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Pierre Campion : Nathalie Sarraute ou comment écrire l'enfance après Freud ?
Mis en ligne le 10 mai 2012.

Référence : Nathalie Sarraute, Enfance, Gallimard, 1995, coll. Folio Plus, avec un dossier par Marie-France Savéan.

Voir par ailleurs sur ce site : De l'anthropologie à l'autobiographie. Le récit d'enfance.

© : Pierre Campion.


Nathalie Sarraute

Ou comment écrire l'enfance après Freud ?

« Sur le seuil »

Dans le livre de Gisèle Mathieu-Castellani, La Scène judiciaire de l'autobiographie, un chapitre s'intitule « Sur le seuil[1] ». Cette métaphore exprime le problème des commencements. Ce problème se pose à tout écrivain, quoi qu'il écrive, et surtout à l'auteur de fictions : comment commencer un récit ? Mais il est plus aigu s'il s'agit d'une autobiographie (comment commencer le récit de soi-même ?), et enfin il devient très difficile quand il s'agit de raconter son enfance : comment entrer dans une maison que nos plus lointains souvenirs nous présentent comme celle que nous habitons — celle que nous sommes — depuis toujours ? Comment être sorti de soi pour rentrer en soi ?

Ce problème ne représente pas vraiment une difficulté d'ordre psychologique, c'est un problème d'écrivain, et il ne peut être résolu que par des moyens et une décision d'écrivain. Dans Enfance, quelle est cette décision ? Elle est mise en scène dès les premières lignes, et elle persistera tout au long de ce livre, le structurant et soutenant son développement.

Au commencement d'Enfance, il y a un théâtre, intime (on s'y tutoie), et sur ce théâtre deux voix, qui s'imposent d'emblée, mais non identifiées ni qualifiées : sans désignation, sans caractérisations, sans didascalies, en somme un pur moyen d'écriture.

Quelqu'un dit : « Alors, tu vas vraiment faire ça ? ». Un ça, immédiatement explicité par l'expression de l'autre protagoniste, qu'elle cite dans son propre mouvement : “Évoquer [mes] souvenirs d'enfance”. Ce membre de phrase, “évoquer tes souvenirs d'enfance”, répond à une phrase de l'autre voix, que le lecteur-spectateur n'a pas entendue et qui a déjà lancé l'action, comme dans ces tragédies classiques où Abner, Oreste et bien d'autres répliquent in medias res à un confident ou à un autre protagoniste. Ce qui n'a pas été entendu du lecteur, et qu'il ne connaît maintenant que par l'objection qui lui est faite, c'est un projet d'écriture.

Ce qui objecte d'emblée à l'écriture, sur le seuil du livre, c'est justement une voix d'écrivain. Ou plutôt : c'est la voix de l'écrivain « Nathalie Sarraute », qui oppose au projet de la voix narrative en formation sa désapprobation et ses arguments, ceux de « Nathalie Sarraute ». Celle-ci a entendu une phrase inadmissible, car elle représente, dit-elle, exactement le contraire de sa poétique, de son esthétique et de son éthique. Tous les mots ici crient aux oreilles de son personnage le lieu commun que Renan n'avait pas craint d'afficher dans son titre (Souvenirs d'enfance et de jeunesse), et le triste et le vain et le sot et le plat et le complaisant projet d'évoquer cette espèce d'écœurant mélange : banalités, puérilités et enfantillages, attendrissements… Évoquer ! Quel mot ! Ramassé aux journaux intimes des demoiselles, à la critique littéraire la plus paresseuse, aux écrivains proches de la retraite… Quel reniement !

Puérile justement, entêtée, mais pas vraiment intimidée, elle réplique, la voix première, celle à laquelle on avait coupé la parole : « — Oui, je n'y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi… » Une envie, un caprice, immotivé et impérieux : une raison d'enfant justement… Et puis, bientôt provocante :

   « — […] on ne le croirait pas, mais c'est de toi que me vient l'impulsion, depuis un moment déjà que tu me pousses…

   — Moi ?

