Pierre Campion : Le travail de la littérature. Qui
fait travailler qui ?
Note de lecture.
Mise en ligne
le 2 juin 2013.
Le travail de la
littérature
Qui fait travailler
qui ?
Le Travail de la littérature. Usages du
littéraire en philosophie,
collectif, sous la direction
de Daniele Lorenzini et Ariane Revel,
Presses Universitaires de Rennes, coll.
Aesthetica, 2012.
En 1983, Genette et Todorov, un
poéticien et un linguiste, réunissaient dix
études sur Flaubert, de divers auteurs et parues sur quinze
années, sous le titre de Travail de Flaubert. En 1984, dans la même collection Points, les
mêmes reprenaient sept articles sur Rousseau, publiées
entre 1952 et 1982. Le deuxième volume ne réunit que des
philosophes et le premier que des critiques littéraires,
à l'exception du seul Foucault, lequel n'est pas ici au nom de
la philosophie mais d'une perspective théorique possible sur
un romancier des plus significatifs. Dans le premier cas, une
constatation qui vaut énoncé d'une intention et d'une
perspective : « L'œuvre de Flaubert demeure
pour la critique un objet de prédilection, un lieu presque
obligé de référence théorique et
d'épreuve méthodique : point de repère et
pierre de touche — et parfois d'achoppement. »
Et, dans le volume sur Rousseau, les deux théoriciens de la
littérature entendaient critiquer une vision philosophique
— théorique et politique —,
représentée notamment par Althusser et qui s'adressait
à ce qu'elle appelait l'impensé des œuvres.
Au-delà, ils visaient aussi le penchant structuraliste des
sciences humaines.
Si, pour commenter le présent Travail de la
littérature, je remonte à des publications d'il y a
trente ans, qui remontaient elles-mêmes aux années 1950,
c'est pour souligner d'emblée combien tout a changé
dans les rapports que la littérature et la philosophie
entretiennent presque depuis toujours, et pour faire remarquer le
caractère significatif, à cet égard, de ce
présent recueil d'études. Vers 1980, la théorie
de la littérature dominait au point que, examinant le travail
d'un Flaubert entre tous travailleur, elle assumait elle-même
la réflexion sur cette pratique d'écrivain et que, plus
fort encore, elle entendait aussi arbitrer un débat proprement
philosophique en choisissant le terrain (l'œuvre de Rousseau)
et son camp entre les philosophes — celui des
interprètes qui, selon la formule de Goldschmidt,
« essayent de penser à la suite de l'auteur et avec
lui ». Ainsi, pour Flaubert, les noms étaient-ils,
entre autres, ceux de Claude Duchet, Claudine Gothot-Mersch, Jacques
Neefs, Jean-Pierre Richard, Jean Rousset et Jean Starobinski et, pour
Rousseau, ceux de Paul Bénichou, Ernst Cassirer, Robert
Derathé, Charles Eisenmann, Victor Goldschmidt, Leo Strauss et
Éric Weil.
Maintenant, dans Le Travail de la
littérature, ce beau livre collectif, riche d'analyses, de
questionnements et de perspectives, la main est passée presque
entièrement du côté de la philosophie. De plus,
le sous-titre « Usages du littéraire en
philosophie » et la déclaration d'intention
explicitée en introduction par Daniele Lorenzini et Ariane
Revel (« Le travail de la philosophie, le travail de la
littérature »), en dépit de toutes les
précautions, indiquent bien qu'il s'agit ici de la
philosophie, de ses méthodes et de sa pensée, et
même de son accroissement. En même temps, il y a donc
l'affirmation du point de la vision (la philosophie),
l'énoncé d'un projet (la modification des pratiques de
la philosophie), et le refus pourtant d'une position de surplomb et
d'utilisation. Ici, il est question, en principe, de
considérer comment la philosophie et la littérature se
travaillent mutuellement, ce que chacune en retirerait et, justement,
comment la philosophie elle-même en est
transformée : « Nos pratiques de la
littérature ouvrent des manières de philosopher qui ne
leur préexistaient pas, et modifient ceux que nous
travaillions déjà » (p. 24). J'en
accepte l'intention, j'en reconnais la légitimité, je
profite même de son utilité. Mais je constate que la
littérature est ici devenue un objet privilégié
de la philosophie, c'est-à-dire, malgré toutes les
précautions posées et malgré le privilège
accordé, un moyen de travail de la philosophie sur
elle-même. La marque de cette orientation, c'est le mouvement
qui conduit du titre au sous-titre. Là où le
génitif dans le titre — « le travail de
la littérature » — préservait
l'ambiguïté d'une littérature qui serait sujet
et/ou objet, le sous-titre, « Usages du littéraire
en philosophie », tranche : même si l'on est
passé de la littérature à la catégorie
abstraite du littéraire, c'est la philosophie qui travaillera
la littérature. Ce mouvement étant nettement
explicité par des formules comme celle-ci, où domine la
métaphore de l'économie : « Nous
croyons que c'est cette pratique des textes et cette question portant
sur la façon dont on peut les exploiter — et sur le
type de philosophie qui peut se former à partir de
là — qu'il nous faut investir »
(p. 13).
