RETOUR : Contributions à la théorie de la littérature
Réflexion sur la littérature : La littérature ou le temps défié. Ce texte est celui d'une conférence prononcée dans le cadre de la Société Bretonne de Philosophie le 20 avril 2007 aux Champs libres de Rennes, en lien avec une conférence de Jérôme Porée, sous le titre général « Le temps raconté ».
Mis en ligne le 4 juin 2007. Autre analyse de Pierre Campion sur Proust : Critique, Théorie, esthétique. L'invention de la critique littéraire dans Proust © : Pierre Campion. La littérature ou le temps défiéDans Les Bienveillantes
de Jonathan Littell, au tout début de ce roman hors normes, il y a ce décompte
du narrateur, délimitant le cadre des événements qu'il va raconter : Le conflit avec l'URSS a duré du 22 juin 1941 à 3 heures du
matin jusqu'à, officiellement, le 8 mai 1945 à 23h01, ce qui fait trois ans,
dix mois, seize jours, vingt heures et une minute, soit en arrondissant 46,5
mois, 202,42 semaines, 1 417 jours, 34 004 heures, ou 2 040 241
minutes (en comptant la minute supplémentaire)[1]. Voilà dans quelle disposition d'esprit proprement bureaucratique
Max Aue, le narrateur, entre dans la narration de son histoire, ce qui ne fait
que montrer déjà et d'avance ses incongruités et sa folie, laquelle éclatera en
bien d'autres occasions, et notamment dans le dernier quart du livre : on
ne saurait « gérer » rationnellement et de manière exhaustive ni le massacre de millions
d'humains ni la narration que l'on en fait[2].
Mais l'auteur Jonathan Littell, lui, le sait bien : pas plus que nos
calendriers et horloges astronomiques ou physiques ou informatiques, pas plus
même que les histoires des historiens, aucun récit d'aucun romancier ne saurait
opérer la récollection pleine et entière, impeccable et sans reste, du Temps
vécu. C'est pourquoi, si le projet de Max Aue est insensé, celui de Littell,
lui, appartient exactement aux volontés et aux possibilités — et au
genre de sagesse — de la littérature, lesquelles consistent
seulement à défier le Temps en sachant qu'il est impossible à dominer —,
et à dénoncer ironiquement, dans son personnage et dans les projets de
narration que celui-ci entretient, le projet fou de le maîtriser. On le voit donc, je ne compte pas ici évoquer la littérature
comme apportant des solutions à un problème que la philosophie laisserait en
plan, mais plutôt comme l'une des manifestations les plus marquantes des
tentatives plus ou moins désespérées que nous opposons, nous humains, à notre
difficulté de mesurer, de penser, de vivre le Temps. J'examinerai l'une de ces tentatives, celle de Proust, dans
cette œuvre, À la recherche du temps perdu,
qu'il laissa en état d'inachèvement. Je choisis une seule œuvre, et précisément
celle-ci, d'abord parce que, en ces matières et en matière de littérature en
général, il est bon de travailler sur pièces et puis parce que je tiens cette
tentative-là comme des plus significatives et, en somme, exemplaire. Pour commencer, citons le mot de Proust dans une lettre de 1920
au critique Henri de Régnier, à un moment donc où une partie de l'œuvre est
désormais publiée et commence à être commentée : […] je ne suis pas d'accord avec vous quand vous voyez des
Mémoires, des Souvenirs, dans une œuvre construite où le mot fin a été inscrit
au terme du dernier volume (non paru encore) avant que fussent écrits ceux
qu'on vient de publier. Le « Je » est une pure formule, le phénomène
de mémoire qui déclenche l'ouvrage est un moyen voulu […][3]. Le coup de génie de Proust, tard trouvé dans sa vie, vers 1908,
ce fut de créer, d'inventer de toutes pièces une figure romanesque, une
fiction, une représentation, qui réunirait dans sa « formule » les
événements d'une vie et le sujet de sa représentation, le tout constituant un
« Je », cette figure étant conçue comme rigoureusement autonome,
c'est-à-dire autonome déjà à l'égard de l'écrivain lui-même : si l'on veut
défier le Temps, il faut supposer
d'emblée un homme qui ne serait pas dominé par les circonstances et faits de sa
vie mais qui les surplomberait[4]. Voyons comment se développe le défi au temps dans l'œuvre de
Proust. 1. Fondement de l'œuvre : les moments intemporels du temps Ces moments sont de deux sortes. 1 - D'abord le moment de la célèbre madeleine trempée dans du
