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Pierre Campion

« Valéry traducteur de Virgile et lecteur de Mallarmé »

Article paru dans L'Information littéraire, septembre-octobre 1992, n° 4, pp. 12-21.

© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 28 novembre 2002.

Note du 21 avril 2008 : On peut lire la biographie monumentale que Michel Jarrety vient de publier, Paul Valéry, Fayard, 2008. Ce livre fait la somme d'une vie et d'une époque. Il éclaire un projet intellectuel démesuré, qui ne se réalisa que partiellement et à travers des occasions.


SUR LA TRADUCTION POÉTIQUE

Valéry traducteur de Virgile et lecteur de Mallarmé

Vers la fin de sa vie, Valéry écrivit une traduction des Bucoliques de Virgile et, sous le titre de Variations sur les Bucoliques, il l'accompagna de remarques sur le poète latin mais aussi de réflexions sur la traduction, la lecture et l'écriture de la poésie en général.  Dans son recueil, nous retiendrons le passage consacré à la quatrième Bucolique[1].

Voici les deux textes, latin et français, tels que Valéry les avait disposés[2].

 

POLLIO

 

Sicelides Musae, paulo majora canamus ;

Non omnes arbusta juvant humilesque myricae :

Si canimus silvas, silvae sint consule dignae.

 

Ultima Cumaei venit jam carminis aetas ;

Magnus ab integro saeclorum nascitur ordo.       5

Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna ;

Jam nova progenies caelo demittitur alto.

Tu modo nascenti puero, quo ferrea primum

Destinet ac toto surget gens aurea mundo,

Casta, fave, Lucina : tuus jam regnat Apollo.      10

Teque adeo decus hoc aevi, te consule, inibit,

Pollio, et incipient magni procedere menses

Te duce. Si qua manent sceleris vestigia nostri,

Irrita perpetua solvent formidine terras.

Ille deum vitam accipiet divisque videbit           15

Permixtos heroas et ipse videbitur illis

Pacatumque reget patriis virtutibus orbem.

 

At tibi prima, puer, nullo munuscula cultu

Errantes hederas passim cum baccare tellus

Mixtaque ridenti colocasia fundet acantho.        20

Ipsae lacte domum referent distenta capellae

Ubera, nec magnos metuent armenta leones ;

Ipsa tibi blandos fundent cunabula flores.

Occidet et serpens, et fallax herba veneni

Occidet ; Assyrium vulgo nascetur amomum.      25

 

POLLION

 

Haussons un peu le ton, ô Muses de Sicile…

À tous ne convient pas l'hommage d'humbles plantes

Célébrons les forêts, mais dignes d'un consul.

 

Voici finir le temps marqué par la Sibylle.

Un âge tout nouveau, un grand âge va naître ;

La Vierge nous revient, et les lois de Saturne,

Et le ciel nous envoie une race nouvelle.
Bénis, chaste Lucine, un enfant près de naître

Qui doit l'âge de fer changer en âge d'or ;

Ton Apollon déjà règne à présent sur nous.

Toi consul, Pollion, cette gloire s'annonce ;

Sous ton autorité va naître un siècle auguste,

Et s'il subsiste encor des traces de nos crimes,

La terreur jamais plus n'accablera le monde.

Vivant pareil aux dieux, cet enfant les verra,

Ces dieux et ces héros qui le verront lui-même,

Lui, souverain d'un monde apaisé par son père.

 

Bientôt la terre, enfant, prodiguera pour toi

Lierre capricieux, menus dons spontanés,

Colocase mêlée à la folâtre acanthe.

La chèvre rentrera, les mamelles trop pleines ;

Le bétail n'aura plus à craindre les lions :

Et ton berceau, de fleurs charmantes s'ornera.

Le serpent périra ; les plantes vénéneuses

Périront ; et partout croîtront les aromates.

 

 

 

At simul heroum laudes et facta parentis

Jam legere et quae sit poteris cognoscere virtus,

Molli paulatim flavescet campus arista,

Incultisque rubens pendebit sentibus uva,

Et durae quercus sudabunt roscida mella.          30

Pauca tamen suberunt priscae vestigia fraudis,

Quae temptare Thetim ratibus, quae cingere muris

Oppida, quae jubeant telluri infidere sulcos.

Alter erit tum Tiphys, et altera quae vehat Argo

Delectos heroas ; erunt etiam altera bella,         35

Atque iterum ad Trojam magnus mittetur Achilles.

 

Hinc, ubi jam firmata virum te fecerit aetas,

Cedet et ipse mari vector, nec nautica pinus

Mutabit merces ; omnis feret omnia tellus.

Non rastros patietur humus, non vinea falcem ;    40

Robustus quoque jam tauris juga solvet arator ;

Nec varios discet mentiri lana colores,

Ipse sed in pratis aries jam suave rubenti

Murice, jam croceo mutabit vellera luto ;

Sponte sua sandyx pascentes vestiet agnos.         45

« Talia saecla » suis dixerunt « currite » fusis

Concordes stabili fatorum numine Parcae.

 

Aggredere o magnos (aderit jam tempus) honores,

Cara deum suboles, magnum Jovis incrementum!

Adspice convexo nutantem pondere mundum,       50

Terrasque tractusque maris caelumque profundum ;

Adspice venturo laetentur ut omnia saeclo.

