de ces deux termes, annoncent une réflexion abstraite sur la relation entre ces deux moments d'un être particulier et aimé. Tout se passe comme si, par une sorte de défi, le poète entendait construire, suivant les catégories de l'espace et du mouvement, une approche philosophique de ce qui n'a pas de concept, la mort, et a fortiori la mort de l'être aimé : comment penser le fait singulier de la mort de Douve et le fait général de la mort ? C'est un moment crucial de cette approche que le poème « Aux arbres » présente ici à notre propre réflexion.

 

 

AUX ARBRES

 

Vous qui vous êtes effacés sur son passage,

Qui avez refermé sur elle vos chemins,

Impassibles garants que Douve même morte

Sera lumière encore n'étant rien.

 

Vous fibreuse matière et densité,

Arbres proches de moi quand elle s'est jetée

Dans la barque des morts et la bouche serrée

Sur l'obole de faim, de froid et de silence.

 

J'entends à travers vous quel dialogue elle tente

Avec les chiens, avec l'informe nautonier,

Et je vous appartiens par son cheminement

À travers tant de nuit et malgré tout ce fleuve.

 

Le tonnerre profond qui roule sur vos branches,

Les fêtes qu'il enflamme au sommet de l'été

Signifient qu'elle lie sa fortune à la mienne

Dans la médiation de votre austérité.

 

 

L'interpellation est la figure fondamentale et synthétique d'un poème destiné à constituer, poétiquement, une médiation entre le poète et quelqu'un d'essentiellement séparé, la morte. Mais, non sans paradoxe, cette interpellation s'adresse à un troisième terme, collectif, celui des arbres.

On imagine que cette tentative représente un effort immense : l'interpellation sera donc la figure privilégiée du déploiement de cet effort, qui marquera la dynamique de tout le poème, dans chacun des traits de sa poétique et dans toutes ses parties. En effet, déjà, le mouve­ment des quatre quatrains d'alexandrins institue, sur toute l'étendue du poème, le trajet d'un discours puissant et efficace : deux strophes au vo­catif, constituées d'interpellations intransitives, absolues, dans lesquelles la médiation se prépare et se fonde ; puis d'une strophe dans laquelle le Je commence à établir une relation avec Douve et, par celle-ci, une relation nouvelle avec les arbres. Dans la dernière strophe, un événement nou­veau institue une relation entre les deux humains où la morte devient enfin le sujet, mais suivant des modalités qu'il faudra préciser.

En effet, au terme de l'analyse, on devra constater que l'enjeu du poème dépasse la circonstance d'une séparation particulière, qu'il s'agit ici de penser la mort elle-même et d'instaurer la tension poétique que cela suppose.

 

 

Deux fois donc, au début du premier vers de chacun des deux premiers quatrains, le Vous exprime un vocatif qui ne trouvera pas de verbe prin­cipal : c'est en ce sens que nous l'appelons intransitif et absolu. Dans ces deux strophes, le mouvement et l'effort n'aboutiront pas, même sur le plan de la grammaire. Mais à la première syllabe de ces vers 1 et 5, chacun de ces deux Vous produit un accent, secondaire certes par rapport à ceux d'hémistiche et de fin de vers, mais important, et qui aide à dynamiser les vers où il apparaît. Ce Vous dégage aussi, virtuellement, mais certainement et fortement, la prégnance d'un Je qui s'explicitera au vers 6 : la parole poétique est donc posée d'emblée, déjà identifiée avec force, mais par les seules marques de sa propre énonciation, comme celle d'un sujet certes non nommé, ni même encore à soi conscient et désigné.

Le premier vers est de rythme ternaire, et ce sera le seul à l'être net­tement et exclusivement ; les trois accents principaux tombent ainsi :

            Vous qui vous ê//tes effacés//sur son passage//[1].

Il se distingue donc dans le poème et lui confère, pour le moment, une tonalité hugolienne, pour ainsi dire, puisque ce rythme est typiquement hugolien, dans la culture poétique, et que, en outre, il y a un poème des Contemplations[2] qui s'intitule lui aussi « Aux arbres ». Il ne fallait pas moins que cette référence en acte au poète de la Parole dynamique pour inaugurer l'effort nécessaire ici.

