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Étude littéraire : Un amour de Swann ou les égarements de l'imagination

Mis en ligne le 7 juilllet 2006. Complété les 11 et 19 août 2006.

Autre analyse de Pierre Campion sur Proust : Critique, Théorie, esthétique. L’invention de la critique littéraire dans Proust

© : Pierre Campion.

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Un amour de Swann

ou les égarements de l'imagination

À la mémoire de Charles Blanchet.

Jusque dans les années 1960, Un amour de Swann fut la seule partie d'À la recherche du temps perdu publiée dans Le Livre de Poche. La quatrième page de la couverture portait alors cette mention : « Comme des millions de lecteurs l'ont fait avant vous, vous aussi vous pénétrerez dans l'œuvre capitale du XXe siècle. » Ainsi cette partie était-elle alors considérée comme la porte d'entrée dans une œuvre de grande ampleur et réputée difficile. Et, en un sens, comme on le verra, cela était vrai, mais non sans un certain malentendu. Ensuite il fallut attendre les années 1970 pour que la collection Folio publie le Du côté de chez Swann puis toute la Recherche, en reprenant l'édition Clarac de 1954 dans La Pléiade et ensuite l'édition Tadié de 1987-1989, deuxième édition dans La Pléiade. Et il a fallu que les droits d'édition tombent dans le domaine public ainsi que l'inscription d'Un amour de Swann au programme des classes préparatoires scientifiques (concours de 2007) pour que reviennent en nombre des éditions séparées de ce texte[1]. (Ici, pour les indications de pagination, je renverrai à l'édition GF Flammarion, présentation de Mireille Naturel, 2002.)

Or, à tous les points de vue, la partie Un amour de Swann fait problème dans À la recherche du temps perdu, et, à mon avis, la connaissance de la nature et des données précises de ce problème est indispensable à la compréhension d'Un amour de Swann.

Épisode apparemment détachable d'À la recherche du temps perdu et d'ailleurs parfaitement identifié au sein de ce récit et même au sein du volume de Du côté de chez Swann où il vient s'intercaler entre la première partie Combray et la troisième Noms de pays : le nom, Un amour de Swann raconte une aventure de Swann qui eut lieu en effet avant la naissance du narrateur de la Recherche mais qui ne prend son sens que dans la vie et le personnage de ce dernier, dans sa propre expérience des passions, et finalement dans son propre projet, longtemps malheureux, d'écrire une œuvre. En même temps, comme j'essaierai ici de le démontrer, cette partie, essentiellement dramatique, représente le contretype exact du récit général, inscrit dans ce récit général, lequel est, lui, essentiellement non dramatique.

Un amour de Swann : un récit dramatique

Le titre déjà annonce les traits essentiels des histoires qui font drame : unitaire et passionnel. Parmi toutes les aventures amoureuses de Swann, il y a cet amour-là, qui fait exception dans ces aventures, un amour qui se déroule tout entier dans l'un de ces milieux sans distinction que Swann ordinairement ne fréquente pas : un amour « pour une femme qui ne [lui] plaisait pas, qui n'était pas [son] genre ! ». « Un amour » justement, l'une de ces passions fatales et en quelque sorte absurdes ou en tout cas immotivées, même et surtout aux yeux de qui les a subies. Jamais avant et jamais après « [ce] temps si particulier de sa vie » (p. 263), quand il sera devenu l'un des personnages principaux de l'histoire du narrateur et la figure changeante des différents âges de cette histoire-là, et quand, à la surprise du lecteur qui en était resté à la réflexion finale d'Un amour de Swann, il aura épousé Odette de Crécy, jamais donc Swann n'aura connu et ne connaîtra plus les affres et la logique de cette passion, qui a quelque chose de racinien.

En effet, comme dans tout drame, il y a dans ce récit un début, une continuation et une fin[2] : le début et la fin de cet amour, et les péripéties qui marquent son développement, son acmé et son déclin, bref un système d'événements articulés selon les lois de la consécution temporelle et de la causalité, une section en elle-même cohérente et complètement autonome dans la vie de Swann, mais aussi dans À la recherche du temps perdu.

