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Pierre Campion : Comment faire l'histoire des œuvres littéraires ? Les Pensées de Pascal sur le théâtre de leurs éditions

Avec quelques modifications de forme, ce texte reprend un article paru dans la revue Atala, n° 18, novembre 2015.

Mis en ligne le 6 novembre 2017.
© : Pierre Campion.

Voir sur ce site un autre article : Écrire l'histoire des œuvres littéraires ?, dont le présent article est le prolongement.


Comment faire l'histoire des œuvres littéraires ?

Les Pensées de Pascal sur le théâtre de leurs éditions

Dès l'origine, les Pensées de Pascal, en tant que livre même, sont un objet problématique : en 1662, à la grande déception de sa famille et de ses amis de Port-Royal, au lieu de l'apologie définitive qu'ils attendaient pour la religion chrétienne, on trouva à sa mort — c'est eux qui l'écrivent — « un amas confus, sans ordre, sans suite, et qui ne pouvait servir à rien[1] ». Malgré tout, formés en un comité ad hoc, ils se mirent au travail et ce fut la première édition, en 1670, qu'ils appelèrent Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets[2]. En fait, dès cette première publication de l'œuvre, entre 1670 et 1678 il y eut une suite de « premières éditions » et les élaborations complexes de ce que Marie Pérouse appelle « l'invention des Pensées de Pascal[3] ».

Comme on le sait, cette première « aventure éditoriale » (Marie Pérouse) fut suivie de beaucoup d'autres, jusqu'à une édition électronique des Pensées de Pascal (2011)[4]. Pour ne mentionner que les éditeurs les plus connus, il y eut : Condorcet inspiré par Voltaire (1776), Bossut (1779), Faugère (1844), Havet (1852), Michaut (1896), Brunschvicg (1897-1914), Lafuma (1947-1951), Tourneur et Anzieu (1960), Sellier (1976), Le Guern (1977), Martineau (1992)… Autant de noms et de dates, autant d'inventeurs des Pensées, autant de livres.

Entre tous ces textes d'une seule œuvre, souvent substantiellement différents entre eux, comment s'y retrouver, sinon — pense-t-on d'abord — en tentant de faire l'histoire raisonnée de leurs éditions, soit complète (de celle de 1670 à celles de nos jours) soit déjà elle-même structurée en périodes : par exemple de celle de Condorcet (1776) à celles de Brunschvicg, lesquelles à elles seules justifieraient une périodisation entre elles sur presque vingt années, entre 1897 et 1914[5] ?

Cependant, quelque périodisation que l'on choisisse pour les décrire et les comprendre, on aurait toujours traité chaque édition des Pensées comme un fait relevant de la science historique, c'est-à-dire comme un événement pouvant et devant recevoir son sens d'une position assignable dans un processus temporel construit entre certaines de ces éditions et dans l'histoire en général. Car, bien sûr, chacune met en cause ses précédentes, cela au gré du moment historique où elle paraît. En somme, cette œuvre en quelque sorte virtuelle (ces « vestiges indignes du livre rêvé », Marie Pérouse ; cette espèce d'obsession conceptuelle nommée par Alain Cantillon Œuvres-complètes-de-Blaise-Pascal…), cette chimère donc recevrait-elle une réalité — changeante — au regard de ce qu'on pourrait appeler, sous quelque forme qu'on la définisse, dialectique ou linéaire, la raison historique.

Néanmoins, tout en considérant le caractère historique des Pensées, pourrait-on concevoir une espèce de construction qui ne les traiterait pas selon la logique des périodisations, laquelle suppose toujours l'idée d'une explication d'un événement par une compréhension de cet événement dans une consécution déterminée d'autres événements, selon le présupposé d'une vérité historique construite par totalisations ? C'est à cette hypothèse d'une autre perspective que je travaillerai ici : à sa formulation, à son illustration par un exemple et à un premier examen de ses conditions de validité.

Pour cette tentative, partons de l'extérieur de l'histoire littéraire : du point de vue d'un philosophe.

La scène du sens selon Rancière

Jacques Rancière poursuit l'élaboration d'une œuvre multiforme et fortement centrée sur quelques intuitions réunissant une philosophie, une esthétique et une politique. Dans cet esprit, il a publié récemment un livre, Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l'art, lequel peut intéresser les disciplines qui étudient les œuvres de l'art et, entre autres, l'histoire littéraire[6]. D'une manière générale, Rancière se plaît à penser les événements de l'histoire et les conflits qu'ils mettent en jeu à travers le concept-image de la scène. Ainsi, dès le début de son œuvre et plusieurs fois par la suite, traite-t-il la question, centrale à ses yeux, de l'égalité telle qu'elle est jouée dans l'épisode du retrait de la plèbe romaine sur l'Aventin à travers la fable des membres et de l'estomac, laquelle apparaît à cette occasion dans le récit de Tite-Live pour reparaître, par exemple, dans une fable de La Fontaine.

Que signifie, chez Rancière, penser l'Histoire par scènes et non par périodes ? La scène — pour peu qu'on la construise par une opération de poétique — est propre à mettre en lumière le sens de tout événement, considéré en tant que tel : le fait même de sa visibilité telle qu'elle fait évidence aux yeux de ses spectateurs, son caractère d'imprévisibilité et d'indécidabilité, ses modes de signification et cette signification elle-même, rebelle à toute logique de causalité ou même de dramatisation dans laquelle on tenterait de l'envelopper. Notamment, la métaphore de la scène manifeste à la pensée la particularité de chaque événement (son caractère irréductible à tout autre événement, Rancière dit « son identification »), l'identification donc de chaque événement dans l'histoire. En tant que fiction, la scène est propre à faire voir des conflits, des enjeux et des protagonistes, un monde de nécessités pratiques et l'existence, implicite ou explicite, de spectateurs intéressés à cette action-là, c'est-à-dire engagés dans des débats et des actions, pour leur propre compte et dans leur moment à eux. Rancière se déprend donc non pas de l'histoire mais de l'idée d'une Raison de l'Histoire. Plus précisément, il pense que les raisons des événements se lisent dans leur survenue même : dans les initiatives que prennent les acteurs de ces événements, dans la rupture qu'ils imposent à un consensus établi, dans la liberté dont ils s'emparent à l'égard de tous maîtres à penser et de toute doctrine préconçue, celle-ci fût-elle soi-disant révolutionnaire. Ce sens-là de l'événement trouve à se représenter dans une intrigue brève, créée pour en saisir les significations et le reliant à d'autres événements mais par des connivences de l'ordre scénique — par des anachronismes aussi bien­ —, et non pas comme appartenant à la même période historique ou à une même série assignable de déterminants. Pas de drame même, qui viendrait surimposer sa logique, mais des scènes séparées représentant chacune le moment d'une invention, esthétique, sociale et politique.

