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Pierre Campion : De l'anthropologie à l'autobiographie. Le récit d'enfance
Mis en ligne le 22 avril 2012.

Ce texte a été publié pour la première fois au CRDP de Bretagne, en 1993, dans la collection des Bulletins de philosophie, sous le titre De l'anthropologie à l'autobiographie. Le récit d'enfance chez Rousseau, Renan et Sartre avec une préface de Pierre-Henry Frangne, intitulée « L'autobiographie, entre philosophie et littérature ».

Avec l'autorisation de Pierre-Henry Frangne, je reprends ici ces textes en vue de leur utilisation par les étudiants et candidats à des concours.

© : Pierre Campion et Pierre-Henry Frangne.

Voir par ailleurs sur ce site : Nathalie Sarraute ou comment Žcrire l'enfance aprs Freud ?.



SOMMAIRE

Préface

L'autobiographie, entre philosophie et littérature

De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là.
Baudelaire

Ce huitième numéro du Bulletin de philosophie du CRDP de Bretagne que nous livrons à l'intérêt de nos collègues a, par rapport aux précédentes livraisons, une double originalité : il présente un texte unique dont l'ampleur dépasse celle du simple article  il est écrit par un professeur de lettres. Pierre Campion, professeur en Première Supérieure au lycée Chateaubriand de Rennes, a en effet bien voulu nous laisser éditer son étude sur le récit d'enfance chez Rousseau, Renan et Sartre en pensant que les professeurs de lettres et de philosophie seraient intéressés par le problème de l'autobiographie où s'entremêlent à l'évidence les questions théoriques et poétiques, philosophiques et esthétiques.

1) Écrire son autobiographie, c'est d'abord prendre conscience de soi. C'est à la fois faire (et lutter contre) l'expérience que Hume et Montaigne, chacun dans son ordre, ont parfaitement décrite, à savoir cette expérience qui nous révèle à nous-même la labilité, la discontinuité et l'inconsistance de notre moi. Écrire son autobiographie, c'est prendre conscience de la contradiction qui toujours anime notre existence personnelle : celle d'être uni à soi dans un espace intérieur que nous appelons nous-mêmes, celle d'être dispersé ou atomisé dans une multitude de perceptions particulières que nous ne parvenons jamais à articuler pleinement les unes aux autres pour constituer une unité et une identité. Pour l'autobiographe donc, le moi est un postulat et un projet[1], le présupposé et le posé de son aventure qui, à bien des égards a la circularité de l'odyssée de l'Esprit dans la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel. L'espace d'écriture qu'ouvre l'autobiographe est un espace de l'entre-deux, un espace polémique et inquiet où le je (sujet et objet de lui-même) se perd et se retrouve, mesure sa propre distension, ou, comme l'on voudra, sa concordance discordante ou sa discordance concordante[2].

2) Écrire son autobiographie, c'est supposer que le secret de soi-même se trouve dans « le vaste palais de la mémoire » (saint Augustin) ; c'est faire reposer la prise de conscience de soi sur une rétrospection qui exige que je sois ce que je suis devenu, que mon être soit le résultat historiquement advenu d'une durée dont l'autobiographe tente de démêler les fils par le récit de sa vie et, plus particulièrement, par celui de son enfance. Cet effort de mémoire repose sur la nécessité d'une liberté qui se conquiert dans une double séparation :

a) La vérité de moi-même n'est accessible qu'à moi-même et non au regard de l'autre ou de la société. Toute autobiographie naît de la conviction que le moi qui se raconte n'est jamais ce qu'il apparaît à la société. Même si c'est en elle et ses conventions que le moi de l'autobiographe trouve ses conditions de possibilité, la société et les autres ne trouveront de lui que des apparences illusoires, c'est-à-dire un moi « encroûté » et réifié, sans commune mesure avec le moi profond essentiellement libre, imprévisible et créateur de lui-même.

b) Mais séparé des autres, l'autobiographe est également séparé de lui-même et pas seulement parce que, dialoguant avec lui-même, il se divise en se réfléchissant. L'autobiographie naît en effet de la nécessité de rompre avec le passé de son auteur, alors même que c'est ce passé qui lui permet de se connaître. Écrire sa propre vie, c'est diviser son existence, c'est faire l'éloge du présent (celui de l'écriture) qui met à distance son passé pour indiquer que ce n'est pas tant lui qui nous fait, que nous qui le faisons en le choisissant. L'autobiographe se fait la cause de la cause dont il est l'effet, et son acte de liberté par rapport à son propre passé lui permet de construire un second espace qui n'est plus l'espace du dedans mais qui est l'espace de l'œuvre.

3) Mais, avant d'être une œuvre d'art, l'autobiographie est un acte éthique suscitant un double « pacte » (Philippe Lejeune) de l'auteur avec lui-même et de l'auteur avec le lecteur : dire la vérité ; dire toute la vérité. L'autobiographie se distingue en effet des autres types d'œuvre par la nécessité qu'elle engendre de renvoyer au réel et au référent qu'est l'auteur[3]. Ne se voulant pas créateur de fictions qui ne renvoient qu'à elles-mêmes, l'autobiographe se doit, à lui-même et aux hommes qui le lisent, exactitude et sincérité. La valeur de vérité de l'autobiographie repose donc sur l'exigence de transparence à soi et à autrui de l'auteur, transparence qui se fonde elle-même sur la nécessité de ce que Rousseau appelle la sincérité, Renan la fidélité et Sartre, l'authenticité. Même chez ce dernier, où l'homme se caractérise essentiellement par la facticité ou par la nécessité première de jouer la comédie aux autres et à soi (ce qui est proprement la mauvaise foi), l'authenticité est la condition de l'autobiographie que pourtant l'autobiographie sartrienne engendre (Pierre Campion le montre très bien) par la provocation au lecteur d'une part et l'ironie d'autre part[4]. C'est ce nouveau et fécond cercle dans lequel est enfermé l'autobiographe qui fait de son œuvre un espace de vérité mais également de fiction.

4) Si l'autobiographie imbrique vérité et fiction, c'est parce que la question « Qui suis-je ? » est en même temps la question « Qu'est-ce qu'un homme ? » ou « Qu'est-ce que l'homme ? ». Le récit authentique de sa propre vie, non seulement a la prétention de dire la vérité sur le moi, mais a également celle de dire la vérité sur l'homme. Comment alors la particularité d'une vie s'éclairant dans la particularité d'un récit peut-elle avoir une valeur universelle ? Comment expliquer la dimension anthropologique de l'autobiographie ? Ce problème qui est au centre de la réflexion de Pierre Campion trouve plusieurs solutions.

a) La poésie a une portée philosophique parce que le récit organise logiquement ce qui se vit réellement sur le mode de la dispersion. L'autobiographe agence ainsi les événements de sa vie qui deviennent par là même des épisodes d'une fable, d'une « mythistoire »[5], dont l'ordre rétrospectivement nécessaire la hausse au plan de l'universel.

b) Mais l'autobiographie n'a pas la simplicité dépouillée de la tragédie dont parle Aristote. Elle se caractérise au contraire par l'importance, en son sein, de l'aléatoire, du désordre, de la digression et de l'incohérence. Si l'autobiographe fixe sa vie en un destin, il note également tout ce qui dans son existence est proprement insignifiant, c'est-à-dire tout ce qui échappe à l'unité d'une vie pensée comme destin. Cette volonté sur laquelle repose toute autobiographie de noter l'insignifiant, exprime l'idée selon laquelle toute vie a, indépendamment du travail du style, une valeur de signification qui, comme le dit Pierre Campion, « sauve chacun de ses instants ». Ici ce n'est pas la vie pensée comme destin qui a une portée universelle c'est la vie pensée comme totalisation.

c) Enfin, il faut noter que l'écriture autobiographique est, chez les trois auteurs qui nous occupent, une « écriture seconde »[6], c'est-à-dire une entreprise visant à élucider une œuvre philosophique déjà déployée. Le projet autobiographique aurait donc pour fonction de développer in concreto ce qui a déjà été pensé spéculativement, et de dépasser plus que d'illustrer les apories d'une anthropologie philosophique par le récit autobiographique parfaitement apte à entremêler l'explication et la compréhension ainsi que les différents discours possibles sur l'homme. Telle est sans doute la position de Pierre Campion qui nous invite à suivre un trajet théorique menant de l'anthropologie à l'autobiographie : « Apologie personnelle, comme chez Renan et Rousseau, ou dénigrement personnel, comme chez Sartre, l'autobiographie achève et situe, et dépasse, la tâche de l'anthropologie philosophique », dit-il. La thèse est romantique. Elle veut, dans le droit fil des pensées de Schelling, de Novalis et des frères Schlegel, que la littérature (sous la figure de la poésie) s'unisse à la philosophie afin de lui faire perdre les divisions nées de l'entendement. Elle prend acte également du fait que la littérature devient, fécondée par la philosophie, ironique, critique et intellectuelle.

Platon avait séparé la philosophie de la poésie parce que cette dernière était illusoire et corruptrice il avait également uni celles qu'il avait séparées parce que la poésie (sous la forme du mythe) a également la puissance de relayer la dialectique là où celle-ci mesure ses propres limites. Le discours autobiographique (en sa nature circulaire et amphibie) ne nous intéresse-t-il pas justement parce qu'il nous rappelle ces deux exigences que nous devons toujours et contradictoirement tenir ensemble, et dont Platon (tout comme l'Aristote de la Poétique, le Rousseau du second Discours ou de l'Émile, le Hegel de la Phénoménologie de l'Esprit) nous a depuis longtemps avertis ?

Tout au moins l'autobiographie nous donne-t-elle ici l'occasion d'accueillir amicalement, dans notre Bulletin de philosophie, un spécialiste de la littérature.

Pierre-Henry Frangne


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De l'anthropologie à l'autobiographie

Le récit d'enfance chez Rousseau, Renan et Sartre

Références

Rousseau, Confessions, livres I à IV, GF, vol. I

Renan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse, GF

Sartre, Les Mots, Folio.

Sauf indication contraire, nous citerons les textes suivant ces références et sous les abréviations C., M., et S.

Introduction

Goethe choisit, pour titre de ses Mémoires, Vérité et Poésie, montrant par là qu'on ne saurait faire sa propre biographie de la même manière qu'on fait celle des autres. Ce qu'on dit de soi est toujours poésie. S'imaginer que les menus détails sur sa propre vie valent la peine d'être fixés, c'est donner la preuve d'une bien mesquine vanité. On écrit de telles choses pour transmettre aux autres la théorie de l'univers qu'on porte en soi. La forme de Souvenirs m'a paru commode pour exprimer certaines nuances de pensée que mes autres écrits ne rendaient pas.

Ici, dès la préface de ses Souvenirs (pp. 39-40), non seulement Renan prend ses distances avec l'autobiographie entendue comme pur et simple recueil des événements d'une vie mais surtout il confère à son récit la fonction de compléter « [ses] autres écrits » et d'exprimer « la théorie de l'univers qu'[il] porte en [lui] ». D'emblée, le récit autobiographique, mais en tant qu'œuvre poétique, est intégré à l'œuvre du biographe de Jésus, de l'historien et du philosophe des religions. Sans nous arrêter à l'ambiguïté de la syntaxe, qui ne nous dit pas vraiment si c'est la théorie de l'univers ou l'univers lui-même que l'auteur « porte en [lui] », nous nous sentons de toute façon bien avertis : l'autobiographie a valeur théorique, la poésie a valeur philosophique, comme nous en assure aussi la référence à Goethe.

Or il nous paraît que le programme assigné par Renan au récit autobiographique et la dignité qui lui est ainsi conférée pourraient aussi caractériser certaines œuvres, intimes et « littéraires », des deux autres « philosophes » que sont Sartre et Rousseau. Au fond, que viennent faire chez Renan, chez Rousseau et chez Sartre, à un moment donné, les écrits autobiographiques ? Nous voudrions répondre à cette question en la modifiant légèrement et en la restreignant selon la formule suivante : comment les trois récits d'enfance que sont les Confessions, Les Mots et les Souvenirs d'enfance et de jeunesse trouvent-ils leur place ou, mieux, leur nécessité, chacun à sa manière, dans l'économie et dans le développement d'une œuvre proprement philosophique ? Nous pensons non seulement que la réponse à cette question est possible mais que cette réponse sera plus approfondie et plus pertinente si nous travaillons ensemble les trois œuvres.

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Renan, ou la philosophie comme anthropologie et l'anthropologie comme histoire

Chez Renan, la science de l'homme occupe une place capitale dans la conception de la science, dans la philosophie et dans la vision du monde. Chez lui, en effet, ce qui donne son sens à la connaissance scientifique en général, et ce qui vient la couronner, c'est l'anthropologie, parce que la connaissance de l'univers suppose celle de son évolution, et que celle-ci suppose, à son tour et en dernière analyse, une histoire de l'esprit humain. En effet, si l'homme est dans l'univers la seule « cause libre qui a usé des forces de la nature pour des fins voulues », « on peut donc poser en thèse que le fieri par développement interne, sans intervention extérieure, est la loi de tout l'univers que nous percevons »[7]. Et, ajouterons-nous, on peut soutenir que ce fieri trouve sa loi de développement dans celle du progrès de l'homme. Dans ces conditions, et reprenant l'idée maîtresse de Condorcet, Renan peut écrire :

Le but du monde est le développement de l'esprit, et la première condition du développement de l'esprit, c'est sa liberté[8].

Mais comment le récit de l'enfance et de la jeunesse permet-il de connaître, à travers l'histoire de l'auteur lui-même, le processus de développement et de libération de l'esprit humain et ainsi de rendre compte de la nature de l'homme, de celle de l'univers et de la nature de la connaissance comme processus, au sein du mouvement d'ensemble de l'homme et de l'univers ?

Chez Renan, le projet de faire « l'histoire des progrès de l'esprit humain » (pour évoquer à nouveau l'expression et le titre de Condorcet) doit prendre en compte la pensée religieuse, car l'homme est un être naturellement religieux et ses progrès s'incarnent dans la succession des religions, dont la fonction est de conduire à « ce grand succès final qui sera le complet avènement de Dieu »[9]. Mais, point capital, et par une conséquence de la conception de l'Histoire qui est celle de Renan, le mode adéquat de l'histoire des religions ne peut être que critique : car toute foi religieuse n'est que l'adhésion provisoire de l'Esprit à un moment de ses convictions et de son histoire, adhésion à la fois authentique et valable mais qui a à être révoquée, ou plutôt rapportée à son moment, aux origines de cette Histoire et à ses fins dernières, et à être rigoureusement désimpliquée de toute réalité transcendante[10]. En un mot, l'histoire des progrès de l'esprit humain est celle de ses illusions ou, mieux encore, celle du processus de ses désillusions.

C'est ici qu'intervient le récit de l'enfance et de la jeunesse de l'historien lui-même. Survenus tardivement dans l'œuvre de Renan, au moment de la soixantième année, et bien après les grandes œuvres historiques, philologiques et exégétiques, les Souvenirs continuent et achèvent le mouvement de la philosophie critique, par d'autres moyens. En effet, la critique de la foi religieuse, et de toute foi, particulièrement sous sa forme historique, ne peut être achevée, c'est-à-dire effective et concrète (au sens hégélien du terme) que si elle est compréhensive, entendons posée de l'extérieur et de l'intérieur en même temps, objective et subjective, à travers le récit d'un sujet qui a lui-même parcouru les moments de la foi et de la libération. C'est que, comme moment de l'évolution humaine et comme forme de l'Esprit à venir, la foi est ambigu‘ et ambivalente c'est aussi que la foi représente une certaine psychologie, celle de l'imagination mythologique, c'est-à-dire celle d'un sujet, autarcique, inentamable, producteur de sa propre illusion et rebelle à toute critique qui ne saurait pas se fonder et s'établir au sein de lui-même et du processus vivant de son imagination. Retenons ici deux des déclarations des Souvenirs qui fondent au mieux la nécessité de la critique philosophique par la démarche autobiographique :

L'essence de la critique est de savoir comprendre des états très différents de celui où nous vivons. J'ai vu le monde primitif. […] Je sais ce que c'est que la foi, et, bien que plus tard j'aie reconnu qu'une grande part d'ironie a été cachée par le séducteur suprême dans nos plus saintes illusions, j'ai gardé de ce vieux temps de précieuses expériences. Au fond, je sens que ma vie est toujours gouvernée par une foi que je n'ai plus. (S., pp. 86 et 53)

Le récit aura donc valeur de critique, et ce type de critique achèvera et dépassera la critique purement philosophique, parce que son opération montrera, et ce faisant analysera, la psychologie de la foi et le processus du passage au seul mode achevé de la foi, cela du point de vue de celui qui connaît la forme aliénée et primitive de la foi, pour l'avoir vécue et pour s'en être libéré. En particulier, la puissance d'illusion du récit mythique ne trouvera sa véritable critique que dans le contre-récit autobiographique, suivant les modes que l'on verra plus bas.

En somme, chez Renan, les Souvenirs ont une valeur philosophique en tant qu'ils continuent la tâche d'anthropologie critique qui est celle de la philosophie, et ils réalisent cette tâche philosophique en tant qu'archéologie et généalogie, explicatives et compréhensives, des croyances de l'homme, en tant que réflexion et incitation morales (par l'histoire exemplaire d'un héros), en tant que généalogie de la philosophie renanienne elle-même[11] et, finalement, en tant que réflexion épistémologique (qu'est-ce que comprendre et expliquer, quand il s'agit de l'esprit humain ?). On est dans les années et dans l'esprit de Nietzsche, mais on n'est pas si loin du moment de Rousseau, ni de celui de Sartre.

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Anthropologie et philosophie : la fonction du récit autobiographique dans le projet philosophique de Sartre et de Rousseau

Chez Sartre aussi, la réflexion sur l'homme a toujours été centrale, et c'est justement un travail sur le moment des Mots dans son œuvre qui contribue à nous en assurer. En effet, on convient généralement que le projet autobiographique des Mots et les débuts de son exécution remontent aux années 1952-54[12]. Or, en ces années précisément, trois projets coexistent dans la pensée et dans les travaux de Sartre : celui du texte proprement philosophique qui devait commencer à être publié en 1960 (la Critique de la raison dialectique), celui de la « biographie » de Flaubert publiée en 1971 et 1972 sous le titre de L'Idiot de la famille et celui de l'autobiographie d'abord appelée Jean sans terre. Les témoignages, les interviewes et les confidences de Sartre indiquent que ces projets correspondent aux trois éléments d'une situation complexe : une crise personnelle, une sorte de conversion politique qui s'exprime à travers le rapprochement avec le Parti communiste, des préoccupations épistémologiques dues en partie à ce rapprochement et en partie au développement propre du système sartrien. La clé de la situation nouvelle que connaît Sartre se trouve dans les Questions de méthode, ce texte paru d'abord en 1957 dans Les Temps modernes, et qui devait servir d'ouverture au premier tome de la Critique de la raison dialectique en 1960[13]. Commentant le premier de ces deux textes, la préface du livre de 1960 établit clairement le projet d'une anthropologie et le cahier des charges de ce projet :

[…] finalement c'est une question que je pose. Une seule : avons-nous aujourd'hui les moyens de constituer une anthropologie structurelle et historique ? Elle trouve sa place à l'intérieur de la philosophie marxiste parce que […] je considère le marxisme comme la philosophie indépassable de notre temps et parce que je tiens l'idéologie de l'existence et sa méthode « compréhensive » pour une enclave dans le marxisme lui-même qui l'engendre et la refuse tout à la fois[14].