Ce vers évoque une scène du passé, celle de la mort de Douve. Une image y est posée, simple et connue, qui va devenir obsédante, celle du passage, cela par le mot qui porte l'accent principal de fin de vers ; et cette image est spécifiée par une autre image, la double référence formant l'évocation d'une scène, prolongée sur deux vers : la mort-passage de Douve y est figurée comme la marche de quelqu'un qui s'enfonce et dis­paraît dans une forêt. À vrai dire, le thème ici est moins celui du passage que celui d'une disparition, d'une absorption dans l'épaisseur des arbres ; ou plutôt la notion du passage se trouve comme masquée par l'idée de l'enfermement dans une épaisseur sans au-delà : le paradoxe d'un volume qui formerait pourtant limite et qui n'ouvrirait en fait sur rien doit être souligné, car il recevra par la suite d'autres formulations encore. Cependant, et ceci n'est pas rien, les arbres sont doués ici d'une politesse tout humaine, dans le geste d'accueil qu'ils ont eu à l'égard de celle qui mourait, d'une politesse pourtant qui a quelque chose de presque officiel et de froid, d'impassible dira le vers 3 : on ne saurait oublier que ces chemins, comme ceux du titre franŤais de l'ouvrage de Heidegger, ne mènent peut-être nulle part. Pourtant, en dépit de cette froideur, notons bien, avant de quitter ces deux vers, qu'ils instituent d'emblée une pre­mière  relation, entre les arbres d'une part, et elle et son passage, d'autre part. Et, si nous rappelons que le Je aussi est présent, certes de la manière implicite que nous avons dite, on constatera que des médiations com­mencent déjà d'être posées.

Le vers 3 doit donc relancer l'interpellation par le vocatif Impassibles garants en apposition au Vous, et qui le redouble. Cette séquence, qui forme un hémistiche de l'alexandrin, va gouverner l'ensemble des vers 3 et 4 et introduire le nom attendu de Douve mais aussi une idée et des événements poétiques plus surprenants. En effet, c'est le moment de faire remarquer que le vers 3 ne propose pas la rime attendue dans un système par ailleurs si régulier de quatrains d'alexandrins, et que le vers 4 présente avec le vers 2 une rime tout juste suffisante. D'autre part, et surtout, comment pourrait-on garantir  un état futur de Douve (sera) et que cet état sera celui de la lumière ? Il est vrai que cet état ne la trans­forme pas et même la continue (le encore le précise, à l'hémistiche), mais la vigueur du monosyllabe rien en fin de vers et l'opposition terme à terme des deux hémistiches (elle sera lumière, n'étant rien), ainsi que la syntaxe plausible et forte du « encore n'étant rien » (inspirée du quamuis latin : même si elle n'est rien ; et enjambant la césure), tout cela détermine un être impossible. Précisément, revenons sur le terme de impassibles, au vers 3 : on attendait « impossibles », parce que ce terme serait le seul con­venable aux yeux d'une pensée non paradoxale et qu'il remplirait par­faitement le vers. On lit donc, à travers un certain terme (impassibles), l'absence de l'autre terme (impossibles), et cette relation dynamique, d'un pré­sent à un absent, est signifiante ; à elle seule, elle construit le discours implicite suivant : contre l'apparence et contre l'attente, les arbres peuvent garantir que Douve poursuivra une forme de sa vie antérieure, et cette garantie réside précisément dans leur impassibilité. Discours nettement articulé, mais non encore justifié : comment cela est-il pos­sible ? L'effort du poème sera de le dire, ou plutôt de l'expliciter, toujours poétiquement.