thé dont la sensation gustative rappelle au narrateur, de manière vive et
indiscutable, les lieux et les personnes liés à de précédentes madeleines
— offertes en leur temps par la tante Léonie —, moment qui
sera ainsi commenté, bien après l'événement, dans Le Temps retrouvé : Qu'un bruit, qu'une odeur, déjà entendu ou respirée jadis, le
soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être
actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l'essence permanente et
habituellement cachée des choses se trouve libérée, et notre vrai moi qui,
parfois depuis longtemps semblait mort, mais ne l'était pas entièrement,
s'éveille, s'anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une
minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l'homme
affranchi de l'ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu'il soit confiant
dans sa joie, même si le simple goût d'une madeleine ne semble pas contenir
logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de
« mort » n'ait pas de sens pour lui ; situé hors du temps, que
pourrait-il craindre de l'avenir[5] ? 2 - Puis le moment, lui indéfiniment répété des réveils, à
saisir comme moment initial de l'être mais réitéré bien des fois et tombant,
lui, sous la juridiction de la conscience et même, à certains égards, de la
volonté. Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des
heures, l'ordre des années et des mondes. […] Quand je me réveillais ainsi, […]
mon corps […] cherchait, d'après la forme de sa fatigue, à repérer la position
de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour
reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la
mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait
successivement plusieurs des chambres où il avait dormi […] Et avant même que
ma pensée […] eût identifié le logis […], lui, — mon corps, —
se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour
des fenêtres, l'existence d'un couloir, avec la pensée que j'avais en m'y
endormant et que je retrouvais au réveil[6]. Il faut souligner que ces deux sortes de moments sont des
événements du corps, c'est-à-dire de l'être matériel en tant qu'il paraît le
plus fragile et le plus directement exposé à la puissance du temps. Souligner aussi que, dans ces moments, le corps assume toutes
les fonctions de l'esprit : la mémoire, l'imagination, les déductions et
inductions… Souligner enfin que le récit de ces deux sortes de moments joue
un rôle capital dans l'organisation de l'œuvre : le récit des réveils
procure le début du récit, en tant que ces réveils marquent la véritable
naissance du sujet, indéfiniment répétée ; le récit de la madeleine relate
comment, longtemps bloqués à un certain niveau, les souvenirs du sujet, à ce
moment-là, lui furent entièrement ouverts. 2. Il s'ensuit un dispositif particulier de récit Selon une image formulée par Proust lui-même, il s'agit de
construire un livre qui soit « comme une église[7] »,
c'est-à-dire un édifice
d'événements, d'êtres et de choses tout entier et à chaque instant disponible
au corps et à la pensée du « Je », comme autant de dépendances
physiques et mentales immanentes à la structure de son être (Combray, la côte
normande, Paris…). Ce qui consiste à soustraire ces événements, êtres et choses à
l'ordre et à la loi extérieurs du chronologique et du dramatique, c'est-à-dire,
d'une part, à l'ordre du temps calculé des calendriers et, d'autre part, à la
loi d'un ordre poétique nécessaire, de consécution, construit suivant un début,
un milieu et une fin : cette vie-là n'est pas un roman. Alors le début de l'œuvre sera le récit des réveils comme de la
véritable origine de la vie et du récit à chaque fois réinstituée, la fin de
l'œuvre sera le récit de la décision d'écrire l'œuvre et le milieu sera un
parcours non dramatique dans la vie du « Je » tel que celui-ci dérive
d'âge en âge, tel qu'en lui-même, et non tel qu'il se constituerait à travers
une logique d'événements préétablie ou établie a posteriori. 3. Une narration, une « formule » narrative propre à ce Narrateur Synthétiquement, la « formule » de ce sujet pourrait
se dire ainsi, selon deux propositions : Un être qui se parle lui-même à lui-même selon un soliloque. Un être qui se confond avec la durée entière de sa vie, celle-ci