   — Oui, toi par tes objurgations, tes mises en garde… tu le fais surgir… tu m'y plonges… »

Un le, un quelque chose, un ça, irrésistible. Quoi donc ? Dans cette scène au présent — le présent propre à toute scène théâtrale, en son évidence indiscutable —, surgit une autre réplique, ancienne, oubliée. Et dans une autre langue, aussitôt traduite, cette autre interdiction, qui eut lieu une fois : « “Nein, das tust du nicht”… “Non, tu ne feras pas ça”… ». Et avec cette phrase, paraît toute une autre scène, ancienne, une autre voix, une autre objurgation, et un autre défi, une scène d'enfance : « “Ich werde es zereissen.” “Je vais le déchirer”… » Un autre mot, d'enfant, répondant en allemand à quelque gouvernante allemande, suivi aussitôt du geste défendu, celui de déchirer la soie délicate d'un dossier de fauteuil, un geste brutal et irréfléchi, un coup de ciseaux qui fait surgir « quelque chose de mou, de grisâtre », comme l'est cette masse indistincte et pressante des « souvenirs d'enfance », mais aussi comme l'était la masse de matière intime « innommée et innommable[2] » que « Nathalie Sarraute » justement a toujours cherché à mettre au jour de ses phrases et de ses livres… De Sarraute à « Nathalie Sarraute » : bien retourné, bien joué !

Telle est la brève fiction que monte l'écrivain : un conflit supposé dans l'écrivain lui-même (une fable dialoguée), en vue de résoudre un problème d'écrivain. Car il y a bien ici trois écrivains : l'un est un personnage divisé en deux voix (celle d'un double sévère et négatif, et celle qui en remontre victorieusement à son double), l'autre est l'écrivain réel (Sarraute, inventeur d'une solution à son problème de narration), le troisième se souvient de l'auteur qui, en 1956, fit la critique radicale de l'ancien roman et de tous les récits convenus, dans L'ére du soupçon[3].

Ainsi posé, le dialogue entre les deux voix demeurera. Il contrôlera l'ensemble du récit, l'une objectant ou réfutant, ou doutant ou retardant, ou précisant — pinaillant —, l'autre allant de l'avant. Cependant la voix que j'appelle « Nathalie Sarraute » est nécessaire. Elle fait partie intégrante du dispositif narratif : précisément, parce qu'elle porte sans cesse la contradiction, elle est essentielle à la dialectique du récit.

Que l'on compare avec les solutions trouvées, dans le même besoin des commencements — de l'entrée dans le récit de l'enfance —, par Sartre ou par Renan ou par Rousseau, et l'on verra les différences[4]. Le premier plonge successivement dans l'histoire de deux familles, pour prendre son existence à l'instant où le nourrisson surgit dans la vie, cela comme en passant, et le tour est joué. Le second reporte le problème bien plus haut et dans une dimension impersonnelle et philosophique, au niveau des mythes dans leur rapport à l'Histoire. Le troisième a en vue un homme spécifiquement humain, lui-même, peint dans une pose d'éternité et dans lequel l'on trouvera l'humanité. Chacun avec ses présupposés et les trois sur le tard de leur vie, ils complètent et achèvent leur anthropologie. Sarraute se contente de poursuivre et d'étendre son expérience d'écrivain : c'est beaucoup, et c'est une forme de la sagesse, dans un écrivain.

Ruser avec le soupçon ?