 

Tandis que t'enseignant les hauts faits de tes pères

Les livres t'instruiront de ce qu'est la valeur,

Toute blonde de blés se fera la campagne

Et la grappe aux buissons pendra des fruits vermeils ;

Du chêne le plus dur un doux miel suintera.

Quelques traces du mal pourtant subsisteront.

On devra braver l'onde encore, et se construire

Des remparts, et tracer des sillons sur la terre.

On reverra Tiphys ; une nouvelle Argo

Porteuse de héros ; on verra d'autres guerres,

Et de nouveau vers Troie, un Achille envoyé.

 

Mais sitôt que de toi l'âge aura fait un homme,

Le marin quittera la mer, et tout commerce

Sur l'onde cessera ; tout sol produira tout.

Terre et vigne oublieront et la herse et la serpe ;

Du joug, le laboureur déchargera ses bœufs.

La laine reniera le mensonge des teintes ;

Mais de pourpre éclatante ou d'une toison d'or

Le bélier dans les prés se teindra de soi-même.

Et vermeil se fera le poil des blancs agneaux.

Aux arrêts du destin les Parques accordées

Ont dit à leurs fuseaux : « Filez toujours ce temps. »

 

Reçois donc (l'heure vient) les honneurs les plus hauts,

Cher rejeton des dieux, œuvre de Jupiter ;

Vois s'ébranler le poids du monde tout entier

Et la terre et la mer et la voûte des cieux.

Vois : tout se réjouit du siècle qui s'annonce.

 

O mihi tum longae maneat pars ultima vitae,

Spiritus et quantum sat erit tua dicere facta!

Non me carminibus vincet nec Thracius Orpheus,    55

Nec Linus, huic mater quamvis, atque huic pater adsit,

Orphei Calliopea, Lino formosus Apollo.

Pan etiam Arcadia mecum si judice certet,

Pan etiam Arcadia dicat se judice victum.

 

Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem        60

(Matri longa decem tulerunt fastidia menses) ;

Incipe, parve puer : qui non risere parenti,

Nec deus hunc mensa, dea nec dignata cubili est.

Oh! que je me conserve une assez longue vie,

Et d'âme ce qu'il faut pour chanter tes hauts faits !

Mes chants l'emporteront sur les hymnes d'Orphée

Quoique sa mère fût la muse Calliope,

Et je vaincrai Linus, fils du bel Apollon.

Pan même, si pour juge, on prenait l'Arcadie,

Pan, devant l'Arcadie, avouerait sa défaite.

 

Sache par ton sourire accueillir cette mère

(Qui, durant dix longs mois, t'a porté dans son sein) ;

Pour sa mère, celui qui n'eut pas ce sourire

N'aura les mets des dieux, ni le lit des déesses.

 

 

 

 

 

 

La traduction de Valéry est une traduction poétique, ou plus exactement et plus modestement une « traduction en vers », comme le dit le titre de son ouvrage. Dans les Variations qui ouvrent le recueil, il indique les principes et les contraintes qu'il s'est donnés pour cet exercice de poète[3]. En somme, il voulait mettre en regard les deux textes et en quelque sorte les deux langues et les deux poétiques : il retient donc l'alexandrin et chaque alexandrin correspond à un hexamètre. Mais surtout, comme le disent aussi ces Variations, Valéry se met en situation de poète à l'égard d'un autre poète en prenant le rapport et la distance qui conviennent. En effet, la traduction poétique, d'un poète par un poète, produit sur ce dernier des effets de fascination et d'identification :

J'eus, devant mon Virgile, la sensation (que je connais bien) du poète en travail ; et je discutai distraitement avec moi-même, par ci, par là, au sujet de cette œuvre illustre, fixée dans une gloire millénaire, aussi librement que j'aurais fait d'un poème en travail sur ma table. Je me trouvai, par moments, tout en tripotant ma traduction, des envies de changer quelque chose dans le texte vénérable. C'était un état de confusion naïve et inconsciente avec la vie intérieure imagi­naire d'un écrivain du siècle d'Auguste. Cela durait une ou deux secondes de temps actuel, et m'amusait […][4].

Le travail de la traduction poétique fait donc entrer le traducteur dans la vie intérieure imaginaire du poète qu'il traduit. Arrêtons-nous un instant sur ce premier point, moins évident peut-être qu'il ne paraît (Valéry lui-même semble découvrir cette expérience, comme une sensation, certes déjà éprouvée mais, dans cet exercice, inattendue). Les intuitions d'un écrivain en travail ne sont pas des dispositions psychologiques, ni non plus des raisonnements en forme ou des réalités mentales identifiables ; elles ne sont pas de nature morale (ou pas directement, en tout cas). Elles consistent plutôt dans des opérations complexes et quasiment instantanées, celles des arbitrages que produit la décision de l'écrivain, au besoin de tel moment, dans tel poème et suivant la marche générale de ce poème, entre tels mots, tels rythmes, telles solutions grammaticales ou métriques. Ce que découvre donc Valéry, dans ce travail nouveau pour lui, c'est une vérité d'expérience, qu'il a appris à connaître dans son propre travail de poète et dans la lecture de son maître Mallarmé, celle-ci : dans l'écriture, il se propose, à un moment donné, un nombre limité de solutions, parfaitement formulables même si on ne se les formule pas expressément, et justement l'écriture d'un poème consiste dans l'ensemble des opérations d'arbitrage à pratiquer à tout moment, telles que ces opérations, à mesure qu'elles se réalisent, produisent la démarche et donc l'intention d'ensemble du poème tout entier. Les intuitions du poète, telles que le poète-traducteur les découvre, sont donc des intentions, de nature stratégique et tactique. Et le genre de la reconnaissance qui s'effectue dans la confrontation la plume à la main, par-delà plusieurs siècles, malgré la distance entre les langues et les civilisations mais aussi à cause d'elle, c'est celui même qui fait que l'homme d'action perce à jour la pensée d'un autre homme d'action, longtemps après les faits ou malgré toutes les dissimulations. C'est pourquoi Valéry peut écrire :