Développant ce thème et l'idée de cette « situation », Sartre pose l'exigence d'une discipline historique et dialectique, dont le concept central serait celui de totalisation, l'ambition (philosophique) celle de la vérité et l'inspiration opposée à celle du positivisme. En effet, si « le problème fondamental » s'exprime dans cette question : « Y a-t-il une Vérité de l'homme ? », alors

[…] la compréhension de l'homme par l'homme implique non seulement des méthodes spécifiques mais une Raison nouvelle, c'est-à-dire une relation nouvelle entre la pensée et son objet. En d'autres mots, y a-t-il une raison dialectique ?[15].

Déjà, on soupçonne que la littérature, et singulièrement l'autobiographie, aura à jouer son rôle dans un projet qui affirme aussi nettement le caractère subjectif et dialectique de la connaissance anthropologique, c'est-à-dire la nécessité d'impliquer le sujet de cette connaissance si spécifique dans l'acte de sa connaissance.

Maintenant, pour comprendre la place qu'occupent les Confessions dans l'œuvre philosophique de Rousseau, on doit évoquer d'abord les analyses de Philippe Lejeune[16]. Elles se résument fort bien dans la formule synthétique qu'il met lui-même en italiques dans son propre texte :

La structure du Livre I doit être rapportée, en tant que microcosme, non seulement aux Confessions dans leur ensemble, mais à l'anthropologie de Rousseau en général[17].

Nous confirmerons et éclairerons ce travail par les analyses de Pierre Burgelin et de Robert Derathé, qui montrent que, chez Rousseau, l'anthropologie est bien au centre de la réflexion philosophique. Ainsi Robert Derathé a-t-il pu écrire :

Toute l'œuvre de Rousseau est axée sur la connaissance de l'homme. Rousseau ramène à l'étude de l'homme tous les problèmes qu'il se pose […]. Il serait facile de montrer que Rousseau n'aborde le problème de Dieu qu'en fonction de l'homme […]. C'est dans le même esprit, sans véritable curiosité scientifique, mais avec des préoccupations morales que Rousseau parle de la nature […]. C'est donc bien l'étude de l'homme et de sa condition qui est au centre de l'œuvre de Rousseau et fait l'unité de sa pensée[18].

Primat de l'expérience et de l'éthique sur la pensée spéculative, préoccupation de l'homme et de sa condition, ces caractères définissent bien une anthropologie, pour peu que nous n'entendions pas par ce terme, stricto sensu, l'idée d'une science positiviste mais une discipline à caractère philosophique. Partant de la même intuition, Pierre Burgelin va plus loin, et il énonce les deux nécessités, liées entre elles, que Rousseau a dû envisager dans son anthropologie, et qui rappellent précisément celles que nous avons vues s'imposer à Sartre : d'une part celle de totaliser la réalité humaine ainsi que les diverses techniques de son approche (notamment ce que nous appelons la littérature) et, d'autre part, celle suivant laquelle le sujet philosophique doit prendre en compte sa propre expérience au sein de sa réflexion :

La science de l'homme, vers quoi toutes ses tentatives convergent, va […] s'efforcer de saisir les hommes dans leur réalité totale, au sein d'un monde, dans une situation donnée. Cette totalité implique non seulement les conditions géographiques ou physiologiques, les formes sociales mais aussi l'univers des valeurs, les aspirations morales, esthétiques et religieuses où se révèlent les structures ontologiques du monde et de l'homme, enfin la complexité infinie des personnalités absolument libres. Aucun de ces aspects n'est absent de son œuvre, il est résolu à n'en sacrifier aucun, à ne pas consentir à ces dialectiques d'aplatissement que le positivisme n'a pas évitées, lorsqu'en faisant la science de l'homme, il ramène les uns aux autres les divers niveaux de l'existence. De là cette richesse et cette complexité d'une pensée qui refuse de se laisser enfermer dans aucune technique, bien qu'elle les suppose toutes, et qui consentira à impliquer Rousseau tout entier dans l'exposé même de sa philosophie[19].

Certes, la problématique de Pierre Burgelin, et sous le titre révélateur qu'il donne à son livre, est « sartrienne » par principe, d'une certaine manière, et il n'est donc pas étonnant qu'il « retrouve » l'épistémologie que Sartre est en train d'élaborer au même moment, mais il n'empêche : l'autobiographie, chez Rousseau comme chez Sartre, renvoie, toutes différences bien considérées, à des intuitions et à des problèmes très proches. Même certains traits de la problématique et de la pensée de Renan rejoignent le dessein général d'une autobiographie philosophique que nous pourrions dès maintenant et provisoirement esquisser en ces termes : la perspective anthropologique de l'autobiographie et donc sa valeur générale, la nécessité de conjoindre diverses méthodes d'approche, le refus de la séparation positiviste entre le sujet et l'objet de la connaissance, le travail généalogique sur la pensée du philosophe lui-même.

Mais la perspective de Sartre et de Rousseau rejoint encore celle de Renan sur un point décisif : pour l'un comme pour l'autre, et pour chacun à sa manière, qui n'est pas non plus celle de Renan, l'homme est un être historique et toute anthropologie doit se faire historique. Pour le premier, la référence est celle du marxisme, comme on l'a déjà vu pour le second, l'idée est celle d'un événement historique à supposer et d'un mouvement irréversible de l'humanité, dont les deux Discours commencent à construire le schème idéal, et dont La Nouvelle Héloïse, l'Émile et le Contrat social proposent des modes d'emploi, si on peut dire. Dès lors, pour peu que le sujet de l'autobiographie puisse se représenter et se penser comme l'homme lui-même et représenter et penser son histoire comme celle de l'homme, l'autobiographie sera une œuvre pleinement philosophique. Mais, justement, là est bien le problème, et il va être fortement thématisé chez Sartre et chez Rousseau, plus qu'il ne l'était chez Renan.

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Les problèmes de l'autobiographie philosophique

On voit que la fonction des Confessions, fondamentale ou plutôt fondatrice, consiste à remplir un projet historique (représenter l'histoire de l'homme) et un projet généalogique (dévoiler l'histoire de la pensée du philosophe lui-même)[20] Mais pour que ce projet soit réalisé, pour en assurer la validité philosophique et le fonctionnement pratique, il faut qu'il y ait assimilation du sujet autobiographique à l'humanité en général.

Les manuscrits préparatoires du préambule fameux affirment très clairement ce principe, dans deux passages très importants :

Voici le seul portrait d'homme, peint exactement d'après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais. Qui que vous soyez, que ma destinée ou ma confiance ont fait l'arbitre de ce cahier, je vous conjure par mes malheurs, par vos entrailles, et au nom de toute l'espèce humaine, de ne pas anéantir un ouvrage utile et unique, lequel peut servir de première pièce de comparaison pour l'étude des hommes, qui certainement est encore à commencer […] [21].

[…] j'ai résolu de faire faire à mes lecteurs un pas de plus dans la connaissance des hommes, en les tirant s'il est possible de cette règle unique et fautive de juger toujours du cœur d'autrui par le sien[…]. Je veux tâcher que pour apprendre à s'apprécier, on puisse avoir du moins une pièce de comparaison que chacun puisse connaître soi et un autre, et cet autre ce sera moi[…]. Quoi qu'il en soit de la manière dont cet ouvrage peut être écrit, ce sera toujours par son objet un livre précieux pour les philosophes : c'est je le répète, une pièce de comparaison pour l'étude du cœur humain, et c'est la seule qui existe[22].

On ne saurait définir plus exactement le principe du livre ni réclamer pour lui avec plus d'éloquence et de rigueur, au nom de la pitié humaine.

Le texte définitif du préambule (C., 43) doit beaucoup à ceux-ci, mais il ne rend plus tout à fait le même son : plus provocant encore, il insiste sur la singularité du projet mais surtout sur celle de l'auteur lui-même. Par là, il fait mieux éclater le problème que soulève le principe du livre et qui s'exprime par un paradoxe : comment concilier les termes et l'idée de « mes semblables » et de leur « innombrable foule » (« qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères ») avec les proclamations d'une singularité absolue (« Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. ») ?

Comment ce paradoxe peut-il se résoudre ? Éric Weil nous trace le chemin pour le comprendre d'une première manière. Dans son article de 1952 (encore cette année-là !), le philosophe entreprend de montrer que la pensée de Rousseau anticipe celle de Kant et que Kant sera le premier à comprendre Rousseau, mieux que Rousseau lui-même. Cela parce que le philosophe de la raison pratique saura, lui, articuler clairement et rationnellement les caractères de singularité et d'universalité qui s'unissent dans la Raison :

Rousseau découvre le concept moderne de la raison, d'une raison qui, unité de théorie et d'action, de pensée et de morale, de conscience individuelle et de loi universelle, s'oppose à l'entendement formel, à la « raison » des raisonneurs et des « philosophes » exécrés par Rousseau il découvre, en un mot, ce qui produira, avec Kant, la seule nouveauté qu'ait connue l'histoire de la philosophie […]. On n'exagérerait pas en disant que, jusqu'à Kant, personne n'a compris la pensée de Rousseau, et que Rousseau fut le premier à ne pas la comprendre : il fallait Kant pour que Rousseau devînt, ex parte post, un philosophe. Mais le fait est qu'il le devint à partir du jour où, dans l'esprit de Kant, il provoqua la seule révolution de toute l'histoire de la philosophie depuis Platon, et où, dans ce fils spirituel, il fut le père de la nouvelle conception de la raison[23].

Cette analyse remarquable nous montre que le paradoxe de la subjectivité et de l'universel se résout bien rationnellement, mais elle nous assure aussi du caractère philosophique de toute l'œuvre de Rousseau, de sa manière d'être philosophique ou plutôt du mouvement qui la fait devenir philosophique, et, ici, pour ce qui nous préoccupe, à la fois elle nous assure que l'autobiographie, chez Rousseau, revêt une valeur pleinement philosophique et nous apprend comment elle la revêt.

Pourtant le paradoxe se résout encore par une autre voie, qui certes ne diverge pas absolument de celle que traçait Éric Weil. Cette voie emprunte la perspective sur le génie qui sera celle du Romantisme. Il est, en effet, des êtres singuliers, dont la singularité géniale consiste dans l'excellence en eux de l'humanité : garantie par l'élection divine dès l'origine (ou, comme dans le préambule des Confessions, par la perspective eschatologique du Jugement), ce genre de singularité exprime exactement l'universel, comme ces deux alexandrins de Hugo sur le poète dramatique nous en persuadent :

Ce qui fait qu'il est dieu, c'est plus d'humanité.

Il est génie, étant, plus que les autres, homme[24].

C'est bien ainsi déjà que se voit Rousseau, comme en atteste telle ou telle formule[25]. Et c'est ainsi encore que se fonde la compétence poétique de l'autobiographie à la généralité de la discipline anthropologique. Poétique, disons-nous, comme le texte de Renan évoqué au début de ce travail et le thème du poème de Hugo nous le demandent : en effet, cet être singulier ne réalise subjectivement cette communauté des subjectivités qu'en vertu de sa capacité lyrique. Entendons par là, à la fois, la capacité à créer des récits mythiques, c'est-à-dire des histoires où le sens s'établit et se donne à chacun dans la sphère collective du symbolique (le peigne cassé, la fessée, le ruban volé…) et la capacité à établir un style, c'est-à-dire l'écriture mimétique, infiniment variée, de la totalité des états divers qu'a pu connaître une âme singulière, écriture au sein de laquelle chaque singularité puisse communiquer, en se maintenant comme telle, avec celle du sujet autobiographique. Cette idée du style, Rousseau l'a conçue clairement, comme en atteste tel passage du manuscrit de Neuchâtel :

Il faudrait pour ce que j'ai à dire inventer un langage aussi nouveau que mon projet : car quel ton, quel style prendre pour débrouiller ce chaos immense de sentiments si divers, si contradictoires, souvent si vils et quelquefois si sublimes dont je fus sans cesse agité ? […] Si je veux faire un ouvrage écrit avec soin comme les autres, je ne me peindrai pas, je me farderai. C'est ici de mon portrait qu'il s'agit et non pas d'un livre. Je vais travailler pour ainsi dire dans la chambre obscure il n'y faut point d'autre art que de suivre exactement les traits que j'y vois marqués. Je prends donc mon parti sur le style comme sur les choses. Je ne m'attacherai point à le rendre uniforme j'aurai toujours celui qui me viendra, j'en changerai selon mon humeur sans scrupule, je dirai chaque chose comme je la sens, comme je la vois, sans recherche, sans gêne, sans m'embarrasser de la bigarrure[26].

Voilà donc ainsi posé, en même temps que l'idée d'un génie naturel du style, le principe capital de la transparence à autrui, que Jean Starobinski a analysé dans son livre devenu classique[27] : si je me borne à épouser les faits et les événements de mon histoire, ceux-ci seront immédiats à mon lecteur. Voilà posé aussi le principe d'une fidélité totale aux faits, et, à travers lui, celui que nous avons déjà noté chez Sartre, le principe de la totalité. « Tout dire », tel est donc le programme souvent réaffirmé des Confessions.

Ainsi, dans le livre II :

Avant que d'aller plus loin, je dois au lecteur mon excuse ou ma justification, tant sur les menus détails où je viens d'entrer que sur ceux où j'entrerai dans la suite, et qui n'ont rien d'intéressant à ses yeux. Dans l'entreprise que j'ai faite de me montrer tout entier au public, il faut que rien de moi ne lui reste obscur ou caché il faut que je me tienne incessamment sous ses yeux qu'il me suive dans tous les égarements de mon cœur, dans tous les recoins de ma vie qu'il ne me perde pas de vue un seul instant, de peur que, trouvant dans mon récit la moindre lacune, le moindre vide, et se demandant : Qu'a-t-il fait pendant ce temps-là ? il ne m'accuse de n'avoir pas voulu tout dire. (C., p. 97)

Mais la signification de cette notion de totalisation, chez Rousseau, n'est pas exactement, ou pas seulement, dialectique. Certes, elle est d'abord de nature éthique (l'omission est une forme du mensonge), et elle évoque aussi l'obsession de la transparence et du regard d'autrui que Jean Starobinski a étudiée mais elle a également une valeur épistémologique, et elle relance le paradoxe précédent, sous une forme un peu différente. En effet, le principe de la totalisation suppose ici que la vie est entièrement et globalement signifiante, c'est-à-dire que l'excellence du moi confère à sa vie une valeur qui sauve chaque instant de cette vie, qui en assure la cohérence et qui exige que le récit soit saturé de tous ces instants. « Tout dire » ne signifie donc pas seulement dire ce qui serait honteux ou dégradant, mais aussi et surtout dire ce que l'on ne dit pas habituellement parce que l'on considère que ces faits sont insignifiants : dans cette vie, aucun moment nul, tout est signifiant.

Cela, deux ébauches du texte l'affirment nettement :

À quoi cela était-il bon à dire ? À faire valoir le reste, à mettre de l'accord dans le tout les traits du visage ne font leur effet que parce qu'ils y sont tous s'il en manque un, le visage est défiguré. Quand j'écris, je ne songe point à cet ensemble, je ne songe qu'à dire ce que je sais et c'est de là que résulte l'ensemble et la ressemblance du tout à son original […]. Que de riens, que de misères ne faut-il point que j'expose, dans quels détails révoltants, indécents, puérils et souvent ridicules ne dois-je pas entrer […] ? Car si je tais quelque chose on ne me connaîtra sur rien, tant tout se tient, tant tout est un dans mon caractère, et tant ce bizarre et singulier assemblage a besoin de toutes les circonstances de ma vie pour être bien dévoilé[28]

Si bien que Rousseau est, à la fois, le héros de l'humanité qu'on a vu et « un homme quelconque, sans importance »[29], cet « homme sans prétentions et sans conséquence », qui passe inaperçu, qui, d'ailleurs, en observe d'autant mieux les divers conditions et milieux, et qui remplit d'autant mieux la fonction de narrateur et d'analyste de la vie sociale[30]. En dernière analyse, tout le privilège et le génie de son personnage tiennent donc justement à ce qu'il est cet homme ordinaire à presque tous les égards, et qui le serait effectivement à tous les égards, n'étaient « ce bizarre et singulier assemblage », c'est-à-dire cette unité paradoxale des riens telle qu'ils forment un tout, et la seule mais immense valeur qu'il retire de ce tout. Cette valeur s'exprime ainsi : la singularité et le caractère héroïque du personnage viennent du fait qu'en lui, et en lui seul, l'ordinaire, le trivial et le ridicule (tout ce qu'il appelle les « riens », et qui sont les traits de l'existence humaine), par leur seule cohérence, forment un sens. Nul doute alors que l'autobiographie de ce personnage ne soit désormais fondée philosophiquement à énoncer le sens de la vie humaine. Encore faut-il souligner alors que ce récit suppose un lecteur, chargé de déchiffrer un sens qui n'y a pas été posé comme tel, puisque, sur la paroi de sa chambre noire, le sujet autobiographique s'est contenté de suivre fidèlement les linéaments de son image. Ainsi, parlant de son lecteur à la fin du livre IV, lui confie-t-il la responsabilité de constituer l'unité présupposée de ce portrait, et donc de décider du sens :

Si je me chargeais du résultat et que je lui disse : Tel est mon caractère, il pourrait croire sinon que je le trompe, au moins que je me trompe. Mais en lui détaillant avec simplicité tout ce qui m'est arrivé, tout ce que j'ai fait, tout ce que j'ai pensé, tout ce que j'ai senti, je ne puis l'induire en erreur, à moins que je ne le veuille encore même en le voulant, n'y parviendrais-je pas aisément de cette façon. C'est à lui d'assembler ces éléments et de déterminer l'être qu'ils composent : le résultat doit être son ouvrage et s'il se trompe alors, toute l'erreur sera de son fait […]. Ce n'est pas à moi de juger de l'importance des faits, je les dois tous dire, et lui laisser le soin de choisir. C'est à quoi je me suis appliqué jusqu'ici de tout mon courage, et je ne me relâcherai pas dans la suite. (C., 211-212)

Revenons maintenant à Sartre et considérons de son point de vue le problème du rapport entre l'individu et l'homme en général. On connaît la dernière phrase des Mots :

Si je range l'impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui. (M., p. 213)

Malgré les apparences, c'est-à-dire malgré la présence à nouveau obsédante de la catégorie de la totalité (totalisation de cet être, totalisation en lui de tous les humains), et malgré la revendication de la banalité par cet être lui-même, nous sommes loin maintenant de « l'homme ordinaire » que nous décrivions à l'instant chez Rousseau. Déjà le refus de valoriser le sujet et la volonté même de lui dénier toute excellence nous alertent : devant un problème qui rappellera pourtant celui de Rousseau, l'autobiographie philosophique adoptera une dialectique très différente chez Sartre.