Dans une intervention, Philippe Lejeune, sous le titre « L'ére du soupçon » et non sans malice, retournait à Nathalie Sarraute sa première ambition à elle et son ancien titre[5] : est-il possible d'avoir une vue et une écriture véridiques de l'enfance ? Cette question prend la forme d'un soupçon parce que, dit Lejeune, nous sommes « après Freud », l'un des penseurs du soupçon, et notamment après sa critique du souvenir d'enfance comme écran : qu'y a-t-il derrière le souvenir d'enfance ? Après Freud, Lejeune soupçonne le souvenir d'enfance de masquer autre chose, la vérité actuelle et cachée de l'adulte — et donc la tentation et la volonté de régression. Au deuxième niveau, le critique met en cause précisément « cet affichage du soupçon » qu'il y a dans Enfance de Nathalie Sarraute, cette mise en scène qui aboutit à lever le soupçon pesant sur le souvenir d'enfance, et à la décision, eh bien, d'écrire l'enfance, par un passage en force[6]. C'est bien à ce soupçon de Philippe Lejeune et de toute inspiration empruntant à la psychanalyse que Nathalie Sarraute répondait d'avance en se le formulant à elle-même sous la forme d'un reproche d'infidélité à son œuvre, mais en récusant ce reproche. Retournant par un coup de force le soupçon porté par « Nathalie Sarraute » au nom de son œuvre, Sarraute, l'écrivain, fait reconnaître dans la matière d'enfance sa matière propre, celle qu'elle a toujours pratiquée. Mais de fait, elle n'argumente pas, elle passe outre : car au soupçon et à la paralysie spécifique — à l'impuissance, à la sidération — que celui-ci fait naître en toute personne soupçonnée et notamment dans l'écrivain, on ne peut répondre que par le passage à l'acte : le soupçon ne démontrant rien, on ne saurait le réfuter[7]. Il faut rétorquer au terrorisme spécial du soupçon par une action, immotivée : écrire immédiatement. Quoi ? évidemment « un souvenir d'enfance ». À cet empêchement à écrire, l'écrivain répond par l'écriture. Mais déjà, et Lejeune n'a pas tort, l'écrivain avait lancé une scène, de théâtre, dans laquelle la voix de l'interdiction était vaincue d'avance. Il avait devancé le soupçon.

Tout soupçon culpabilise. Le soupçon porté par « Nathalie Sarraute » puis par Philippe Lejeune sur ce projet de « récit d'enfance » est celui d'une faute, contre l'esprit et l'éthique même de l'esthétique sarrautienne. Dans le livre de 1956, ce qui était soupçonné et instruit dans le roman de type balzacien, c'était en effet l'artifice ; ce qui lui était opposé, ce n'était pas d'abord une esthétique, de « nouveau roman » — sinon par un malentendu d'époque, qui ne tient plus —, c'était l'exigence morale de la vérité : écrire ce qu'elle appellera plus tard, on l'a vu, « l'innommé, l'innommable ». Ce que découvre dans Enfance ce passage à l'acte, ce qu'il impose comme une évidence non démontrée mais aussi irréfutable que l'était le soupçon, c'est ceci : la première figure, le premier modèle, l'origine même peut-être de « l'innommé, l'innommable », c'est l'enfance. Découverte tardive et bouleversante, qu'empêchait jusque là une sorte d'interdiction de principe, ainsi formulable : « Comme le roman balzacien, le souvenir d'enfance est une forme paresseuse et mensongère de la littérature. On n'y croit plus. » À Philippe Lejeune, Sarraute répond d'avance : l'écran, ce n'était pas le souvenir d'enfance en lui-même, c'était la déclaration de principe portée contre les récits d'enfance. Déchirant ce rideau de mots, mais sans oublier l'insuffisance des récits d'enfance, on entre dans un récit vrai de l'enfance — on l'entame (on le commence, avec la connotation de violence que peut porter ce mot)[8].