[…] je n'ai rien de bon à dire sur Virgile que je ne le puise dans une certaine expérience de son métier. […] Le travail de traduire, mené avec le souci d'une certaine approximation de la forme, nous fait en quelque manière chercher à mettre nos pas sur les vestiges de ceux de l'auteur ; et non point façonner un texte à partir d'un autre ; mais de celui-ci, remonter à l'époque virtuelle de sa formation, à la phase où l'état de l'esprit est celui d'un orchestre dont les instruments s'éveillent, s'appellent les uns les autres, et se demandent leur accord avant de former leur concert. C'est de ce vivant état imaginaire qu'il faudrait redescendre, vers sa résolution en œuvre de langage autre que l'originel[5].

Cependant cette remontée du temps ne traverse pas seulement les siècles qui se sont écoulés entre les Bucoliques et nous mais aussi la durée certes plus brève mais peut-être encore plus mystérieuse qui, chez Virgile, à la fois sépare l'intention première de sa réalisation et les réunit. Le travail de la traduction consiste donc à se placer à un instant à tous égards problématique : il l'était déjà pour Virgile, car l'auteur ne sait pas le premier ce qu'il va sortir de sa plume ; il l'est pour Valéry, et plutôt deux fois qu'une : parce qu'il est supposé (imaginaire, en un sens) et qu'il prélude à son tour à un autre texte, réellement inédit (imaginaire, en ce que cet instant appartient aux états inventifs de la pensée humaine). En un mot, la traduction consiste en une archéologie de l'intention première de l'écrivain ; et le premier paradoxe de la traduction veut que cette intention, inséparable de la langue dans laquelle le traducteur la connaît et dans laquelle elle fut formulée, soit néanmoins, par hypothèse de travail, en quelque sorte séparée de cette langue originelle et traitée comme un schème antérieur à toute langue[6]. Quant au deuxième paradoxe, il pourrait s'exprimer ainsi : si l'un et l'autre texte, à l'époque virtuelle de sa formation, ne peut s'envisager autrement que dans la langue de son stratège, comment l'une des deux intentions pourrait-elle se rendre adéquate à l'autre[7] ? Si l'impératif catégorique du traducteur se formule bien ainsi : pense la constitution de ton texte comme si tu étais le poète du texte originel, dans le moment où lui-même constituait la formule de son action, la traduction d'un poème consiste donc à analyser et à reconstituer un moment stratégique lui-même problématique et dont, en outre, toutes les conditions essentielles auraient été changées : c'est une contradiction dans les termes et une entreprise désespérée. Car il s'agit de traduire non pas un texte mais l'intention de l'auteur de ce texte.

Mais pour éclairer et développer encore notre propos, passons aux deux textes justement.

Traduire l'intention stratégique du poète

Ce qui peut-être se rend le plus difficilement, c'est le mouvement d'un poème, c'est-à-dire la marche qui le détermine. Plus exactement, il y a dans la quatrième Bucolique, comme dans tout poème, des traits d'écriture (images, lexique, faits de grammaire) qui signifient sa marche particulière, et ce sont ces faits-là qui doivent être reproduits, ou plutôt la disposition qui les unit pour former cette marche réglée.

Voyons d'abord, dans le poème de Virgile, le dispositif des interpellations selon une suite que nous disposerons ainsi, en observant aussi les alinéas que Valéry impose dans le texte latin :

 

Sicelides Musae […] canamus

 

Tu modo […] casta, fave, Lucina : tuus jam regnat Apollo.

Teque adeo […] te consule inibit,

Pollio […]

te duce

 

At tibi […] puer […]

Ipsa tibi […]

 

[…] poteris cognoscere virtus

 

Hinc, ubi […] te fecerit aetas

 

Aggredere o […]

Cara deum suboles, magnum Jovis incrementum!

Adspice […]

Adspice […]

Adspice […]

 

O mihi tum […] maneat

 

Incipe, parve puer […]

Incipe, parve puer […].

 

Cette suite des interpellations mêle des vocatifs, des optatifs et des im­pératifs (la morphologie de l'interpellation), des adjectifs, des pronoms, des adverbes et des verbes de la deuxième et de la première personnes (sa forme lexicale), des interjections (sa forme phonétique).