Pour produire l'anthropologie dont nous avons évoqué plus haut le principe et la nécessité, le philosophe se heurte immédiatement à un problème, qui se forme dans la période cruciale de 1952-1954 et dont les termes figurent encore dans Questions de méthode. Ce problème trouve son origine dans la critique que Sartre adresse au marxisme, non pas dans l'absolu (puisque le marxisme est « l'indépassable philosophie de notre temps ») mais tel du moins que Sartre pense qu'il est pratiqué au moment où il parle :

Le marxisme s'est arrêté […]. La séparation de la théorie et de la pratique eut pour résultat de transformer celle-ci en un empirisme sans principes, celle-là en un Savoir pur et figé[31].

Précisément, l'existentialisme va, dès lors, se donner pour tâche d'accomplir la totalisation concrète que les marxistes ne savent plus réaliser, et cela pour continuer l'esprit du marxisme lui-même. En particulier, Sartre exige que l'anthropologie philosophique à venir pense les hommes réels, chacun dans son histoire singulière, tels qu'ils articulent entre elles, librement, l'ensemble de leurs déterminations :

[L'existentialisme] entend sans être infidèle aux thèses marxistes, trouver les médiations, qui permettent d'engendrer le concret singulier, la vie, la lutte réelle et datée, la personne à partir des contradictions générales des forces productives et des rapports de production[32].

Or c'est exactement à ce moment de sa réflexion que survient le nom de Flaubert. Pourquoi ? C'est qu'il est reproché aux « marxistes d'aujourd'hui » de n'avoir « souci que des adultes » :

On croirait à les lire que nous naissons à l'âge où nous gagnons notre premier salaire.[…] Butés contre des interprétations trop exclusivement sexuelles, ils en profitent pour condamner une méthode d'interprétation qui prétend simplement remplacer en chacun la nature par l'Histoire ils n'ont pas encore compris que la sexualité n'est qu'une manière de vivre à un certain niveau et dans la perspective d'une certaine aventure individuelle la totalité de notre condition. L'existentialisme croit, au contraire, pouvoir intégrer cette méthode parce qu'elle découvre le point d'insertion de l'homme dans sa classe, c'est-à-dire la famille singulière comme médiation entre la classe universelle et l'individu : la famille, en effet, est constituée dans et par le mouvement général de l'Histoire et vécue d'autre part comme un absolu dans la profondeur et l'opacité de l'enfance. La famille Flaubert était de type semi-domestique […] [33].

Voilà donc fondées la validité et même la nécessité du récit d'enfance. On devine aussi l'intérêt de ces déclarations de principe pour qui veut étudier, dans Les Mots, la composition de la structure familiale, la névrose de Poulou et sa signification sociale et historique. Nous y reviendrons, mais il faut s'arrêter d'abord sur la référence à Flaubert. Dans la droite ligne de ces déclarations, mais plus tard, la préface de L'Idiot de la famille explicitera le sens de cette référence et celui de la somme sartrienne sur Flaubert :

L'Idiot de la famille est la suite de Question de méthode. Son sujet : que peut-on savoir d'un homme, aujourd'hui ? Il m'a paru qu'on ne pouvait répondre à cette question que par l'étude d'un cas concret : que savons-nous — par exemple — de Gustave Flaubert ? Cela revient à totaliser les informations dont nous disposons sur lui […]. Pourquoi Flaubert ? Pour trois raisons. La première, toute personnelle […]. J'ai eu le sentiment d'un compte à régler avec lui[…]. D'autre part, il s'est objectivé dans ses livres […]. Enfin ses premières œuvres et sa correspondance apparaissent comme la confidence la plus étrange, la plus aisément déchiffrable […] [34].

L'histoire de Flaubert sera donc le moyen « commode » (Flaubert est « un sujet facile, qui se livre aisément et sans le savoir », écrit Sartre) de totaliser une expérience concrète, en elle-même et au sein de l'expérience commune, et cela essentiellement parce qu'il est un écrivain, et qu'un écrivain se livrerait plus qu'un autre. Mais aussi il y a cette dimension autobiographique d'un « compte » personnel « à régler ». Décidément, il y a bien un moment où l'anthropologie en vient à la littérature, parce qu'une vie et une expérience d'écrivain sont jugées plus significatives, mais également parce que c'est le moyen d'amener le philosophe à approcher l'écriture de sa propre existence et donc à s'impliquer dans sa recherche générale de l'homme.

Que se passe-t-il donc dans la pensée de Sartre, en ces années 1952-54 dont nous avons déjà souligné l'importance ? Le projet de la biographie de Flaubert, le projet autobiographique explicite (le Jean sans terre) et le grand projet d'une Morale y sont organiquement liés parce que Sartre est à la recherche d'un universel singulier. Que représente cette nouvelle notion ? Elle figure, elle aussi, dans la préface de L'Idiot de la famille :

Un homme n'est jamais un individu il vaudrait mieux l'appeler un universel singulier : totalisé et, par là même, universalisé par son époque, il la retotalise en se reproduisant en elle comme singularité. Universel par l'universalité singulière de l'histoire humaine, singulier par la singularité universalisante de ses projets, il réclame d'être étudié simultanément par les deux bouts. Il nous faudra trouver une méthode appropriée […] [35].

Apparemment, nous sommes près de Rousseau, mais en fait nous en sommes loin. D'abord parce que Sartre entend bien proposer une autre raison que la raison kantienne (une raison dialectique) et ensuite parce qu'il veut combattre précisément toute idée d'excellence, de génie romantique de la singularité : c'est le sens même de toute l'entreprise des Mots, couronnée dans sa dernière phrase, que de récuser l'idée romantique du génie et les illusions (la « folie ») de la vocation d'écrivain. Notons-le bien : tout homme, en son histoire, totalise l'humanité et son histoire, et, censément, seules des raisons de commodité (et des comptes bien particuliers à régler) signalent Flaubert à l'attention de son biographe. En somme, au regard de la méthode sartrienne, le fait d'étudier un écrivain n'aurait qu'un intérêt, celui de permettre une description de l'universel singulier du point de vue de son intériorité. De même l'autobiographie : quel universel singulier est finalement le plus accessible à l'anthropologue sinon celui de sa propre personne ? Mais il y faut une condition : que la personne de l'écrivain n'ait aucun privilège et que notamment l'écriture ne soit pas une grâce. Le travail des Mots, qui consiste à faire connaître l'homme et son histoire à travers le malheureux Poulou, ne peut s'accomplir que si, en même temps, on pourchasse la folie de Poulou : cette soigneuse et impitoyable critique de l'écriture comme talent et comme vocation, cette critique de tous les instants, cette critique de la littérature, critique talentueuse, inspirée et hyperlittéraire, est la loi du livre et enferme son auteur (et le lecteur) dans une contradiction fascinante. Nous y reviendrons.

Nous sommes donc désormais renvoyés au travail de la littérature, dans chacun de nos trois récits : comme de juste, tous ces problèmes ne peuvent trouver de solution que littéraire, c'est-à-dire que, précisément, la littérature (la poésie, comme dit Renan) est faite pour résoudre ce genre d'apories, à sa manière, qui n'est pas celle du discours philosophique. À partir de maintenant, plus que jamais, les problèmes se lisent donc à travers les solutions narratives qui leur furent apportées.

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La mise en œuvre des thèmes anthropologiques de l'Histoire et des Origines dans le récit d'enfance

Puisque l'homme est cet être historique que nous décrit Renan, puisque toute connaissance de cette histoire doit être compréhensive et critique ainsi qu'il nous l'affirme, comment les Souvenirs d'enfance et de jeunesse remplissent-ils la tâche que leur auteur leur a assignée ? Si, comme on l'a vu plus haut, « le but du monde est le développement de l'esprit et [que] la première condition du développement de l'esprit, c'est sa liberté » (S., p. 43), alors l'histoire (au sens de Gérard Genette, cette fois) sera celle d'une libération. Un jeune héros va faire le trajet exemplaire d'une société archaïque et théocratique à la liberté de l'esprit. Trois lieux, trois moments et trois modèles d'éducation vont se dialectiser : Tréguier, c'est la gloire rêvée, les sciences plutôt que les lettres, la sévérité des mœurs, un monde où « la Révolution avait été non avenue » (p. 112) Saint-Nicolas du Chardonnet, c'est la gloire connue, les lettres plutôt que les sciences, Paris « moins la corruption » (pp. 128-129), le souvenir des nicolaïtes aboli par la Révolution Issy enfin représente le refus de la gloire, la science (mais moderne, celle de l'exégèse), la tradition ascétique (une morale sévère, mais informée d'une connaissance des origines), une maison où « tout fut rétabli comme avant la Révolution » (p. 141). Surtout le jeune héros expérimentera ainsi trois formes du christianisme : le monachisme des premiers temps, la religion mondaine d'un Dupanloup, celle qui pratique un refus du monde sans se fermer à lui[36]. L'ironie de ce parcours et son caractère dialectique, les péripéties imprévisibles de cette aventure tout intellectuelle font que l'enfant élu apprend l'histoire naturelle et la rigueur scientifique dans le cours du mystique Pinault, qu'une pensée moderne se forme dans un établissement dont les règles ont été instituées au XVIIe siècle, que la brèche dans le rationalisme orthodoxe s'ouvre grâce aux cultures ultramontaine et mystique, que les objections les plus décisives contre le christianisme viennent par Le Hir et par l'apologétique ! En un mot, Ernest Renan perd la foi parce que son esprit se développe lui-même en suivant les enseignements de ses maîtres, tels qu'un destin bienveillant en ordonne la succession. N'en doutons pas, ce destin bienveillant, bien que ce ne soit pas dit vraiment, ne saurait être que l'Esprit de l'Histoire, c'est-à-dire l'Esprit humain, et la figure fondamentale de l'écriture renanienne sera donc l'ironie souriante qui convient à une telle perspective du récit. Nous reviendrons sur ce point également.

Mais, pour comprendre pourquoi l'enfant de Tréguier a été élu, il faut aller, comme de juste, au récit des Origines, à la généalogie et à la petite enfance. Comme ce sera le cas chez Sartre et chez Rousseau, et comme souvent dans le récit d'enfance, il y a ici un problème du commencement de l'histoire et des révélations à attendre des choix que fit l'auteur pour résoudre ce problème.

Dès le départ, le récit décrit cette « complexité d'origine » intrinsèque et nécessaire aux développements futurs, car les « circonstances particulières » (p. 113) et « l'incident extérieur » (pp. 105 et 117) qui fait que le palmarès de l'enfant attire l'attention des recruteurs de M. Dupanloup, rien de tout cela n'aurait permis, par soi seul, l'accomplissement de cette destinée. En effet, dans le milieu familial, par le côté maternel notamment, l'esprit de la Révolution a pénétré dans un pays qui n'en avait pas été vraiment touché. En même temps donc, l'enfant a connu l'effet de la Révolution et le monde ancien qui, partout ailleurs, avait été aboli. Ce monde ancien lui-même, et jusque dans sa famille, garde vivant l'esprit de l'aristocratie, c'est-à-dire celui de la distinction et de l'élection. Ce n'est pas seulement que des nobles en titre comme Kermelle, le broyeur de lin, incarnent magiquement l'âme du pays : à Tréguier, les révolutionnaires ne sont pas des bourgeois comme Z…, ce sont des marins ou des soldats comme le grand-père et le père (pp. 87-89), ou un « philosophe » comme le bonhomme Système. Par eux, et par la pratique d'une religion demeurée archaïque et pré-chrétienne, l'enfant connaît intimement et de manière vivante un monde que la Révolution ne détruira pas. Car l'Histoire, en tant que mouvement dialectique, conservera et accomplira, au-delà du moment présent d'une société égalitaire et matérialiste, les valeurs anciennes et aristocratiques. La préface, comme mode d'emploi du récit à venir, en instruit le lecteur :

Une société où la distinction personnelle a peu de prix, où le talent et l'esprit n'ont aucune cote officielle, où la haute fonction n'ennoblit pas, où la politique devient l'emploi des déclassés et des gens de troisième ordre, où les récompenses de la vie vont de préférence à l'intrigue, à la vulgarité, au charlatanisme qui cultive l'art de la réclame, à la rouerie qui serre habilement les contours du Code pénal, une telle société, dis-je, ne saurait nous plaire […]. L'erreur la plus fâcheuse est de croire qu'on sert sa patrie en calomniant ceux qui l'ont fondée. Tous les siècles d'une nation sont les feuillets d'un même livre. Les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont pour point de départ un profond respect du passé […]. Pour moi, je ne suis jamais plus ferme en ma foi libérale que quand je songe aux miracles de la foi antique, ni plus ardent au travail de l'avenir que quand je suis resté des heures à écouter sonner les cloches de la ville d'Is[37].

Mais il est bien significatif que Renan juge nécessaire d'éclairer ainsi un récit, qui ne serait peut-être donc pas si évident en lui-même, par cette préface et par des analyses comme celle qui ferme les deux parties consacrées à Tréguier (pp. 102-103). L'art de Renan ne parvient pas à faire en sorte que le seul récit constitue analyse philosophique.

 

Dans les Mots, point de préface, mais tout le récit des origines se fait, en même temps et de manière homogène, narration et analyse : le philosophe part bravement à l'assaut de ses problèmes, mais en écrivain et en maudissant la littérature.

Comment commencer le récit, comment le continuer et le constituer, de façon à lui conférer l'ordre et la signification du discours philosophique et de la Morale impossibles ? Dans son travail sur « l'ordre du récit dans les Mots de Sartre », Philippe Lejeune examine ce qu'il appelle « l'acte I » d'une construction dramaturgique :

Cette section évoque la préhistoire de l'enfant, et définit la situation au milieu de laquelle il va apparaître, comme une pure liberté : c'est d'ailleurs sur ce mot que se termine l'acte. C'est comme une sorte de tourbillon au centre duquel se creuse un vide, une pure disponibilité, une liberté, l'enfant. Le concept et l'expérience de la liberté, qui sont au centre de la pensée de Sartre, se trouvent ainsi reportés à l'origine de son histoire[38].

Certes, puisque Sartre écrit bien « La mort de Jean-Baptiste […] me donna la liberté » (M., p. 18). Et on voit comment ce cas de l'enfant sans père représente une sorte d'état de nature de la liberté, une situation heuristique et démonstrative. On voit bien aussi que cet état de liberté, en tant qu'il existe par un manque et par une perte, ne saurait présenter aucun caractère substantiel, aucun trait positif, ni pratiquement ni éthiquement, et que cette liberté toute théorique appelle les actes de remplissement de cet état vide et conditionnel. En somme, un début de récit tout naturel, qui suppose sa continuation de manière dynamique, et parfaitement conforme à la vision sartrienne de la liberté. De plus, ce récit de l'origine est précédé de l'histoire des deux familles car, comme le rappelle Philippe Lejeune, « si cette liberté est vide, elle n'est pas pour cela indéterminée, elle existe en situation ».

Cependant il y a une période intermédiaire (pp. 16-17), entre la naissance de l'enfant et la mort du père, pendant la maladie de celui-ci, la période d'« un cauchemar commun » à la mère et à l'enfant, et, pour l'enfant, celle d'une plongée « dans un monde confus, peuplé d'hallucinations simples et de frustes idoles. » Si, pour des raisons de commodité, nous gardons le vocabulaire de l'« éminent psychanalyste » que Sartre cite ironiquement (« […] je n'ai pas de Sur-moi », p. 19), nous dirons que le ‚a, lui, est puissant : formation antérieure et archaïque, faite de représentations mythiques (qui mèneront à des comédies moins simples), et de représentations religieuses, formation que la maladie du père libère, le ‚a constitue une forme première et puissante de l'aliénation. D'autre part, et toujours dans ces pages décisives, le récit hésite entre plusieurs commencements : celui du sevrage (« le dernier coup de ciseaux qui tranche les liens de la mère et de l'enfant » sevrage précoce, une « chance »), celui de la naissance biologique (car le fait d'évoquer le dernier coup de ciseaux pose le problème du premier), celui de la mort du père (« À la mort de mon père,[…] nous nous réveillâmes d'un cauchemar commun », mais se réveiller, cela suppose qu'il y a eu un éveil). Pourquoi ces hésitations et cette confusion ? En ce moment capital du récit philosophique, l'imagination et la conceptualisation font défaut à la fois, et l'une par l'autre. La philosophie sartrienne se refuse à penser le commencement absolu d'un sujet absolu, elle suppose la présence du besoin et de l'aliénation, historique et antérieure à tout sujet, mais elle pose aussi la nécessité ontologique et éthique d'une liberté absolue de son côté, l'écrivain renvoie son personnage à des commencements divers et mal articulés entre eux, aux deux familles, à la naissance biologique, au passé des mythes, à l'instant de la mort du père. En somme, comment donner un commencement à un récit qui se veut dialectique, comment supposer un début héroïque à l'histoire d'un homme qui se veut n'importe qui et, surtout, comment donner au récit un début souverain comme celui de la Recherche du temps perdu quand on dénie à l'écriture toute espèce de souveraineté ? Nous convenons que ces apories contribuent à la force et à la beauté du récit de Sartre, mais nous notons pourtant que ce récit se constitue comme un drame classique[39] et qu'il ne peut en avoir le début absolu[40], de même que l'anthropologie sartrienne échoue à fonder, dans le sein de sa philosophie dialectique de l'existence, la morale universelle qu'elle recherche. Encore notre « de même » sépare-t-il trop fortement les deux faits : il y a ici un seul et même problème, dans la pensée de Sartre.

Ce début posé, la composition de l'histoire (toujours au sens de Gérard Genette) va se révéler plus facile. Supposé donc cette liberté absolue procurée par « la mort de Jean-Baptiste » (mais on vient de voir que ce n'est pas si clair, et rien que ce nom de précurseur d'un héros christique nous en persuaderait), d'autres formes d'aliénation vont se substituer à cette forme trop « naturelle » et qui jetait une image fausse de destinée inévitable sur la vie humaine. Mais celles-ci seront du choix de l'enfant. Désormais, par la mort du père et grâce à la liberté ainsi conférée, l'enfant devient responsable de chacun de ses actes et son histoire devient l'épure de toutes les histoires individuelles.