Mais le vers 3 présente encore un autre événement de l'ordre verbal, cette fois dans son deuxième hémistiche. L'adverbe même attire l'attention du lecteur après le « travail » qu'il a dû faire sur impassibles. Car la séquence que Douve même morte dissimule à son tour et laisse lire en elle l'autre discours : *« que Douve m'aime morte ». Cette proposition sup­posée serait parfaitement métrique, parfaitement grammaticale, et par­faitement logique en tant qu'elle annoncerait l'état paradoxal du vers 4, que nous avons analysé plus haut. Ou plutôt, justement, elle serait logique, mais elle viendrait trop tôt : cette affirmation reste timide, im­plicite et dissimulée, car elle est seulement de l'ordre de la conviction in­time, elle ne saurait être dès maintenant établie, puisque l'effort du poème consistera à l'établir, mais elle est tellement prégnante qu'elle contribue à engendrer le triplement insistant et dynamique de la con­sonne et du son [m]. En tout cas, nous pouvons au moins souligner dès maintenant que, si le premier vers était formulé comme une référence et comme un hommage à Hugo, le troisième salue la poétique de Mallarmé et y trouve un recours[3].

À la fin du quatrain, la ponctuation nous assure (la virgule était pos­sible, comme à la fin du deuxième quatrain ; le point d'exclamation aussi) que l'appel n'a pas trouvé son but : il est bien intransitif, il n'obtient pas de réponse, il laisse sur des questions, il n'y a pas de verbe principal.

 

 

Le deuxième quatrain doit donc commencer à justifier le genre de garantie que les arbres peuvent apporter à la vérité impossible énoncée au vers 4. L'interpellation s'adresse encore à eux, puisqu'ils n'ont toujours pas livré leur secret, celui de leur parole et de sa certitude ; mais c'est le mouvement des accents qui attire d'abord l'attention, surtout dans le premier hémistiche. En effet, cette séquence métrique se scande et se dé­veloppe ainsi :

                    Vous/fibreu/se matiè//re [...]

Ce schéma met en évidence une progression dynamique, simple et puis­sante, du type 1 syllabe + 2 syllabes + 3 syllabes. Il montre aussi comment il faut commencer à comprendre la garantie apportée par les arbres : c'est en tant qu'ils sont matière, fibres serrées, et densité qu'ils l'ont formulée, c'est-à-dire en dehors de toute qualité transcendante ou « spirituelle » de leur être. Ici, la nature de la survie dont il a été question au vers 5 se précise : pas d'au-delà, la lumière est un phénomène maté­riel ; pas de limite à franchir, le passage ne signifie pas la transgression, ni même la transformation et la transfiguration. L'état actuel de Douve ne cesse pas d'être paradoxal, mais on sait au moins ce qu'il n'est pas ; et on comprend mieux pourquoi c'est justement l'impassibilité des arbres, c'est-à-dire le fait qu'ils échappent à toute possession passionnée d'un dieu, qui fonde la validité de leur garantie. Ne quittons pas pourtant ce vers 5 sans signaler que le mot final de densité ne trouvera pas sa rime avant le dernier quatrain, mais que justement, lui, il la trouvera et même deux fois, avec les mots de été et austérité[4]. En effet, les vers 6 et 7, dans ce deuxième quatrain, qui vont certes rimer entre eux (de manière tout juste suffisante), reprennent bien la voyelle finale de densité, mais en la féminisant : ils ne riment pas avec le vers 5.