 

Évidemment Valéry voit bien cela et il le rend le plus souvent. D'autre part, dans le texte latin, il sépare, de son propre chef, les grands blocs de discours déterminés par ces interpellations. Mais déjà il ne parvient pas à maintenir à leur moment précis tous les traits de l'interpellation (v. 1, 8 et 10, 18, 60 et 62). L'effet manque particulièrement dans les quatre derniers vers du poème, qui prolongeaient par une sorte d'interpellation généralisée le dispositif d'ensemble du poème, notamment pour lui donner cette tonalité d'avertissement moral tellement à sa place ici. Remarquons aussi que la liberté grammaticale de l'attaque Aggredere o magnos du v. 48, qui intercale une interjection, un cri, n'a pu passer dans le vers français. Non plus que l'étonnant O mihi du v. 53, qui transforme le datif de droit en vocatif de fait et en appelle à tous les points de vue à la force poétique (spirituelle) du poète —l'interpellateur, et le dernier interpellé avant l'invocation et l'injonction finales —, comme étant celui qui détient la condition de la survie de cette vie encore à peine commencée. L'intention stratégique de Virgile était donc d'invoquer toutes les puissances, poétiques, temporelles et divines qui président à cet événement, d'articuler entre eux leurs noms, au double sens de ce terme articuler, et d'évoquer la présence de l'enfant en articulant les interpellations qui le concernent directement : entre elles, entre les autres interpellations, et après celles-ci[8]. Mais, si cette intention est bien reconnue par le traduc­teur, comme l'atteste sa traduction, elle n'a pu être entièrement res­pectée. En somme, ce que la traduction échoue partiellement à rendre, c'est, comme il est normal, ce qui est le plus implicite au texte de Virgile, c'est-à-dire l'intention de son mouvement d'ensemble. La langue, la prosodie et la métrique françaises non seulement devaient trouver à chaque instant la formule équivalente mais aussi devaient transposer la formule et la loi du mouvement du poème, de totalité à totalité.

 

On le voit encore mieux à un autre moment : au quatrième bloc de texte apparaît la clausule de vers cognoscere virtus (v. 27), qui annonce évidemment la fameuse séquence, au dernier bloc de vers, de cognoscere matrem (v. 60). L'échec de la traduction, qui ne rapporte à aucun degré la similitude métrique et lexicale des deux formules, s'explique très bien : la souplesse de la syntaxe latine permet de suggérer par l'ordre des mots et par la cohérence du mètre l'équivalence qu'il y a entre apprendre à connaître la vertu et apprendre à reconnaître sa mère — cela dit sans offenser du tout la rigueur de la grammaire ni celle de l'hexamètre[9]. Mais justement la rencontre entre la cohérence propre de l'alexandrin (la priorité que s'est fixée Valéry), la structure de la phrase française, et surtout la densité et les nécessités propres à chacune des deux phrases à traduire, tout cela sans doute a empêché les deux hémistiches d'alexandrin qui auraient pu ici se répondre à distance, sans doute comme ceci :

                     […] connaître la valeur

                     […] reconnaître sa mère.

Or ce qui est manqué par là, c'est un trait essentiel de l'intention stra­tégique de Virgile, c'est-à-dire un sens qui ne peut être dit que comme on pose une action, ou encore une signification de la vie humaine, à la­quelle on peut faire allusion poétiquement mais qu'on ne peut formuler conceptuellement, celle-ci : une vie n'est humaine[10] que dans la mesure où le vivant reconnaît l'humanité en autrui, et cela dès le premier instant de l'existence en lui-même. On le voit, l'événement premier et fondateur de l'humanité en l'enfant, c'est-à-dire celui vers lequel le poème se dirige comme révélant le sens de l'humanité et son propre sens, c'est ce fameux sourire, qui est le signe, chez l'enfant, du sentiment de ce qu'il doit à la première personne humaine qu'il rencontre dans le monde, sa mère[11]. De plus, le mouvement qui va des vers 26-27 aux vers 60-63 suggère qu'une certaine continuité (celle qui s'établit entre l'enfant et le passé des héros et de la lignée paternelle, par la médiation de la lecture) suppose, au préalable, celle qui s'établit entre l'enfant et la mère, dans l'immédiateté d'un sourire.  Enfin la marche du poème, entre les vers 26-27 et les vers 60-64, suggère une dernière vérité : entre la lecture qui rat­tachera l'enfant au passé de l'humanité héroïque et de ses pères et le sourire qui exprimera sa relation avec sa mère, entre le second mouvement de la culture (lire) et le premier (sourire), c'est bien le premier moment qui est fondamental.

C'est pourquoi ce sourire est présenté, en cette fin de poème, comme une obligation morale, dont l'absence de remplissement exclurait l'enfant pour jamais de la dimension de la valeur telle que la participation de l'humanité à la divinité l'atteste. Mais cette proposition n'est aucunement abstraite, elle n'est pas pensée comme telle chez Virgile : elle n'est qu'indiquée, par le mouvement stratégique du poème, tel qu'il fut produit et qu'il est analysable, en termes de métier.

 

Il faut noter enfin, et toujours en termes de métier, que la quatrième églogue, au contraire des autres, ne rapporte pas un dialogue campagnard ou les paroles de quelque personnage. Ici le poète prend tout le discours à son compte, il s'adresse lui-même à un personnage qui représente toute l'humanité mais qui, né ou à naître, de toute façon en tant qu'infans ne peut parler. Cela parce qu'il est le seul, lui poète, à pouvoir dire cela et à en fonder la validité et la vérité.