Au début de notre récit, Swann est dans une situation paradoxale, qui dure déjà depuis plusieurs années. Fils d'un riche agent de change juif, son charme singulier, probablement, et son genre d'esprit lui font pourtant occuper « une situation exceptionnelle » (p. 53) dans le monde du faubourg Saint-Germain[3] : familier de la Princesse des Laumes et future Duchesse de Guermantes, il est l'ami du Baron de Charlus et l'invité des plus grandes maisons. Mais cela ne l'empêche pas de continuer à fréquenter occasionnellement (c'est-à-dire au besoin notamment des recommandations nécessaires à ses amours) le milieu social de riche et bonne bourgeoisie qui devrait être celui du « fils Swann » et auquel appartiennent notamment les grands-parents du narrateur (p. 187), ni de rechercher ses maîtresses également dans un troisième monde : la domesticité de la bourgeoisie et les petites ouvrières. Oisif et homme de désir, il poursuit indistinctement toutes les femmes qui attirent son attention par « une chair saine, plantureuse et rose » (p. 54) et, selon une sorte de snobisme à l'envers, il ne se met en frais que pour séduire ce genre de femmes, les seules qu'il juge précieuses dans le moment et dignes d'être courtisées. D'autre part, il touche à « cette époque de la vie [où] on a déjà été atteint plusieurs fois par l'amour » (p. 59) et où certains automatismes commencent à gouverner l'évolution de chaque liaison nouvelle. Enfin, Swann est un amateur d'art formé et cultivé, au goût subtil et sûr : censément il travaille à nouveau à une étude, « abandonnée depuis des années » (p. 61), sur ce Ver Meer de Delft que ses contemporains ne connaissaient pas à l'égal des nôtres, et que le roman de Proust, justement, contribua à lancer. Ainsi se forme l'une de ces situations complexes et apparemment stables d'où sortent brusquement et à la moindre occasion les enchaînements d'un drame, imprévisibles et fatalement liés, car c'est l'essence même du drame, mystérieuse ou simplement paradoxale, de former d'un coup et de mettre en mouvement une masse critique de données hétérogènes, une situation que l'on peut construire après coup mais de laquelle nul, et surtout pas son héros, n'aurait su déduire a priori ce qui va sortir.

Cette occasion survient avec la rencontre d'une femme du demi-monde, Odette de Crécy, d'une femme justement qui n'aurait pas dû attirer son désir, l'une « de ces femmes comme tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont l'opposé du type que nos sens réclament » (p. 58). Que s'est-il passé ?

Après une brève période pendant laquelle c'est Odette qui le recherche, voici qu'elle l'introduit dans le clan Verdurin et, lors de cette première soirée, Swann entend jouer une sonate arrangée pour piano qu'il avait déjà entendue ailleurs et lors d'une autre soirée, l'année précédente et qui, alors, l'avait déjà beaucoup frappé. Tel est le premier acte du drame, le moment où le héros de cette histoire exprime au pianiste sa vive reconnaissance et commence à se prendre d'affection pour tout ce qui est en ce lieu où la sonate de Vinteuil lui est réapparue, et d'amour pour la personne qui l'y a amené. En effet, par la même métonymie qui lui fera associer matériellement la peinture de Ver Meer (et ses secrets) au lieu réel de Delft et à la Hollande (au point de subordonner toute son étude à un voyage à faire au pays du peintre), il assimile la sonate et ses mystères (de son nom d'abord, de celui de son auteur et de l'effet qu'elle produit sur lui-même) au mystère que revêtent désormais, par cette deuxième métonymie, et le théâtre mesquin où se joue cette comédie, et la femme qui l'y a conduit[4].

De moment en moment, cette opération de l'imagination sera réitérée, confortée et portée à l'extrême, successivement par l'appropriation que se font Swann et Odette de l'une des phrases de la sonate (celle-ci, pour ce faire, démembrée et réduite à son arrangement pour piano) comme leur morceau et comme « l'air national de leur amour » (p. 84), puis par la ressemblance que Swann trouve entre Odette et « cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu'on voit dans une fresque de la Chapelle Sixtine » (p. 89)[5] :

Il la regardait ; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y retrouver soit qu'il fût auprès d'Odette, soit qu'il pensât seulement à elle, et bien qu'il ne tînt sans doute au chef-d'œuvre florentin que parce qu'il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. […] Il se dit qu'en associant la pensée d'Odette à ses rêves de bonheur il ne s'était pas résigné à un pis-aller aussi imparfait qu'il l'avait cru jusqu'ici, puisqu'elle contenait en lui ses goûts d'art les plus raffinés. […] le mot d'« œuvre florentine » rendit un grand service à Swann. Il lui permit, comme un titre, de faire pénétrer l'image d'Odette dans un monde de rêves, où elle n'avait pas eu accès jusqu'ici et où elle s'imprégna de noblesse. (p. 91)

Ainsi « approchant de lui la photographie de Zéphora, il croyait serrer Odette contre son cœur » (p. 92). Mais par là, et inversement, la possession d'Odette lui sert à tenter de s'approprier le secret de la petite phrase de Vinteuil : « Il la faisait rejouer dix fois, vingt fois à Odette, exigeant qu'en même temps elle ne cessât pas de l'embrasser » (p. 106). Comme s'il y avait eu quelque chose de caché dans cette phrase musicale, que la possession de quelque chose d'Odette aurait pu procurer.

Ainsi, par une double méprise, sur la nature essentiellement immatérielle des œuvres de l'art et sur la liberté des êtres de fuite que sont les personnes aimées, Swann va-t-il mettre toute l'énergie de son imagination à se représenter une personne comme un certain puzzle des fragments d'une œuvre et les œuvres de l'art comme des objets enfin appropriables par les moyens de l'amour. Cette double erreur, qui actionne en boucle la puissance suggestive de deux fétichismes, se résout inévitablement en jalousie, c'est-à-dire en une passion de la possession, aiguë, douloureuse et nécessairement décevante (« l'acte de la possession physique — où d'ailleurs l'on ne possède rien » p. 102). En même temps, point capital, le héros de cette aventure tombe nécessairement sous la dépendance d'une forme du temps, non pas du temps en général mais de celui qui règne précisément dans le drame : le temps réglé par la logique rigoureuse et tout extérieure d'une action qui ne dépend pas de l'être, autrement dit, dans les deux sens du terme, un temps perdu : celui que l'on gâche à de vaines constructions et à des poursuites sans fin et celui qui nous échappe au profit d'une action qui ne reçoit que d'elle-même son début, sa continuation et son dénouement — son espèce implacable de rationalité.