Comme au vers 3, mais cette fois en deuxième position dans le quatrain, l'apostrophe du premier vers du quatrain (par Vous) est reprise au vers 6. Le nom des arbres paraît enfin, portant un accent sur la première syllabe du vers, et instaurant, dans le rythme du premier hémistiche, la même progression que dans le vers précédent (1 syllabe + 2 syllabes + 3 syl­labes), et redoublant donc son effort. De plus, cet hémistiche continue à expliciter et à expliquer la médiation créée par les arbres dès lors qu'ils ont garanti la survie de Douve. En effet, le moment de la mort de Douve, toujours situé dans ce passé qui participe à créer la séparation, mais toujours évoqué au présent qui exprime la nature même de l'interpellation et surmonte déjà cette séparation, ce moment réunissait, comme le fait l'unité du vers, les arbres et le Je (Arbres, proches de moi) dans le temps où elle se jetait dans la mort. Instant bref, d'un seul geste, mais qui, ayant réuni les trois protagonistes de ce drame, suffit à fonder la médiation ou, du moins, à permettre que l'effort du poète à la créer soit justifié et ici réalimenté. La brusquerie du mouvement de Douve est suggérée aussi par l'enjambement des vers 7 et 8 par rapport au vers 6, et aussi par le nouvel enjambement entre les vers 7 et 8. Ces deux vers vont nous pro­poser un nouveau mythe du passage : à la référence très implicite des chemins heideggériens qui ne mènent nulle part se substitue expli­citement l'imaginaire des Anciens grecs et latins, la barque de Charon, l'obole dans la bouche pour le voyage, les fleuves infernaux. Serait-ce que le poète a renoncé à son rejet de l'idée d'un au-delà ? Sans doute non, car les représentations des Anciens ne signifiaient pas, le plus souvent, la coupure radicale avec les morts ni le fait d'un autre monde, et les termes du vers 8 sont là aussi pour conforter cette interprétation. Car l'horreur de la mort, ici, est décrite dans les valeurs (aux deux sens du terme, formes différentielles de la perception et notions de l'ordre éthique) de l'expérience concrète et immédiate des humains. Être mort, c'est moins être passé « de l'autre côté » qu'éprouver de manière absolue (entendons ainsi l'absence de l'article défini pour faim, froid et silence) l'épreuve tout humaine de l'inhumanité qu'il y a dans la faim, le froid et le silence. Arrêtons-nous en particulier sur le mot du silence, qui rappelle la bouche serrée du vers 7 — qui la rappelle à sa manière, puisque cette expression annonŤait aussi la faim, qui fait retenir cet aliment-là et le froid, qui crispe définitivement les mâchoires. En fin de vers, ce silence exprime l'idée qu'un vivant peut se faire de l'expérience d'une morte (« elle ne peut plus me parler »). Mais, au-delà, ce silence signifie ce qui, dans la mort, sépare de la communauté des hommes et donc fait éprouver l'inhumanité de la mort, mais humainement et, pour ainsi dire, philo­sophiquement : être mort, c'est ne plus pouvoir s'adresser à tel autre humain, ici à l'humain aimé, pour constituer avec lui l'humanité. Telle est, en son étendue, l'expérience de la séparation qu'un poète peut humai­nement représenter autant qu'il peut se placer au point de vue d'un mort, tel est exactement le projet de ce poème, et on se rend compte ici que cet immense effort de la parole poétique n'a pas, déjà, été produit en vain.

Et cependant, c'est le point final de cette phrase inachevée qui met fin à ce quatrain, comme au premier.

 

 

Comme nous l'avons dit plus haut, le troisième quatrain constitue le deuxième temps principal du mouvement du poème. Pour la première fois, en effet, le Je devient le sujet plein de l'action et des verbes : J'entends... Et je vous appartiens, cela au début du vers 9 et du vers 11. Pour la deuxième fois, les trois protagonistes du drame de la séparation (Je, vous, elle) sont réunis dans le même vers, et la médiation des arbres (entre lesquels elle disparut, en présence du Je) est clairement affirmée à l'accent de l'hémistiche (à travers vous//, la posture de l'interpellation demeurant). Le deuxième hémistiche est l'occasion d'une découverte heureuse : Douve devient à son tour le sujet d'une action. Si on suit le discours des mots au sein de l'hémistiche, cette action est d'abord un dialogue puis, par une correction, une tentative de dialogue. Douve est donc vivante, et, un ins­tant, la séparation paraît près d'être surmontée, puisque ce dialogue ne pourrait se former qu'avec le Je. Mais, immédiatement, et de manière à nouveau inattendue, par un enjambement, on apprend où cette tentative de dialogue a lieu (là-bas) et avec qui. À cet instant, qui paraissait heureux, l'horreur submerge le vers : Cerbère s'appelle les chiens, le nautonier est informe. Comment dialoguer avec les chiens, sinon en aboyant ? Comment les chiens ne représenteraient-ils pas la férocité et l'abjection ? Comment dialoguer avec un être informe, c'est-à-dire qui n'a pas forme humaine ? Comment serait-elle livrée, vivante (la nouvelle heureuse se retourne en horreur), à ces images inhumaines ? Une autre communauté que celle des hommes serait-elle en train de se constituer, et ce à l'initiative de la morte ? Ici, la voix poétique perd de sa fermeté, la scansion du vers hésite entre les deux formules suivantes :

                    Avec les chiens//avec l'infor//me nautonier

                    Avec les chiens, avec//l'informe nautonier.