Traduire les figures de Virgile

Disons pourtant encore un mot de cette question du métier, à propos des vers 55-59. Nous savons par les Variations que Valéry note la jeunesse du poète des Bucoliques, moins comme une donnée biographique que comme un trait de son métier et que cette remarque chez Valéry signifie une forme de complicité entre deux hommes de métier[12]. Si, dans ce passage, la traduction ne se plie pas vraiment à la virtuosité de l'écriture, c'est sans doute maintenant pour d'autres raisons et peut-être bien par une espèce d'ironie, comme on le verra plus bas. En effet, ce que Valéry manque encore à rendre complètement, mais cette fois ce n'est pas grave, c'est la forme que prend le défi adressé par Virgile à tout poète et le genre de pure virtuosité verbale que prend nécessairement ce défi d'un jeune poète.

Mais le poète-traducteur se heurte à des figures plus profondes et plus nécessaires, comme la syllepse qu'on rencontre aux vers 62-63 :

                        Incipe, parve puer : qui non risere parenti,

                        Nec deus hunc mensa, dea nec dignata cubili est.

Il s'agit ici de la syllepse grammaticale (et non de la syllepse oratoire), qui « consiste à établir un accord non point avec les termes explicites de la phrase, mais avec l'idée[13] ». En effet, le pronom relatif qui, au pluriel, renvoie à un pronom démonstratif hunc au singulier. Mais, dans cette syllepse, contrairement à ce que l'on trouve souvent, le singulier et le pluriel ne sont pas dans le rapport d'un nom collectif et de son expression développée (comme dans la phrase la foule des invités se dispersaient). Autre fait intéressant, le mouvement tactique de la phrase va du pluriel au singulier, c'est-à-dire de la collectivité des hommes qui n'auront pas souri à leur mère à celui, singulier et désigné, qui sera exclu pour cela de la familiarité des dieux. On voit là encore, mais sur le mouvement d'une seule phrase, l'intention signifiante : partant d'une forme grammaticale à tour général qui est celle de la maxime, le discours aboutit à la désignation individuelle et concrète de celui qui est banni de la communauté des héros, c'est-à-dire de la participation de l'humanité à la divinité. Le choix d'un déictique (hunc), et de ce déictique attaché en latin à la première personne (celui-ci, que je< désigne, moi poète, dont la capacité poétique vient d'être invoquée et prouvée par la virtuosité de mon discours), ce choix confère au deuxième membre de la phrase un caractère performatif, d'avertissement et propitiatoire (aux dieux ne plaise…). La syllepse revêt donc ici le statut de figure grammaticale (en tant qu'elle consiste en un jeu sur les nombres singulier et pluriel), le statut de figure du discours (en tant qu'il y a là une tournure expressive, dont la propriété et la force constituent avertissement et conjuration au seuil de l'existence) et enfin celui d'une proposition philosophique complexe fondée sur les deux autres figures, celle que nous avons esquissée plus haut et que le mouvement stratégique du poème formule ainsi, en son ensemble et dans son achèvement : la vertu en l'homme (virtus) n'est pas un donné, elle consiste dans des actions héroïques, c'est-à-dire de celles qui le mettent au rang de la faveur des dieux ; mais l'héroïsme, qui n'est que le mode de l'accomplissement de l'humain dans le divin, commence bien avant l'apothéose finale : le travail de l'homme sur lui-même, qui lui vaut d'être reconnu par les dieux, commence aussi par un acte de reconnaissance, le premier qui lui soit possible, celui des peines (longa fastidia) que vaut à un autre humain sa propre vie[14].

Or la traduction de Valéry présente ici de nouvelles insuffisances : presque toute la force inquiète de l'injonction morale et la logique de la philosophie des devoirs (le De officiis de Virgile en quelque sorte) se perdent en même temps que le jeu des deux interpellations des v. 60 et 62, le jeu de la syllepse et celui des miroirs de la reconnaissance[15]. Mais toutes ces pertes sont presque compensées par un trait du vers 60

   Sache par ton sourire accueillir cette mère.

En effet, Valéry, renversant hardiment l'expression et l'idée communes d'accueillir un enfant en ce monde, attribue à l'enfant lui-même cette fonction et ce devoir de l'accueil, comme si sa naissance supposait une sorte de refondation de sa mère — en humanité. Dans le texte français, l'initiative appartient donc encore plus clairement et plus entièrement à l'enfant, la surprise vient de lui (voyez, il me sourit !), un événement a lieu pour la mère, non prévu, non marqué dans l'ordre attendu des choses, une grâce donc[16], qui fait entrer cette mère dans l'univers humain de la reconnaissance : si l'enfant sourit à sa mère, celle-ci connaît quelque chose de nouveau dans (et de) l'humanité, qui tient au fait d'être reconnu comme humain par l'humain à qui l'on a donné la vie[17]. Évidemment, il y a là au moins une nuance entre les deux pensées, dans la mesure où, chez Valéry, la mère connaît elle aussi une acquisition morale par la grâce de l'enfant. Mais l'accord des deux logiques de texte et des deux philosophies reste profond, car dans les deux stratégies il y a l'idée selon laquelle la plénitude de l'humanité s'accomplit dans des gestes libres : l'homme ne devient pleinement humain que lorsqu'il s'égale aux dieux, c'est-à-dire quand il entre dans la sphère de l'obligation gracieuse et libre.