(Cependant, notons-le bien, il n'y a pas là de fatalité. Car, si Swann tombe dans le piège d'une espèce de tragédie, c'est que, déjà et bien avant, il avait sacrifié les devoirs de l'imagination à la dispersion de la vie mondaine et à la croyance que la beauté des choses est dans les objets et non dans l'activité créatrice de l'esprit.)

Ainsi donc le récit prend-il la forme d'une tragédie classique — ou d'une comédie : faut-il en rire ou en pleurer ? Sans trop d'arbitraire semble-t-il, on pourrait le schématiser en ces termes :

•  Acte I, exposition et début de l'action : la situation du héros de cette histoire et le premier événement (la soirée Verdurin et la sonate, l'andante au piano), pp. 49 à 80.

•  Acte II, progrès décisifs en amour : l'agitation, le mot amour, la phrase musicale comme air national de cet amour, la ressemblance avec Zéphora ; l'événement décisif de la soirée d'angoisses et des catleyas, pp. 80 à 120.

•  Acte III, apparition de Forcheville, disgrâce progressive de Swann auprès des Verdurin, enlisement dans la jalousie (exécutions de la sonate) : éloignements et rapprochements, scènes de soupçons et d'interrogatoires, pp. 120-200.

•  Acte IV, péripétie de la soirée Saint-Euverte (nouvelle exécution de la sonate, complète et par les deux instruments) : retour dans le monde aristocratique, deuil de l'amour d'Odette pour lui, découvertes à son sujet et rechutes dans la jalousie, pp. 200-258.

•  Acte V et dénouement, dispersion du petit groupe et rêve de Swann : éloignement, prise de conscience et guérison, pp. 258-267.

Entre ces développements dramatiques, on repère aisément des préparations, comme celles qui, dès les premières rencontres, annoncent les mensonges ultérieurs d'Odette et laissent entrevoir sa vie sentimentale compliquée (par exemple, pp. 99 et suiv. ou 107-108). D'autre part, le personnage de Swann est central : c'est bien le héros, dont les pensées sont rapportées et scrutées par le narrateur et dont la passion informe les événements de cette histoire. En somme, Un amour de Swann est bien une sorte de roman psychologique à la française, qui, sur le fond d'un milieu social mesquin et dans le décor des premières années de la Troisième République, peint, à la troisième personne et selon le principe de la focalisation externe, l'aventure tragi-comique d'un homme du monde victime d'une femme vénale : une histoire dans laquelle des lecteurs de Balzac — comme les Guermantes — n'auraient pas été tellement dépaysés, n'étaient les raffinements que Proust déploie quasiment à l'infini dans l'analyse des états et des moments de la jalousie[6].

Tel est donc le parcours, jalonné de scènes dramatiques en général peu glorieuses pour Swann, entre la naissance d'une aberration et la reconnaissance de cette aberration comme telle, reconnaissance si pleine et entière que Swann, « regrett[ant] de n'avoir pas été averti du moment où [cet amour] le quittait pour toujours » (p. 263) et ne sachant pas vraiment comment il en est sorti, ne comprend même plus comment l'aberration a été possible et comment il a pu se manquer à ce point à lui-même. Ainsi le pire, c'est que la fin de cet amour n'aura pas appris à Swann à se tourner de manière adéquate vers les œuvres et encore moins à en écrire une, et qu'elle ne l'aura même pas préservé d'un mariage calamiteux. Temps perdu à tous les égards, cet épisode n'aura été pour son héros de nulle signification esthétique et de nul profit moral, mais pourtant, fidèle en cela encore à la vocation morale du drame, l'histoire en elle-même, comme on va le voir, aura servi grandement à l'instruction du narrateur et du lecteur de la Recherche.

Un amour de Swann : le contretype de la Recherche

Hors précisément dans Un amour de Swann, la Recherche n'est pas écrite sur le mode de la narration dramatique.

Sous le couvert des remémorations d'un homme qui se réveille la nuit, le récit général constitue la fiction d'un immense soliloque, celui de cet homme, lequel parle l'ensemble de ses souvenirs et, plus largement, l'ensemble de son être tel que celui-ci est supposé constitué de tous ses souvenirs. Fondé dès les premières pages du récit sur la fiction d'un être qui se retrouve et se reconstitue chaque fois qu'il se réveille, l'ensemble de ces souvenirs figure un corps complet formé de régions, le corpus imaginaire de cet être : le côté de chez Swann, celui de Guermantes mais aussi Paris, Balbec, Doncières, Venise…

Certes, j'étais bien éveillé maintenant […]. Mais j'avais beau savoir que je n'étais pas dans les demeures dont l'ignorance du réveil m'avait en un instant sinon présenté l'image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire ; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite ; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d'autrefois à Combray chez ma grand'tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j'y avais connues, ce que j'avais vu d'elles, ce qu'on m'en avait raconté[7].