Chaque scène ainsi conçue et construite portera un titre, une date et un lieu, recevra son argument et formulera une ou des leçons, de manière non imposée, à tirer par chacun à son usage particulier. Ainsi la scène intitulée « Le ciel du plébéien. Paris, 1830[7] », détache-t-elle une page de Le Rouge et le Noir pour la mêler à des pages de Zola, de Baudelaire et de Rousseau, cela afin de suggérer, dans un moment de sa dynamique, le conflit entre le poème en prose et le roman, et la vie romanesque du genre roman dans le XIXe siècle : ses enfances, ses ambitions (hégémoniques), les péripéties de son développement et ses déceptions. Par là, le moment de far niente du plébéien Julien Sorel après sa condamnation trouvera-t-il son sens au sein d'une action joignant, à travers une intrigue délibérément uchronique et utopique, une esthétique, une politique et une philosophie[8].

À tort ou à raison, il me semble que cette manière de construire par scènes un théâtre de l'esthétique et de la pensée pourrait nous fournir des suggestions pour traiter l'histoire des œuvres littéraires et je voudrais en proposer ici un essai ou une épreuve, sur l'une des « inventions » des Pensées de Pascal[9].

Le voyage de Prosper Faugère. Clermont 1843-Paris 1944

Louis Lafuma (1890-1964) est l'un des éditeurs qui ont marqué l'histoire des Pensées. L'invention qu'il en fit à son tour le frappa tellement lui-même qu'il lia le moment décisif de son aventure éditoriale à un certain événement de l'Histoire du monde : « Fin juin 1944 — au moment où la bataille de Normandie approchait de sa bataille décisive — nous avons eu l'heureuse fortune de pouvoir examiner une copie ancienne d'écrits de Pascal[10]. »

Certes Armand-Prosper Faugère (1810-1887) n'aurait pas eu ce genre d'audace et pourtant le voyage de Clermont fut une aventure dans la vie de ce fonctionnaire de ministères par ailleurs prolifique en éloges académiques et publications érudites de toutes sortes. Dans l'introduction de son grand œuvre, l'édition de 1844 des Pensées de Pascal, il raconte ce voyage, non sans ménager ses effets :

On m'avait dit qu'il y avait à Clermont un ancien juge au présidial de cette ville, M. Bellaigue de Rabenesse, qui passait pour avoir en sa possession des papiers relatifs à Pascal ; mais il avait toujours refusé de les communiquer même à ses plus proches, et personne n'avait jamais rien vu. Je fis le voyage de Clermont[11].

Il recherche le solitaire farouche, il le trouve à Romagnat, il le séduit en lui confiant qu'il a écrit, lui Faugère, un éloge de Gerson, philosophe et théologien du Moyen Âge. Ce fut comme le mot d'une reconnaissance :

Il se trouva bien vite que nous nous connaissions beaucoup sans nous être jamais vus, puisque nous avions les mêmes sympathies et la même admiration pour ce grand et saint docteur. Gerson fut mon véritable introducteur ; grâce à lui, M. Bellaigue devint bientôt pour moi affectueux et confiant comme un ancien ami, et quand je lui parlai de Pascal et du monument que j'élevais à sa mémoire, il mit avec empressement à ma disposition les précieux manuscrits qu'il conservait soigneusement depuis soixante ans. Dans cet homme affaibli par l'âge, quel zèle et quelle passion quand il parlait de monsieur Pascal, ou de la sœur Jacqueline de Sainte-Euphémie, de M. de Saint-Cyran ou de la mère Angélique ! Il nous semblait voir et entendre un solitaire de Port-Royal-des-Champs, survivant d'un autre âge.

Dans cette scène, passe l'émotion de découvrir le chaînon manquant d'une recherche et la survivance d'un passé prestigieux, les deux dans une personne vivante, juste au moment où celle-ci va disparaître :

M. Bellaigue de Rabanesse est mort avec une sérénité parfaite le 21 février 1844. Il était né le 19 décembre 1758. Sa famille était anciennement alliée à celle des Pascal, des Savaron et des Guerrier. Il avait reçu une partie de son éducation du P. Guerrier l'oratorien ; celui-ci avait été intimement lié avec Marguerite Perier. Ainsi entre M. Bellaigue et Pascal il n'y avait que deux personnes.

Telle est l'histoire des manuscrits Guerrier, du nom du père oratorien qui avait pieusement recopié les papiers de Pascal après sa mort, ou du moins de deux d'entre ces manuscrits, et comment ils surgirent aux yeux du chercheur, Faugère ayant déjà remarqué le troisième à la Bibliothèque royale.

Le premier séduit par ce récit, ce fut Sainte-Beuve. Sans le recopier et le teintant de sa légère ironie, il le reprit dans l'article où il rendit compte de l'édition Faugère, dès 1844, quelques jours avant sa sortie en librairie. Il le cite, il l'agrémente de détails qu'il devait tenir de Faugère lui-même, il en fait un tableau des Évangiles :

Je ne sais si le nom de Gerson ou celui de Pascal opérèrent magiquement et furent le mot de passe, mais M. Faugère apprivoisa tout d'abord le vénérable octogénaire qui put s'étonner sans doute que, dans ce monde si lointain et si renouvelé, on sût si bien les choses d'autrefois, et qui crut reconnaître le doigt de Dieu : « Il me semblait, disait-il, que j'attendais quelque chose. » Il vint exprès à la ville (grand voyage qu'il n'avait fait de longtemps !), il entr'ouvrit ses volets fermés, il ouvrit ses poudreux tiroirs, et deux volumes, l'un de 950 pages environ, l'autre de 500, écrits tout entiers de la main du Père Guerrier, déroulèrent en lignes serrées à l'avide lecteur une foule de lettres d'Arnauld, de Saci, de Nicole, de Domat, etc., etc., surtout de Pascal et de sa famille. Le digne M. Bellaigue, heureux de voir ses richesses si bien comprises, et sentant se ranimer son étincelle n'a pas vécu assez pour assister à l'accomplissement de l'œuvre tant désirée. Il est mort, il s'est éteint en février dernier, demandant jusqu'à la fin des nouvelles de l'édition de Pascal, et ne pouvant dire tout-à-fait comme le vieillard Siméon qu'il mourait content[12].

Faugère ressent, incarné sous ses yeux dans un survivant, le mystère d'une filiation spirituelle et matérielle. Sainte-Beuve peint la scène de la découverte : les deux personnages, le lieu en son décor, les objets de la révélation et celle-ci, dans le style d'une naïveté étudiée.

Victor Cousin, premier en scène

Cependant, l'autre personnage du récit de Sainte-Beuve, c'est Victor Cousin. Le nom du philosophe qui était allé visiter Hegel en Allemagne en 1817 et 1824 n'était pas forcément attendu en cette affaire. Mais Cousin était le chef de file de la philosophe éclectique… Il était maintenant professeur en Sorbonne et académicien, il avait été ministre de l'Instruction publique en 1840, il s'intéressait à l'organisation de l'enseignement, au mouvement des idées et à la dimension politique du combat philosophique. À l'Académie française, en 1843, il rendit donc un Rapport sur la nécessité d'une nouvelle édition des Pensées[13]. Un véritable ouvrage : une déclaration d'intention, la critique sur pièces et serrée des insertions indues dans les éditions existantes et des « altérations de toute espèce qu'ont subies un très grand nombre de Pensées », certaines « pensées tirées pour la première fois du manuscrit autographe », des appendices contenant nombre de documents et de toutes sortes, le tout faisant 452 pages.