L'ordre du récit présentera d'abord des comédies, jouées pour un public puis pour soi-même (Philippe Lejeune les appelle « singeries », puis « bouderies ») : elles consistent à créer des images de soi dans lesquelles se projeter. Ces singeries échouent successivement, au contact de la réalité et au cours des expériences ultimes qui viennent couronner le processus dramatique : les cheveux coupés, la découverte de la laideur, l'apparition de la contingence au moment des scènes de Noirétable et de la visite de Mme Picard (pp. 88-94). Désormais le jeune héros du récit est prêt pour certains « exercices spirituels » (p. 97) qui mettront en œuvre les figures du Héros, du Saint et enfin de l'Écrivain. Le processus d'aliénation s'achèvera logiquement dans la folie (p. 176 : « J'étais devenu tout à fait fou »), lorsque la scission entre l'imaginaire et le réel aura été transposée dans l'opposition entre vie posthume et vie réelle[41], et qu'elle aura été intériorisée sous la forme d'une névrose caractérielle (p. 192).

Tout ce développement du récit autobiographique procède par des totalisations qui sont autant d'instruments dialectiques de la compréhension. Suivant l'épistémologie des Questions de méthode que nous avons analysée plus haut, l'écriture du récit repose en effet sur l'élaboration de deux figures et de trois schémas narratifs. La première des deux figures fonctionnelles est celle du sujet lui-même, en tant qu'elle totalise et problématise en son sein les deux notions antagonistes de liberté et d'aliénation, qu'elle est totalisée par et qu'elle totalise les autres acteurs de cette histoire, et enfin qu'elle permet, par l'effet du Je, de totaliser (de dialectiser) les deux instances du héros et de son narrateur. L'existence de cette figure unitaire permet de totaliser l'ensemble des événements en périodes, et celles-ci en une histoire, du point de vue de celui qui peut dire dans son propre présent : « J'ai changé. Je raconterai plus tard quels acides ont rongé les transparences déformantes qui m'enveloppaient […] » (p. 211) et qui peut suggérer, entre le début et ce présent, le remplissement effectif (la concrétisation) d'une notion d'abord vide, celle de la liberté. La deuxième entité narrative élaborée dans et par l'écriture de Sartre, c'est celle de la famille. Comme figure constituante du récit-analyse, elle articule pour le héros et par lui les déterminations de l'Histoire et de la société elle est, dans les termes de la Critique de la raison dialectique, le totalisateur et le totalisé de la réalité. En effet, elle synthétise les traditions de la société française à un moment donné, c'est-à-dire deux modes du christianisme (plus la tradition voltairienne, par Louise Guillemin), trois provinces diversement françaises (Bourgogne, Périgord, Alsace), plusieurs professions bourgeoises (commerçant, avoué, médecin, propriétaire terrien) et des cléricatures (pasteur, instituteur, professeur). Par là, cette famille médiatise à l'enfant toute l'histoire et toute l'idéologie de la bourgeoisie française du XIXe siècle : le mouvement de la déchristianisation, la crise du pouvoir intellectuel, la mise à l'écart de l'Histoire qu'elle subit au profit du prolétariat, l'idéologie du progrès, la dépendance des femmes, la futilité et les fantasmes, un trait d'antisémitisme. À la périphérie de la famille proprement dite, des personnages plus épisodiques jouent aussi le rôle de « totalisateurs », c'est-à-dire de médiateurs de la réalité : Melle Marie-Louise et M. Barrault, Mme Picard, M. Simonnot, Bénard et Nizan.

Mais il faut encore des schémas narratifs, c'est-à-dire des « modèles » de développement dynamique du récit, qui permettent la mise en récit de tous les éléments que nous avons vus. Ici, l'écriture procède par détournement, éventuellement ironique, des grands modèles imaginaires et idéologiques de l'époque : c'est un autre mode de la totalisation, par la subversion. En effet, l'écrivain construit l'histoire personnelle de son héros d'après le schéma du mouvement historique du XIXe au XXe siècle, tel que se le représente la bourgeoisie :

J'avais fourré le progrès continu des bourgeois dans mon âme et j'en faisais un moteur à explosion ; j'abaissai le passé devant le présent et celui-ci devant l'avenir, je transformai un évolutionnisme tranquille en un catastrophisme révolutionnaire et discontinu. (pp. 198-199)

L'écrivain s'empare aussi du récit judéo-chrétien des origines, c'est-à-dire du modèle biblique. L'histoire de l'enfant totalise la référence symbolique privilégiée d'une famille de clercs, et se totalise en elle : « une vierge avec tache » un père appelé « Jean-Baptiste », précurseur dans la conquête de la liberté des échanges mystiques, le père sacrifiant sa vie et la mère sa liberté en faveur de l'enfant ; un Paradis, hanté cependant par « l'Esprit qui toujours nie » (p. 31) enfin, et surtout, l'idée et le schème dynamique du Salut : tels sont les grands thèmes ici qui identifient la structure du récit d'enfance à celle du Livre par excellence. Mais n'oublions pas le schéma allemand et européen du Bildungsroman : ironiquement encore, et à l'inverse de l'idée goethéenne du roman de formation, Les Mots racontent la dialectique malheureuse des deux formes de l'âme et du monde.

Encore tous les modèles qui informent l'histoire de l'enfant ne sont-ils pas tous ironiques et détournés. Car la fin du récit (serait-ce quand même une sorte de happy end ?) nous présente un curieux avatar de l'entité collective que la Critique de la raison dialectique appelle « groupe en fusion »[42]. En effet, à la page 186, apparaît le groupe des « camarades » :

Enfin j'avais des camarades ! Moi, l'exclu des jardins publics, on m'avait adopté du premier jour et le plus naturellement du monde […]. J'eus deux vies. En famille, je continuai de singer l'homme. Mais les enfants entre eux détestent l'enfantillage : ce sont des hommes pour de vrai. Homme parmi les hommes, je sortais du lycée […]. C'était un moment de bonheur grave : je me lavais de la comédie familiale loin de vouloir briller, je riais en écho, je répétais les mots d'ordre et les bons mots, je me taisais, j'obéissais, j'imitais les gestes de mes voisins, je n'avais qu'une passion : m'intégrer. Sec, dur et gai, je me sentais d'acier, enfin délivré du péché d'exister. (p. 186)

Il faudrait citer in extenso les trois pages qui décrivent cette « petite foule unanime qui engloutissait [l'enfant] », cette « société » « sans but, sans fin, sans hiérarchie » qui « oscillait entre la fusion totale et la juxtaposition »[43] Tout évoque ici la notion de « groupe en fusion » que Sartre élabore pour la Critique dans le temps où il écrit les Mots : « température », labilité et fragilité (les familles demeurent, les vacances séparent), présence de « tiers régulateurs » et d'interventions médiatrices dans le groupe, unification dans la praxis (le jeu impose la nécessité d'une efficacité), effets de conscience de groupe. L'histoire de Poulou reçoit ainsi le sens d'un trajet vers un nouveau rapport pleinement humain à autrui et vers la liberté.

Mais, avant de quitter cette analyse des principes de la poétique des Mots, il convient de formuler deux remarques : en dehors de quelques allusions à une tonalité incestueuse des relations entre la mère et l'enfant (comment y aurait-il là un vrai problème, puisqu'il n'y a ni père, ni Sur-moi, ni Œdipe ?), cette histoire ne comporte guère de références à la sexualité. Il y a là, peut-être, de quoi surprendre après ce qu'on a lu dans les Questions de méthode à propos de l'enfance, de Flaubert et des insuffisances du marxisme. D'autre part, on est un peu étonné que ces totalisations dialectiques laissent subsister des notions, analyses et représentations aussi positivistes et mécanistes que des substances et qualités, à l'origine ponctuelle et nettement assignée[44], ou des traits qui sont censés « marquer » à jamais le jeune héros. Encore une fois, le caractère problématique du récit philosophique apparaît ici, et il tient à la fois aux difficultés de l'anthropologie sartrienne et aux « insuffisances » de la poétique : comment concilier l'idée selon laquelle « l'enfance décide » (p. 53) et celle de la liberté ? L'entreprise est délicate, qui consiste à privilégier l'enfance sans tomber dans la notion de structures fixées dès les premiers temps et dans un processus de réitération qui tue le récit dramatique aussi bien que le processus progressif de la totalisation. Au moment où s'élabore le projet des Mots, le problème du commencement s'était posé aussi pour le Flaubert, et il ne s'était pas plus rigoureusement résolu :

À présent, il faut commencer. Comment ? Par quoi ? Cela importe peu : on entre dans un mort comme dans un moulin. L'essentiel, c'est de partir d'un problème. Celui que j'ai choisi, d'ordinaire on en parle peu. Lisons, pourtant, ce passage d'une lettre à Melle Leroyer de Chantepie : « C'est à force de travail que j'arrive à faire taire ma mélancolie native. Mais le vieux fond reparaît souvent, le vieux fond que personne ne connaît, la plaie profonde toujours cachée. » Qu'est-ce que cela veut dire ? Une plaie peut-elle être native ? De toute manière, Flaubert nous renvoie à sa protohistoire. Ce qu'il faut tenter de savoir, c'est l'origine de cette plaie « toujours cachée » et qui remonte en tout cas à sa première enfance. Cela ne sera pas, je crois, un mauvais départ[45].

Pourquoi donc, si on peut commencer n'importe où, commencer précisément par le « fond », par le commencement historique, c'est-à-dire par un point origine privilégié, car déterminant ? Il appartient à Proust de commencer sa Recherche vraiment n'importe où, et cela en toute nécessité narrative. Il est vrai que ce n'est pas du tout la même ontologie.

Maintenant, comment lire les premiers livres des Confessions en tant que récit transposant l'histoire de l'humanité et le problème de ses origines dans le récit d'une enfance particulière ? Comment les Confessions seront-elles le travail heuristique de ces origines, plus adéquat peut-être que les conceptualisations du Contrat ou que les schémas historiques des Discours ?

Ici encore de grandes figures, c'est-à-dire de grandes formes (imaginaires et philosophiques) vont fonder et faire fonctionner le récit.

La plus fondamentale consiste à constituer le moi comme un être historique. En effet, ce moi est posé comme sujet à l'événement et à la durée. À l'événement, c'est-à-dire au hasard et aux circonstances (« […] l'accident dont les suites ont influé sur toute ma vie » (C., p. 50), « […] si j'étais tombé dans les mains d'un meilleur maître. », (p. 79), tout comme le disent à propos de l'humanité le Discours sur l'origine de l'inégalité et l'Essai sur l'origine des langues[46]. À la durée aussi, qui tantôt, par ses effets propres, fixe et détermine un état en structure[47] et tantôt pérennise l'effet de tel événement ponctuel[48], de même que l'anthropologie rousseauiste souligne par ailleurs, et en général, le caractère insensible des transformations historiques et le caractère irréversible de leur mouvement. Par là, le sujet de l'autobiographie est soumis à une évolution, c'est-à-dire à un processus unique et intelligible, qui forme, par métaphore, « tout le cours de [sa] vie » (p. 96). Ce processus formé d'événements ponctuels, d'épisodes, d'« époques » et de « révolutions » suit la loi même de l'histoire, c'est-à-dire celle d'un mouvement unitaire et fatal[49], énigmatique, fait de hasard et de nécessité, et dont la tendance et la tonalité générale sont celles de la décadence[50]. Ce processus, qu'il appelle à de nombreuses reprises « mon histoire », le sujet est seul habilité à le raconter (« Nul ne peut écrire la vie d'un homme que lui-même »[51]), parce que seul il en connaît le mouvement, pour l'avoir vécu, de l'intérieur, « intus et in cute ».

L'efficacité et la validité de ce récit, en tant que travail anthropologique, viennent du fait qu'il est archéologique, et cela de deux manières : le sujet y retrace son histoire en la remontant, et en la descendant. Car si on veut connaître l'être historique qu'est ce moi, c'est-à-dire l'expliquer et le comprendre en tant que sujet d'un processus, il faut refaire le parcours progressif de sa formation, au sein de l'imitation de ce parcours que le processus de l'écriture autobiographique institue :

Ceci n'est pas clair, mais il le deviendra dans la suite les sentiments ne se décrivent bien que par leurs effets (p. 143). À mesure qu'avançant dans ma vie le lecteur prendra connaissance de mon humeur, il sentira tout cela sans que je m'appesantisse à le lui dire. (pp. 73-74)

La métaphore des traces suggère le mouvement inverse et proprement généalogique :

En remontant de cette sorte aux premières traces de mon être sensible, je trouve des éléments qui, semblant quelquefois incompatibles, n'ont pas laissé de s'unir pour produire avec force un effet uniforme et simple, et j'en trouve d'autres qui, les mêmes en apparence, ont formé, par le concours de certaines circonstances, de si différentes combinaisons, qu'on n'imaginerait jamais qu'ils eussent entre eux aucun rapport. (p. 55)[52].

Cette image est dense : elle mêle organiquement l'idée d'un mouvement à refaire et celle de signes à déchiffrer, c'est-à-dire les deux démarches d'une histoire et d'une sémiologie, et elle leur surimpose la supposition d'une continuité : la trace est un signe qui ne peut être déchiffré que si le fil ne se rompt pas. C'est donc la continuité du récit qui fera faire sens aux traces, par son mouvement propre. D'autre part, pour assurer certainement la continuité entre le présent et le passé et l'intention que nous venons de dire, le point de vue doit se situer à la fois dans le présent et dans le passé.

Le récit d'un certain fait représente donc très souvent une tension entre un ici-maintenant et un là-alors, tension qui historicise constamment le récit et qui s'abolit en lui. Cela, c'est penser l'origine dans la perspective du présent, parce que c'est dans le présent que se ressent le besoin de l'explication et que s'accomplit la tâche de la compréhension. D'où, par exemple, ce passage sur le peigne cassé de Mlle Lambercier qui associe les deux moments, en déclarant le présent comme celui de l'écriture, c'est-à-dire comme celui de l'acte qui permet d'actualiser le passé en vue de comprendre le présent en retraçant l'entre-deux, cela avec l'émotion propre qui s'y attache :

Je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore ces moments me seront toujours présents quand je vivrais cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l'injustice est resté si profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s'y rapportent me rendent ma première émotion […]. Là fut le terme de ma sérénité enfantine. Dès ce moment je cessai de jouir d'un bonheur pur, et je sens aujourd'hui même que le souvenir des charmes de mon enfance s'arrête là. (pp. 57-58)

Le manuscrit de Neuchâtel confirme la nature double du point de vue adopté par la narration et la tension qui en résulte au sein du style, en tant que celui-ci doit sacrifier l'unité (factice) d'un ton établi une fois pour toutes à la nécessité de plier constamment la voix narrative actuelle et sa tendance naturelle à la continuité, de la plier à la tonalité du moment raconté qui l'envahit et à l'obligation de suggérer la coloration double de chaque moment du récit :

En me livrant à la fois au souvenir de l'impression reçue et au sentiment présent je peindrai doublement l'état de mon âme, savoir au moment où l'événement m'est arrivé et au moment où je l'ai décrit mon style inégal et naturel, tantôt rapide et tantôt diffus, tantôt sage et tantôt fou, tantôt grave et tantôt gai fera lui-même partie de mon histoire[53].

Mais si le moi est un être essentiellement historique, une autre grande figure fonctionnelle, plus décisive encore pour la valeur anthropologique du récit d'enfance, garantit que cette histoire est représentative de celle de l'humanité. Comme citoyen de Genève, l'enfant appartient à l'histoire d'une ville-république par ses lectures ou par ses fantasmes (comme celui des médailles de chevalerie), il appartient à l'histoire de l'Antiquité ou du Moyen Age mais, ce qui est capital, il appartient à l'histoire de l'humanité par la valeur exemplaire de sa propre histoire et notamment de celle de ses origines : en un mot, l'enfance du moi reproduit les phases de la dégénérescence de l'espèce.

Robert Derathé a formulé le problème de l'anthropologie de Rousseau, analysé les voies diverses qu'il a suivies pour le poser et tenter de le résoudre et étudié l'ordre de leur succession :

Il y a trois voies dans lesquelles Rousseau s'engage pour découvrir à son tour l'homme naturel ou, si l'on veut, trois conceptions différentes de l'homme naturel. La première, c'est la voie suivie dans le Discours sur l'inégalité où les problèmes d'authenticité se confondent avec les problèmes d'origine. Pour l'auteur du Discours sur l'inégalité, l'homme naturel, c'est l'homme isolé […]. D'après l'Émile, l'homme naturel, c'est l'homme abstrait, celui qui réunit les traits communs à tous les hommes, à tous les rangs et à toutes les sociétés […]. Les avantages de cette méthode sur la précédente sont évidents : elle est fondée sur des observations alors que l'autre reposait sur des conjectures […]. Mais Rousseau devait finalement recourir à une autre méthode, mieux appropriée à son tempérament si hostile à l'abstraction, une méthode qui repose sur son expérience personnelle. D'après les écrits autobiographiques de Rousseau, c'est dans son propre cœur qu'il a trouvé le modèle dont il s'est inspiré pour faire le portrait de l'homme naturel. Aussi a-t-il fini par s'identifier avec l'homme de la nature[54].

Voyons comment les premiers livres des Confessions remplissent en effet ce programme.

La « méthode » des écrits autobiographiques va conserver des traces des deux autres « méthodes », notamment de la méthode historique, et il va s'ensuivre des ambiguïtés notables. L'idée d'histoire domine le récit, comme on a vu, et cela suivant le schéma prégnant des origines heureuses, de la chute et de la dégradation mais, en même temps, demeure le modèle de l'homme naturel présent dans le moi (venu de la deuxième conceptualisation ?)[55]. D'autre part, le passage du Discours à l'Émile et au Contrat social montre une évolution sensible de la pensée : sous certaines conditions qui tiennent à la réforme de la société, l'homme civil peut accomplir la nature de l'homme[56]. Or Jean-Jacques va représenter, dans sa personne, la réalisation, ou la persistance, de l'homme naturel, dans une société vouée à l'opinion et au paraître. À l'occasion de l'épisode du ruban, par exemple, on va donc déceler dans le moi à la fois l'homme naturel, authentique, libre de la vanité et de l'opinion, et l'homme corrompu de la société actuelle, et on va voir coexister la conscience aigu‘ d'une faute et le cynisme de la dépravation.

Cela dit, et suivant l'influence dominante du premier modèle, historique, le récit va développer sa figure fondamentale de l'identification entre le moi et l'espèce, suivant le schéma annoncé : d'abord, la vie heureuse suivant la nature, puis la chute et la dégradation.

