RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion : Compte rendu du récit de Pierre Michon, Les Onze.
Mis en ligne le 2 décembre 2017.
© : Pierre Campion.

Autre commentaire de Pierre Campion : sur Abbés et Corps du roi de Pierre Michon.

Voir Michon, le volume monumental récemment paru dans les Cahiers de L'Herne, dirigé par Agnès Castiglione et Dominique Viart avec la collaboration de Philippe Artières, 2017.

 Les 11   Pierre Michon, Les Onze, Lagrasse, Éditions Verdier, 2009.


Une voix, soi-disant

Sur Les Onze de Pierre Michon

À la mémoire de Marcel Lamy, professeur de philosophie, lecteur d'Aristote et de Machiavel.

Dans cette salle enchâssée au fond d'un Louvre imaginaire, une voix venue de nulle part s'adresse à un visiteur tout aussi imaginaire, à un Monsieur de fantaisie, autant dire à personne d'autre qu'au lecteur inconnu. Elle lui parle d'un tableau célèbre et de son auteur bien connu, François-Élie Corentin, « le Tiepolo de la Terreur ». C'est une voix un peu cérémonieuse et même plutôt précieuse, insistante mais non pesante, pressante et retenue, instruite mais non didactique, une voix autorisée mais de sa seule, fragile et propre autorité de voix. Elle se formule, elle s'établit en se disant.

Cette parole de fiction ne tient que par le style de l'écrivain, celui-ci enveloppé dans le mouvement de sa prose — comme son héros, une nuit, dans sa houppelande couleur de fumée d'enfer —, et développant, non sans ironie, le discours de l'un de ces mythomanes qui vous entreprennent pour vous raconter mezzo voce un secret bien caché de l'Histoire : inévitablement on remontera aux cavernes de la préhistoire.

Ironie ou pas dans l'écriture — et, si c'est ça, l'ironie aidant —, on reste suspendu à ce mouvement qui est proprement celui de l'invention littéraire, de l'énergie qu'elle exige, du phrasé qu'elle déploie — du genre ambigu de sa vérité.

On est captivé par le style de Pierre Michon et par son audace, par cette espèce de culot souriant, qui le porte à tout inventer : un tableau soi-disant célèbre et le peintre soi-disant de ce tableau, les circonstances de sa conception, la vie de ce peintre et de ses père et grand-père, de ses mère et grand-mère, l'arrière-fond de son histoire, qui est l'histoire de l'art depuis Lascaux et l'Histoire tout court. Tout cela en moins de 140 pages, à travers une seule figure de rhétorique en somme, celle de l'allusion. Tout cela sous la caution, inventée aussi, de la fresque, elle réelle, de Tiepolo, peinte à un plafond de la Résidence à Wurtzbourg, qui aurait représenté le jeune Corentin sous le personnage d'un page ; sous la caution aussi de Michelet, qui aurait commenté le tableau sur douze pages de son Histoire de la Révolution française ; sous celle de Géricault qui aurait peint la scène de sa commande…

Ce soi-disant tableau, commandé à François-Élie Corentin le 15 ou le 16 nivôse an II de la République « soit autour du 5 janvier 1794, vers la ci-devant Épiphanie, jour des Rois », par des conjurés qui ne savent pas encore à quoi il leur servira le moment venu — pour ou contre Robespierre et ses robespierrots —, ce tableau donc représente les onze membres du Comité de salut public, un à un énumérés, de gauche à droite.

Mais nous ne sommes pas chez Diderot ni dans un Salon de Baudelaire, ni même dans Claudel — et pourtant notre œil écoute —, ni dans la rivalité hautement technique que la poésie, la peinture et la musique entretiennent entre elles depuis les Gaspard de la nuit d'Aloysius Bertrand et de Ravel. Contre l'attente du lecteur, le tableau ne sera pas analysé, ni commenté ni même décrit. Seule la figure de Couthon attirera sur elle quelque lumière et certains traits de couleur : serait-ce parce que, bientôt, en thermidor, lui et sa chaise roulante dévaleront à grand fracas l'escalier de l'Hôtel de ville — souvenir anticipé d'Eisenstein ?

Cela, et tout ce qu'elle ne dit pas, la voix le sait, qui évoque ce tableau comme la représentation allusive d'un trou noir de l'Histoire, celui de la Terreur. Là, en abyme, le Mal, ambivalent, fascinant et intraitable en peinture, en poésie et en pensée autrement que comme une absence et par une forme savante de l'omission : dans l'ordre de la vertu comme dans celui du péché, l'omission est un acte positivement commis, au regard des confesseurs. Ironie encore, mais venant du peintre, fidèle à l'ordre donné, qui laisse en suspens le sens de son œuvre… (Autre trou noir dans ce trou noir, le manque et le silence inexplicables de Robespierre au moment décisif, Jean-Philippe Domecq l'avait aussi interrogé, mais d'une tout autre manière, dans son Robespierre derniers temps, 1984.)

Ainsi, dans l'économie de ce récit, le tableau répond-il à d'autres trous noirs : le mal, non nommé, que l'enfant sans père fit à sa mère et à sa grand-mère ; dans le Tiepolo, la figure de Corentin âgé, anticipée sous celle du page candide ; la fortune infâme de son grand-père ; la profondeur obscure des origines limousines, exil, ivrognerie et violences, celle même que Mallarmé découvrait dans ses ouvriers du chemin de fer ; les canons de marine chargés à mitraille foudroyant par centaines des Lyonnais sur la place des Terreaux… Tourner autour des choses inouïes et des événements aveuglants.

Ce sont des scènes, puisque seule la mise en scène a le pouvoir de révéler, par le biais d'une représentation, ce qui ne se peut regarder fixement. Parmi elles, celle qui met en présence, au bord d'une écluse puante qu'ils sont en train de curer, l'un des ouvriers limousins couverts de boue et la mère de l'enfant Françoiszélie, sous les yeux de ce dernier. Selon la voix du soi-disant, le futur peintre enregistre en un instant la survenance du désir, laquelle ne saurait se raconter et, en même temps, la vocation de son art, dont chaque toile, jusqu'à la dernière, tentera de fixer, tâche impossible et défi constant, l'avènement brutal de l'inconnu.

Autant de vues, brèves ou développées : sur la construction d'un canal, sur l'édification d'une fortune, sur la filiation, — sur l'invention en peinture et en littérature, et en politique : proposer au monde le modèle de la terreur comme moyen de gouvernement, réfléchi, légiféré, dûment exécuté. Des vues que l'écrivain sous-traite à une voix malicieuse, en l'enchaînant néanmoins dans les circonlocutions d'une prose détachée et souveraine.

Pierre Campion


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