Le premier mouvement de Cousin est celui d'une indignation :

Que dirait-on si le manuscrit original de Platon était, à la connaissance de tout le monde, dans une bibliothèque publique, et que, au lieu d'y recourir et de réformer le texte convenu sur le texte vrai, les éditeurs continuaient de se copier les uns sur les autres, sans se demander jamais si telle phrase sur laquelle ils disputent, que ceux-ci admirent et que ceux-là censurent, appartient réellement à Platon ? Voilà pourtant ce qui arrive aux Pensées de Pascal. Le manuscrit autographe subsiste ; il est à la Bibliothèque royale de Paris ; chaque éditeur en parle, nul ne le consulte, et les éditions se succèdent. Mais prenez la peine d'aller rue de Richelieu, le voyage n'est pas bien long : vous serez effrayés de la différence énorme que le premier regard jeté sur le manuscrit original vous découvrira entre les pensées de Pascal telles qu'elles sont écrites de sa propre main et toutes les éditions, sans en excepter une seule, ni celle de 1669, donnée par sa famille et ses amis, ni celle de 1779, devenue le modèle de toutes les éditions que chaque année voir paraître[14].

« Ce grand in-folio, où la main défaillante de Pascal a tracé, pendant l'agonie de ses quatre dernières années, les pensées qui se présentaient à son esprit[15] », c'est le registre grand format sur lequel en effet on colla pour n'en perdre aucun les papiers dispersés de Pascal. Mais Cousin évoque aussi les deux copies conservées à la même Bibliothèque royale et que l'on appellera plus tard les manuscrits Guerrier, celles que Faugère complètera par sa découverte de Clermont. L'impulsion part donc de Cousin, à qui les deux autres personnages rendent un certain hommage : Sainte-Beuve en lui attribuant l'antériorité et le mérite d'avoir formulé la question ; Faugère en prétendant répondre explicitement au vœu de Cousin et le remplir :

Les citations nombreuses que renferme le Mémoire de M. Cousin établissent, avec une surabondance de preuves, la nécessité d'une nouvelle édition des Pensées ou, pour mieux dire, des écrits posthumes de Pascal. C'est cette édition que nous donnons aujourd'hui. La publication en était urgente ; car si le travail de M. Cousin a rendu un important service aux lettres, par cela seul qu'il a appelé l'attention publique sur la réparation due à la mémoire de celui de nos écrivains classiques qui est le premier en date comme en génie ; d'un autre côté, il avait, sans le remplacer, fait disparaître de nos bibliothèques un des plus beaux ouvrages de notre langue[16]

Cependant le dessein de Cousin n'était pas seulement de rétablir l'œuvre de Pascal en sa vérité, il était ouvertement polémique et politique. Car il veut dénoncer un détournement dont Pascal fut, dit-il, la victime, mais pas totalement innocente : l'utilisation de sa pensée par les Jésuites, ses ennemis naturels, au profit de leur lutte contre Descartes et le cartésianisme, c'est-à-dire contre la Philosophie elle-même :

Ce qui, chez les Jésuites, était habileté et calcul, exprime dans Pascal l'état vrai de cette intelligence si forte, mais jeune, inexpérimentée, ardente et extrême. […] il faut le dire aujourd'hui : jamais homme ne s'est plus contredit. En vérité, c'était bien la peine de défendre contre les Jésuites et contre Rome même, au nom de la liberté de pensée, une erreur manifeste, j'entends la doctrine janséniste de la grâce poussée presque jusqu'à l'exagération de Luther et de Calvin, pour sacrifier ensuite et la liberté de penser et la puissance légitime de la raison aux pieds de ces mêmes Jésuites, et leur fournir l'arme la plus redoutable qu'ils employèrent et qu'ils emploient encore contre Port-Royal et toute l'église gallicane, contre le cartésianisme et toute philosophie ![17]

Éditer vraiment les Pensées, ce serait donc donner corps, définitivement, à l'intention politique de Victor Cousin, dans le moment du combat que la philosophie et la pensée mènent contre les forces obscurantistes de l'Église ranimées entre autres par un Lamennais, cela en mettant en évidence et les contradictions de Pascal et l'échec de son entreprise. L'esprit est celui d'une lutte, longuement développé dans l'avant-propos du rapport, ce texte s'achevant sur la définition de la mission de l'Université (« Les professeurs de philosophie de l'Université n'ont point à enseigner la religion ; ils n'en ont point le droit ; car ils ne parlent pas au nom de Dieu ; ils parlent au nom de la raison », p. LIV), et sur une sorte d'excuse :

Je demande pardon au lecteur de ces explications en apparence assez déplacées dans un avant-propos à des variantes de Pascal. Mais c'est Pascal, dans le livre même sur lequel roule ce travail, qui le premier a déclaré la guerre au cartésianisme et à toute philosophie. Cette guerre a été renouvelée de nos jours ; elle est parvenue en ce moment à la dernière violence. […] il est un homme [lui-même, Cousin] que sa bonne conscience maintiendra tranquille et ferme ; qui ne pliera pas sous cette coalition de tous les mauvais partis ; qui, Dieu aidant, ne se laissera ni égarer par les uns ni intimider par les autres ; qui ne manquera jamais au profond respect dont il fait profession pour le christianisme, et ne trahira pas davantage les droits, sacrés aussi, de la philosophie ; indéniablement attaché au drapeau de toute sa vie, dût ce drapeau être insulté chaque jour, déchiré et noirci par la calomnie[18].

Eux ou moi… Tel est l'esprit guerrier de ce discours sur la nécessité d'éditer enfin les Pensées de Pascal. Tel paraît être d'abord l'esprit de Sainte-Beuve, mais en moins claironnant, quand il rapporte le travail de Faugère au texte de Cousin[19]. Cependant Faugère lui-même prend déjà quelques distances avec les outrances de Cousin[20]. Ainsi quand il critique certaines expressions du philosophe formulées à l'égard de Pascal (« scepticisme désolé » ou « dévotion ridicule et convulsive ») : « Il est regrettable qu'elles soient échappées à la plume d'un écrivain qui, dans les beaux jours de son enseignement, a eu l'honneur […] d'avoir concouru à relever le spiritualisme en France[21]. »

Néanmoins, en invalidant, sur quelques exemples de fragments des Pensées, toutes les éditions précédentes, de celles de Port-Royal à celle de Bossut, Cousin avait créé le vide dans lequel Faugère s'est immédiatement engouffré. Pascal est mort, vive Pascal ! Et c'est Faugère qui le dit le mieux : en deux années d'une histoire qui fait déjà presque deux siècles, avec le mémoire de Cousin il s'est passé quelque chose de décisif pour les Pensées. Le livre de Pascal a disparu des bibliothèques ; un autre a été pour ainsi dire commandé pour le remplacer et il a été aussitôt imprimé ; et, dans la Revue des Deux Mondes, Sainte-Beuve surgit avec toute son autorité pour en faire le compte rendu, avant même, dit-il, qu'il ne sorte « dans le courant de la semaine ». Sous les projecteurs qui découperaient cette scène dans l'histoire mouvementée des Pensées, il se produit un singulier coup de théâtre : un concours de circonstances, une sorte de miracle, ou une espèce de conjuration ?