Loin donc d'une organisation dramatique qui enchaînerait les souvenirs selon l'ordre tout extérieur d'un drame, le soliloque ainsi supposé se donne accès à tout instant à toutes les parties et dépendances de ce corps ou, comme le dit telle autre métaphore proustienne, de cette cathédrale. Ainsi se forment ce que j'ai appelé ailleurs le sujet absolu proustien, cet être narratif qui englobe en lui tous les lieux, les êtres et les événements de son existence, ainsi que le mode de son apparition et de sa réalisation, celui de l'oralité : il se parle à lui-même — il se parle lui-même —, et l'écriture se borne en quelque sorte à noter les développés, méandres et inflexions de cette parole-là, propriété essentielle de ce corps-là[8].

Mais dans ce dispositif, que viendrait faire Un amour de Swann ?

 Comme il est dit dans ce récit, le personnage de Swann constitue une sorte de double de celui du narrateur[9] : « Je me suis souvent fait raconter bien des années plus tard, quand je commençai à m'intéresser à son caractère à cause des ressemblances qu'en de tout autres parties il offrait avec le mien, [ses manœuvres d'approche auprès de mon grand-père] » (p. 56). Et cela est confirmé à plusieurs reprises dans le récit d'ensemble, par exemple au début et à la fin de la partie Combray de Du côté de chez Swann. Quand Swann apparaît pour la première fois, et aux premières pages de la Recherche, il a droit à une place de choix et à un rôle capital, bien que purement passif de sa part, dans l'épisode où l'enfant se permet de déranger le dîner entre lui et ses parents par un mot d'alarme écrit à sa mère afin que celle-ci vienne l'embrasser :

L'angoisse que je venais d'éprouver, je pensais que Swann s'en serait bien moqué s'il avait lu ma lettre et en avait deviné le but ; or, au contraire, comme je l'ai appris plus tard, une angoisse semblable fut le tourment de longues années de sa vie, et personne aussi bien que lui peut-être n'aurait pu me comprendre ; lui, cette angoisse qu'il y a à sentir l'être qu'on aime dans un lieu de plaisir où l'on n'est pas, où l'on ne peut pas le rejoindre, c'est l'amour qui la lui a fait connaître, l'amour auquel elle est en quelque sorte prédestinée, par lequel elle sera accaparée, spécialisée […]. (Du côté de chez Swann, coll. Folio, p. 30)

Ainsi, souvent, les angoisses que le narrateur éprouvera dans ses amours avec Gilberte, la fille de Swann et d'Odette, et surtout avec Albertine, seront-elles présentées, et souvent explicitement, comme rappelant celles de Swann au temps de son amour pour Odette, entre temps devenue la Madame Swann de l'adolescence du narrateur, après avoir été « la dame en rose » entrevue par lui chez son oncle Adolphe.

Mais pourquoi le narrateur aurait-il besoin de ce double ou, si l'on veut, de ce précurseur ? Je ferai cette supposition : un sujet n'est absolu, il ne revêt le caractère d'une espèce de démiurge, que s'il contient aussi son opposé, son inverse ainsi conservé, son échec possible et finalement dépassé, la compensation de son œuvre inscrite en cette œuvre et l'équilibrant en retour, comme pour mieux faire signifier que l'œuvre est une victoire sur les forces de la déperdition. En effet, Swann représente, au sein même du narrateur, les erreurs que ce dernier a lui-même commises et surmontées, et décrites, et théorisées (dans la partie finale, écrite en même temps que la première : Le Temps retrouvé)[10]. Ces erreurs, nous les avons décelées, c'est la vie mondaine et l'oisiveté, c'est surtout la croyance en l'objectivité substantielle des choses et des êtres, et la confiscation de l'art et de la vie comme des objets l'un et l'autre et l'un par l'autre manipulables : aimer Odette comme une « œuvre florentine » (p. 91), aimer une phrase musicale comme une femme (pp. 74-75). Au contraire, pense Proust, l'appropriation adéquate et authentique de la vie ne se réalise que par un travail d'imagination (ou plutôt de vision), qui s'appelle la littérature : un travail généreux de création de soi-même et de tout, en esprit et en vérité (en vérité, car en esprit), qui se donne l'obligation de ne rien posséder et de tout comprendre, et qui passe par l'élaboration d'un style :

La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. […] Notre vie ; et aussi celle des autres ; car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. […] Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini et, bien des siècles après que s'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial[11]. (Le Temps retrouvé, dans À la recherche du temps perdu, coll. de la Pléiade, vol. IV, p. 474)