En effet, pendant un temps, l'enfant va réaliser cet état de sagesse que Robert Derathé analyse comme étant celui de l'homme naturel, état caractérisé par l'autonomie, la jouissance de soi, la concentration dans le présent, la tranquillité de l'âme, et qui doit beaucoup à la philosophie stoïcienne[57]. Dans cette période, le lien familial permet que, « traité en enfant chéri, jamais en enfant gâté » (p. 48), sans « aucune de ces fantasques humeurs qu'on impute à la nature, et qui naissent toutes de la seule éducation » (id.), Jean-Jacques vive occupé et « content » dans la proximité du cercle de ses proches. Il y a là une relation étroite, conforme à la nature, qui intègre chacun en le laissant cependant libre et heureux, et cette relation renvoie à celle qui, avant la naissance de l'enfant, unissait déjà ses parents au sein de leurs familles (p. 44). L'amour, ensuite, à plusieurs reprises, quoique fugitivement (Mme Basile, Melles de Graffenried et Galley), réalise cet état « de nature » que la première relation à Mme de Warens préfigurera :

Me voilà donc établi chez elle. Cet établissement ne fut pourtant pas encore celui dont je date les jours heureux de ma vie, mais il servit à le préparer. Quoique cette sensibilité de cœur, qui nous fait vraiment jouir de nous, soit l'ouvrage de la nature et peut-être un produit de l'organisation, elle a besoin de situations qui la développent. Sans ces causes occasionnelles, un homme né très sensible ne sentirait rien, et mourrait sans avoir connu son être. (p. 142)

Texte remarquable, pleinement en accord avec l'anthropologie de Rousseau en général, puisqu'il signale à son tour en quoi consiste l'état heureux et conforme à la nature (connaître son être en jouissant de soi, cette jouissance, comme plaisir, étant le signe indubitable de l'appartenance de soi à soi), et en quoi cet état est une virtualité de l'être et du caractère, qui demande à être accomplie à travers les aléas des rencontres et suivant le processus que l'on pourrait appeler, ici, celui d'un perfectionnement heureux[58]. Dans le recensement de ces états heureux de la vie selon la nature, n'oublions pas les voyages à pied :

Jamais je n'ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j'ose ainsi dire, que dans [les voyages] que j'ai faits seul et à pied. (p. 199)

Encore donc un texte de l'appartenance heureuse de soi à soi et aux lieux, et de la pensée, cette fois, et qui débouche sur la question de la littérature, mais comme occupation de l'imagination plutôt que comme écriture. Car il se poursuit ainsi :

[…] mon cœur, errant d'objet en objet, s'unit, s'identifie à tous ceux qui le flattent, s'entoure d'images charmantes, s'enivre de sentiments délicieux. Si pour les fixer je m'amuse à les décrire en moi-même, quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle énergie d'expression je leur donne! On a, dit-on, trouvé de tout cela dans mes ouvrages, quoique écrits vers le déclin de mes ans. Oh! si l'on eût vu ceux de ma première jeunesse, ceux que j'ai faits durant mes voyages, ceux que j'ai composés et que je n'ai jamais écrits […]. (pp. 199-200)

Mais la chute n'est pas loin et, avec elle, la perte du sentiment de soi, de l'appartenance, et le malheur, autrement dit la sortie hors de l'état de nature, la dégénérescence et la dégradation, au lieu du développement possible que nous évoquions. La lecture des romans sera, à cet égard, une expérience fondamentale. En effet, cette « dangereuse méthode » (p. 46) procure certes au jeune lecteur la conscience de soi mais d'une manière inadéquate : « je devenais le personnage dont je lisais la vie » (p. 47). S'il est un bon usage de l'imagination, quand il s'agit, comme on l'a vu plus haut, de rassembler autour de soi les objets de la réalité, de « [se jeter] en quelque sorte dans l'immensité des êtres pour les combiner, les choisir, [se] les approprier à [son] gré, sans gêne et sans crainte » (p. 199), la lecture des romans disperse le moi, l'identifie à des images illusoires, en un mot, le dépossède de lui-même.

D'autre part, la chute, c'est aussi la rupture de la relation adéquate et naturelle avec autrui. Constater l'obscurcissement de la transparence entre les consciences dans l'épisode du peigne cassé, c'est déjà un moment de cette rupture, et le moi l'éprouve ici en tant que victime mais l'expérience est encore bien plus douloureuse et bien plus décisive lorsque Jean-Jacques manque lui-même à « la bienveillance » naturelle de l'humanité dans l'épisode de l'homosexuel à Turin (quand il se fait traiter de brutta bestia, p. 104), et surtout dans celui du ruban (pp. 122-123) : « trouble universel », absence à soi-même, « crime » contre la justice et la vérité, dommage immense et irréversible causé à un autre humain, il y a là un attentat contre l'humanité en la personne de Marion et un pas capital dans le processus de la perte de la nature en soi-même.

« L'asservissement sous un maître » (p. 48) dans le passage de l'apprentissage et la fessée, sur le plan cette fois de la sexualité, constituent encore autant de manifestations de la perte de la liberté naturelle à laquelle pourtant il tient tant (« J'adore la liberté. J'abhorre la gêne, la peine, l'assujettissement », p. 74) et de celle de la fierté qui fait l'homme et le citoyen. Mais cette fois Jean-Jacques n'y est pour rien.

Le mouvement de la socialisation, la tendance naturelle à la dégénérescence[59], les ambiguïtés et les ambivalences de cette tendance irrésistible (tout le problème, chez Rousseau, ne vient-il pas du fait qu'il faut, bien ou mal, que l'homme se dénature, que cette dénaturation même est un fait de sa nature ?[60], tout cela, qui représente le devenir de l'humanité, l'enfant l'a vécu, ou du moins le récit le raconte-t-il et le pense-t-il ainsi. Même, sur le point si décisif de la découverte des valeurs, l'histoire du moi, dans le passage consacré aux leçons de M. Gaime (pp. 129-131), renvoie explicitement à l'Émile, et à la Profession de foi du Vicaire savoyard : le passage de l'homme à une vie pleinement morale suppose la reconnaissance par l'homme de l'existence en lui d'un dictamen du bien et du mal, intérieur, la conscience. Mais cette reconnaissance se produit grâce à l'intervention d'un ministre de la religion, qui révèle au jeune homme la possibilité de l'acte moral en lui et de son fondement naturel. Cette révélation aura ses effets propres, car, si elle ne crée pas la conscience, elle conditionne la vie morale.

Mais, avec Rousseau, précisément, nous constatons à nouveau que l'autobiographie va au-delà de la seule anthropologie, cela dans la mesure où, touchant au problème des valeurs, elle acquiert, et fait acquérir à l'anthropologie, une dimension philosophique.

C'est à cette dimension que nous allons désormais consacrer l'étude de nos trois récits d'enfance.

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La dimension philosophique du récit d'enfance

Toute anthropologie n'est pas philosophique. Une anthropologie n'est philosophique que si la recherche « scientifique » de l'homme vise à la Vérité, c'est-à-dire à un mode de la connaissance qui dépasse les seules exigences d'une connaissance objective et conforme de la réalité. Ici, c'est-à-dire dans nos trois récits d'enfance, l'anthropologie quitte les catégories de la science parce qu'elle doit entrer dans celles de l'existence et de l'histoire individuelles, et on a vu plus haut que c'était pour remplir au mieux son projet de connaître l'homme : pour connaître cet objet très particulier de la science qu'est l'homme, l'homme tel qu'il est, l'anthropologue doit perdre sa qualité de savant et entrer dans la recherche de lui-même. De plus, il s'agit de connaître l'homme et soi-même, l'homme en soi-même, pour vivre mieux, c'est-à-dire humainement. Dès lors, l'anthropologie doit se faire philosophique : en effet, le problème de la connaissance devient le problème de la Vérité, le problème de l'homme devient celui de la Nature humaine, le problème de l'histoire de l'espèce devient celui de la Liberté.

Dès que l'anthropologie devient autobiographie, notamment sous la forme du récit d'enfance, la question de la vérité survient sous la forme du problème de l'exactitude. Rousseau se pose sans cesse cette question inévitable, y compris plus tard dans les Rêveries, mais Sartre aussi la formule :

Ce que je viens d'écrire est faux. Vrai. Ni vrai ni faux comme tout ce qu'on écrit sur les fous, sur les hommes. J'ai rapporté les faits avec autant d'exactitude que ma mémoire le permettait. Mais jusqu'à quel point croyais-je à mon délire ? […] Comment pourrais-je fixer — après tant d'années surtout — l'insaisissable et mouvante frontière qui sépare la possession du cabotinage ? (pp. 60-61)

Le problème de la vérité est porté ici à la puissance deux, puisqu'il s'agit de savoir si on peut décrire avec exactitude un état très ancien du sujet, mais aussi un état de « mauvaise foi » qui maintient lui-même une ambiguïté entre le vrai et le faux. Surtout, ce passage nous rappelle la nature philosophique du problème (tout ce qui est écrit sur les hommes, sur l'homme pose le problème même de la vérité), et nous montre la voie dans laquelle il faut le poser et tenter de le résoudre. En effet, il faut dépasser immédiatement le problème de la simple exactitude, comme Sartre et Rousseau le font constamment : non seulement les origines sont hors de portée de la mémoire, non seulement on ne peut connaître et noter la totalité des faits, mais aussi la volonté et la possibilité d'une saisie objective et exhaustive du sujet par lui-même constituent une contradiction dans les termes. On a vu que c'est cette impossibilité que Sartre entend lever par la notion de raison dialectique, c'est-à-dire par une solution philosophique. Comment une solution de ce type peut-elle se réaliser dans un récit autobiographique et quel est son statut ?

Rousseau adopte une perspective ontologique : il y aura une qualité de l'être, dans le sujet, qui garantira la vérité du récit, indépendamment de toute exactitude et de toute vérification externe cette qualité, c'est la sincérité. La sincérité représente, dans l'homme naturel précisément, l'adéquation exacte de soi à soi, celle de l'être sans mélange et sans art (latin : sincerus) son doublet, chez Rousseau, c'est la simplicité[61], dont le début de la Profession de foi du Vicaire savoyard, dans un contexte sensiblement différent, nous montre le fondement de la validité et le mode d'emploi pour le lecteur :

« Mon enfant, n'attendez de moi ni des discours savants, ni de profonds raisonnements. Je ne suis pas un grand philosophe, et je me soucie peu de l'être. Mais j'ai quelquefois du bon sens et j'aime toujours la vérité. Je ne veux pas argumenter avec vous, ni même tenter de vous convaincre il me suffit de vous exposer ce que je pense dans la simplicité de mon cœur. Consultez le vôtre durant mon discours, c'est tout ce que je vous demande. Si je me trompe, c'est de bonne foi cela suffit pour que mon erreur ne me soit pas imputée à crime quand vous vous tromperiez de même, il y aurait peu de mal à cela : si je pense bien, la raison nous est commune, et nous avons le même intérêt à l'écouter pourquoi ne penseriez-vous pas comme moi[62] ? »

Comme le récit a pour objet moins les événements eux-mêmes que l'histoire d'une âme et « la chaîne des sentiments qui ont marqué la succession de [son] être »[63], la vérité de ce récit est garantie seulement par la « transparence » que les humains entretiennent entre eux et la cohérence que chacun d'eux maintient au sein de soi-même, dans l'exercice de la raison, cela pour peu qu'il respecte en soi la nature.

Cela va si loin que, citant un certain discours de Rousseau destiné à garantir la relation d'un événement, la fin des Confessions récuse tout fait, toute preuve matérielle qui contredirait au sentiment intime du moi :

J'ai dit la vérité. Si quelqu'un sait des choses contraires à ce que je viens d'exposer, fussent-elles mille fois prouvées, il sait des mensonges et des impostures, et s'il refuse de les approfondir et de les éclaircir avec moi tandis que je suis en vie il n'aime ni la justice ni la vérité. Pour moi je le déclare hautement et sans crainte : Quiconque, même sans avoir lu mes écrits, examinera par ses propres yeux mon naturel, mon caractère, mes mœurs, mes penchants, mes plaisirs, mes habitudes et pourra me croire un malhonnête homme, est lui-même un homme à étouffer[64].

On ne saurait dénier plus hautement la qualité d'homme à tout être qui discuterait cette relation au nom de l'exactitude matérielle des faits.

Jean Starobinski a étudié cette notion de la transparence. On se bornera donc ici à souligner que le projet des Confessions, s'inscrivant par là dans l'ensemble de l'œuvre de Rousseau, travaille à restituer l'intention de Jean-Jacques[65] et à établir, sur cet exemple unique qu'il propose à ses semblables, une communauté des humains enfin transparente à tous ses membres et à elle-même. Cette entreprise, évidemment, touche à l'éthique et elle demande du courage (p. 212) elle demande aussi un art du style, comme nous l'avons indiqué plus haut en évoquant les passages du manuscrit de Neuchâtel sur la chambre obscure : un art de la sincérité, un art de l'absence d'art c'est encore un paradoxe de l'entreprise des Confessions.

 

Qu'en est-il du récit de Sartre, sur ce point de la dimension philosophique et éthique ? La notion de sincérité ne peut convenir ici ni aucune qualité intrinsèque au sujet autobiographique, puisque l'idée d'une nature humaine, transparente en chacun à autrui, est exclue et que Les Mots s'attachent au contraire à dénoncer toutes les comédies que couvre cette prétendue sincérité. Comme on pouvait s'y attendre, la garantie de vérité dans le récit autobiographique relèvera de la qualité du rapport établi entre l'instance narrative de ce récit et le lecteur : dans les Confessions, le « pacte autobiographique » reposait sur la confiance du lecteur en la sincérité du narrateur, confiance fondée en raison sur des intérêts communs dans Les Mots, ce n'est plus la transparence des consciences, c'est l'authenticité d'un rapport vraiment humain qui est requise. Qu'est-ce que l'authenticité ? Pour comprendre cette notion et comment elle fonde le mode du récit dans l'autobiographie sartrienne, il faut partir de son contraire, qui est la comédie. Dans la comédie enfantine, qui révèle à plein la nature du rapport inauthentique, il s'agit de plaire[66]. En tant que ce rapport se situe dans le règne de l'apparence et non de l'être, et si la relation éthique se définit comme relation vraie à autrui, le besoin et la volonté de plaire, à la différence du fait d'aimer ou de haïr[67], excluent l'enfant de la communauté humaine, et même de l'espèce :

Étranger aux besoins, aux espoirs, aux plaisirs de l'espèce, je me dilapidais froidement pour la séduire elle était mon public, une rampe de feu me séparait d'elle, me rejetait dans un exil orgueilleux qui tournait vite à l'angoisse. (p. 73)

Un poisson dans son bocal, un singe savant, mais pas un homme. Accéder au monde de l'éthique, ce sera sortir de cette « île aérienne » (p. 66) pour entrer à l'école, puis dans la bande des camarades de lycée et de jeu (p. 186…), aller au cinéma et enfin au stalag (pp. 102-104). C'est pourquoi, non seulement le récit devra détruire les images de la comédie enfantine et dénoncer le processus aliénant de leur formation, mais lui-même, en tant que récit, il devra fonctionner, à l'égard du lecteur, sur le mode de l'amour, de la haine, de la provocation. Le récit des Mots ne veut pas plaire, et même il veut déplaire, au lecteur, et à l'auteur :

Parfois, je suis mufle en secret : c'est une hygiène rudimentaire. Or le mufle a toujours raison mais jusqu'à un certain point. Il est vrai que je ne suis pas doué pour écrire on me l'a fait savoir, on m'a traité de fort en thème : j'en suis un mes livres sentent la sueur et la peine, j'admets qu'ils puent au nez de nos aristocrates je les ai souvent faits contre moi, ce qui veut dire contre tous, dans une contention d'esprit qui a fini par devenir celle de mes artères. (p. 139)[68].

Seulement, déplaire n'est pas facile, encore moins facile peut-être que de plaire. Car Les Mots ont plu, et sans doute par le jeu fascinant de la provocation à l'égard du lecteur. Ici aussi, il y a du paradoxe : la littérature et ses séductions ne s'évacuent pas si facilement.

 

Dans le récit de Renan encore, l'exigence de la vérité est fortement posée, et d'abord comme appartenant à l'éthique du savant. Évoquant le moment capital où on lui confie le cours de grammaire hébraïque à Issy, et qui va engager le processus de la perte de la foi, Renan écrit :

[…] le devoir de l'homme est de se mettre devant la vérité, dénué de toute personnalité, prêt à se laisser traîner où voudra la démonstration prépondérante. (p. 178)

Ce mouvement se veut pur de tout intérêt et de toute espèce de considération étrangère à l'impératif éthique de la vérité scientifique[69], il s'exprime en termes de vertus mais c'est aussi le moment du récit où les images poétiques se mettent à proliférer : « la lutte théologique » (p. 174), avec Dieu lui-même, est décrite dans les termes des mythes bibliques[70] elle exige « un tranchant d'acier » (p. 181) elle évoque les transformations des poissons du lac Baïkal (p. 195) « la claire vue scientifique » de l'univers devient « l'ancre inébranlable sur laquelle nous n'avons jamais chassé » (p. 198). Ce mouvement éthique du savant en présence de la vérité représente donc bien un mouvement subjectif de la personne elle-même, que le récit justement éclaire et qu'il est chargé d'expliquer. En effet, l'exigence intellectuelle de cohérence du raisonnement et de la discipline à l'égard de la réalité n'est pas purement philosophique elle vient de plus loin que d'Issy ou des leçons du Collège de France : elle vient de Saint-Nicolas du Chardonnet et même de Tréguier.

À Tréguier, « on [le] faisait pousser assez loin l'étude des mathématiques » (p. 55), et l'enfant « y apportait une extrême passion ; ces combinaisons abstraites [le] faisaient rêver jour et nuit. » Quant aux maîtres de Saint-Nicolas, ils reçoivent l'hommage de leur ancien élève parvenu aux plus hautes chaires de la République :

Mes maîtres m'enseignèrent […] quelque chose qui valait infiniment mieux que la critique ou la sagacité philosophique : ils m'apprirent l'amour de la vérité, le respect de la raison, le sérieux de la vie. Voilà la seule chose en moi qui n'ait jamais varié. Je sortis de leurs mains avec un sentiment moral tellement prêt à toutes les épreuves, que la légèreté parisienne put ensuite patiner ce bijou sans l'altérer. (p. 107)

Pour Renan, le respect de la rigueur scientifique, l'éthique de la Vérité et la fidélité aux origines, tout cela est tout un. Car la valeur régulatrice de la vie et du récit, qui était l'authenticité chez Sartre et la sincérité chez Rousseau, c'est ici la fidélité.