Sainte-Beuve, en patron

Précédée de peu par le rapport de Cousin et flanquée avant même de paraître par le commentaire de Sainte-Beuve, cette édition de Pascal avait été menée à fin en quinze mois, dit Sainte-Beuve[22]. Sans doute les recherches de Faugère avaient-elles commencé plus tôt, mais c'est comme si trois comploteurs, chacun dans son personnage et dans son rôle, s'étaient rencontrés tout à coup pour mener une opération éclair préparée de plus longue main. Était-ce bien cela ?

Sainte-Beuve écrit donc :

Il n'a pas fallu à M. Faugère moins de quinze mois de travail et de soins scrupuleux pour mener à fin cette entreprise délicate, pour restituer avec certitude, sur tous les points, ce texte primitif réputé indéchiffrable, pour en environner la publication de toutes sortes d'éclaircissements, d'additions et d'ornements (y compris un portrait de Pascal par Domat) qui achèvent de remettre en lumière une sainte et sublime figure[23].

Portrait de Pascal par Domat
© Bibliothèque du Patrimoine de Clermont Communauté (cote, Boyer 2035)

En effet, de son expédition à Clermont, Faugère avait rapporté aussi un portrait de Pascal, qu'il avait trouvé, raconte-t-il, dans « la bibliothèque d'un honorable magistrat de la cour royale de Riom, M. Feligonde de Villeneuve, qui a bien voulu m'autoriser à publier  le fac-simile du dessin[24] » :

Il y a quelques années, à la mort d'une demoiselle Domat, dernière du nom, on trouva au fond d'un vieux coffre, un volume, c'est un digeste, sur la couverture intérieure duquel est esquissée, de la main de Domat, la noble et belle figure de Pascal. Sur presque toutes les pages du digeste on retrouve les marques du crayon rouge dont le grand jurisconsulte s'est servi pour tracer l'image de son ami. Au-dessus de la précieuse esquisse, le fils de Domat a écrit sa signature avec ces lignes : Mon père s'est servi de ce Corps de droit pour ses ouvrages des Lois civiles ; et au-dessous cette inscription : Portrait de M. Pascal fait par mon père. C'est à Paris, où il s'occupait alors avec Pascal à des expériences de physique, vers 1648, que Domat a dû dessiner ce portrait. Pascal avait vingt-cinq à vingt-six ans[25].

Restituer dans cette édition de ses papiers, déclarée authentique et complète, la figure longtemps obscurcie de Pascal, et cela aussi bien en son physique ! En effet, « le portrait qui est gravé en tête du [deuxième] volume est encore une œuvre de restitution, car c'est pour la première fois que les traits de Pascal auront été reproduits d'après nature[26] ». Travail d'archéologue, fasciné par une œuvre informe et un personnage mystérieux : il fait le déplacement au sol auvergnat des Pascal et de leurs alliances et y déterre en effet des pièces essentielles au portrait de son héros et à la reconstruction de cette œuvre. Travail aussi d'un érudit amateur, averti cependant des intérêts mêlés que rencontre son entreprise dans l'environnement intellectuel et politique de son époque : « Si l'on demande maintenant dans quel esprit [cette nouvelle édition] a été conçue, nous dirons que nous n'avons travaillé dans l'intérêt d'aucune secte, ni d'aucune école. Nous n'avons eu qu'un but : faire connaître Pascal tel qu'il est[27]. » Pascal tel qu'en lui-même, et définitivement…

Cousin, lui, on l'a vu, poursuit le dessein de ce que l'on aurait appelé plus tard un intellectuel engagé, et d'ailleurs homme de pouvoir. La figure de Pascal lui importe dans la lutte qu'il mène en philosophe représentant, dit-il, les intérêts de la philosophie et de l'Esprit. Pour lui, il s'agit de défigurer Pascal et de le refigurer selon sa propre perspective. Il esquisse donc lui-même la future édition de Pascal dont il rêve, et il trouve, semble-t-il, dans Faugère l'homme de cette entreprise, dans la mesure où ce nouvel éditeur revient à un état éclaté des Pensées, même s'il tâche d'y mettre un ordre[28]. Car l'essentiel, pour Cousin, était de manifester, dans la figure de Pascal, des incohérences et jusqu'à un désordre de l'esprit. Même le portrait de Domat aurait pu le satisfaire en ce qu'il montrait un homme jeune et passionné, dans l'époque où Pascal rencontrait Descartes, écrivait le Discours des passions de l'amour et pensait à Melle de Roannez… Mais sans doute aussi a-t-il été surpris et contrarié qu'un érudit obscur, et le citant au surplus, lui ait soufflé son propre projet d'éditer Pascal — ou de le faire éditer — à son idée : « Recueillir et faire connaître ces matériaux dans l'état où ils nous sont parvenus est une tâche pieuse que nous avons commencée, qui reste encore à accomplir, et à laquelle nous convions quelque jeune ami des lettres. Exoriare aliquis ! Il nous suffira de lui avoir montré et frayé la route. » Quiproquo de comédie : à cet appel de Cousin lancé à la cantonade, Prosper Faugère bondit sur la scène, poussé là par Sainte-Beuve, mais ce n'est pas le jeune disciple que Cousin appelait de ses vœux…

Quelle partie tenait donc Sainte-Beuve dans cette comédie ?