C'est cela que Swann n'avait pas compris : pour lui, « la vraie vie », ce fut à un moment celle qu'on menait chez les Verdurin (p. 162). Et surtout, contrairement à qu'il pensait pendant sa passion, il n'y a pas d'œuvre que l'on puisse s'approprier, ni approprier à une personne, à un paysage, à une qualité intrinsèque des choses ; il n'y pas de  beau style a priori : « Il n'y a pas de gothique, il n'y a pas de chef-d'œuvre, l'hôpital sans style vaut le glorieux portail. […] Tout le prix est dans les regards du peintre. » (Le Côté de Guermantes, ibid., vol. II, p. 714)

D'une certaine façon, Swann est l'une des dépendances du monde imaginaire appelé « Je », dans lequel il y a un Swann par âge de ce « Je » : « [un] premier Swann dans lequel je retrouve les erreurs charmantes de ma jeunesse et qui d'ailleurs ressemble moins à [celui que j'ai connu plus tard] qu'aux personnes que j'ai connues à l'époque » (Du côté de chez Swann, ibid., p. 30) mais aussi un avant premier Swann, celui d'avant la naissance du « Je », mais qui tombe bien pourtant sous sa juridiction, comme aussi l'église de Combray et sa crypte : au titre de sa préhistoire, de sa géologie et de sa généalogie. Cet amour de Swann appartient donc à la totalité des souvenirs du narrateur, dans laquelle les angoisses de Swann se fondent, et qui sont, depuis certaine « petite madeleine », désormais tous en masse et immédiatement et à volonté, à la disposition de sa parole. Le narrateur ne raconte pas Swann comme un personnage mais comme une partie de lui-même :

C'est ainsi que je restais souvent jusqu'au matin à songer au temps de Combray, à mes tristes soirées sans sommeil, à tant de jours aussi dont l'image m'avait été plus récemment rendue rendue par la saveur — ce qu'on aurait appelé à Combray le « parfum » — d'une tasse de thé et, par association de souvenirs, à ce que, bien des années après avoir quitté cette petite ville, j'avais appris au sujet d'un amour que Swann avait eu avant ma naissance, avec cette précision dans les détails plus facile à obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y a des siècles que pour celle de nos meilleurs amis […]. Tous ces souvenirs ajoutés les uns aux autres ne formaient plus qu'une masse, mais non sans qu'on pût distinguer entre eux — entre les plus anciens, et ceux, plus récents, nés d'un parfum, puis ceux qui n'étaient que les souvenirs d'une autre personne de qui je les avais appris — sinon des fissures, des failles véritables, du moins ces veinures, ces bigarrures de coloration qui, dans certaines roches, dans certains marbres, révèlent des différences d'origine, d'âge, de « formation ». (Du côté de chez Swann, ibid., pp. 183-184)

Dès lors l'opposition, dans l'œuvre, entre le récit dramatique et celui qui l'enchâsse et le comprend revêt tout son sens, et confère à l'un et à l'autre toutes leurs significations. Au temps perdu que figure le premier, le second oppose la « notion du temps incorporé » (Le Temps retrouvé, ibid., p. 623), c'est-à-dire l'organisation temporelle que le « Je » de la Recherche tire de l'ordonnancement de sa propre structure et des nécessités de sa propre parole, l'un et les autres fondés et à chaque fois refondés dans le seul corps de l'homme qui se réveille, un corps qui se trouve doué de la parole et de toutes les fonctions de l'esprit, de la raison, de la mémoire et de l'imagination, un corps indéfiniment renouvelé à chaque réveil, un corps complet, libre et souverain[12] :

Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d'après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi […]. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui, — mon corps, — se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l'existence d'un couloir, avec la pensée que j'avais en m'y endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son orientation, s'imaginait, par exemple, allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin, et aussitôt je me disais : « Tiens, j'ai fini par m'endormir quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir » […] ; et mon corps, le côté sur lequel je reposais, gardiens fidèles d'un passé que mon esprit n'aurait jamais dû oublier, me rappelaient […]. (Du côté de chez Swann, ibid., p. 6)

Ainsi l'ordre qui fait se succéder, par exemple dans Du côté de chez Swann, le côté de Méséglise et le côté de Guermantes trace un parcours dont la nécessité ne doit rien à des circonstances extérieures ni aux lois du dramatique mais relève de la seule disposition du sujet et de la temporalité qu'il se confère à lui-même.

Un amour de Swann : les ambiguïtés du contretype

Cependant, d'être ainsi inscrit dans une œuvre non dramatique comme son contretype — et non comme son prototype —, le drame d'Un amour de Swann tire de curieuses propriétés. Peu de références chronologiques externes : quand il est question de l'enterrement de Gambetta, de la présidence de Grévy et d'une pièce à la mode (p. 81) ou bien de l'inondation de Murcie (p. 93), les faits restent purement allusifs ; ils participent seulement à former le tissu d'une situation ou d'un dialogue et à constituer le décor d'une expérience obsessionnelle et intime. De même pour les références internes au récit, et il serait difficile de dire exactement combien de temps dura cette maladie de Swann. Car c'est bien le narrateur de la Recherche qui raconte cette histoire, telle qu'il l'a intériorisée et ainsi rendue comme homogène en elle-même et consubstantielle à sa propre temporalité : il voit dans Swann comme s'il était Swann, mais en plus clairvoyant que Swann. Ainsi la matière narrative d'Un amour de Swann est-elle comme envahie et presque arrêtée par des analyses et des réflexions qui n'appartiennent qu'au narrateur, au titre, pour ainsi dire, de la matière conjonctive du récit d'ensemble[13].