se confondant elle-même avec (s'absorbant dans) la durée entière de la
narration de cette vie. 4. Un dispositif d'écriture propre à cette narration Le trait capital ici est l'oralité de l'œuvre. C'est ce trait,
notable à travers la longueur et le caractère accidenté des phrases et
particulièrement à travers la ponctuation, • qui
rend, encore maintenant, cette lecture difficile (c'est un texte parlé, à
reparler par le lecteur), • qui
met en cause inévitablement l'acte de la lecture, • qui
rappelle le lecteur au fait de sa lecture, • qui
implique ainsi la lecture comme thème de l'œuvre — notamment dans les
lectures du narrateur — et comme problème d'esthétique : qu'est-ce
que lire ? C'est ce trait qui s'analyse sous l'expression paradoxale de
l'écriture du parlé, laquelle vise une écriture très élaborée qui soit la pure
représentation d'une parole. Ainsi, de même que l'ordre de la narration entend échapper à
l'ordre extérieur et imposé du dramatique, de même le style entend-il échapper
à l'ordre extérieur et imposé de la rhétorique. Par la fiction suivante : écrire
un livre qui parle très souvent de l'écriture, et qui ne soit pas écrit. Selon
cette fiction, le livre qui sera écrit est annoncé à la fin de l'œuvre, mais
strictement ce n'est pas celui que nous avons entre les mains. 5. Une conception du style Dans une page célèbre de l'œuvre, Proust a élaboré lui-même une
doctrine du style : La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule
vie par conséquent pleinement vécue, c'est la littérature. […] Notre vie ; et
aussi la vie des autres ; car le style pour l'écrivain aussi bien que la
couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision[8]. Commentons cette dernière formule : • Pour
qu'il y ait style, il faut une diction qui soit une vision, une vision ainsi
incorporée dans une voix. • Écrire,
c'est donc évoquer ce que dit de son existence (comment dirait son existence)
un sujet qui, se réveillant la nuit (dans ces conditions), la voit (la verrait)
tout entière. • Le
style est donc une position (imaginaire) du narrateur, une posture (imaginaire)
du corps en tant qu'il parle, une voix (imaginaire). Cette définition suppose,
pour être concrètement réalisée, une position (imaginée) du lecteur, une posture
(imaginée) du corps du lecteur en tant qu'il parle, une voix du lecteur
(imaginée, en tant qu'il se parle à lui-même ce texte comme devenu sien)[9]. • Lire
la Recherche revient donc à substituer
le texte écrit de Proust à la longue et interminable rumination verbale de
notre flux verbal, propre à chacun, qui se poursuit en nous jour et nuit de
notre naissance à notre mort. À la recherche du temps perdu est une œuvre inachevée et inachevable, comme totalisation
impossible : inachevable de fait (en raison du nombre démesuré des faits à
intégrer), et en droit — car une vue totale de la vie, de la vie comme
totale, ne serait possible qu'au delà de la mort : telle est la dernière
condition supposée de cette « formule », irréalisable autrement qu'en
imagination. Une « formule », une représentation du temps, à
réaliser à chaque fois par le lecteur, comme une sorte d'utopie. Conclusion : 4 remarques et une lecture… 1.
Pour le récit littéraire, il s'agit moins de représenter le
temps que de représenter et de susciter une implication et une volonté
humaines, une certaine action humaine d'humanisation du temps. La littérature
relève de l'agir humain : de ses efforts et de ses incertitudes, de ses
impossibilités. 2.
Au défaut de le penser par des moyens spéculatifs et des
rationalisations, représenter le temps dans des images et des cadences[10],
c'est le connaître. On peut appliquer ici le principe de la mimèsis d'Aristote, tel qu'il s'exprime au chapitre 4 de sa Poétique : « […] si l'on aime à voir des images, c'est
qu'en les regardant on apprend à connaître […] ». 3.
Souligner le caractère précaire de ces représentations,
c'est-à-dire le fait justement qu'elles sont elles-mêmes offertes à la
puissance du temps : à la temporalité de la représentation théâtrale ou de
la conscience d'un lecteur, à la temporalité des capacités imaginatives de
chacun et variables en chacun[11],
à la temporalité de l'histoire des formes imaginaires et notamment littéraires,
à la temporalité de l'Histoire en général. 4.