Poète malheureux de Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme (1829) et autres Livre d'amour (1843)…, romancier rentré de Volupté (1834), mais déjà engagé dans son Port-Royal (1840-1859), le monument qui établira sa réputation, et pratiquant par avance, en cette occasion, l'écriture de ses futures Causeries du lundi (1851-1881), il s'intéresse, comme on l'a vu, à la figure de cet inconnu, Prosper Faugère, à son voyage de Clermont, à la restitution qu'il opère de la figure de Pascal. Ironie douce à l'égard de l'archéologue ébloui. Simultanément et surtout, il en profite pour régler un compte, allusivement mais nettement, avec Victor Cousin. Dans son Rapport, celui-ci, bien plus considérable que l'obscur Faugère, était venu sur son terrain à lui de Port-Royal, dans son champ à lui Sainte-Beuve aurait dit Bourdieu. Place maintenant à une ironie sarcastique — et à une situation de comédie :

Un homme qui a plus que du talent, un grand esprit et une plume éloquente, c'est nommer M. Cousin, s'était porté en avril 1842 sur Pascal, au moment où d'autres écrivains s'en occupaient également ; mais il s'y était porté avec les caractères propres à sa nature entraînante et impétueuse. […] Faire remarquer que le texte des éditions des Pensées n'était point parfaitement conforme au texte original, que les premiers éditeurs avaient souvent éclairci et affaibli, que les éditeurs suivants n'avaient rien fait pour réparer ces inexactitudes premières, dont quelques-unes n'étaient pourtant pas des infidélités, appeler l'attention des hommes de métier sur ces divers points, les mettre à nu par des échantillons bien choisis et indiquer les moyens d'y pourvoir, il n'y avait rien là, ce semble, qui pût passionner le public et le saisir d'une question avant tout philologique[29].

Voilà, comme on l'a vu, que survient le Cousin à « l'épée de feu » et que la médiocrité d'une question philologique couvre en fait une opération de guerre montée contre Pascal, « l'homme même et le chrétien ». Et voilà que l'intervention de l'académicien a ouvert les vannes à une querelle confuse au point d'y noyer même un spécialiste de la question — comme Sainte-Beuve :

De là l'intérêt et le conflit universel. Il serait piquant, mais extrêmement difficile, de retracer la confusion de cette mêlée ; chacun prenait la plume, ou du moins la parole, pour ou contre Pascal. Il était décidément à l'ordre du jour, et ceux qui avaient le malheur de passer pour être un petit mieux au fait de la question ne savaient plus à qui répondre dans le monde, ni même le plus souvent qu'en penser. […] J'ai souvent pensé, durant ces débats si prolongés, combien Pascal aurait souri de pitié et d'ironie s'il avait pu y assister, s'il avait pu voir comment le livre tout d'édification et de guérison intérieure qu'il méditait était venu, deux siècles après, en se dispersant en feuilles légères, à partager seulement les curiosités oisives pour un intérêt littéraire et philosophique si loin du but réel[30].

Heureusement, l'édition de Faugère, en procurant le texte définitif, va faire cesser cet état de choses… Cependant Sainte-Beuve n'en a pas fini avec Cousin. Car celui-ci vient de créer un événement en matière de critique littéraire. Auparavant, on s'attachait, avec Voltaire par exemple, à étudier les œuvres comme des exemples de goût ; puis on se mit, avec Mme de Sta‘l ou Benjamin Constant, à dégager et à commenter la signification historique des œuvres — observons au passage que, dans son histoire à lui de la critique littéraire, Sainte-Beuve pratique justement la méthode de la périodisation… Et voilà que Cousin inaugure « la période philologique » :

Que ce soit le même homme de qui, il y a vingt-cinq ans, partit l'impulsion philosophique, qui vienne aujourd'hui secouer si vivement, exciter si à l'improviste, une branche réputée assez ingrate de la critique française, il n'y a là rien qui puisse étonner ceux qui connaissent cet infatigable esprit de verve en tous sens et d'initiative[31].

En cela ce secoueur de prunier est en phase avec la profusion bibliophilique et éditoriale de l'époque, dont Sainte-Beuve ne pense aucun bien. Alors comment voit-il le problème et que pense-t-il, au fond, de l'édition Faugère ?

Calmer le jeu, et pour ce faire remettre les éditions de Pascal dans une perspective historique, voilà d'abord le propos de Sainte-Beuve : en 1670, l'édition des amis de Pascal était la seule possible, la seule adéquate à la compréhension et au goût de l'époque. Les éditeurs qui sont venus ensuite, au XVIIIe et au début du XIXe siècle, auraient pu (auraient dû) « améliorer, réformer peu à peu, à petit bruit, et chacun pour sa part, les éditions successives ; ils auraient ainsi évité l'éclat final, ils auraient permis que cette révolution sur Pascal ne se fît pas[32] ». Car maintenant, c'est-à-dire à un mauvais moment, de polémique philosophique et de goût bibliophilique, nous avons, avec l'édition Faugère, un Pascal en fragments, dont les contradictions éclatent, et qui permet à un Cousin de jouer le sceptique contre le chrétien et d'invoquer même un dérangement mental.

Mais Sainte-Beuve va plus loin. Persuadé que nous avons désormais « tout Pascal quand même ! » — et félicitant Faugère pour cela —, il demande qu'on entre dans le mystère de la foi de Pascal, qui est d'avoir fait vivre ensemble une exigence philosophique de nature critique et une expérience mystique, celle-ci dominant celle-là :

Il est temps d'arriver à la question du fond, à la question capitale, à celle qu'une curiosité légitime n'a cessé de se faire durant tout ce débat, et qu'il est fâcheux sans doute d'avoir laissé s'enfler au gré de la curiosité frivole. Définitivement, que croyait Pascal, et comment le croyait-il ? […] Au fait, on peut parler hardiment aujourd'hui qu'un texte solide nous est rendu sur lequel nous avons pied […][33].

Il ne faut sûrement pas voir là un Sainte-Beuve chrétien mais plutôt l'exigence qui est la sienne devant tout écrivain, cette exigence qui fait sa méthode et son style : d'entrer dans l'intimité d'une psychologie. (On le lui a assez reproché : Proust créa une autre scène, entre lui-même et Maman, pour son Contre Sainte-Beuve…) En amateur des personnes réelles, des personnes dans leurs œuvres, Sainte-Beuve affirme :

Que si on s'en tient aux récits contemporains et à ses œuvres mêmes, on arrive à quelque chose de plus suivi et de plus cohérent, à quelqu'un de plus réel. Oui, Pascal parfois doute ou a tout l'air de douter, il conçoit et exprime le doute d'une façon terrible, mais c'est aussi qu'il a, qu'il croit avoir le remède. Sa foi, je le pense, fut antérieure à son doute ; lorsque ce doute survint, il ne trouva place que dans l'intervalle de ce qu'on a appelé ses deux conversions, et il fut vite recouvert. Si l'on peut dire qu'il revint à la charge et se logea toujours plus ou moins au sein de sa foi, c'était là une manière, après tout, d'être assez mal logé et mal à l'aise ; et Pascal ne lui laissa, jour et nuit, ni paix ni trêve[34].

Passant de manière inattendue par le commentaire que Schlegel avait donné d'une scène d'Euripide, et opposant ainsi la religion de Pascal à celle des anciens Grecs, Sainte-Beuve en vient aux contresens que ses contemporains commettent à l'égard de la foi de Pascal :

C'est pour n'avoir pas senti, pour avoir insensiblement oublié à quel point et à quel degré de réalité Pascal croyait à Jésus-Christ, au Dieu homme et sauveur, qu'on a voulu faire de lui un sceptique. Certes Il eût été sceptique sans sa croyance à Jésus-Christ, et cela vous semble peu de chose, parce que, si nous n'y prenons garde, nous devenons sujets, tous tant que nous sommes, en parlant beaucoup de christianisme, à ne plus bien savoir ce que c'est que Jésus-Christ au sens réel et vivant où il le prenait[35].