À cet égard, rien n'est plus révélateur que l'absence de portrait de Swann, j'entends le manque de cet ensemble de qualités physiques, morales et psychologiques qui caractérisent les personnages dramatiques : les simples détails de ses yeux verts et de la brosse de ses cheveux roux (p. 58) renvoient à la manière dont il apparaîtra au narrateur et à sa famille quand il viendra les voir le soir au jardin (« On distinguait mal son visage son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la Bressant » (Du côté de chez Swann, ibid., p. 14), et qu'ils le percevront comme « l'obscur et incertain personnage qui se détachait, suivi de ma grand'mère, sur un fond de ténèbres, et qu'on reconnaissait à la voix » (ibid., p. 18). Ces valeurs d'ordre pictural signalent Swann, elles l'enlèvent à peine sur les fonds du récit, ou plutôt elles le signifient, mais en somme elles ne le décrivent ni ne le qualifient[14]. En effet, dans les récits dramatiques, il y a deux manières de concevoir le caractère d'un personnage : soit comme un complexe substantiel de qualités qui détermine les actions de ce personnage, soit, inversement et selon Aristote, comme un ethos que le personnage doit à son action[15]. Le personnage de Swann ne répond ni à l'une ni à l'autre de ces définitions : Swann n'est pas un caractère. Ses yeux verts et la brosse de ses cheveux roux sont les marques d'une certaine singularité[16] : être « sans qualités » ni substance, il brille particulièrement dans la masse narrative des souvenirs du narrateur, non par ce qu'il fait ni même par ce qu'il est mais par sa distinction ou, plus exactement, par ce qui le distingue dans cette masse. Économe qu'il est de gestes, de paroles (sauf pour interroger Odette) et même de pensées (sauf pour ressasser ses obsessions), l'élégance que tous lui reconnaissent (encore qu'elle ne soit pas monolithique mais nettement teintée de muflerie), cette élégance même est le trait d'un être de fuite, c'est-à-dire, chez Proust, d'un être de désir et d'imagination, qui serait, par là, capable de création. Son malheur justement, c'est que pervertissant en cette affaire d'Odette les lois habituelles de son désir et manquant à une obligation esthétique qu'il sent très bien en lui depuis longtemps, il disperse cette capacité créatrice en inventions et spéculations aberrantes et stériles[17]. En cela, d'ailleurs, il ressemble à d'autres personnages proustiens grands dissipateurs de leur singularité et de leur puissance créatrice : le Baron de Charlus, l'ami de Swann jusqu'à la fin de sa vie, au regard singulier et mal déchiffré par le jeune narrateur (Du côté de chez Swann, ibid., p. 140) ; Albertine, celle qui dort et qui bientôt disparaît, aux mensonges inépuisables (La Prisonnière et Albertine disparue) ; Robert de Saint-Loup, autre Guermantes, toujours en mouvement (« Il traversa rapidement l'hôtel dans toute sa largeur, semblant poursuivre son monocle qui voltigeait devant lui comme un papillon » À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Bibl. de la Pléiade, vol. II, p. 89), empêtré dans ses amours et qui choisit de mourir à la guerre… (Ces personnages sont souvent homosexuels, foncièrement ou occasionnellement.)

Ainsi, chose singulière dans un récit dramatique, mais obligée dans le récit proustien, celui-ci fût-il en contretype et inversé, tel personnage, même principal, n'est pas vraiment un héros de roman, mais un être dissous, pour ainsi dire, dans le corps entier de la narration, celle-ci elle-même effectuée par un sujet unique qui, n'étant que par et pour lui-même, et finalement que par et pour sa narration, ne saurait avoir ni âge, ni biographie, ni caractère ; ni portrait en pied ; ni même un nom : rien que quelques traits volontairement épars, qui marquent seulement un « Je » tel qu'en lui-même et la volonté constante, obstinée et tendue de la voix narrative.

Inversement, cette narration générale, hors Un amour de Swann, n'est pas dépourvue de toute temporalité. Mais c'est celle d'une lente dérive dans l'âge de l'être (avant la naissance, l'enfance, les premières amours, l'époque des Guermantes, le temps d'Albertine puis celui de sa disparition, la maladie et l'absence, le retour dans le monde…), laquelle imite le temps long des ères géologiques et, vers la fin de l'œuvre, les écroulements des séismes. Ou bien encore c'est, dans Du côté de chez Swann, le déroulement presque imperceptible d'une sorte de grande année, qui conduit de l'arrivée habituelle de la famille à Combray « la dernière semaine avant Pâques » (Du côté de chez Swann, ibid., p. 47) jusqu'à un certain automne que l'enfant dut y passer exceptionnellement (ibid., pp. 151 et suiv.), une « grande année » qui insuffle au récit le rythme non d'un roman mais d'un mythe, cela d'autant plus marqué que cette espèce d'année liturgique comprend en son sein les rituels détaillés du samedi, dans lesquels sont inclus eux-mêmes ceux du dimanche (ibid., pp. 109-133).