Mais ici, justement, on touche à nouveau à la vraie nature de la traduction, qui consiste moins à restituer un par un des « faits de style » qu'à développer librement une pensée de la circonstance, selon les contraintes de sa propre langue, de sa poétique, et d'une fidélité librement consentie. Cette circonstance, celle de la naissance d'un enfant, il nous faut maintenant examiner comment chacun des deux poètes la traite, le deuxième se situant toujours par rapport au premier.

La pensée de la circonstance

On sait que les érudits ne tombent pas d'accord sur la signification de ce poème ni sur les conditions de sa composition : on ignore qui était cet enfant, si le poème revêt une signification politique, si même cet enfant était déjà né ou encore à naître. On sait aussi que, dès l'Antiquité et au Moyen Âge, les chrétiens ont voulu reconnaître dans ce texte une allusion prophétique au Christ et une sorte d'annonciation[18]. Mais ces problèmes ne sont pas l'affaire de Valéry, au niveau de compréhension où il se place et que nous avons évoqué.

Dans l'intention stratégique de Virgile, que Valéry confronte à la sienne, il y a une intuition synthétique qui réunit, autour de la circonstance par ailleurs inconnue d'une certaine naissance, l'expérience réelle et imaginaire de la vie, la tradition mythique des Latins et de beaucoup des peuples de l'Occident, la singularité d'un événement familial et politique, dont la signification nous échappe largement, et la pratique de l'écriture des poèmes.

L'intuition de l'écrivain, vérifiable par le traducteur et par le lecteur, ce fut de lier la naissance d'un enfant au mythe de l'âge d'or pour constituer le mouvement de son poème. Cette liaison n'allait nullement de soi et d'ailleurs elle impose au mythe des remaniements importants. En effet, tout repose sur l'une de ces constatations qui sont des idées de poète : on ne peut attendre un enfant que si l'on se place dans la perspective de l'utopie. Entendons que l'on ne saurait entrer vraiment dans la perspective des débuts d'une vie sans envisager la durée entière de cette vie, et le caractère inévitablement aventureux, prometteur et risqué, la portée littéralement incalculable de ces débuts. En quelque sorte, la pensée qui envisage réellement l'avènement d'une vie humaine est saisie par le sentiment d'un événement aux conséquences imprévisibles, qui affecte le devenir de l'humanité tout entière en la personne de l'un de ses membres à venir. Dès lors que l'on attend un enfant, ou plus exactement dès que l'on se place dans l'intention de cette attente, tout devient possible, et notamment la réalisation du vœu universel du bonheur : car, si l'impossible devient possible, cela signifie nécessairement, dans l'ordre du désir humain, la possibilité du bonheur.

S'autorisant des oracles sibyllins qui annonçaient son retour mais en modifiant leur esprit, Virgile met l'âge d'or au futur : le texte de Virgile, bien loin d'être passéiste et nostalgique, se tourne vers un avenir voulu et en quelque sorte héroïque. On ne peut même plus parler d'âges de l'humanité ni du cycle de ces âges, qui s'imposerait à elle en quelque sorte comme un destin : après avoir rappelé le terme consacré de aetas (l'âge, v. 4), Virgile écrit la formule de gens aurea (v. 9), par opposition à celle de [gens] ferrea[19]. Ce n'est donc plus d'un âge de l'humanité qu'il s'agit mais d'une race et d'un peuple nouveaux dans l'humanité, ceux que l'enfant va fonder tel un nouvel Énée en substituant au fatalisme ancien l'acte héroïque annoncé aux v. 26-27, évoqué au v. 37 et conditionné, comme on l'a vu, par le sourire des quatre derniers vers. D'autre part, le poète distingue les étapes d'une conquête progressive (v. 31-36). Par là, il confirme la philosophie de l'humanisation héroïque de l'homme que nous avons déjà rencontrée. En même temps, c'est comme si l'utopie recevait la perspective presque réaliste d'un remplissement progressif. Enfin les évocations de cette génération dorée de l'humanité et de son moment revêtent le caractère concret du bonheur réalisé tel qu'un paysan latin peut se le figurer et tel que la stratégie du poète, dans le vers cette fois, en déploie l'intuition sensible[20]. Examinons ce dernier point sur le mouvement de trois vers (28-30) :

                        Molli paulatim flavescet campus arista,

                        Incultisque rubens pendebit sentibus uva,

                        Et durae quercus sudabunt roscida mella.