En tant que
« littéraire » qui, depuis plusieurs
années, prend position et travaille sur les lisières
où se rencontrent la littérature et la philosophie, je
voudrais formuler dans la présente note de lecture quelques
observations, lesquelles, évidemment, ne sauraient
épuiser les analyses exhaustives et développées
qu'appellerait un véritable compte rendu.
On le sait, ce que nous appelons
littérature et philosophie n'a pas toujours existé, et
les directeurs du projet ne manquent pas de le souligner, en notant
que, justement, c'est ce rappel de l'unité originelle qui
permet « d'historiciser la séparation et de
préciser les points de ressemblance et d'opposition, non de
retourner à l'unité perdue » (p. 10).
Mais justement la rupture a donné lieu et effectivité,
sous l'ambiguïté des noms nouveaux de la
littérature et de la philosophie, non seulement à deux
modalités de la création d'œuvres mais aussi
à deux disciplines des savoirs. En tant qu'institutions
universitaires l'une et l'autre, la philosophie et la
littérature représentent chacune un esprit, des
méthodes, des cursus d'études, et une histoire.
À cet égard, la philosophie est plus
spécifiée et plus forte, car elle s'est donné
des outils pour ainsi dire universels, une histoire qui est
elle-même une discipline dans la discipline et qui lui permet
de situer tout problème nouveau et toute invention dans le
mouvement de la philosophia
perennis, même si celle-ci à plusieurs reprises a
paru se rompre. En regard, les études littéraires sont
éclatées, mal assurées de leurs méthodes
et de leur histoire.
Or Le
Travail de la littérature paraît bien ne
considérer, sous l'acception de la littérature, que ce
que l'introduction appelle, à plusieurs reprises,
« la pratique [philosophique] de lecture et
d'écriture littéraires ». Ici parlant
« du point de vue de la philosophie et pour la
philosophie » (p. 13), l'introduction du livre
s'adresse directement à la littérature (au sens du corpus de ses œuvres
telles qu'elles sont écrites et lues) en proposant une ou des
pratiques de lecture propres à « faire travailler
la littérature à l'intérieur de la
philosophie » (p. 22). Par là, on signifie
deux choses : que la philosophie, ici, entend bien user en effet
des œuvres littéraires comme d'objets pratiqués
selon sa demande, ses propres méthodes et sa propre
utilité, et que la discipline littérature n'est de rien
dans cette affaire.
Mais, d'une part, les œuvres
littéraires ont leur autonomie d'intention, de moyens et de
sens, éclatante. Disons par boutade : elles n'ont pas
forcément besoin de la philosophie pour naître,
prospérer et signifier. Ainsi, hors l'œuvre d'un
Bonnefoy sans aucun doute, celles de bien d'autres poètes
contemporains ne demandent rien à la philosophie, par exemple
celles de Jaccottet ou de Ponge. Et même celui-ci,
malicieusement, s'adresse à Hegel et autres au nom de La
Fontaine : « Si je préfère La Fontaine
— la moindre fable — à Schopenhauer ou
Hegel, je sais bien pourquoi. a me paraît : 1º moins
fatigant, plus plaisant ; 2º plus propre, moins
dégoûtant ; 3º pas inférieur
intellectuellement, et supérieur
esthétiquement. » Et d'ajouter, en bon
apôtre : « Mais, à y bien voir, si je
goûte Rameau ou La Fontaine, ne serait-ce pas par contraste avec
Schopenhauer ou Hegel ? Ne fallait-il point que je connusse les
seconds pour goûter pleinement les premiers ? » Bref, entre toutes les beautés
dont il a fait l'essai, la philosophie n'est pas son genre, et cela
lui suffit : raison d'écrivain, que le philosophe peut
difficilement faire travailler pour lui-même sans laisser
échapper quelque reste, quelque plus-value inappropriable. Et ce reste ne désigne-t-il pas
l'incommensurabilité qui limite, en fait et en droit, la
connaissance de la littérature par la philosophie et son
utilisation ?