Conclusion

Ainsi, pour comprendre chacun, on ne peut pas séparer les deux pans de récit que la Recherche met en regard au sein d'elle-même, l'un reflétant l'autre en l'inversant. Et la signification de cette opposition réside précisément dans une conception de l'imagination qui renvoie à une esthétique et à une morale. Faculté de création, l'imagination peut se dévoyer. C'est ce qui arrive en Swann de manière exemplaire, et c'est ce qui justifie, dans l'ensemble du roman, la partie exceptionnelle et démesurée qui lui est consacrée. Mais, si la Recherche tout entière est une œuvre fascinée par l'échec de l'œuvre, c'est encore dans Un amour de Swann que l'on trouve deux grandes figures positives de la création artistique : Vinteuil, comme l'auteur — inconnu et absent — d'une œuvre musicale qui s'épanouira dans le Septuor que le narrateur entendra bien plus tard (dans La Prisonnière) et « Monsieur Biche », le peintre favori des Verdurin, qui deviendra le grand Elstir. Quant au narrateur, instruit de ces expériences et de ses propres mésaventures, il prendra finalement la décision d'écrire son œuvre, celle que nous avons entre les mains sous le nom de l'auteur, Marcel Proust[18].

Pierre Campion

Adresser remarques ou questions à P. Campion



[1] Comme on le sait, les éditions de Proust sont toute une aventure. Dès le début, elles appartiennent à l'histoire même d'une œuvre que son auteur laissa inachevée et dans un état de rédaction en constant mouvement jusqu'à sa mort.

[2] Transposée ici de la tragédie au récit romanesque, c'est la formule d'Aristote, au chapitre 7 de sa Poétique : « La tragédie consiste en la représentation d'une action menée jusqu'à son terme, qui forme un tout et a une certaine étendue […]. Un tout, c'est ce qui a un commencement, un milieu et une fin. » (Aristote, La Poétique, texte, traduction, notes par R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, coll. Poétique, 1980, p. 59)

[3] On ne nous dit pas ce qui fait que Swann occupe cette situation ni comment il y est parvenu. Son charme sans doute, cette singularité qui, le détachant de son milieu de bourgeoisie, convient si bien au fameux « esprit des Guermantes » (pp. 221-224).

[4] Soulignons au passage que cette espèce de métonymie, qui exalte en effet « le petit clan » et Odette elle-même par la contiguïté qu'ils entretiennent avec la musique qui y est jouée, reproduit et trahit l'une des figures essentielles de la poétique.

[5] « Swann avait toujours eu ce goût particulier d'aimer à retrouver dans la peinture des maîtres non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de généralité, les traits individuels des visages que nous connaissons. » En ce passage des pp. 89-91, le narrateur s'interroge sur les significations de  cette propension.

[6] Remarquons une sorte de signal, qui dénote ironiquement Balzac : le « Voici pourquoi » de la page 73, destiné à expliciter les raisons de l'amabilité de Swann à l'égard du pianiste. Dans les brouillons du Contre Sainte-Beuve, on trouve cette phrase : « Quand il y a une explication à donner, Balzac n'y met pas de façons ; il écrit : “Voici pourquoi” ; suit un chapitre. » (Proust : « Sainte-Beuve et Balzac », dans Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1971, p. 271)

[7] Proust, Du côté de chez Swann, préface d'Antoine Compagnon, coll. Folio, 1988, pp. 8-9. Je citerai dans cette édition les occurrences de cette première partie du récit général.

[8] Ce « Je » tient sous sa juridiction la totalité de son univers, en lui subjectivée : « Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes » (Du côté de chez Swann, ibid., p. 5). Voir Pierre Campion, La Littérature à la recherche de la vérité, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1996, « L'invention du “Je” proustien », pp. 51-98.

[9] Similitudes rappelées à plusieurs reprises dans Un amour de Swann, par exemple encore pp. 171 et 173. Et puis ce propos de Swann à la Princesse des Laumes, lequel annonce les impressions du narrateur au sujet de Guermantes : « […] les choses m'y parlent tellement. Dès qu'il se lève un souffle d'air, que les blés commencent à remuer, il me semble qu'il y a quelqu'un qui va arriver, que je vais recevoir une nouvelle ; et ces petites maisons au bord de l'eau… » (pp. 224-225)

[10] Dans Un amour de Swann, la soirée Saint-Euverte (pp. 200-236) annonce les errances mondaines du narrateur, qui seront racontées notamment dans Le Côté de Guermantes : bien avant Odette et bien après elle, on perd son temps dans « le monde », quel qu'il soit. Dans cet épisode, les rêveries fétichistes de Swann transposent les tableaux de la peinture dans la maison de Mme de Saint-Euverte et, s'il n'y avait l'exécution de la sonate, certes encore quelque peu confisquée par la douleur personnelle de Swann, l'idée d'une œuvre de création spirituelle et désintéressée serait entièrement perdue. Mais justement l'épisode annonce aussi la soirée Guermantes du Temps retrouvé, pendant laquelle le narrateur, après l'audition du Septuor de Vinteuil et à force de réflexion sur lui-même et sur l'art, lui, trouvera enfin la voie de son œuvre.