Soupçonner le soupçon ? La déclaration contre le récit d'enfance cachait une certaine interdiction, de nature morale, la même que celle que l'ancienne esthétique avait toujours portée, implicitement, contre la poétique de Nathalie Sarraute : il n'est pas bon, il est dangereux, il est mauvais d'entrer dans cette maison où se cachent « l'innommé, l'innommable » de nos existences, c'est-à-dire le Mal lui-même, tel qu'il réside en nous. Selon cette interdiction, le mal se définit comme ce qui échappe à la nomination, aux catégories de la psychologie, de la morale, de toute connaissance, c'est-à-dire à toute catégorie de la pensée ou de l'art. Et l'impératif moral, venu à Sarraute comme une évidence et un déni, se définit, lui, justement et au contraire, comme l'obligation de donner un nom, un lieu, une histoire à ce qui n'en a pas, mais cela sans trahir sa nature. Une gageure, de celles que tous les écrivains dignes de ce nom se lancent à eux-mêmes. La condamnation de cette forme récit d'enfance ne révélait que le dernier avatar d'une interdiction que l'œuvre de Sarraute avait levée, auparavant et à grands efforts d'écriture, dans Portrait d'un inconnu, Le Planétarium ou Les Fruits d'or.

Ce passer outre ne relève d'aucune argumentation. S'il révèle la fidélité de l'écrivain à son esthétique et à sa poétique, c'est en vertu de la seule obligation qui s'impose à un écrivain, celle d'écrire. (De même, malgré tous les soupçons qui peuvent peser sur chacun, le devoir de tout homme est de vivre.)

Sur le seuil de l'enfance, on découvre que cette maison est celle d'un Barbe Bleue. Alors, curiosité d'enfant et devoir d'écrivain, il faut entrer : écrire.

Le dispositif et le matériel de la narration

Dans Enfance, il y a constitution d'un dispositif poétique (fictionnel) d'écriture, dispositif complexe qui suppose et appelle une résolution dynamique des problèmes posés. C'est donc un dispositif inaugural continué : comment entamer l'aveu, comment faire le premier pas, et comment poursuivre la procédure de l'aveu ? Il faut instituer le débat judiciaire (Gisèle Mathieu-Castellani) au sein de la narration : répondre au soupçon, constamment, de l'écrivain, du lecteur, du critique. Commencer la recherche de la vérité (de la première faute), au loin et ailleurs, dans une phase allemande de la vie. Créer un mouvement et un temps là où il n'y a pas ni temps ni mouvement : créer le temps et le mouvement de la verbalisation.

Commencer la fiction (puis la continuer), c'est distinguer, diviser ce qui n'a de soi ni divisions ni distinctions. Distinguer entre des noms et des personnages, des voix, des lieux, des scènes, des périodes… Les faits de l'enfance et les questions qui s'y rattachent relèvent donc d'un certain discours, et celui-ci dépend de son inauguration.

De même que dans Freud il y a un « matériel du rêve » que le travail du rêve ordonne de manière détournée et signifiante, de même ici il y a un matériel biographique, que l'écriture construit (je ne vais pas détailler) : la situation familiale, les événements qui la fondent ou en résultent, les noms de l'enfant, l'école, les incidents, etc. La prépondérance du thème de la famille et le caractère prégnant de l'histoire familiale induisent des proximités évidentes et assez périlleuses avec la psychanalyse. Mais nous sommes dans une œuvre littéraire, où ce matériel reçoit des configurations et des significations poétiques, au sens aristotélicien du terme.

Ces configurations et significations sont réfléchies, calculées, produites en vue d'effets d'ordre littéraire (cohérence, émotions spécifiques, revendications morales), et non pas produites par le travail inconscient du rêve sous la pression des tensions psychiques. Même si elles peuvent s'apparenter aux opérations du rêve (condensation, déplacement, etc.), elles sont inventées, et non pas référées à des modèles mythologique (Œdipe), économique (la répartition entre les investissements du moi, du ça et du sur-moi), mythique et conceptuel à la fois (Éros et Thanatos). Le travail de la littérature vise à une production d'œuvres, il n'est pas d'ordre privé.