Le pouvoir de la littérature vis-à-vis du temps, ce serait de
nous procurer la possibilité d'une certaine prise sur et d'une certaine
connaissance du Temps, mais telles que celles-ci laissent intact le problème
(la question, le mystère ?) du temps vécu. Ce trait représente d'ailleurs
une propriété générale de la littérature : car celle-ci évoque l'obscurité
essentielle des choses, des êtres et des événements de manière à laisser aux
choses, aux êtres et aux événements précisément cette obscurité. En effet, à
quoi servirait-il de tenter de penser cette obscurité-là si on l'abolissait par
principe, et si l'on entendait en établir la formule exhaustive et sans
reste ? Telle est la leçon, entre autres, du roman de Littell, qui ne
prétend en aucune manière expliquer ni même complètement expliciter cela qui se
passe dans l'être d'un bureaucrate meurtrier : il suffit au romancier de
le donner à entendre. La littérature est de
l'ordre des tentatives ou, si l'on préfère, des essais. Elle s'emploie à
éprouver et à faire éprouver les expériences impossibles du temps. Et, par
exemple, à essayer de représenter le moment indéfini des possibles, tel qu'il
subsiste dans le présent d'un humain réel. Parce que j'existe,
j'ai été possible parmi les possibles. Où étais-je donc, qui
étais-je, avec qui étais-je avant ma naissance, quand je n'appartenais encore
qu'au monde des possibles, qu'aux possibles de ce monde-ci dans le temps duquel
je vis en ce moment ? Ainsi posée cette
question — et son espèce de réponse, parfaitement imaginaire —
appartiennent, par et dans la prose très écrite de Jacques Réda, aux défis que
la littérature sait lancer au Temps : Là-bas, dans les plus noirs replis de la caverne antérieure
qu'ils peuplent et hantent comme le vespertilion, je n'étais pas encore né que
déjà m'avaient frôlé les ailes sans nombre des possibles. Caverne peut-être illuminée, mais moi je ne voyais
rien ; assourdissant peut-être le bruit des ailes, mais moi je n'entendais
rien ni ne sentais le contact révulsant de leur velours sur ma face improbable. Car personne ne flottait encore dans l'énorme réservoir,
personne pour en percevoir les remous d'une lenteur proche de l'inerte mais
obstinée, et entre ces tourbillons naissaient de somnolents courants en quête à
leur insu d'une vraie pente. […][12] Pierre Campion [1] Les Bienveillantes de Jonathan Littell, Gallimard, 2006, p. 22. [2] Ce narrateur scrupuleux et même tatillon oubliera littéralement et définitivement qu'il a tué sa mère ! Et, dans les dernières parties du récit, la narration lui échappera totalement pour tourner à des hallucinations de toutes sortes. Sur Les Bienveillantes, voir le compte rendu en ligne de Pierre Campion sur ce site. [3] Correspondance
de Marcel Proust, texte établi, présenté et
annoté par Philip Kolb, Plon, tome XIX, 1991, pp. 630-633, lettre du 28 novembre
1920 (Proust devait mourir en 1922). Henri de Régnier avait écrit :
« […] M. Marcel Proust a entrepris une série de livres qui participant
à la fois de l'autobiographie et du roman où, avec une indéniable puissance
d'évocation et une singulière finesse d'analyse, il se conte et s'interprète
les années juvéniles d'un passé qui semble bien être le sien et dont il demande
à sa mémoire la confidence véridique et le souvenir le plus exact
possible. » Dans sa lettre, Proust récuse avec force l'idée
d'autobiographie et la notion d'une série de livres. [4] Je me
permets de renvoyer à mon étude sur « L'invention du “Je” proustien »
dans La Littérature à la recherche de la vérité, Seuil, 1996. [5] À la recherche du temps perdu, « Le Temps retrouvé », Bibl. de la Pléiade, tome IV, p. 451. [6] À la recherche du temps perdu, « Du côté de chez Swann », Bibl. de la Pléiade, tome I, p. 5-6. [7] À la recherche du temps perdu, « Le Temps retrouvé », Bibl. de la Pléiade, tome IV, p. 610. [8] À la recherche du temps perdu, « Le Temps retrouvé », Bibl. de la Pléiade, tome IV, p. 474. [9] « En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. […] La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l'auteur mais au lecteur » À la recherche du temps perdu, « Le Temps retrouvé », Bibl. de la Pléiade, tome IV, pp. 489-490. [10] Dans cette conférence, j'aurais aimé avoir le temps de traiter les cadences, prosodiques et métriques, propres au temps lyrique. [11] Quand nous analysons les effets d'une certaine écriture sur le lecteur, le plus souvent nous supposons un lecteur idéal, c'est-à-dire la figure purement heuristique d'un sujet qui réunirait les compétences complètes (grammaticales, rhétoriques, historiques, culturelles, philosophiques…) déployables en présence de ce texte. Mais en fait la littérature s'adresse à des lecteurs concrets et limités, sujets eux-mêmes au temps. [12] Jacques Réda, « Dédale des possibles », dans Toutes sortes de gens, Fata Morgana, 2007, pp. 109-113. La conférence s'achevait par la lecture intégrale de ces cinq pages. RETOUR : Contributions à la théorie de la littérature
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