La forme binaire comme la forme ternaire sont possibles, et c'est d'abord cette hésitation qui manifeste le trouble de la voix. Mais, quel que soit le choix, il y aura le trouble ; car le rythme ternaire rompra le rythme bi­naire établi depuis le vers 2 du poème et le rythme binaire ne se main­tiendra qu'au prix d'un accident de la voix qui amènera l'accent d'hémistiche sur la finale d'un mot-outil[5].

Cependant l'énergie de la voix poétique surmonte ce trouble, non sans renverser le sens de la médiation qui prévalait jusqu'ici : à nouveau, les trois protagonistes sont nommés dans le même vers (v. 11), mais c'est elle qui maintenant réunit le Je et les arbres (Et je vous appartiens//). La pré­sence et la force de Douve même morte sont devenues telles qu'elle réunit l'être qui la recherchait et les objets qui avaient permis à cet être de commencer à l'atteindre. En même temps le passage est redevenu un cheminement, celui qu'elle accomplissait entre les arbres, qui donc paraît durer encore, puisque cette séquence est au présent, et qui intègre le Je lui-même à ce parcours. Comment une telle transformation a-t-elle pu s'accomplir entre les vers 10 et 11 ? C'est sans doute que le seul mot de dialogue au vers 9, en tant qu'il désignait un acte spécifiquement humain, avait assez de sens et de force pour faire franchir, à Douve et au poète, le moment péril­leux de l'inhumain et de sa tentation.

Mais quelque chose encore se fait jour ici, qui est un mouvement du Je vers elle : si son cheminement l'éloigne À travers tant de nuit et malgré tout ce fleuve, elle demeure dans le même monde que le Je (rappelons qu'il n'y a pas d'au-delà), et la séparation n'est pas absolue. Mais nous voyons bien à quelle condition cela est possible et pensable : que le Je consente à appartenir aux arbres, à leur matière ligneuse, c'est-à-dire à ce monde matériel au sein duquel il n'y a pas de séparation par la mort. Le renversement est total : c'est justement l'idée d'un au-delà qui sup­posait et justifiait celle de la séparation. Il n'y aura pas de séparation, si on ne tombe pas dans l'illusion nostalgique des retrouvailles : il faut donc consentir à ce matérialisme philosophique et poétique.

 

 

Le dernier quatrain va constituer le troisième mouvement du poème en amenant un événement et en procurant des confirmations et des pré­cisions, peut-être même des corrections.

L'apostrophe aux arbres se poursuit aux premier et quatrième vers de ce quatrain, mais le paysage change. Nous voilà au sommet de l'été, en présence d'un orage. Les vers 13 et 14, par une sorte de distique, dé­crivent cet événement : tonnerre et flammes, mais ce sont des fêtes, mais non religieuses. Aucune assomption ici. Phénomène météorologique, dont la profondeur n'évoque rien de sacré, c'est-à-dire de venu d'ailleurs, le tonnerre reste, en effet, superficiel, si on peut dire : il roule sur les branches. Cette grâce, car c'en est une, touche les arbres, mais légèrement, venue d'un ciel qui touche aussi ces arbres, et qui n'accueille personne[6]. En même temps, le distique assure, par la répétition de la même structure l'élan nécessaire au franchissement du dernier espace.