Dans les dernières lignes de son compte rendu, dix-huit pages d'une typographie serrée dans la Revue des Deux Mondes, Sainte-Beuve va donc écrire :

Nous aurions pu, en nous appuyant au travail de M. Faugère, nous étendre sur d'autres points qu'il discute lui-même dans son introduction, mais nous avons mieux aimé aller au principal. En résultat, grâce à cette édition qui fixe le texte et coupe court aux conjectures, on a droit de dire, si je ne me trompe, que nous avons reconquis le premier Pascal, mais nous le possédons aujourd'hui par des raisons plus entières et plus profondes[36].

En préemptant l'édition de Faugère quelques jours avant qu'elle ne paraisse, Sainte-Beuve se veut le maître d'un jeu à trois. Il reconnaît volontiers cette édition et même il prétend la patronner, mais il veut la comprendre à travers d'autres raisons que celles de l'érudition : à travers ses raisons d'historien de Port-Royal et ses principes de critique littéraire. En même temps, il entend prévenir la confiscation que Cousin pourrait en faire, lui qui a ouvert la compétition dès 1842 et qui pourrait être tenté d'en faire son édition. Contre Cousin et ses prétentions sur Port-Royal et surtout contre la défiguration qu'il veut infliger à Pascal, Sainte-Beuve joue Faugère et la figure de Pascal que cette édition permettrait d'établir définitivement. L'édition de Faugère n'est pas la sienne, à lui Sainte-Beuve, mais elle lui permet, contre les menées d'un certain modernisme philosophique et politique, de « [reconquérir] le premier Pascal », le sien.

Victor Cousin, la réplique

Cependant Cousin ne se le tint nullement pour dit. Dès la fin de 1844 et le début de 1845, dans la Revue des Deux Mondes, il publie en deux articles une étude intitulée « Du scepticisme de Pascal », dans laquelle il répond, sans le nommer, à Sainte-Beuve[37] :

Je n'ai pu dire que Pascal fût sceptique en religion : c'eût été vraiment une absurdité un peu trop forte : bien loin de là, Pascal croyait au christianisme de toutes les puissances de son âme. Je ne veux point revenir et insister ici sur la nature de sa foi : je n'ai pas craint de l'appeler une foi malheureuse, et que je ne souhaite à aucun de mes semblables ; mas qui jamais a pu nier que cette foi fût sincère et profonde ? Il faut poser nettement et ne pas laisser chanceler le point précis de la question : c'est en philosophie que Pascal est sceptique, et non pas en religion, et c'est parce qu'il est sceptique en philosophie qu'il s'attache d'autant plus étroitement à la religion, comme au seul asile, comme à la dernière ressource de l'humanité dans l'impuissance de la raison, dans la ruine de toute vérité naturelle parmi les hommes. Voilà ce que j'ai dit, ce que je maintiens, et ce qu'il importe d'établir une dernière fois sans réplique[38].

« Sans réplique » ! Quant à Faugère, voici son paquet. C'est un désaveu :

[…] Suivre des règles posées par un autre, jusqu'à les compromettre par une application outrée, ce n'est point les inventer, tout comme réimprimer à grand bruit des pièces qui déjà ont vu le jour, sans citer le premier éditeur, ce n'est pas les publier pour la première fois. […] Un fac-simile n'est point l'édition, à la fois intelligente et fidèle, que j'avais demandée et que je demande encore[39].

La scène des années 1842-1845 est donc moins confuse que complexe et mêlée. Disputée entre trois protagonistes et avant qu'il ne survienne d'autres disputes d'éditeurs et de critiques, elle est un moment du sens des Pensées, irréductible à tous autres moments mais faisant écho, d'avance, à chacun d'eux. En effet, comme signe de contradictions, cette œuvre-là suscite des conflits qui, les uns et les autres, dévoilent la question et le problème de ce qu'elle est. En même temps, la question des Pensées met en évidence les motivations, la pensée et les arrière-pensées de chacun des protagonistes[40].

Comme les événements historiques, les œuvres littéraires ont leurs moments de vérité et chacune a plusieurs moments et plusieurs vérités. Pour les Pensées et pour Pascal, la scène de 1842-1845 en révèle d'autres : celle, vers 1640, où Domat, sur une page libre d'un recueil de lois, improvise le visage d'un jeune homme, en ardent poursuivant de la vérité et de la vie ; celle, après la mort de Pascal, où le fils de Domat authentifie ce portrait ; le moment enfin où Faugère le redécouvre et celui où il le fait reproduire, pour authentifier, lui, son édition. À la différence des périodisations de l'histoire qui la construisent par séquences de causalités, la scène produit la vérité par flashes. Mais la distinction n'opposerait pas forcément les historiens et les littéraires. Car ceux-ci procèdent le plus souvent par périodisations et, au contraire, un Duby, par exemple, a créé la scène immense de son Bouvines, laquelle porte sur le théâtre de l'Histoire, au jour dit du 27 juillet 1214 : la guerre au Moyen Âge et la distribution des puissances en Occident au XIIIe siècle, la langue des chroniques médiévales françaises, mais aussi une bataille des nations et son monument commémoratif (Leipzig, 1813-1913), la mobilisation d'août 1914, et jusqu'à la bataille de Brunete (Espagne, 1937) et aux bombardements d'Hanoi (1972)[41]. L'opposition entre les deux méthodes est philosophique, elle porte sur le statut de l'histoire et sur la recherche de la vérité.

L'inspiration de l'exercice et ses limites

Vis-à-vis d'un projet de portée générale concernant l'étude des œuvres littéraires, la scène des « Pensées 1842-1845 » serait trop particulière. Elle vaudrait, certes, entre d'autres scènes à faire où figureraient les Brunschvicg, les Havet ou les Lafuma, pour évoquer le fantôme que tous poursuivent des Œuvres-complètes-de-Blaise-Pascal. Surtout : même parmi les œuvres qui posent de sérieux problèmes d'édition (les Essais de Montaigne, À la recherche du temps perdu…), les Pensées représentent une œuvre tellement spécifique que les épisodes de leurs éditions ne peuvent pas valoir de manière décisive dans la recherche d'une méthode générale d'histoire des œuvres qui procéderait par scènes et non par périodes. Certainement…

Cependant la scène évoquée au début de ce travail, que Rancière construit autour d'un Julien Sorel pour une fois passif et abandonné, cette scène du « ciel du plébéien » offre l'exemple d'un travail qui réunit des héros divers et des pages bien différentes entre elles de la littérature. C'est cette voie plutôt que nous pourrions essayer de suivre, ne serait-ce que comme hypothèse de recherche.