L'accusation d'apostasie, l'image du défroqué, l'espèce de reniement dont Tréguier avait frappé le renégat hantent le souvenir et la conscience de Renan[71], et il veut montrer combien sa vie, dans ses ruptures mêmes, continue les croyances de son enfance et de sa jeunesse, comme la foi nouvelle de l'homme de progrès prolonge et achève la foi chrétienne et des croyances encore plus anciennes. Pour lui, l'idée du devenir suppose un sens tout moral de la continuité, le double souci de la critique et de la reconnaissance, une dialectique de la libération et de la fidélité. Le moment de la crise de la foi est donc un instant de la vie morale, en ce sens qu'il exige un choix de nature éthique (et non pas seulement intellectuel), une décision concernant la manière de vivre, un acte irréductible de l'ordre des Valeurs. Ce moment est difficile et même douloureux parce qu'il est celui d'une tension, d'une rupture et d'une continuité. Logiquement donc cet épisode de la crise religieuse trouvera une place centrale dans le récit : celui-ci le préparera et l'orchestrera pour former l'histoire non pas exactement d'un homme libre mais, comme le dit Nietzsche à propos de Voltaire, d'un esprit qui s'est libéré.

Cependant la valeur de la fidélité, pas plus que celles de la sincérité et de l'authenticité, ne va sans problèmes et sans ambiguïtés. Principe sans lequel il n'y a pas de mouvement historique ni de libération personnelle, la fidélité est la valeur constituante du monde disparu de Tréguier et elle a déserté l'époque moderne, condamnant le sage à la cultiver seulement dans son monde privé et à l'égard de lui-même et de ses souvenirs :

Enthousiaste, je le suis autant que personne mais je pense que la réalité ne veut plus d'enthousiasme, et qu'avec le règne des gens d'affaires, des industriels, de la classe ouvrière (la plus intéressée de toutes les classes), des juifs, des Anglais de l'ancienne école, des Allemands de la nouvelle, a été inauguré un âge matérialiste […]. Il faut créer le royaume de Dieu, c'est-à-dire de l'idéal, au-dedans de nous. […] Le bonheur, c'est le dévouement à un rêve ou à un devoir le sacrifice est le plus sûr moyen d'arriver au repos. (p. 102)

Cette page s'achève sur une parabole bouddhique qui montre tout à fait les limites de la philosophie renanienne de l'histoire et même l'impasse où aboutit son éthique de la fidélité.

C'est pourquoi cette obsession de la fidélité trouve, dans le récit de Sartre, son exact opposé avec une éthique de la trahison :

Je devins traître et je le suis resté. J'ai beau me mettre entier dans ce que j'entreprends, me donner sans réserve au travail, à la colère, à l'amitié, dans un instant je me renierai, je le sais, je le veux et je me trahis déjà, en pleine passion, par le pressentiment joyeux de ma trahison future. (p. 199)

À certains égards, tout se passe donc comme si Les Mots avaient été écrits contre les Souvenirs de Renan. Dans la mesure, en effet, où le récit de Renan illustre et exalte l'humanisme scientiste et bourgeois du dernier tiers du XIXe siècle, celui de Sartre dénoncera précisément l'idéalisation de l'instruction publique (cette idée de Condorcet), l'idée selon laquelle l'historien et le philosophe critiques continuent et achèvent le clerc et l'esprit aristocratique, et, plus fondamentalement, les idées chrétiennes de divinité et de Salut éternel, telles que les avait aménagées la dialectique historique et idéaliste de Renan. Dans le récit de Sartre, cet affrontement de deux morales et de deux philosophies fait que la question de la foi en général et celle de la littérature comme avatar de la foi et de la cléricature prendront une place centrale.

Dans les Confessions, le thème de la foi apparaît, au livre II, au moment de l'abjuration du calvinisme, mais ce fait figure comme un trait supplémentaire de la rupture avec Genève et avec la citoyenneté : chez Rousseau, ce thème n'occupe pas dans le récit la fonction structurante qu'il revêt dans Les Mots et dans les Souvenirs d'enfance et de jeunesse.

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La poétique des trois récits d'enfance : le problème du point de vue

Dans les trois cas qui nous occupent, la dimension anthropologique et la valeur philosophique du récit d'enfance (l'une par l'autre) paraissent donc désormais certaines. Il nous reste à montrer comment le projet de nature philosophique et moral s'informe dans les trois récits. C'est donc des problèmes d'ordre littéraire qui nous retiendront désormais, parmi lesquels nous voudrions privilégier celui de la constitution du point de vue.

En effet, si l'ambition de ces récits est bien celle que nous avons dite, non seulement il importe de savoir quelle est l'instance de la narration, ce qui la fonde et comment elle se manifeste, mais il faut aussi étudier comment cette instance s'institue dans le récit en vue de constituer cette histoire du personnage dont nous avons vu l'importance et la signification.

Reprenons, et résumons les contraintes auxquelles doit satisfaire l'instance narrative dans nos trois récits : constituer un point focal imaginaire de telle manière que le récit soit à la fois objectif et subjectif, qu'il s'établisse dans un rapport temporel entre le présent et le passé, qu'il permette à cette instance elle-même de se prendre en considération. Il y a là trois modes de totalisation, qui expriment tous les trois les implications littéraires de l'autobiographie critique et philosophique.

 

Le premier mode de la « solution »[72] s'exprimerait ainsi : ce point de vue est un point de vue d'écrivain, entendons que le fait de l'écriture est évoqué et problématisé explicitement dans nos trois textes. La fonction de remémoration et le problème qu'elle pose sont déplacés, de la sphère proprement psychologique où ils figurent habituellement à celle de l'élaboration de l'écriture. Par là, non seulement le problème de la mémoire, des documents et de la stricte véracité du récit est éludé, dans l'esprit que nous avons vu plus haut, au profit de celui de la compétence de l'écriture, mais l'accent et la préoccupation sont portés sur le présent, qui est celui de l'écriture. Le gain consiste dans le fait que le problème de l'autobiographie philosophique est ramené à ce qui dépend de l'écrivain, de lui-même comme écrivain : l'instance de la narration et, par elle, le sujet philosophique, y gagnent leur indispensable autonomie.

Cette instance, figure de l'écrivain, est donc représentée au présent, à ce présent de l'acte d'écriture, tel qu'il est supposé se situer au sein de son propre processus. Ce processus évidemment appartient à l'ordre de la fiction simplement, cette fiction-là, comme celle du narrateur en général, participe aux figures qui conditionnent le fonctionnement du récit. Partout on trouve les signes de son existence et les manifestations de son autonomie :

À l'heure où j'écris ces lignes […], Quand j'ai commencé ce livre […], Ce que je viens d'écrire est faux […], Après avoir lu ce qui précède, un ami me considéra d'un air inquiet […], Aujourd'hui, 22 avril 1963, je corrige ce manuscrit […]. (Sartre, pp. 164, 200, 60, 173-174, 53, respectivement)

Je suis, en racontant mes voyages, comme j'étais en les faisant je ne saurais arriver […], Avant de m'abandonner à la fatalité de ma destinée, qu'on me permette de tourner un moment les yeux […], Si je survis assez à cette entreprise consommée pour en reprendre une autre, je me propose de donner dans la suite de l'Émile un exemple si charmant et si frappant de cette même maxime, que mon lecteur soit forcé d'y faire attention. Mais c'est assez de réflexions pour un voyageur il est temps de reprendre ma route. (Rousseau, pp. 209, 79, 94)

Au moment d'éclat que je raconte […], Je retrouve la lettre que je lui écrivis à ce sujet le 29 mars 1844 […], Un vieux papier que je retrouve parmi mes notes de voyage contient ceci […], J'écrivais ce morceau à Ischia, dans l'automne de 1875 […], Je raconterai peut-être un jour ces histoires. (Renan, pp. 131, 182, 75, 54, 58, les deux dernières phrases constituant des notes en bas de pages)

De tous ces passages, nous retiendrons particulièrement la page des Confessions qui évoque la naissance et la mort de Rousseau, car elle révèle au mieux la fonction de ce présent :

J'étais né presque mourant : on espérait peu de me conserver. J'apportai le germe d'une incommodité que les ans ont renforcée, et qui maintenant ne me donne des relâches que pour me laisser souffrir plus cruellement d'une autre façon. Une sœur de mon père, fille aimable et sage, prit si grand soin de moi, qu'elle me sauva. Au moment où j'écris ceci, elle est encore en vie, soignant, à l'âge de quatre-vingts ans, un mari plus jeune qu'elle, mais usé par la boisson. Chère tante, je vous pardonne de m'avoir fait vivre, et je m'afflige de ne pouvoir vous rendre à la fin de vos jours les tendres soins que vous m'avez prodigués au commencement des miens. J'ai aussi ma mie Jacqueline encore vivante, saine et robuste. Les mains qui m'ouvrirent les yeux à ma naissance pourront me les fermer à ma mort. (pp. 45-46)

Ici, en effet, la mise en évidence du point de vue de l'écrivain permet de révéler la fonction de l'écriture, en tant qu'acte : les deux moments de son existence que le sujet, par principe, ne peut ressaisir ni saisir, sa naissance et sa mort, et l'existence entière que ces deux moments enferment et totalisent, tout cela est envisagé et atteint dans les évocations et surtout dans la grammaire d'un présent, destiné à rester pour toujours (pour et par les lectures) un présent. Ce présent, que suscitent le temps des verbes et la syntaxe de l'interpellation, n'est pas un « présent de narration », il est le présent de la narration, et toute l'existence y est vue et saisie, comme d'outre-tombe[73]. Distraite de la chronologie de l'existence réelle, et même de la temporalité réelle des actes réels de l'écriture, cette temporalité fictive, constituée par l'imagination de l'écrivain et grâce au travail de la langue, totalise passé, présent et futur du moi.

Chez Rousseau encore, et surtout chez lui, cette instance de l'écrivain est affectée par ses émotions propres, comme nous l'avons déjà suggéré plus haut[74]. Elle prononce aussi des jugements sur l'enfant et le jeune homme que fut cet écrivain (jugements plus que sévères chez Sartre), et souvent au nom d'une autorité d'écrivain justement et de philosophe : les œuvres sont volontiers citées dans les Confessions ; on y réfère plus implicitement chez Renan et chez Sartre.

 

Il faut s'attacher plus longuement à un autre trait de l'activité narrative, qui marque puissamment l'esprit et le statut de l'instance de l'écrivain dans le point de vue du récit, et qui est sa nature mimétique. Déjà, nous avions insisté sur ce trait à propos du style de Rousseau. Ici, il convient d'en reprendre l'étude, sous un autre angle et de manière plus générale.

Philippe Lejeune a montré de manière très convaincante que, dans l'autobiographie, la relation au passé viserait moins à la véracité qu'à la reproduction des actions. Recréation par mimèsis, l'écriture consisterait à refaire l'acte, symboliquement, pour en assurer la maîtrise et la cure. La forme essentielle en serait donc l'aveu, mais sous les espèces du recommencement[75]. Philippe Lejeune n'évoque pas le cas de Renan, mais son idée pourtant s'y appliquerait exactement. En effet, chez Renan, le récit reprend, encore plus ouvertement que chez Rousseau, et dans l'esprit de fidélité ironique que nous avons noté plus haut, le modèle de la confession chrétienne.

Les heures passées sur l'Acropole sont le moment d'une « confession générale […] des péchés » (p. 75). Plus loin, tout un passage constitue un examen de conscience en règle, portant sur l'observance des quatre vertus de la pauvreté, la modestie, la politesse et la règle des mœurs, suivi d'une confession et des actes qui l'accompagnent (pp. 202-215)[76]. On y trouve des aveux, un acte de contrition (« en demandant pardon au lecteur », car celui-ci devient le confesseur), un acte de ferme propos (« cela ne m'arrivera plus »), une action de grâce (« ainsi, sans savoir au juste qui je dois remercier, pourtant je remercie »), l'évocation des peines et du salut, et la prière pour une bonne mort (« et maintenant je ne demande plus au bon génie qui m'a tant de fois guidé, conseillé, consolé, qu'une mort douce et subite, pour l'heure qui m'est fixée, proche ou lointaine »).

Dans sa « lecture d'un aveu de Rousseau », à propos du récit de « la punition des enfants », Philippe Lejeune reprend et développe son idée de la confession comme acte[77] Il montre que, dans les Confessions, l'aveu constitue la répétition symbolique de l'acte, et que cette répétition équivaut à une demande d'amour formulée à l'égard du lecteur au sein du « pacte autobiographique », tout cela s'opérant grâce à « la médiation de l'écriture ».

C'est cette dernière expression et cette notion même que nous voudrions nous-même préciser ici. L'écriture de l'aveu est mimétique de l'acte parce que celui-ci est un secret, et qu'un secret ne se formule pas mais se montre. La mimèsis d'un acte n'explique pas, et même n'explicite pas cet acte, ne le révèle pas (au sens de dévoiler une chose cachée). Ce qui est représenté c'est le rapport de l'enfant (et de l'adulte encore, et surtout) à ce qui lui échappe. À la différence de Renan et de Sartre, Rousseau ne sait pas ce qu'il avoue, il ne domine pas le passé, rien ne précède le travail de l'écriture. Dès lors, s'il est dans la nature de l'écriture d'être mouvement (on se rappelle les textes déjà cités qui insistent sur cette vision du style), on voit que la mobilité, que Philippe Lejeune décèle par son travail très précis, est la manière dont l'écriture désigne, suggère, manifeste le secret, sans que jamais celui-ci cesse d'être secret. Le secret, c'est la présence toujours active et prégnante d'une action ancienne et irréductible, dont le fait et l'effet ne s'épuisent pas dans le relevé objectif des événements. Tel est « l'obstacle » que l'écriture a la charge de lever, mais sans le dissoudre ni le liquider. C'est ici qu'intervient l'idée paradoxale de l'écriture de la parole. Pour Rousseau, on le sait, la parole est trompeuse : liée à la conversation et à la vie sociale, elle échappe, tandis que l'écriture réfère à la retraite, à la disponibilité, à un usage librement réglé du temps. Mais, ici, le paradoxe de l'écriture, c'est que, tout en restant pleinement écriture, elle épouse le genre de liberté de la parole, ses bizarreries et ses accidents, et ceux de l'être : en un mot, si l'écrivain veut bien renoncer à la continuité forcée d'un style unique (comme nous l'avons vu plus haut), si son écriture renonce à la maîtrise de la formulation qui fait habituellement sa nature et sa force, il pourra noter les mouvements informulables que produisent encore les événements de son passé dans son présent. Nous sommes donc entrés dans la sphère du théâtre : il y a bien du dramatique là-dedans, puisqu'il s'y produit des événements, imprévisibles, que la verve propre à la parole sait noter (au sens musical du terme) il y a donc de l'exhibitionnisme, à l'adresse du lecteur. Le mime est pour quelqu'un : affrontant et récusant « la mauvaise honte »[78], celle qui tient à l'amour-propre et à la vanité, le moi entend révéler et réparer le crime (du ruban, par exemple) que la honte fit commettre, s'exposer (au sens de braver le danger, qui est celui aussi de Michel Leiris), susciter une relation qui ne peut être que mal reçue dans une société de vanité et d'apparence mais qui met en danger cette société, pour instituer la relation humaine de bienveillance et d'amour mutuels[79]. Ce quelqu'un à qui le mime s'adresse n'est donc pas le lecteur isolé mais « le public », c'est-à-dire une entité collective que Rousseau pense déjà comme une société, que le livre a à susciter, mais sur le mode propre de cette écriture, éloquente, inventive et passionnée, transparente et fidèle, rédemptrice.

 

On conçoit que, pour Sartre, l'idée qu'il a de l'écriture ne répond absolument pas à celle de Rousseau, ni à celle de Renan. Pourtant, là encore, Philippe Lejeune pense pouvoir, non sans raisons, reprendre son concept d'écriture imitative[80]. Serait-ce donc que le livre des Mots, à son tour et à son niveau, serait un acte de comédie, propre cette fois à l'instance narratrice du récit ? Comme le montre Philippe Lejeune, l'ordre du récit permet de déguiser et de déplacer les deux épisodes clés du remariage de la mère et de la découverte de la laideur dans ceux de l'homme à l'aspect comestible et de la camaraderie avec Nizan. De plus, il règne « une espèce de suspense sur lequel est fondé le livre[81] », et Philippe Lejeune peut même évoquer une « dictature de la dialectique » :

Il y a dictature de la dialectique, et la chronologie n'a qu'à filer doux. […] C'est le sens qui dicte, et jamais la chronologie […]. Cette dictature du sens s'étale donc sans scrupule. On songe à la désinvolture provocante avec laquelle Sartre annonce, au début de sa biographie de Flaubert, s'interrogeant justement sur l'ordre à suivre : « On entre dans un mort comme dans un moulin. » Dans l'enfant qu'on fut aussi. Mais le moulin, ce n'est pas le désordre des ouvertures, permettant n'importe quel trajet : c'est l'ordre d'un engrenage. C'est le grand moulin de la dialectique[82].

Poursuivons l'analyse de Philippe Lejeune, en l'appliquant à ce qui nous occupe ici, c'est-à-dire au point de vue de la narration : au nom d'un nouveau Salut (la Révolution), et donc au nom d'une nouvelle Sainteté, un nouveau Héros (le Philosophe dialecticien), pourfendeur de la Bourgeoisie, son ancienne famille, s'établit dans le point de vue, sans se déclarer, pour y exercer des pouvoirs discrétionnaires, grâce à l'écrivain. Ainsi les trois figures de l'imaginaire enfantin, du héros, du saint et de l'écrivain se trouvent-elles réunies à celle du philosophe, le seul qui se fût approprié finalement (ultime péripétie, mais cachée) les armes du sens. Celui que nous pourrions appeler Pardaillan dialecticien est bien un écrivain : le fait du style répond à la nature du point de vue. L'écrivain est de retour (au sens freudien du terme), avec la verve, d'ailleurs prodigieuse, de l'écrivain le plus classique : sens de la citation traits de la fin signalant la chute des phrases, des alinéas, des parties, du livre sens de la maxime, du portrait, du paradoxe et de la provocation jeux de mots, drôlerie, férocité ; inventivité constante, cocasserie, caractère saugrenu des images : le Sartre des Mots est un grand écrivain français, un styliste dans la tradition des moralistes, qui se prête admirablement à l'explication de texte à la française. Il est à la fois Jouhandeau et Sarraute, La Rochefoucauld et Voltaire, mais ce n'était pas son propos. Car il y avait un piège dans cette entreprise. Si le texte peut dire « Ainsi s'est forgé mon destin » (p. 169), c'est que la perspective narrative a réintégré l'idée de tragédie, et que la figure de la mort est présente ici aussi, même si c'est autrement que chez Rousseau : l'idée de totalisation n'est rien si elle n'engendre pas des totalisations incessantes. La tâche est interminable ; pis, toute totalisation, même provisoire et parce que provisoire, ne peut se faire que d'un point de vue posthume. Ce n'est pas que Sartre n'aperçoit pas ce retour des figures les plus haïes, l'héroïsme, la fidélité, l'écrivain, la tragédie, car la fin du récit témoigne de sa lucidité :

 

J'ai désinvesti mais je n'ai pas défroqué : j'écris toujours. Que faire d'autre ?