Car le Je a encore à parcourir et à comprendre,  et nous avons encore à apprendre sur cette médiation que nous voyons se constituer à mesure que le texte se développe. Le verbe qui commence le vers 15 provoque la dernière surprise : Signifient est inattendu, parce que le caractère matériel et empirique de l'orage et son caractère fracassant même pro­mettaient une réunion des amants, le miracle d'une fin pleinement posi­tive, c'est-à-dire à la fois heureuse et réelle, tangible, concrète. En fait, cet événement confirme ce que le poème a déjà dit ou laissé entendre : que la mort n'est pas une séparation absolue, qu'il n'est pas d'au-delà, que la mort n'est pas à craindre, que c'est, pour parler comme Mallarmé, « un peu profond ruisseau ». Mais la mort existe bien, et le mode de la com­munication que le Je continue à entretenir avec la morte est réservé à la compréhension d'un esprit capable de saisir et d'entendre non pas les voix de l'au-delà mais les signes que lui adresse la nature, c'est-à-dire un mode ré­servé à la compréhension d'un philosophe. Cette fois, c'est plutôt le nom de Lucrèce qui devrait venir à notre pensée, surtout si nous lisons bien aussitôt la proposition qu'elle lie// sa fortune à la mienne. En effet, ce que peuvent nous apprendre les morts, philosophiquement parlant, c'est ce que signifie la mort : la manière que Douve a de vaincre la séparation ne relève pas d'une survie mystique, elle consiste à  lier sa fortune à la mienne : son existence, hasardeuse et toujours menacée, dépend seulement de la pensée que le Je maintiendra ou non à son endroit. Mais cette pensée-là, à son tour, relève de la fortune et s'accepte comme telle, parce qu'elle est soumise à l'inconstance et à la contingence, et que cela précisément n'est que le signe du caractère mortel du Je lui-même, tel qu'il se reconnaît comme tel à ce moment du poème. Le verbe lie, en toute ri­gueur, porte sur son monosyllabe l'accent d'hémistiche, puisque c'est une relation qui a été recherchée depuis le début du poème, qu'elle a été ob­tenue, et que la nature de cette liaison est désormais explicitée. La sé­paration d'avec Douve et la manière dont elle est surmontée ap­prennent quelque chose au survivant : non seulement que Douve a encore une manière humaine et vivante d'être morte (puisque c'est elle qui pose son lien au Je), non seulement qu'il est lui-même mortel, mais aussi qu'il y a un rapport à établir avec les morts, autrement dit une ratio qui relève seulement de la pensée des vivants, et qu'il y a donc quelque chose à penser de la mort. Cela à condition de n'oublier jamais que la pensée des vivants est une pensée de mortels, c'est-à-dire faillible, soumise au coup de dés de la vie et aux hasards non absolument maîtrisable des associations verbales, en un mot qu'elle est une pensée poétique.

Dans ces conditions, le dernier vers peut bien rendre un dernier hom­mage à la médiation des arbres, que la voix poétique interpelle une der­nière fois dans le poème. À la régularité du rythme d'un avant-dernier vers en quatre séquences (2 x 2 séquences)

                    Signifient/qu'elle lie//sa fortu/ne à la mienne//,

répond celle du dernier vers, majestueuse et apaisée, en deux sé­quences seulement, dont la première comporte en plus le ton soutenu produit par une diérèse :

                          Dans la médi-ation//de votre austérité//.

C'est aussi à ce moment qu'une rime parvient à nouveau à s'établir, cette fois pour clore le poème. Cette rime lie les deux termes d'austérité et d'été, rappelant bien par là que l'été ici ne connote pas la vacance ou le voyage ou quoi que ce soit des valeurs triviales qui pourraient lui être as­sociées mais la lumière, la rigueur et la sécheresse propres des signes. D'autre part, ces deux termes riment ainsi avec un troisième, que nous avions relevé plus haut, au vers 5, celui de densité. En traŤant des relations entre ces trois termes, la rime finale confirme donc que la capacité des arbres à établir cette médiation résidait bien dans leur caractère de matière, pleine et austère. On ajoutera seulement que cette matière est vivante et donc promise à la mort, qui est le sort et la fortune de tout vivant, de Douve, du Je, des arbres.

 

 

En somme, il n'est pas de médiation à celle qui est morte sans l'établissement d'une commune mesure, d'une raison, entre elle et le Je. Mais, inversement, il n'est pas de raison sans la médiation sensible du cri, des arbres, de l'horreur même. Tout comme si la communauté rationnelle des humains, et le concept même de la raison ne pouvaient se fonder vraiment (en vérité) que sur l'inhumanité et sur l'irrationalité de la mort, telles qu'elles sont communément éprouvées dans la mort.