La psyché freudienne est décrite dans son histoire, ses fonctions, sa structure, sa puissance, la stratégie de certaines de ses instances, comme indépendamment de ses contenus. La matière enfance de Sarraute, comme la matière narrative de toutes ses œuvres, est justement une matière, vivante certes, mais irréductible à l'idée, à l'image, au statut d'une individualité personnelle : dans les entretiens qu'elle a donnés, Nathalie Sarraute a toujours insisté sur son incapacité à se représenter comme une personne. Elle évoque le vide, le manque, et l'idée d'une commune matière de tous les humains. Et c'est encore cela que représentent la division et la figuration entre les deux voix, comme l'ambiguïté de celle qui pourrait représenter aussi bien une instance du sujet qu'une instance de lecteur.

L'écrivain explicite « l'innommable, l'innommé », mais sans le nommer : il le désigne, lui donne une forme. Il informe ce qui n'a pas de forme : il ne révèle pas ce qui est caché. L'écriture désigne un sens immanent, que le lecteur (et l'analyse littéraire, à sa manière) ont à actualiser. Elle est le règne du déictique. Car les ça et les là, les pronoms anaphoriques (ils, eux) désignent, ils ne décrivent pas. Au contraire des noms qui dénotent et figent (p. 121-122), ils impliquent le lecteur dans la situation supposée en lui suggérant la mise en place par lui-même de la matière narrative suivant ce que, après Ricœur, nous pourrions appeler un principe de figuration, configuaration, refiguration.

Le livre d'Enfance est une sorte d'analyse, en lui-même, par sa clarté, par sa brutalité, par sa puissance de signification. Ici, la littérature n'est pas justiciable d'une psychanalyse, au sens de Freud, elle est analyse. Elle procure un équivalent de l'analyse freudienne. Cela signifie que l'écriture de Nathalie Sarraute présente des caractères et des traits, de l'ordre de la poétique, qui l'apparentent certes mais sans plus à l'élaboration du discours analytique : oralité, cohérence et composition, puissance de figuration, inventivité. Comme telle, cette écriture est justiciable de l'analyse littéraire et de ses concepts : modes narratifs, personnages, figures, style.

L'élaboration poétique produit son sens à elle, qui est ici tout le sens : elle est une entreprise littéraire et elle vise la matière enfance comme quelque chose non pas de caché, latent et crypté (à interpréter) mais d'informe et d'innommé, innommable, à formuler et à figurer. Dans L'Enfant de Vallès, il s'agissait d'une personne ; dans Enfance de Sarraute, il s'agit d'une matière : d'un espace et d'un volume, d'un corps (support premier et dernier de cet espace)[9], d'une chair agressée et obsédée, traumatisée (lapidée, assommée, piquée, blessée, infiltrée, pétrifiée…), accusée : coupable. Cette matière est labile, résistante, polymorphe.

C'est le réel même. « Cela » est, sans aucun doute, et c'est tout : à l'écrivain de produire les catégories narratives adéquates, étant entendu justement que « cela » récuse toutes les catégories connues et éprouvées, comme connues et éprouvées, celles de psychologie, chronologie, drame, événement[10].

Le corps écrit

L'enfance ne peut être atteinte comme un fait ou comme un ensemble objectif et séparable. C'est pourtant bien un état séparé, mais la pire erreur consisterait à le traiter comme un objet. Il faut donc créer un espace symbolique médiateur, au sein duquel l'écrivain, par ses propres moyens, réunisse l'adulte et l'enfant, informant mutuellement ces deux états séparés de l'être et qui, en quelque sorte forme et garantisse la continuité.

Cet espace mixte d'écriture, formé donc par l'écrivain, fait entrer l'adulte dans les sens et dans le système des figures de l'enfant. Il n'appartient proprement ni à l'un ni à l'autre, il n'existe que par et dans l'écriture.

Son moment est celui, fictif, de la narration (moment complexe donc lui aussi puisque médiateur, labile, agité par les événements qui surviennent par le fait même de la narration, c'est-à-dire par la circulation qui s'y établit entre les deux niveaux de temps).