Reste la signification de ce genre de tentative : où tendrait la substitution de la scène à la périodisation ? Si les grandes œuvres, et quelques-unes des autres, sont des événements dans la littérature, alors songeons à les considérer comme telles, en elles-mêmes et singulièrement.

Il faudrait, en quelque sorte, les raconter. C'est-à-dire les penser chacune par la création d'un récit qui en exposerait la nature et le sens à travers la disposition des enjeux qu'elle soulève, les antagonismes qu'elle résout ou non, les projets passionnés des personnages qui furent mêlés à son apparition — de son auteur bien sûr au premier chef —, à travers les pensées de ses lecteurs. Rien de surprenant en fait, si l'on veut bien considérer que les œuvres sont des actes et que, depuis Aristote, on ne peut connaître les actions des hommes, en tant que telles, que par la création de muthoi imitant en actes, à propos des actions humaines, ce qui fait qu'elles sont des actes. Alors créons des muthoi des œuvres, mais brefs, des sortes de nouvelles et non des romans — cela pour ne pas ramener les œuvres à des déterminants de l'ordre dramatique. Rancière est un écrivain : il rend les problèmes de l'esthétique à l'invention littéraire.

Pourquoi au fond et comment raconter les œuvres ? La scène des Pensées peut nous aider à répondre. Ce qui saisit devant les Pensées, c'est le fait que ni nous ni personne ne savons ce que c'est, et que Pascal lui-même ne les a jamais connues autrement qu'en pensée (c'est l'idée de Sainte-Beuve en somme). Devant cet « amas confus, sans ordre, sans suite, et qui ne pouvait servir à rien », devant ce qui aurait dû être une œuvre achevée et utile, se dressent toutes les tentatives pour faire que cet amas soit une œuvre, éventuellement utilisable. En présence des Pensées, il y a les éditeurs des Pensées, leurs travaux, leurs débats avec leurs confrères et, à la source de tout cela, le trouble qui les a saisis, chacun à sa manière et souvent en tant qu'« amateurs », devant un événement qui n'a pas eu lieu, le livre de Pascal.

Mais, prenons-y garde, ce trouble paraît aussi, bien que sous une autre forme, en présence des œuvres les plus accomplies. Toute œuvre revêt le statut de l'événement, car nous ne pouvons pas ne pas soupçonner, en dépit de tous les efforts que nous déployons pour éviter cette pensée, que telle œuvre aurait pu être autre qu'elle n'est et même qu'elle aurait pu ne pas être du tout. Là est le trouble qui peut (qui devrait ?) nous saisir en présence de toute œuvre, achevée ou non, celui que suscite sa contingence : elle est, plutôt que toute autre œuvre, plutôt que toute autre forme de ses possibles ; elle est plutôt que rien. Or ce trouble de la contingence, de même que celui qui nous saisit à l'égard des événements historiques, tend à se dissiper (cherche à se dissiper ?) dès qu'apparaît la pensée (le prétexte ?) de la nécessité historique ou même l'idée d'une nécessité dramatique. Songeons sérieusement à ceci : il y a un nombre infini d'œuvres qui ne furent pas et celles qui sont ne furent pas de toute nécessité…

C'est ce trouble, au fond, qui récemment a donné naissance à toute une branche de l'érudition, de la théorie et de la science littéraires, la critique génétique : à la recherche des avant-textes, à leur établissement et à leur examen, à leur publication et à leur commentaire[42]. Pour « des raisons plus entières et plus profondes » que la simple curiosité, comme Sainte-Beuve le disait à propos de l'édition Faugère des Pensées, fragments et lettres de Blaise Pascal, publiés pour la première fois conformément aux manuscrits originaux en grande partie inédits, suggérons qu'il faudrait, s'appuyant notamment sur ces travaux irremplaçables d'archéologues inventifs, raconter les œuvres — non pas les paraphraser —, dans des compositions narratives qui répondraient, une ou plusieurs, à la singularité de chaque œuvre, qui en montreraient l'incidence dans le temps et qui en produiraient, comme dit Rancière, « l'identification ».

Pierre Campion



[1] Préface de l'édition de Port-Royal (1670), reproduite notamment dans Pascal, Pensées et opuscules, éd. de Léon Brunschvicg, Paris, Classiques Hachette, 1900, éd. revue en 1961, p. 311. Non signée, cette préface, dite « de Port-Royal », fut rédigée par l'abbé Étienne Périer, neveu de Pascal, au nom du comité chargé par Port-Royal d'éditer les papiers laissés par Pascal.

[2] Cette édition et ses propres compléments (1678-1776) ont fait l'objet d'un fac-similé présenté par Georges Couton et Jean Jehasse, Saint-Étienne, Universités de la région Rhône-Alpes, Centre interuniversitaire d'éditions et de rééditions, 1971.

[3] Sur ces premières éditions, voir le livre remarquable de Marie Pérouse, dont le titre polysémique vaudrait d'ailleurs pour toute l'histoire éditoriale des Pensées : L'Invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Honoré Champion, 2009.

[4] Une édition électronique des Pensées a été réalisée en 2011 par Dominique Descotes, professeur de littérature française à l'Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand et Gilles Proust, Ingénieur de recherche au Centre d'études sur les Réformes, l'Humanisme et l'Âge classique. Présentation.

[5] C'est ce que fait Alain Cantillon dans un article : « L'institution des Œuvres-complètes-de-Blaise-Pascal : à propos des éditions de Léon Brunschvicg (1897-1914) », Les Dossiers du Grihl, 2009. Remarquons le concept forgé par lui des Œuvres-complètes-de-Blaise-Pascal : une espèce de leurre poursuivi successivement par tous les éditeurs de Pascal.

[6] Jacques Rancière, Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l'art, Paris, Galilée, coll. La Philosophie en effet, 2011.

[7] Aisthesis, op. cit., p. 61-77. C'est l'une des quatorze scènes présentées dans le livre.

[8] Cette philosophie d'un dissensus entre les humains, sans cesse renaissant et toujours circonstancié, est exprimée dans La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, coll. La Philosophie en effet, 1995.

[9] Dans mon esprit, le présent article prolonge un autre article, « Écrire l'histoire des œuvres littéraires ? », paru d'abord dans la revue Poétique, n° 170, avril 2012, où je me bornais à poser la question, d'après Rancière, de savoir si l'histoire littéraire pourrait raconter « autrement que sur les modes anecdotique ou de pure science, les événements que sont les œuvres de la littérature ».

[10] Louis Lafuma, dans l'une de ses éditions des Pensées, Paris, J. Delmas et Cie, 1967, p. 7.