La représentation visuelle et le mot qui surgissent en premier à la pensée du vers 28 sont ceux de la douceur (molli). Cet adjectif, à l'ablatif singulier, qualifiera nécessairement quelque chose, mais il ne qualifie encore rien et il faudra attendre le dernier mot du vers pour savoir qu'il s'agit, sous un singulier collectif, des épis, ou plutôt de leurs pointes ou de leurs barbes. Entre temps, le terme de la douceur a reçu la modalité de l'adverbe paulatim (peu à peu) auquel il est uni au sein de l'hémistiche (coupe au cinquième demi-pied, penthémimère) : la vision imaginaire s'impose donc d'une douceur, en soi, progressivement installée ou modulée, comme si le vœu du bonheur, dans un monde rude et sans nuances, ne pouvait être que celui-là. À partir de la césure, ce désir va se préciser, d'abord par le verbe d'une couleur (flavescet, le verbe de sens progressif qui signifie un jaunissement), puis par l'indication du lieu (l'étendue de la campagne latine), enfin par l'objet dont il s'agit (l'ensemble des épis, comme surface unifiée à l'œil et dans laquelle l'aspérité de chacun se résout). Ce qui se met en place ainsi, c'est le spectacle, à la fois utopique et parfaitement envisageable par l'imagination du paysan, d'une vaste étendue progressivement couverte à l'unisson par les blés[21], là où pour le moment il n'aperçoit que de rares tiges éparses entre les cailloux d'une campagne ingrate[22]. La même logique anime le vers 29, mais en inversant l'ordre mental des données : d'abord un hémistiche oppose le spectacle premier de l'inculte (incultis, encore un ablatif, mais désignant une pluralité indistincte et sauvage, désordonnée, de plantes ou d'objets, blessante au regard) à celui d'une couleur, et d'une couleur chaude et prégnante. En effet, le vers développe cette couleur comme quelque chose de pesant (pendebit), s'imposant à une végétation qui, malgré leurs travaux, n'a jamais rien porté d'utile ni d'agréable aux hommes. Cette chose se révèle être la grappe, à la surprise d'un lecteur ancien qui sait bien les soins et toute la culture que la vigne exige. De même, les durae quercus du vers 30 évoquent, à notre avis, les arbres parsemés et rabougris d'un maquis italien plutôt que la majesté de la haute futaie. D'où le caractère miraculeux de la rosée miellée qui les couvre tout à coup, au moment de la césure de ce vers.

On voit par tout cela ce que nous appelons une idée de poète : c'est un schème imaginaire synthétique (et non un concept, un raisonnement ou une proposition philosophiques) qui, remaniant des représentations préexistantes au gré d'une intuition, se saisit d'une vue évidente et nouvelle de la vie humaine, cela dans le mouvement de la constitution d'un poème[23]. Cette idée est reconnaissable comme telle si l'on se place dans le point de vue de l'écrivain, comme doit le faire le traducteur (même si celui-ci n'a pas, comme on verra, à traduire exactement cette idée de mouvement), et comme peut le faire aussi le lecteur.

Traduire, lire, écrire

En effet, à un moment de ses Variations, Valéry en vient à confronter ces trois fonctions ou, plutôt, à les identifier entre elles :

[…] moyennant cette imagination d'un état encore instable d'un ouvrage bien mieux qu'achevé, je me figurais  participer le plus sensiblement possible à la vie même de cet ouvrage, car un ouvrage meurt d'être achevé. Quand un poème se fait lire avec passion, le lecteur se sent son auteur de l'instant, et c'est à quoi il connaît que le poème est beau [24].

L'acte du traducteur le conduit à s'identifier à l'auteur, la lecture elle-même représente une sorte de variante de la traduction et, par là, un autre mode de l'identification à l'auteur. Cet instant évoqué par Valéry et qu'il envisage, lui, au sein d'une esthétique, c'est celui de l'état instable du poème pendant lequel celui-ci prend forme ou mieux pendant lequel se forme l'intuition stratégique que nous avons essayé d'analyser plus haut et de distinguer comme un prélude. Autrement dit, il y a un moment dans la vie d'une œuvre tel que tout lecteur qui s'y porte peut se déclarer légitimement l'auteur de cette œuvre, dans l'instant. Ce moment n'a pas de statut historique, car il est unique et réitérable à la fois, mais il n'est pas non plus purement illusoire, et surtout les actes qui s'y forment ne sont pas arbitraires : la forme même du poème, dont nous disposons objectivement et certainement, suppose et suggère l'intention de la stratégie qui le forma et seule garantit l'autorité de quiconque, lecteur ou traducteur, décide de se situer en cet instant. Mais il y faut de la passion, c'est-à-dire le genre de désir et d'affect qui accompagne et désigne sans discussion, aux yeux d'un écrivain comme Valéry, la fonction dramatique de l'invention auctoriale[25].

Inversement, le travail de l'écriture, au sens de la première production d'un texte, a déjà quelque chose de la traduction :

Écrire quoi que ce soit, aussitôt que l'acte d'écrire exige de la réflexion, et n'est pas l'inscription machinale et sans arrêts d'une parole intérieure toute spontanée, est un travail de traduction exactement comparable à celui qui opère la transmutation d'un texte d'une langue dans une autre. […] Que si le discours est réfléchi, il est comme fait d'arrêts ; il procède de station en station. L'esprit, au lieu d'épouser et de laisser s'émettre ce qui lui vient en réponse immédiate à ce qui l'excite, pense et repense […] la chose qu'il veut exprimer, et qui n'est pas du langage ; et ceci, en présence soutenue, des conditions qu'il s'est données [26].