Son statut est celui d'un discours, et son mode celui de la parole écrite.

L'énergie nécessaire provient du désir. Ce désir est celui d'écrire l'enfance et, tout simplement, celui d'écrire. Ce désir originel[11], qui aura à négocier avec le temps figuré et réel des dispositifs de narration, est au présent ; il ne connaît que le présent. Mais forcément, ce présent est éclaté et complexe : parce qu'il ramène à lui le passé, parce que sa grammaire est le présent de la narration, parce qu'il doit entrer dans la voie du temps construit d'une histoire.

Pour ce faire, il y a constitution d'un espace et d'un temps imaginaires (d'une vaste scène), d'un corps imaginaire (lieu et personnage uniques de ce théâtre), où s'effectue la continuation de l'enfant à l'adulte. Ce corps imaginaire est à la fois un lieu de rencontre et le principe actif, le sujet même de cette rencontre. Il conserve toutes les atteintes qu'il a subies, il entend les paroles prononcées autrefois, il parle et il inscrit cette oralité dans l'écriture : il s'inscrit dans l'écriture de l'oralité. La parole est une action du corps. Le corps imaginaire est un corps parlant qui s'inscrit dans la matérialité d'un livre.

À ce point de vue, il conserve l'antagonisme des deux voix que nous avons rencontrées dès le début. La voix 2 (« Nathalie Sarraute ») représente le principe de réalité : elle inscrit les faits du récit dans la réalité de la chronologie et de la biographie, voire même de l'histoire (p. 197) ; elle exprime la nécessité de la clarté, de la compréhension, d'un sens et d'une ratio ; elle est la gardienne de l'esthétique sarrautienne, contre la littérature, la fascination et l'ivresse du lyrisme. Elle sort de la voix de la gouvernante allemande (à qui elle reprend son expression dans une autre langue), mais aussi de la voix maternelle (p. 15) et finalement de toutes les voix tierces qui expriment la réalité et la raison, qui tiennent donc à une sorte de Sur-moi. Quant à la voix 1, elle est primitive, elle appartient, pour continuer la problématique freudienne, au ‚a. Non sans revêtir l'aspect moral et émancipateur qu'on a déjà vu et non sans rappeler peut-être la voix conteuse et littéraire de la mère, adressée à tous (p. 20).

Le corps parle dans les langues, allemande, russe, française, mais il écrit en français. Cela signifie que la langue (française) aussi est une matière étrangère (elle appartient à l'altérité, elle est le milieu dans lequel s'effectue l'expérience de l'innommable, elle est le signe de l'indifférenciation et de la collectivité des sujets). Elle résiste, elle doit être travaillée, le travail de la matière narrative s'effectue dans ce travail de la langue. L'innommable et la langue sont les deux donnés dans lesquels vit le sujet de l'expérience et de l'écriture, de l'expérience de l'écriture.

Le principe, c'est donc l'actualisation de la matière narrative par l'activation de la langue. Cela signifie, au total, trois faits, complémentaires et à distinguer : d'une part, la langue doit être forcée pour nommer l'innommable ; d'autre part, la langue fait partie des réalités convenues, envahissantes, aliénantes ; enfin l'autre réalité intime, opaque et inerte, dangereuse, innommable et innommée, c'est la langue elle-même, qu'il faut forcer aussi à ce titre. Comme si l'écrivain travaillait le “ça” de la matière narrative par le “ça” de la langue. Il y aurait peut-être du Ponge là-dedans…

 

La proximité avec Freud — la gouvernante allemande ? — est évidente et, éventuellement, dangereuse. Mais le danger s'éloigne dès que l'on reconnaît que l'œuvre de Sarraute — et Enfance en particulier — appartient à l'ordre de la littérature, consciemment et poétiquement constitué. Les vraies proximités s'établissent donc dans la littérature, avec l'œuvre de Ponge peut-être, avec celle de Proust sûrement. Car l'une et l'autre de ces deux œuvres repose, chacune à sa manière et selon sa poétique, sur une pensée du corps, de l'écriture de la parole et de la langue.