Mais, bien sûr, ce qu'il faut souligner en dernier lieu, et qui est manifesté par l'effort de tout ce poème, c'est que la vraie et la seule médiation, en son austérité, à la morte certes, et à la mort elle-même, la seule manière de remettre en mouvement l'immobilité de Douve, et surtout de regarder fixement la mort, pour la penser, c'est la mise en œuvre de la parole poé­tique. C'est ce travail de la parole qui permet en effet de penser l'impensable, ce travail tel qu'on l'écrit, en tant qu'œuvre humaine donc. Comment ? En traŤant dans un poème le réseau matériel des mises en relation, des raisons diverses qui peuvent se construire en présence de la mort, ou plutôt en mettant en mouvement le cheminement de ces raisons dans l'espace et le temps d'un poème, à la manière de la poésie, qui est discursive, mais non au sens habituel du discours philosophique.

La vocation de l'écriture poétique, en tant que tâche philosophique, est de constituer ces médiations vraies, mais suivant ses propres catégories, qui comprennent, dans notre culture, par exemple les raisons séculaires de l'alexandrin[7]. Dans Les Tombeaux de Ravenne du même Yves Bonnefoy (1953), on lit ceci : « Pour autant qu'elle fut pensée, depuis les Grecs, la mort n'est qu'une idée qui se fait la complice d'autres, dans un règne éternel où justement rien ne meurt. […] Y a-t-il un concept d'un pas venant dans la nuit, d'un cri, de l'éboulement d'une pierre dans les broussailles ? De l'impression que fait une maison vide ? Mais non, rien n'a été gardé du réel que ce qui convient à notre repos » (éd. cit., p. 21 et 23). La poésie, elle, est là pour penser, selon ses raisons propres, ce que le concept ne saurait penser, pour « rémunérer » en somme le défaut congénital de la philosophie constituée.

Pierre Campion



[*] Yves Bonnefoy : Du mouvement et de l'immobilité de Douve, suivi de Hier régnant désert et accompagné d'Anti-Platon et de deux essais, Poésie/Gallimard, 1970, p. 67. Parmi ces essais, Les Tombeaux de Ravenne, que nous citons à la fin de notre texte.

[1] Nous noterons les accents par des barres obliques, dont le nombre signifiera l'importance relative des accents entre eux dans le vers. Bien entendu, ces barres ne marquent pas nécessairement des pauses dans la diction : la césure est un phénomène accentuel, accompagné ou non d'une pause de la voix. On verra que le vers 10 aussi peut être ternaire, mais sous certaines conditions.

[2] Les Contemplations, III, 24.

[3] Mallarmé est coutumier de ces jeux de suppositions et de remplacements d'expressions dans le vers. Voir à ce sujet P. Campion : Mallarmé. Poésie et philosophie, PUF, coll. Philosophies, 1994, p. 62-72. Voir aussi, sur ce site, le texte La raison poétique dans Mallarmé.

[4] Dans ce poème, les seuls autres mots qui riment se trouvent au sein de ce deuxième quatrain : jetée et serrée.

[5] Encore Mallarmé. Celui-ci affectionne cette coupe audacieuse et forte à l'hémistiche de l'alexandrin :

« Si notre idée avec// ne sculpte un bas-relief » (« Le tombeau d'Edgar Poe »)

« Coure le froid avec// ses silences de faux » (« Mes bouquins refermés… »)

« Ne s'arrêtera ni// sous de pieuses mains » (« Tombeau » de Verlaine)

« Il s'immobilise au// songe froid de mépris » (« Le vierge, le vivace… »)

[6] Encore un souvenir de Mallarmé ? « Abolie, la prétention, esthétiquement une erreur, quoiqu'elle régît les chefs-d'œuvre, d'inclure au papier subtil du volume autre chose que par exemple l'horreur de la forêt, ou le tonnerre muet épars au feuillage ; non le bois intrinsèque et dense des arbres » Crise de vers, dans le volume Mallarmé, Igitur, Divagations, Un coup de dés, Préface d'Yves Bonnefoy, Poésie/Gallimard, 1976, p. 247.

[7] Dans le célèbre poème « À la voix de Kathleen Ferrier », éd. cit., p. 171, on voit comment les raisons de l'alexandrin peuvent se mettre en difficulté. Voir à ce sujet l'analyse de P. Campion sur ce site.

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