Nulla dies sine linea.[…]

Pardaillan m'habite encore. Et Strogoff. Je ne relève que d'eux qui ne relèvent que de Dieu et je ne crois pas en Dieu. Allez vous y reconnaître. Pour ma part, je ne m'y reconnais pas et je me demande parfois si je ne joue pas à qui perd gagne et ne m'applique à piétiner tous mes espoirs d'autrefois pour que tout me soit rendu au centuple. En ce cas je serais Philoctète : magnifique et puant, cet infirme a donné jusqu'à son arc sans condition : mais, souterrainement, on peut être sûr qu'il attend sa récompense.

Laissons cela. Mamie dirait :

« Glissez, mortels, n'appuyez pas. » (pp. 212-213)

Cependant cette fin du récit, pour une fois, se rallie à la vieille sagesse de Mamie : passer, glisser sur ce goût du tragique et sur le gain inestimable que la victime des dieux pense retirer de son élection malheureuse, ne pas appuyer. La dialectique s'y perd, elle renonce : nous aimons et nous trouvons beau que le narrateur constate ce point aveugle de sa perspective, cette faute grossière contre la cohérence de sa logique et la rigueur de sa morale, qui consiste à se reconnaître en Philoctète, et renonce à en avoir raison.

Achevons sur ce point l'étude de la figure principale de la narration en soulignant que la valeur anthropologique et philosophique de l'autobiographie, dans nos trois textes, se fonde justement sur l'idée centrale que nous avons suivie ici, idée selon laquelle la vérité d'un homme peut être celle de l'Homme, à condition que cette vérité ne soit pas recherchée comme une formule objective à écrire : l'inconscient et le passé d'un homme, et la relation que celui-ci entretient avec eux, ne sont pas des objets à connaître, mais des réalités à constituer, dans les opérations de l'écriture.

 

Mais il nous faut maintenant déceler quels sont, dans nos trois récits d'enfance les moments fondateurs des points de vue narratifs analysés ci-dessus, et quelle fonction la constitution de ces moments au sein de la poétique de chaque récit remplit dans l'élaboration de l'anthropologie philosophique. La question est donc celle-ci : quel événement l'écrivain retiendra-t-il de son passé comme étant celui qui permet au sujet de la narration de se considérer objectivement et subjectivement à la fois, et de se constituer en sujet de l'Humanité ? Cette question se confond avec une autre : comment l'écrivain met-il en œuvre ce moment fondateur dans l'économie d'ensemble de son récit ?

Dans les Souvenirs de Renan, il est trois moments privilégiés, d'où sort la narration, chacun ayant son lieu. Athènes d'abord : l'Acropole est le lieu de l'Absolu réalisé[83]. Lieu de « beauté éternelle, sans nulle tache locale ou nationale », lieu politiquement paradoxal puisqu'il est celui d'une démocratie aristocratique[84], lieu du sacré enfin et monument digne en toutes ses parties d'être habité par le divin, l'Acropole est bien le lieu de l'Absolu. Mais l'Absolu y réside comme il convient, non pas objectivement mais comme en un lieu qui renvoie à ce qui n'est pas lui, aux autres monuments de l'esprit dans le monde : car le sacré y est présent sur le mode de l'allusion. Athènes permet de penser le passage des dieux, elle ne contient pas les autres civilisations mais elle invite la pensée à les considérer et à les intégrer[85]. Cependant, et surtout, cet Absolu y est l'objet d'une révélation sensible :

Je savais bien, avant mon voyage, que la Grèce avait créé la science, l'art, la philosophie, la civilisation mais l'échelle me manquait. Quand je vis l'Acropole, j'eus la révélation du divin, comme la première fois que je sentis vivre l'Évangile, en apercevant la vallée du Jourdain des hauteurs de Casyoun. (p. 74)

Dès lors, informée par la puissance mystérieuse et abstraite du lieu, la vie du moi s'ordonne tout entière bien plus, la mémoire de cette vie est enfin permise : l'Acropole, si l'on ose dire, c'est la madeleine de Proust :

Je n'ai commencé à avoir des souvenirs que fort tard.[…] Chose singulière! ce fut à Athènes, en 1865, que j'éprouvai pour la première fois un vif sentiment de retour en arrière, un effet comme celui d'une brise fraîche, pénétrante, venant de très loin. (p. 73)

Logiquement donc, dans le récit, le moment du passage à Athènes se place à la jonction entre les souvenirs non strictement personnels (section I « Le Broyeur de lin ») et ceux qui appartiennent pleinement au moi il accompagne et précède ceux-ci, dans la même section II du récit (« Saint Renan — Mon oncle Pierre — Le Bonhomme Système et la petite Noémi »). On voit donc bien comment l'épisode de l'Acropole, avec le texte de la Prière, fonde en même temps le récit et la légitimité de l'assimilation du moi à l'humanité : un Celte, venu des profondeurs du monde barbare et de celles de l'Histoire, reconnaît dans une illumination sensible l'universel de l'homme et son caractère historique et cette reconnaissance le consacre, après confession de ses péchés, comme écrivain (la Prière est le texte issu de cette expérience et retrouvé sur « un vieux papier »). Désormais, cet homme adoubé peut confesser en lui, et en sa propre histoire ordonnée par cette vocation tardive, l'Humanité et l'Humanisation.

Encore faut-il considérer deux autres événements fondateurs de la narration et deux autres acteurs de cette vocation, scientifique et littéraire indissolublement. Avant l'Acropole dans l'ordre du récit, mais après dans celui de la chronologie, il y a, à Paris, les conversations avec sa mère. De ces moments intimes, par la voix narrative d'une personne « de ce vieux monde » et parlant « admirablement le breton » (p. 57), d'une personne qui est la mère, témoin fidèle pour le moi et organiquement lié à lui, celui-ci se procure un accès à ce monde ancien, tel qu'il s'organise autour de Kermelle, l'aristocrate et la fidèle incarnation du peuple de Tréguier. L'autre récit fondateur des Souvenirs et de son point de vue est évoqué dès la Préface. Il n'a pas d'auteur connu il vient de la voix anonyme du peuple celte, qui composa l'histoire d'Is :

Il me semble souvent que j'ai au fond du cœur une ville d'Is qui sonne encore des cloches obstinées à convoquer aux offices sacrés des fidèles qui n'entendent plus. Parfois je m'arrête pour prêter l'oreille à ces tremblantes vibrations, qui me paraissent venir de profondeurs infinies, comme des voix d'un autre monde. Aux approches de la vieillesse surtout, j'ai pris plaisir, pendant le repos de l'été, à recueillir ces bruits lointains d'une Atlantide disparue. De là sont sortis les six morceaux qui composent ce volume. (p. 39)

La communication avec le passé de l'humanité, telle qu'elle fonde la compétence à la connaissance vivante et vraie de l'homme, s'effectue donc aussi au sein du récit mythique et de la fidélité particulière, profonde et collective, qui y règne. Et elle ne saurait se fonder autrement que dans ce mode de la mémoire et dans la réponse qu'il exprime à un appel venu des origines de l'histoire de l'esprit humain.

Ainsi, se dessine une suite d'événements, propres à la vie du narrateur, et disposés au rebours de la chronologie : près de la vieillesse, à l'âge de quarante cinq ans, à l'âge de quarante deux ans. Dans l'ordre du livre, trois « textes » se succèdent, bien identifiés : aux origines, là où une Préface remplace le récit proprement dit, le récit mythique intériorisé par la foi du narrateur, en Bretagne, récit qui permet la description de Tréguier et de ses tenants et aboutissants puis Paris et le récit de « ma mère », qui apportent la solution à une énigme concernant l'essence du pays de Tréguier enfin Athènes, qui apporte la possibilité du souvenir vivant personnel et le monde entier, ainsi que le troisième texte, celui-là mis entre guillemets.

 

Quel événement, réel et/ou supposé, a rendu possible le récit des Mots et l'anthropologie qu'il réalise à sa manière ? Cet événement ne peut être que celui qui a rendu possible la critique, c'est-à-dire celui qui a arraché le moi à son aliénation et à sa folie, l'avènement de la clairvoyance. Car « tout a changé » (p. 53), « j'ai changé » (p. 211). Mais quel est cet acte, qui totaliserait la découverte de la laideur, celle de la violence sociale, celle de l'athéisme, celle de la pensée exercée contre soi-même ? En fait, si l'on trouve plusieurs événements qui évoquent ces thèmes, on ne saurait trouver particulièrement ce moment-là et on peut penser qu'il échappe au récit parce qu'il n'appartient même pas à l'époque qui y est racontée[86]. Pourquoi cet événement serait-il dérobé au récit s'il en est la condition ? C'est que, justement, il ne peut pas exister : l'analyse du récit de Renan nous assure, en effet, qu'un événement de ce genre est une grâce. Pour qu'il n'y ait pas de révélation, de conversion, de privilège, ni même le soupçon d'un progrès (idée haïe elle aussi), il faut que l'événement soit absorbé et comme hypostasié dans la critique elle-même ou, à tout le moins, dispersé entre plusieurs moments[87]. C'est ainsi que l'on assiste à des épisodes annonciateurs (encore ce mot renvoie-t-il trop à l'ordre du messianisme, mais au moins permet-il encore de rappeler l'ambiguïté de la vision de Sartre et les apories de son récit) : les séances du cinéma les deux expériences du groupe, l'une manquée, l'autre réussie, au Luxembourg et au Panthéon l'arrivée de Nizan dans la classe et, bien sûr, le premier réveil, le moment initial de la liberté que nous avons déjà commenté. À ce moment premier de la liberté et du récit, vide et abstrait, le développement de la narration ainsi fondée donnera de la consistance, mais sans que cette narration passe jamais par ou parvienne à un instant plein, et pleinement fondateur d'elle-même.

En revanche, dans les Confessions, cet instant est parfaitement repérable, et c'est celui du Préambule. Bref, isolé du récit proprement dit, ce passage énonce, avant ce récit, le point de vue où se placera celui-ci et la légitimité qu'il en retirera. Il prend position, aux sens propre et figuré. Posée immédiatement et comme évidente, indiquée avant toute histoire du moi, et notamment avant celle de sa naissance, cette position définit un lieu et un moment où le moi rencontre le jugement dernier de Dieu et celui de ses semblables, et la garantie que ce double jugement lui procure : un tel lieu ne peut être que la métaphore de la conscience. Car ce passage du livre désigne bien le moment et le lieu de la conscience morale, moments abstraits et concrets, intimes au moi et extérieurs à lui, dans lesquels la communauté des hommes et l'homme particulier se confondent sous le regard de Dieu, à la fin des temps. Moment et lieu fondés en une fois, pour être le point de vue et la garantie de toutes les Confessions, de ce livre qui sera en même temps la garantie de son auteur, et brandi par sa main. Chaque phrase du récit, pour ainsi dire, sera désormais prononcée de ce lieu et de ce moment absolus, parce que le narrateur s'est établi par là intus et in cute, comme le dit l'épigraphe, et comme le répétera tel passage du livre VII :

L'objet propre de mes confessions est de faire connaître exactement mon intérieur dans toutes les situations de ma vie. C'est l'histoire de mon âme que j'ai promise, et pour l'écrire fidèlement je n'ai pas besoin d'autres mémoires : il me suffit, comme je l'ai fait jusqu'ici, de rentrer au-dedans de moi[88].

Ce lieu du discours intérieur est institué au point le plus intime du moi, c'est-à-dire en ce point déjà évoqué plus haut qui fait coexister, dans l'effort et la tension du style, le passé et le présent. Souvent dans son récit, comme on l'a vu plus haut, l'écrivain notera donc, pour maintenir la tension originelle du récit et pour renouveler l'acte fondateur de sa légitimité, les moments de la mémoire tels qu'ils s'établissent dans les actes de l'écriture.

Mais l'émotion qui se fait jour dans ces moments des Confessions ne revêt que rarement le ton d'ironie qui est constant dans la narration de Renan et dans les Mots. Dans ces deux derniers récits, en effet, quoique différemment, c'est l'ironie qui domine l'organisation de leur point de vue, parce que c'est leur moyen de résoudre le problème anthropologique de l'intégration de l'extérieur et de l'intérieur. Si le discours ironique est bien celui qui conjoint deux tons et deux instances dans une seule voix, c'est bien lui qui règne dans les Mots et qui y règne nécessairement. En effet, le projet de la totalisation critique, qui est celui de Sartre, suppose l'identité du sujet et de l'objet de la critique et l'acte de totaliser constamment le point de vue de la critique au sein de cette critique même.

Or la pensée de la bourgeoisie, telle qu'elle est à critiquer dans l'enfant, c'est-à-dire comme idéologie, constitue un discours clos et fermé, inatteignable autrement que par sa réexposition, décalée et effectuée d'un autre point de vue, celui de l'adulte : en le répétant, en le singeant, l'ironie manifeste ce discours et le désarme. Deux discours se lisent donc l'un dans l'autre, et cela à trois niveaux : dans le discours de l'enfant, celui de la bourgeoisie dans ce discours lui-même, celui du philosophe dans celui du philosophe, le retour de celui de l'enfant et de la bourgeoisie, comme on l'a vu plus haut à l'occasion du travail sur le retour de la littérature et de « l'écrivain français » dans les Mots. Aux trois niveaux, il se constitue un effet critique : le discours de la bourgeoisie se montre naïvement dans celui de l'enfant, un enfant de la bourgeoisie montre à nu les roueries et les trucages de ce discours le discours de l'enfant (ses propres roueries et ses propres trucages) est démonté et démontré dans celui du philosophe le discours du philosophe, à son tour, subit la malice des discours qu'il critique, l'écrivain se venge du philosophe, le style revient. Comme chez Flaubert, c'est la grammaire du style indirect qui permet la mise en œuvre de cet édifice complexe des points de vue et des discours. D'où l'insertion, dans le discours narratif, de séquences du discours de la bourgeoisie (p. 17 : « elle avait pris un mari qui n'avait pas fait d'usage », expression citée, passé défini transformé en plus-que-parfait, qui serait au subjonctif en latin de même des expressions comme au soir de sa vie, p. 131, j'avais la douleur de constater, p. 31 et aussi les mots et les rythmes raciniens de la théâtralisation familiale, à la page 17 : insolent trépas, répudiation, et l'alexandrin Pour la longue Arian(e) qui revint à Meudon). Mais aussi le discours enfantin cite à son tour le vocabulaire et les expressions de la philosophie : réifié, distanciation, je découvris l'exploitation de l'homme par l'homme (p. 39). Des « morceaux » entièrement composés en style indirect libre[89], les traits subtils du jeu sur les noms et les pronoms[90], les glissements entre les expressions, tout cela atteste le travail de l'écriture sartrienne autour du discours indirect et la volonté d'intégration de la critique[91].

Mais, dans ce jeu de l'écriture ironique, Sartre, comme bien d'autres, rencontre des ambiguïtés qui renvoient à celles que nous avons déjà relevées. Car, dans le mouvement mimétique de l'écriture ironique et dans les jeux de miroir complexes qu'elle engendre ici, on peut lire aussi au moins le risque, sinon le fait, d'une complaisance à l'égard de tous ces discours ironisés et qui s'ironisent entre eux : Tout mime suppose un genre d'identification et que l'on entre dans le point de vue que l'on critique. Rappelons, en particulier, que l'activité littéraire elle-même, ne se laisse pas facilement analyser : l'Idiot de la famille s'arrête au moment d'aborder la période de Madame Bovary dans la vie de Flaubert, et le texte en quelque sorte sur-écrit des Mots s'adresse au bourgeois cultivé. Quoi qu'en ait dit Sartre à Olivier Todd, il n'écrit pas « comme tout le monde », ni pour tout le monde[92].

 

Dans les Souvenirs de Renan aussi, l'ironie assure une fonction centrale. L'intention double, que nous avons analysée plus haut, intention de critique rationalisante à l'égard des croyances de l'enfance et de la jeunesse et de sympathie à l'égard des mythes et de la foi religieuse, et l'obligation contradictoire qui en résulte de fidélité et de compréhension critique supposent, en effet, la structure double d'un discours ironique. Et, en un sens, tout le livre est ironique, originellement et organiquement, dans la mesure où il adopte l'argument et la structure d'un récit mythique. Un jeune héros, favorisé par un destin bienveillant et malgré tous les obstacles, libère en lui l'Esprit opprimé et, ce faisant, accomplit les destins de son peuple, c'est-à-dire ceux du peuple celte et de l'Humanité. Toute une Histoire des Origines nous est ainsi contée, qui se veut aussi une critique des mythes et une Histoire critique de l'Esprit humain, comme nous l'avons vu. Le mythe d'Is, au tout début du livre, puis la Prière sur l'Acropole sont là pour montrrer que la tâche propre de l'écriture ironique consiste bien à envelopper « les dieux morts » dans le linceul de leur langage même : c'est cela exactement que les mandements des anciens maîtres de Renan appelaient son ironie dissolvante.

Encore faut-il souligner que, contrairement à celle de Sartre, l'ironie de Renan se veut gaie et bienveillante. Le principe de la fidélité l'exige, mais il n'empêche pas que celle-ci soit mordante. Les expressions de Renan sont sans cesse reprises de l'usage tout particulier qu'en fait la langue ecclésiastique (comme celle de bon prêtre, qui signale moins des vertus pastorales positives que l'absence de scandale sexuel). Quand le professeur au Collège de France évoque ainsi ses maîtres,

Ils devinrent le type de ma vie, et je n'eus d'autre rêve que d'être, comme eux, professeur au collège de Tréguier, pauvre, exempt de souci matériel, estimé, respecté comme eux (p. 110),

la distance est prise avec l'enfant mais surtout avec les maîtres : certes l'estime et le respect restent des valeurs positives, mais le comme eux indique bien qu'il est d'autres formes du respect et de l'estime, et bien plus adéquates.

Même le leitmotiv de la fidélité, dans tel discours aux vieux et chers maîtres ne laisse pas de faire entendre : je vous suis tellement fidèle, à vous-mêmes qui me déclarez infidèle et renégat, que j'ai gardé jusqu'à vos défauts[93].