Pierre Campion



[1] Gisèle Mathieu-Castellani, La Scène judiciaire de l'autobiographie, PUF, coll. Écriture, 1996. Comme son titre l'indique, ce livre décrit l'autobiographie, en général, à travers les problématiques du jugement : enquête, inculpation et disculpation, aveux et confession… Il n'évoque pas en particulier l'autobiographie de Nathalie Sarraute, mais son point de vue peut nous être utile.

[2] Nathalie Sarraute : « Ce que je cherche à faire », dans Nouveau roman : hier, aujourd'hui, Colloque de Cerisy, 1971, II, p. 36.

[3] Attention ! « Grandiloquent, outrecuidant » (p. 8-9) : la voix sévère est au masculin, et peut-être bien l'autre aussi, c'est-à-dire toutes les deux situées au delà du « genre ».

[4] Jean-Paul Sartre, Les Mots, 1964. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, 1782, œuvre posthume. Ernest Renan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse, 1883.

[5] Philippe Lejeune, « L'ére du soupçon », dans le volume collectif Le Récit d'enfance en question, direction P. Lejeune, Centre de sémiotique textuelle, Publications de l'université Paris X, 1988.

[6] Dans la logique de la psychanalyse, et de tout interrogatoire : ignorez le soupçon qui pèse sur vous et on vous soupçonnera,  de vouloir l'éluder ; évoquez le soupçon, et on vous soupçonnera, de vouloir le dénier.

[7] Rousseau lui-même fut pris ou se sentit pris dans un soupçon universel, celui selon lequel il était fou. Contre cela, en forme de dénégation, il ne cessa d'écrire qu'il était sain d'esprit.

[8] Pensons au titre et au livre de Françoise Asso, Nathalie Sarraute. Une écriture de l'effraction, PUF, coll. Écrivains, 1995. Encore une métaphore, qui « fonde l'effraction en principe d'écriture » (p. 27). Tout le livre de F. Asso développe l'idée chez Sarraute, d'une « impulsion de recherche, d'entame, d'attaque, par laquelle le sujet et le texte réagissent à une “forme” qui toujours menace » (quatrième de couverture). Évoquant la première scène d'Enfance, F. Asso parle d'un « mouvement retors » (p. 13).

[9] Ici, le corps est une entité symbolique. Par le travail de l'écriture, il appartient comme tel à l'espace et au temps qui constituent l'univers poétique de Nathalie Sarraute. Dans cet univers, il représente à lui-même l'être du sujet, il instaure son identité et sa continuité sous la forme d'une structure à deux instances. On pourrait éclairer cette notion par celle de corps propre des phénoménologues. Sartre avait suivi avec sympathie les débuts de Nathalie Sarraute. En 1948, il donna une préface à Portrait d'un inconnu, reprise dans Situations, IV. Portraits, Gallimard, 1964 : « Nathalie Sarraute ne veut prendre ses personnages ni par le dedans ni par le dehors parce que nous sommes, pour nous-mêmes et pour les autres, tout entiers dehors et dedans à la fois » (p. 10). Et encore, en conclusion : « Est-ce de la psychologie ? Peut-être Nathalie Sarraute, grande admiratrice de Dostoïevsky, voudrait-elle nous le faire croire. Pour moi, je pense qu'en laissant deviner une authenthicité insasisissable, en montrant ce va-et-vient incessant du particulier au général, en s'attachant à peindre le monde rassurant et désolé de l'inauthentique, elle a mis au point une technique qui permet d'atteindre, par-delà le psychologique, la réalité humaine, dans son existence même » (p. 16).

[10] Colloque de Cerisy, II, éd. citée, p. 30, 35, 37, 38, 39.

[11] Ce désir a sa propre histoire. Le moment originel de ce désir est désigné et mis en scène dans Enfance (p. 85-87).

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