D'autre part, la littérature, comme
discipline, pourrait bien avoir à faire dans ce
problème. D'abord, légitimement, là où
Pierre Macherey se demandait naguère à quoi pense la
littérature, la littérature, comme méthodes de
compréhension et théorie, pourrait se demander à
quoi pense la philosophie. Mais ces deux questions-là, faussement
symétriques, ne se travailleraient pas du tout avec les
mêmes instruments, ni de la même manière, ni avec
les mêmes buts, ni selon le même style.
Parlons du style, justement, que la
troisième partie du livre (« Littérature,
expérimentation et attention morale »)
évoque de manière passionnante et très neuve, en
articulant l'idée de style de vie à celle du style de
l'écriture, et cela d'une manière qui en effet change
la philosophie même et pourrait inspirer les études
littéraires. Car, de notre côté, nous, les
littéraires (j'invoque ici une communauté bien
vague…), nous faisons — ou devrions
faire — en sorte que la question du vivre, de la vie bonne
et de la vie belle, que cette question de la vie morale sur laquelle
en effet les œuvres littéraires ouvrent
nécessairement, que cette question donc qui importe aux
œuvres en général et à nos deux
disciplines soit abordée par le côté des
œuvres. Car cette démarche par les œuvres
mêmes n'emporte pas seulement la nécessité d'une
stylistique mais, de manière plus décisive, d'une
poétique de l'écriture, c'est-à-dire, pour
parler comme parlait Ponge mais en tant qu'écrivain, d'une
poétique par poème, entendons d'une étude qui
s'adresse, hors concepts préétablis, à la
posture personnelle et labile de l'écrivain, à la
posture notamment d'une parole, c'est-à-dire d'un corps
imaginé dans le travail de l'écriture. Ainsi
Ricœur a-t-il bien le droit évidemment de réunir
À la recherche du temps
perdu, Mrs Dalloway et
Der Zauberberg dans la
même section de son Temps et récit ; mais il ne peut pas traiter
du mouvement général et du style de la Recherche du temps perdu de la
manière aussi sommaire et factuellement inexacte qu'il le
fait, au nom de sa théorie philosophique du récit. Par expérience, rudement payée de
pragmatisme à courte vue et d'incertitudes, l'étude
littéraire est amenée à supposer l'infinie
diversité de la littérature et le caractère
problématique de chaque œuvre — et à
s'y plier. Car, sans revendiquer l'exclusivité du travail sur
le style, les études littéraires peuvent invoquer leur
longue et diversifiée pratique des textes.
Hétéroclites elles sont, et souvent peu assurées
de leur fait, mais ne serait-ce pas parce qu'elles sont attentives,
par profession, à l'infinie diversité et au
caractère mal saisissable des œuvres en tant qu'objets
et sujets de leur démarche ?
Dans Le
Travail de la littérature, l'étude de Marielle
Macé déplace heureusement le point de vue du
côté de la littérature. C'est que, dans la
perspective par ailleurs de son essai Façons de lire,
manières d'être (Gallimard, 2011), elle part ici de
Balzac, et d'un problème généralement peu
abordé, celui de son idée et de sa pratique du style. Dans Le Travail de
la littérature, Proust aussi est souvent cité et
commenté, sans doute parce qu'il a lui-même
théorisé son style dans son œuvre. Mais, en dépit de sa correspondance, Flaubert a
peu d'occurrences et Rimbaud n'en a aucune. Est-ce parce que le style
de Rimbaud demanderait, plus que tout autre, la froide analyse de ses
phrases, pour ainsi dire une par une, et de son ambition ainsi
développée de changer la langue et la diction du
français à la force de l'écriture. Cela pour
travailler les catégories mentales — sens,
pensée, esthétique, morale — de celui qui
les écrit et de celui qui les lit ? On ne saura pas
comment Rimbaud travaillerait la philosophie tant que celle-ci
ne lui aura pas donné l'initiative, à lui et aux
« autres horribles travailleurs » auxquels il
en appelle pour l'avenir. Autre travailleur, en plus aimable : Mallarmé
aussi apparaît peu ici, peut-être parce qu'aucune de ses
proses et presque aucun de ses sonnets ne se laisse subsumer sous un
modèle de pensée historiquement ou philosophiquement
représenté, tous ses modèles se renouvelant
à chaque acte de sa plume. En particulier, chacune de ses
phrases offre à toute approche générale —
et d'abord à la lecture, puis à la mémorisation,
puis à toute citation — la résistance de sa
syntaxe impeccable et imprévisible, c'est-à-dire de sa
pensée. Et je ne parle pas d'un La Rochefoucauld dont chacune
des maximes, par construction et par jeu, par un jeu qui critique
à chaque proposition grammaticale tout système de la
moralité, requiert l'approche d'une analyse
littéraire.