[11] En des termes à comparer à ceux du Temps retrouvé, se rappeler ce qui est dit de la phrase de la sonate dans Un amour de Swann : « […] elle appartenait […] à un ordre de créatures surnaturelles et que nous n'avons jamais vues, mais que, malgré cela, nous reconnaissons avec ravissement quand quelque explorateur de l'invisible arrive à en capter une, à l'amener, du monde divin où il a accès, briller quelques instants au-dessus du nôtre. C'est ce que Vinteuil avait fait pour la petite phrase. » (pp. 233-234)

[12] Un corps complet depuis que l'expérience de la madeleine lui a restitué la totalité de ses souvenirs (Du côté de chez Swann, pp. 46-47) et que cette « minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en [lui] pour la sentir l'homme affranchi de l'ordre du temps » (Le Temps retrouvé, ibid., p. 451). Un corps souverain, mais offert à ses lecteurs : « Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs mais les propres lecteurs d'eux-mêmes, mon livre n'étant qu'une sorte des ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l'opticien de Combray ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. » (Le Temps retrouvé, ibid., p. 610) Un corps soumis à la mort, comme tous les corps humains, mais qui ne la craint que comme ce qui l'empêcherait d'achever l'œuvre : « Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. Mais aurais-je le temps de les exploiter ? » (Le Temps retrouvé, ibid., p. 614) Dans cette partie, les pages 609 à 622 sont consacrées à une méditation sur la question de la mort pour l'écrivain.

[13] Julien Gracq a bien exprimé cela, dans ses propres métaphores et non sans une certaine sévérité (sa faveur, à lui Gracq, va à Stendhal), et telles remarques à caractère général valent aussi bien pour Un amour de Swann : « La ligne de vie si svelte et si aérée qui préside au développement d'un roman de Stendhal fait place ici à un étoilement par expansion, un peu étouffant, mais non moins dynamique, de la substance vive. Un monde sans destination et sans hiérarchie, uniquement animé de son infinie capacité de bourgeonnement intime, c'est le sentiment que nous donne parfois le monde de La Recherche, et il arrive qu'une page de Proust fasse penser à ces fragments de matière vivante des romans de science-fiction, tombés sur notre terre d'une autre planète, et dont rien ne peut arrêter la propension inextinguible à proliférer en tache d'huile » (J. Gracq, En lisant en écrivant, José Corti, 1980, p. 97). Et, un peu plus loin : « La masse centrale du livre, impérieusement, rabat et plaque contre elle-même, par une force de gravité toute-puissante, tout ce qui tend à se projeter hors d'elle, y compris la production imaginative du lecteur […] » (ibid., p. 103).

[14] Vers la fin du récit, on apprend ce que pensaient « les gens qui connaissaient les succès de Swann » : « Il n'est pas régulièrement beau, si vous voulez, mais il est chic : ce toupet, ce monocle, ce sourire ! » (p. 198). Ce sont les marques d'un charme, non les traits d'un caractère.
De même, il n'y pas de portrait d'Odette, sinon comme Swann la voit en imagination, c'est-à-dire à travers la Zéphora de Botticelli, en termes elle aussi de peinture, explicitement.

[15] « La tragédie est la représentation non d'hommes mais d'action, de vie et de bonheur (le malheur aussi réside dans l'action), et le but visé est une action, non une qualité ; or, c'est d'après leur caractère [ethos] que les hommes ont telle ou telle qualité, mais d'après leurs actions qu'ils sont heureux ou l'inverse. Donc ils n'agissent pas pour représenter des caractères, mais c'est au travers de leurs actions que se dessinent leurs caractères. » (Aristote, La Poétique, chap. 6, ibid., p. 55)

[16] Odette à Swann : « Vous êtes un être si à part. C'est cela que j'ai aimé d'abord en vous, j'ai bien senti que vous n'étiez pas comme tout le monde » (p. 62). Ce qu'elle exprimera plus tard en ces termes et avec moins d'amabilité : « Ah ! tu ne seras donc jamais comme tout le monde ! » (p. 198)

[17] Autre perversion, significative : « […] Maintenant, c'était une autre faculté de sa studieuse jeunesse que la jalousie ranimait, la passion de la vérité, mais d'une vérité, elle aussi, interposée entre lui et sa maîtresse, ne recevant sa lumière que d'elle, vérité tout individuelle qui avait pour objet unique, d'un prix infini et presque d'une beauté désintéressée, les actions d'Odette, ses relations, ses projets, son passé. » (p. 147)

[18] D'une certaine façon, à la fin du Temps retrouvé, une décision seulement est prise et l'œuvre reste à faire, projetée : virtuelle. Sur cette difficulté, voir la discussion des positions de Ricœur dans une intervention figurant par ailleurs sur ce site.

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