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Conclusion

Au terme de ce travail, qui aurait pu développer encore tel aspect de ces trois récits d'enfance, comme, par exemple, le problème, pour chacun, de l'ordre de son récit, nous voudrions rappeler et souligner que chacun de ces textes narratifs couronne, en quelque sorte, toute une œuvre philosophique. À partir d'un certain moment dans l'histoire de la philosophie, et surtout quand il y est question de l'homme, de son histoire et de sa nature, ou, mieux, quand la philosophie fait de l'homme une question, peut-être n'est-il plus possible de philosopher sans que le philosophe ne mette en jeu sa propre personne et sa propre histoire et sans que, inversement, la philosophie ne soit impliquée et pour ainsi dire compromise dans cette histoire et dans cette personne. Sans doute alors faut-il alors appliquer à tout philosophe ce que Jean Starobinski écrit à propos de Rousseau :

Comment exposer la philosophie de Rousseau sans parler conjointement de sa manière de philosopher ? On ne saurait évoquer la doctrine sans tenir compte de la fonction qu'elle remplit dans la vie de Jean-Jacques. Le discours philosophique est ici une modalité du rapport à soi et du rapport aux autres. Il est une conduite, il a valeur de geste, il ne se sépare pas de la personne et de la situation. N'oublions pas que les écrits autobiographiques (Confessions, Dialogues, Rêveries), en situant l'effort philosophique dans une perspective d'apologétique personnelle, le relativisent, le subordonnent, l'interprètent d'un point de vue extérieur à la philosophie stricto sensu. Une lecture complète de la pensée de Rousseau doit donc tenir compte de l'entrée en philosophie, aussi bien que de l'issue hors du travail de réflexion. Car l'appel à la philosophie, comme aussi bien son congédiement, font partie du texte même de l'œuvre, et ont valeur d'emblème. Il devient impossible, par conséquent, de dissocier la généralité du discours philosophique de la singularité individuelle où il prend ses origines. Ce discours, qui fait la plus grande place à l'histoire, naît lui-même dans une histoire[94].

Apologie personnelle, comme chez Renan et Rousseau, ou dénigrement personnel, comme chez Sartre, l'autobiographie achève et situe, et dépasse, la tâche de l'anthropologie philosophique.

Pierre Campion

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Bibliographie restreinte

Lejeune Philippe, Le Pacte autobiographique, Le Seuil, 1975

Revue d'Histoire littéraire de la France, « L'autobiographie », nov-déc. 1975

Revue des sciences humaines, « Récits d'enfance », 1991-2, n” 222

Collectif, Anne Chevalier et Carole Dornier dir., Le Récit d'enfance et ses modèles, colloque de Cerisy 2001, Presses Universitaires de Caen, 2003

Collectif, Alain Schaffner dir., Récit d'enfance et romanesque, Amiens, Centre dÕétudes du roman et du romanesque de lÕUniversité de Picardie, coll. « Romanesques » 1, 2004

Collectif, Alain Schaffner dir., L'ére du récit d'enfance, Artois Presses Université, 2005



[1] Voir Georges Gusdorf, Lignes de vie 1. Les Écritures du moi, Éditions Odile Jacob, 1991, pp. 26 et suivantes.

[2] Pour reprendre les expressions de Paul Ricœur dans Temps et récit, tome 1, concernant la Poétique d'Aristote.

[3] Voir Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Le Seuil, 1975, p. 36.

[4] Puisque c'est toujours authentiquement que l'autobiographe montre les difficultés, voire l'impossibilité de l'authenticité.

[5] G. Gusdorf, ibid., p. 15.

[6] Philippe Lejeune, article Autobiographie et récit de vie, in Atlas des littératures, Encyclop¾dia Universalis, 1990.

[7] Renan, Examen de conscience philosophique, texte de 1888, repris dans le volume GF des Souvenirs, pp. 284 et 285.

[8] Préface des Souvenirs, ibid., p. 43.

[9] Ibid., p. 46. Voir aussi, dans l'Examen de conscience, une formule comme : « À l'infini, l'Être absolu, arrivé au comble de ses évolutions déifiques […] », p. 296.

[10] Tel est, bien sûr, le sens de la Prière sur l'Acropole, ibid., pp. 75-79.

[11] Voir encore la préface des Feuilles détachées de 1892 : « […] mes souvenirs sont une partie essentielle de mon œuvre. Qu'ils augmentent ou diminuent mon autorité philosophique, ils montrent l'origine de mes jugements, vrais ou faux. » (GF, p. 304)

[12] Voir, sur ce point, la biographie d'Annie Cohen-Solal (Sartre, Gallimard, 1985, pp. 464-465), le tableau de Ph. Lejeune intitulé « L'Atelier autobiographique de Sartre » (dans Moi aussi, Le Seuil, 1986, pp. 120-121), et surtout le travail de M. Contat et M. Rybalka, Les Écrits de Sartre, Gallimard, 1970, pp. 385-387.

[13] Sur la genèse de ces deux textes et sur les divers états du premier, voir M. Contat et M. Rybalka, ouvr. cité, pp. 311 et 337.

[14] Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, 1960, p. 910.

[15] Ibid., p. 10.

[16] Ph. Lejeune, « Le livre I des Confessions », dans Le Pacte autobiographique, Le Seuil, 1975, pp. 87 et suiv.

[17] Ibid., p. 88. D'où, p. 89, ces « trois principes qu'[il] a suivis : lire ce livre I comme une totalité structurée et complexe qu'il faut mettre en rapport avec les textes théoriques de Rousseau. »

[18] R. Derathé, « L'homme selon Rousseau », repris dans le recueil collectif d'études Pensée de Rousseau, Le Seuil, coll. Points, 1984, pp. 109-110. Cf. aussi ses références aux analyses de B. Groethuysen (ibid., p. 176).

[19] P. Burgelin, La Philosophie de l'existence de J.-J. Rousseau, PUF, 1952, p. 29.

[20] Il arrive que le récit autobiographique remplisse explicitement et directement ce deuxième projet pour telle œuvre, par exemple pour le Discours sur les sciences et les arts au livre VIII (éd. GF, vol. II, pp. 98 et suiv.) ou pour la Lettre à D'Alembert au livre X (ibid., pp. 257 et suiv.).

[21] Manuscrit de Genève, reproduit en tête de GF, p. 39.

[22] Manuscrit de Neuchâtel, La Pléiade éd., Œuvres complètes, I, pp. 1149 et 1154.

[23] É. Weil, « Rousseau et sa politique », texte republié dans le recueil Pensée de Rousseau déjà cité, pp. 10 et 17.

[24] Dans le texte « Le poème éploré se lamente… », Les Contemplations, I, IX.

[25] Par exemple celle-ci, bien connue : « Je sentis avant de penser : c'est le sort commun de l'humanité. Je l'éprouvai plus qu'un autre » (C., p. 46).

[26] Manuscrit de Neuchâtel, éd. citée, pp. 1153 et 1154.

[27] J. Starobinski, Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l'obstacle, Gallimard, 1957 et 1971.

[28] Œuvres complètes, éd. cit., tome I, pp. 1122 et 1153.

[29] La formule est de P. Burgelin, qui cite aussi l'expression de telle lettre de 1764 : « La manière de vivre isolé et sans prétention que j'ai choisie et qui me rend à peu près nul sur la terre », op. cit., p. 33. Ph. Lejeune note aussi, à propos de l'épisode de « la punition des enfants », que les lecteurs de 1782 furent choqués, non par le caractère scabreux, mais par le caractère ordinaire, trivial et plutôt ridicule de tels faits (Le Pacte autobiographique, éd. cit., pp. 49-50).

[30] L'expression et l'idée sont dans le manuscrit de Neuchâtel, éd. cit., p. 1150.

[31] Questions de méthode, ouvr. cit., p. 25.

[32] Ibid., p. 45.

[33] Ibid., p. 47.

[34] L'Idiot de la famille, Gallimard, 1971, tome I, pp. 7 et 8.

[35] Ouvr. cit., pp. 7-8.

[36] On croirait assister à l'un de ces processus que construit Goldmann à propos du jansénisme : refus absolu du monde, acceptation de la vie dans le monde, « refus intramondain » du monde.

[37] Souvenirs, pp. 42 et 46-47. Cf. aussi ce qu'il dit de M. Dupanloup : « Il admettait trois aristocraties, la noblesse, le clergé et la littérature » (p. 122). Ici, le troisième terme est évidemment capital.

[38] Ouvr. cit., pp. 197 et suiv.

[39] Voir à ce sujet le tableau en cinq actes de Ph. Lejeune, ouvr. cit., p. 211.

[40] Depuis la Poétique d'Aristote, on sait que le drame est ce tout qui a un commencement, un milieu et une fin. Le poème dramatique ne peut hésiter entre plusieurs commencements.

[41] « Entre neuf et dix ans, je devins tout à fait posthume » (p. 168).

[42] Cette notion règne sur tout le Livre II de la Critique de la raison dialectique, intitulé « Du groupe à l'Histoire ».

[43] M., p. 187.

[44] Ainsi : « De là vient, sans doute, mon incroyable légèreté […] », « De là vient cet idéalisme dont j'ai mis trente ans à me défaire […] », « une des sources de mon antimilitarisme : les militaires tuent leurs sœurs […] », « […] ma passion pour New York vient de là » (respectivement, pp. 23, 45, 48, 182).

[45] L'Idiot de la famille, fin de la préface, éd. cit., pp. 8-9.

[46] Cf. Michèle Duchet, à propos de l'anthropologie de Rousseau, dans Anthropologie et Histoire au siècle des lumières, Maspero, 1971, p. 341 : « C'est le “hasard”, ce sont les “circonstances”, c'est le défi de la terre et du climat, qui vont “perfectionner la raison humaine, en détériorant l'espèce” […]. L'histoire est donc ce qui fait violence à la nature. »

[47] Ainsi qu'il est dit, a contrario, du séjour à Bossey : « La manière dont je vivais à Bossey me convenait si bien, qu'il ne lui a manqué que de durer plus longtemps pour fixer absolument mon caractère » (p. 51).

[48] Comme cela est dit très souvent, et notamment à propos de la fessée, du ruban, de la vie avec Bâcle, etc.

[49] « [le] sort inévitable que ce moment commençait pour moi » (p. 78) ; « la fatalité de ma destinée » (p. 79) ; « Il semblait que mes proches conspirassent avec mon étoile pour me livrer au destin qui m'attendait » (p. 92).

[50] Cf. p. 67 : « un grand penchant à dégénérer ».

[51] Manuscrit de Neuchâtel, éd. cit., p. 1149.

[52] Voir aussi, dans le manuscrit de Neuchâtel, éd. cit., p. 1153 : « […] suivre le fil de mes dispositions secrètes, pour montrer comment chaque impression qui a fait trace en mon âme y entra pour la première fois. »

[53] Éd. cit., p. 1154.

[54] Texte cit., pp. 115-116.

[55] Ph. Lejeune a analysé cette ambiguïté. Il l'attribue à l'interférence du mythe cyclique des quatre âges de l'humanité avec l'anthropologie propre de Rousseau, qui, elle, soutient le caractère irréversible de l'évolution de l'espèce humaine (« Le Livre I des Confessions », dans ouvr. cit., p. 99). La conceptualisation de Rousseau subirait donc plus qu'un infléchissement, par manque d'un mythe adéquat.

[56] Voir sur ce point R. Derathé, texte cit., pp. 110-111.

[57] Ibid., pp. 117-118.

[58] Rappelons ici que le Discours sur l'origine de l'inégalité entend d'abord « [montrer] que la perfectibilité, les vertus sociales, et les autres facultés que l'homme naturel avait en puissance, ne pouvaient jamais se développer d'elles-mêmes, qu'elles avaient besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne jamais naître, et sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa condition primitive » Œuvres complètes, La Pléiade éd., tome III, p. 162.

[59] « Il faut que, malgré l'éducation la plus honnête, j'eusse un grand penchant à dégénérer car cela se fit très rapidement, sans la moindre peine […] » (p. 67).

[60] Cf. le début de l'Émile : « Dans l'état où sont désormais les choses, un homme abandonné dès sa naissance à lui-même parmi les autres serait le plus défiguré de tous […]. Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l'unité commune. » Éd. cit., tome IV, pp. 245 et 249.

[61] Ainsi, p. 211, « en détaillant [au lecteur] avec simplicité tout ce qui m'est arrivé […] ».

[62] Émile, livre IV, éd. cit., pp. 565-566.

[63] Confessions, livre VII, La Pléiade éd., tome I, p. 278 : « Je n'ai qu'un guide fidèle sur lequel je puisse compter c'est la chaîne des sentiments qui ont marqué la succession de mon être, et par eux celle des événements qui en ont été ou la cause ou l'effet. »

[64] Ibid., livre XII, p. 656.

[65] « Je voudrais pouvoir en quelque façon rendre mon âme transparente aux yeux du lecteur […]  » (p. 211).

[66] « […] plaire tout pour la montre » (p. 30) ; « J'aimais plaire » (p. 62).

[67] « Si l'on ne se définit qu'en s'opposant, j'étais l'indéfini en chair et en os si l'amour et la haine sont l'avers et le revers de la même médaille, je n'aimais rien ni personne. C'était bien fait : on ne peut pas demander à la fois de haïr et de plaire. Ni de plaire et d'aimer » (pp. 35-36).

[68] Voir, dans ce passage même, p. 139, la seule note en bas de page de tout le livre : « Soyez complaisant à vous-même, les autres complaisants vous aimeront ; déchirez votre voisin, les autres voisins riront. Mais si vous battez votre âme, toutes les âmes crieront. »

[69] « Mes raisons furent toutes de l'ordre philologique et critique elles ne furent nullement de l'ordre du métaphysique, de l'ordre politique, de l'ordre moral. Ces derniers ordres d'idées me paraissaient peu tangibles et pliables à tout sens » (p. 179).

[70] « Je me redisais souvent le dicton hébraïque : Naphtoulé Elohim niphtali : J'ai lutté des luttes de Dieu » (p. 181).

[71] Voir pp. 211-212 l'évocation de « ce fils de paysans et de pauvres marins, couvert du triple ridicule d'échappé de séminaire, de clerc défroqué, de cuistre endurci. »

[72] Au sens où telle forme de l'écriture serait la solution d'un problème dont les données justement se lisent à travers cette solution même.

[73] Nous pensons à ces mots de Foucault, rédigés pour son cours sur « l'Herméneutique du sujet », en les appliquant à la connaissance de la vie au sein de l'écriture autobiographique : « Ce qui fait la valeur particulière de la méditation sur la mort, […] ce n'est pas seulement qu'elle permet de se convaincre que la mort n'est pas un mal elle offre la possibilité de jeter, pour ainsi dire par anticipation, un regard rétrospectif sur sa vie. En se considérant soi-même comme sur le point de mourir, on peut juger chacune des actions qu'on est en train de commettre dans sa valeur propre. » Cité par D. Éribon, Michel Foucault, Champs/Flammarion, p. 355.

[74] Cf. « Je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore […] » (p. 57) et, dans Les Mots, « […] je ressuscite, en écrivant ces lignes, la colère qui me prit contre le meurtrier de Camille […] » (p. 48).

[75] Voir notamment l'« Avant-propos » de son Pacte autobiographique, éd. cit., p. 9.

[76] Cf. le titre du texte déjà cité de 1888 : « Examen de conscience philosophique ».

[77] Ouvrage cité, pp. 49-85.

[78] Ph. Lejeune, ouvr. cit., p. 55.

[79] Dans cette société, l'homme moral n'est pas vraiment haï, ni indifférent, ni incompris, il est ridicule. Les êtres de cette société ne se reconnaissent entre eux et comme humains que dans le rire qu'ils partagent à l'égard de l'homme naturel et moral.

[80] Cf., sur Les Mots, ceci : « Les textes d'“aveu” sont à interpréter non pas comme des discours sur la chose avouée, mais comme la répétition, au niveau du discours, de la conduite soi-disant avouée : l'analyse précise de la construction des textes, et de leurs failles, permet de le prouver » (ouvr. cit., p. 220).

[81] Ibid., p. 230.

[82] Ouvr. cit., pp. 227 et 229.

[83] « Il y a un lieu où la perfection existe il n'y en a pas deux : c'est celui-là. Je n'avais jamais rien imaginé de pareil. C'était l'idéal cristallisé en marbre pentélique qui se montrait à moi » (p. 74).

[84] « Il y a eu un peuple d'aristocrates, un public tout entier composé de connaisseurs, une démocratie qui a saisi des nuances d'art tellement fines que nos raffinés les aperçoivent à peine » (p. 74).

[85] « Il y a de la poésie dans le Strymon glacé et dans l'ivresse du Thrace. […] Le monde est plus grand que tu ne crois. Si tu avais vu les neiges du pôle et les mystères du ciel austral, ton front, ô déesse toujours calme, ne serait pas si serein ; ta tête embrasserait divers genres de beauté. […] Les dieux passent comme les hommes, et il ne serait pas bon qu'ils fussent éternels. La foi qu'on a eue ne doit jamais être une chaîne » (p. 79).

[86] Même à l'époque de la Nausée, même à l'époque des grands textes de l'existentialisme, il y a encore de la folie et des illusions (voir aux pp. 210-211), et nous avons vu plus haut que Sartre, à la fin du livre, se voit encore en héros de tragédie. Y a-t-il eu jamais une conversion ?

[87] S'il y avait évolution lente et réglée, le Progrès serait ressuscité s'il y a évidence ponctuelle, césure et révolution, on revient à Corneille et à l'illumination héroïque.

[88] Œuvres complètes, éd. cit., tome I, p. 278.

[89] « J'écrirais, c'était une affaire entendue je devais le connaître assez pour ne pas redouter qu'il contrariât mes désirs. Mais il fallait regarder les choses en face […] », pp. 133-134. C'est le « discours » de Karl à Poulou, parodie de Tite-Live et des exercices scolaires de mise au style indirect.

[90] Pour le même personnage, le nom de Karl signifie qu'il figure dans le discours de Poulou, celui de Charles Schweitzer dans le discours de l'adulte (p. 66).

[91] « À l'époque, une famille distinguée se devait de compter au moins un enfant délicat. J'étais le bon sujet puisque j'avais pensé mourir à ma naissance » (pp. 76-77). Remarquons l'expression citée de enfant délicat, et surtout les transformations de tu as failli mourir à ta naissance à j'ai failli mourir…, puis à j'ai pensé mourir…, ce dernier verbe de penser glissant lui-même de manquer à faire le projet de.

[92] Voir les Écrits de Sartre, éd. cit., pp. 386-387.

[93] Cf. pp. 113-116 des Souvenirs et certains traits du portrait de M. Dupanloup (pp. 117-119).

[94] J. Starobinski, début de son étude sur Rousseau dans l'Histoire de la Philosophie, Encyclopédie de la Pléiade, vol. 2, p. 697.

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