[11] Pensées, fragments et lettres de Blaise Pascal, publiés pour la première fois conformément aux manuscrits originaux en grande partie inédits, par M. Prosper Faugère, Paris, Andrieux éditeur, 1844, p. XLIX et suivantes. Faugère avait été mis sur la piste de ce personnage pittoresque par un certain Gonod, un correspondant qu'il avait à Clermont depuis son éloge académique de Pascal. Toute cette histoire est racontée et les lettres de Gonod reproduites par Ernest Jovy dans sa brochure, Les Études pascaliennes en Auvergne pendant l'année 1843 d'après les lettres inédites de Benoît Gonod, Bibliothécaire de Clermont, à Prosper Faugère, Clermont-Ferrand, Imprimerie générale, 1925.

[12] Sainte-Beuve, Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1844, tome 7 de la Revue, p. 113.

[13] Victor Cousin, Des Pensées de Pascal. Rapport à l'Académie française sur la nécessité d'une nouvelle édition de cet ouvrage, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1843. Paru d'abord dans Le Journal des savants, avril-novembre 1842.

[14] Victor Cousin, ibid., p. 9-10.

[15] Ibid., p. 10.

[16] Faugère, op. cit., p. VI.

[17] ibid., avant-propos, p. XIX-XX.

[18] ibid., avant-propos, p. LIV-LV. Fondateur de l'école éclectique qui prétend réconcilier en elle-même les grandes doctrines, Cousin fait de la défense de la philosophie une affaire personnelle.

[19] Sainte-Beuve, non sans ironie, ibid. p. 108 : « M. Cousin, d'une plume incisive et comme d'une épée de feu, avait, du premier coup, élevé le débat […]. »

[20] En mettant son édition sous le patronage de Villemain, pair de France, ministre de l'Instruction publique et secrétaire perpétuel de l'Académie française, « un illustre écrivain, dont l'amitié est pour nous un charme et un honneur », Faugère prenait aussi ses distances avec le personnage même de Cousin : Faugère, op. cit., p. LXXXVI- LXXXVII. En tête de l'édition figurait la lettre du ministre autorisant Faugère à publier les manuscrits de Pascal, propriété de l'État.

[21] Faugère, op. cit., p. LXXVI. Voir aussi ibid., p. LXXXI : « “C'est Pascal, dit M. Cousin, qui le premier a déclaré la guerre au cartésianisme et à toute philosophie”. Il est vrai qu'un peu plus loin, après avoir dit que Pascal est le premier homme de génie qui ait manié la langue créée par Descartes, M. Cousin ajoute ceci : “Et Pascal, c'est encore un philosophe et un géomètre”. »

[22] Sainte-Beuve et Faugère étaient en correspondance avant la publication de l'édition, comme en atteste le fonds Faugère de la Bibliothèque Mazarine.

[23] Sainte-Beuve, ibid., p. 107.

[24] Faugère, op. cit., p. LXXIII. Ci-dessus, la gravure faite à Clermont, d'après le dessin original de Domat, « pour l'édition de Pascal de M. Prosper Faugère » (mention portée au bas de la gravure). Nous la reprenons ici, avec l'autorisation de la Bibliothèque du Patrimoine de Clermont Communauté, comme un état intermédiaire entre l'original et la gravure en noir et blanc qui figure dans l'édition de Faugère. Quant au dessin de Domat, il est maintenant à la Bibliothèque nationale. À ce sujet, voir Erwana Brin, « Le portrait de Pascal à la Bibliothèque nationale ». Paris, Bulletin des bibliothèques de France, n° 5, 1962.

[25] Id.

[26] Faugère, op. cit., p. LXXII.

[27] Faugère, op. cit., p. LXXIII- LXXIV.

[28] Faugère, op. cit., p. LXXI-LXXII : « Guidé d'ailleurs par une note dans laquelle Pascal a expressément indiqué la division principale qu'il se proposait de suivre, nous avons divisé cet ouvrage en deux parties. L'une destinée à faire connaître l'homme dans son état naturel […]. L'autre, montrant que la religion seule a parfaitement connu l'homme […]. »

[29] Sainte-Beuve, ibid., p. 108.

[30] Sainte-Beuve, ibid., p. 108-109.

[31] Sainte-Beuve, ibid., p. 111.

[32] Sainte-Beuve, ibid., p. 115. Sainte-Beuve n'aime pas les révolutions…

[33] Sainte-Beuve, ibid., p. 118. Faugère s'était posé explicitement la question : « Quelle a été la foi de Pascal ? […] Ce qui est pour nous hors de toute question, après le commerce intime que nous venons d'avoir avec l'auteur des Pensées, c'est qu'il avait une conviction profonde de l'excellence morale et philosophique, de la prééminence surnaturelle et divine du christianisme ; cette foi domine en lui tous les orages de la pensée. Il croit en Jésus-Christ médiateur nécessaire entre Dieu et l'homme, régénérateur des âmes, sauveur du genre humain » (Faugère, op. cit., p. LXXX). Sur ce point, Sainte-Beuve est sur une ligne proche de celle de Faugère et tous deux contre celle de Cousin.

[34] Sainte-Beuve, ibid., p. 120.

[35] Sainte-Beuve, ibid., p. 124-125.

[36] Sainte-Beuve, ibid., p. 125.

[37] Sur cette étude de Cousin, sur son contexte, son esprit et sa portée politiques, voir Alain Cantillon : « ÒNous n'avions entrepris qu'un travail littéraireÓ. Victor Cousin et Pascal », Les Cahiers du Centre de Recherches historiques, 28-29, 2002.

[38] Victor Cousin, « Du scepticisme de Pascal », Revue des Deux Mondes, tome 8, 1844, § 5.

[39] Id., § 2 et 3. Dans cette étude, Cousin laisse entendre qu'il avait pensé lui-même à éditer les Pensées, tout au moins celles qui représentaient pour lui un intérêt, mais qu'il y a renoncé : « J'avais un moment songé à donner un plus grand nombre de pensées nouvelles. La réflexion m'a retenu. Dans l'intérêt même de la renommée de Pascal, surtout dans l'intérêt des lettres, j'ai dû me borner à mes premiers extraits, une lecture attentive ne m'ayant fait découvrir aucun fragment nouveau qui fût supérieur à ceux que j'avais donnés, et qui méritât de voir le jour », id., § 3.

[40] C'est ce que montre bien, pour le XIXe siècle, l'étude de Mariane Bury : « Le statut de l'ébauche dans le discours critique au 19e siècle : le cas des Pensées de Pascal », dans l'ouvrage collectif Esquisses ébauches. Projects dand Pre-texts in Nineteenth-Century French Culture, Sonya Stepens, editor, Peter Lang, New York, 2007, p. 11-21.

[41] Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines. 27 juillet 1214, Paris, Gallimard, coll. Les Trente journées qui ont fait la France, 1973. L'évocation du Vietnam, in fine, signale le moment où Duby dresse cette scène. C'est l'époque de son œuvre où, s'éloignant de ses amis des Annales, il travaille aussi par portrait, dans son Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde, Paris, Fayard, 1984.

[42] On peut songer, entre autres, aux travaux de l'Institut des Textes & Manuscrits modernes (ITEM-CNRS) et à la revue qu'ils inspirent, Genesis.

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