En somme, si la philosophie veut
développer « une pratique de lecture des
œuvres, une manière de se rapporter à elles comme
à des formes discursives particulières, à partir
de laquelle il est possible de développer cette
activité spécifique que l'on appelle
ŇphilosopherÓ » (p. 13), elle devrait
considérer le point de vue que la littérature, en tant
qu'œuvres et écrivains de ces œuvres, porte sur
elle-même, et elle pourrait aussi passer par un mode
d'attention et des méthodes qui ressembleraient à ceux
que déploient, bien ou mal, les études
littéraires.
Cependant et bien sûr, pour donner de la
consistance, de l'efficience et leur plein développement
à leurs propres analyses, pour ne pas en rester à la
philologie et à l'infinie fragmentation de leurs observations
et, pire encore à des impressions (ou à de pures
formalisations), les études littéraires à leur
tour ont besoin de la discipline philosophie. Par exemple, à
propos de certains poèmes, nous ne pouvons pas avancer
vraiment — c'est-à-dire comprendre mieux la
poésie et même la vivre — sans proposer la
notion de communauté lyrique, à construire sur
pièce et sur certain modèle philosophique choisi pour
notre utilité, mais justement comme simple modèle et
pour ainsi dire à chaque fois aménagé. Car s'il
n'est pas, dans Hugo par exemple, de raison théorique, ni de
raison pratique, ni de jugement de goût, il y a une
expérience de la connaissance et de la moralité, et de
l'esthétique, à décrire en ses
singularités. Je souscris donc entièrement à
l'idée de Marielle Macé, selon laquelle
« […] la littérature est peut-être le
lieu principal où s'affûte une attention aux styles,
à la foule des manières d'être, aux façons
infiniment différenciées d'habiter le monde et de lui
donner sens », et à sa conclusion :
« L'un des enjeux de cette proposition d'une extension du
concept de style consiste, in
fine, à permettre de
réintégrer la réflexion littéraire au
domaine de la pensée et de la critique, en
révélant dans la vigilance du regard porté sur
les œuvres une véritable puissance de conceptualisation,
une façon de penser » (p. 161, c'est moi
qui souligne). C'est ainsi que je comprends Le Travail de la
littérature : comme l'indication d'une
possibilité et l'appel adressé à la philosophie,
à se laisser travailler en toute lucidité par la
littérature.
En 1972, dans son Figures III, quand il publie
son « Discours du récit », Genette tente de créer une méthode
d'analyse du récit à partir de la Recherche du temps perdu. Mais,
refusant à la fois de mettre la critique au service de la théorie et
la théorie au service de la critique, il se défend à sa manière,
ludique et ironique : « Peut-tre la véritable relation entre
l'aridité “théorique” et la minutie critique est-elle ici
d'alternance récréative et de distraction réciproque. Puisse le
lecteur à son tour y trouver une sorte de diversion périodique, comme
l'insomniaque à changer de mauvais côté : amant alterna Camenae. »
Entre la philosophie et la littérature ce n'est pas le mme problème,
et je n'en demande pas tant à la philosophie dans sa relation à la
littérature. Ce que je suggère, c'est une rencontre entre nos deux
disciplines : non pas un dialogue ponctuel, mais une interaction
incessante dans laquelle l'une par l'autre se travailleraient,
réciproquement et à égalité, dans l'intért de chacune, et des œuvres
littéraires et philosophiques. Il y a là bien sûr de l'utopie, mais
celle-ci ne peut-elle pas informer nos projets ?
Pierre
Campion