Cette fois, nous avons une description directe de la situation que nous avons appelée stratégique et des opérations qui s'y déroulent. Quelque chose doit trouver à s'exprimer, qui n'a pas encore de nom, ni de forme verbale, ni de notion, mais qui pourtant (là est tout le paradoxe) a d'avance, et comme présence soutenue, des conditions. Ces conditions ne sont pas elles-mêmes formulées sous les espèces d'un cahier des charges mais sont ressenties par « l'homme qui fait des vers » comme la double présence obsessionnelle des deux forces antagonistes que Valéry appelle, juste après, « l'idée de son désir » et « je ne sais quelle force chantante ». Il y a donc bien là quelque chose comme de la traduction, puisqu'il s'agit d'exprimer ce qui a déjà un rythme et un sens, mais c'est comme si ce rythme devait engendrer le texte lui-même, qui demeure encore inconnu et notamment refuse toute expression parmi celles qui existent déjà et qui tendent à s'imposer à lui :

Le poète est une espèce singulière de traducteur qui traduit le discours ordinaire, modifié par une émotion, en « langage des dieux » ; et son travail interne consiste moins à chercher des mots pour ses idées qu'à chercher des idées pour ses mots et ses rythmes prédominants [27].

C'est donc l'intelligence de cette situation paradoxale qui est demandée au traducteur du texte ainsi formé. On lui demande aussi la même liberté et le même refus de se laisser déterminer par le texte (celui-là réalisé) qu'il a sous les yeux : à son tour de devoir formuler, dans les conditions de rythme et de chant qu'il s'est données, « l'idée [propre] de son désir ».

Ce qui intéresse Valéry, c'est donc la rencontre qu'il pense faire dans la traduction avec l'intention d'un jeune poète qu'il devine passionné par les possibilités de son art, comme il l'était lui-même à vingt ans :

Bientôt, j'eus plus de goût qu'il n'eût peut-être fallu, pour l'élaboration même des vers. Cette pratique créatrice assez passionnante me détachait du motif initial de l'ouvrage, devenu un prétexte, et me donnait enfin la sensation d'une liberté à l'égard des « idées », et d'un empire de la forme sur elles, qui contentaient mon sentiment de la souveraineté de l'esprit sur ses emplois. Je m'assurais que la pensée n'est qu'accessoire en poésie, et que le principal d'une œuvre en vers, que l'emploi même du vers proclame, c'est le tout, la puissance résultante des effets composés de tous les attributs du langage[28].

Ainsi se trouvent conjugués les thèmes de la passion, de la puissance, du jeu calculé des effets et de leur composition, qui sont les motifs préférés de toute stratégie : finalement le sens d'un poème est seulement celui que revêt le mouvement de sa composition, le sens de ce mouvement n'est lui-même attestable et constituable que dans et par le résultat obtenu, et la pensée du poète n'est rien d'autre que, dans l'occurrence de tel poème, la totalité des opérations qui aboutirent à sa composition et de leurs implications, éthiques et autres. C'est au traducteur et au lecteur à attester et à constituer ce sens et cette pensée, en tant que l'un et l'autre ont le pouvoir légitime de se substituer comme stratèges de tel poème à l'auteur légal de ce poème.

Dans la perspective de Valéry, quelque chose apparente donc les deux opérations de la lecture et de la traduction, qui trouve son fondement dans leur appartenance commune à l'opération de l'écriture, et, comme nous le suggérions plus haut, il se pourrait que cette idée lui vienne de la lecture et de la méditation qu'il a faites de Mallarmé[29].

Le hasard et la nécessité

Dans les poèmes et aussi bien dans les proses de Mallarmé, il existe des traces objectives (vestigia) des arbitrages que nous évoquions et les témoignages multiples d'une conscience aiguë du caractère stratégique de l'écriture.

Dans Mallarmé, de même que dans Baudelaire, il y a d'abord une volonté manifeste et affirmée de suggestion. Entendons par là qu'il se place dans une intention de manipulation à l'égard de tout lecteur possible : sa poétique est conçue tout entière dans la perspective des effets à produire et de la définition des moyens déterminés pour y parvenir. En toute rigueur, ces moyens relèvent exclusivement des propriétés de la langue française (phonétiques, lexicales, sémantiques, grammaticales) et des ressources de son écriture (métrique, strophisme, figures, composition du discours, disposition matérielle des éléments verbaux sur la page). Le maniement de ces moyens se fonde sur la conviction que la pensée se forme au sein des actes de langage tels qu'ils se réalisent chez le lecteur et qu'elle se manipule donc à ce niveau : en somme, qui tient les catégories langagières de l'esprit lisant tient le fonctionnement de cet esprit, en quelque être humain que ce soit. Le sens, chez Mallarmé, contrairement à ce qu'on pourrait penser, n'est donc pas essentiellement une chose cachée, un objet latent ; c'est un effet qui n'a de signification que dans la sphère de la puissance et son analyse relève de la description de la production des effets : comme on l'a déjà vu avec Valéry, le sens n'est pas une entité déterminable qui préexisterait aux opérations qui le forment, cela aussi bien dans l'écriture, la traduction et la lecture.

Mais ce rêve de puissance sans limite rencontre l'autre idée constitutive de toute poésie et de toute écriture qui se pense comme action : si l'écriture est stratégie, c'est que l'action en général, et celle de l'écriture aussi, appartient au domaine du dramatique. Le lecteur n'est pas un être inerte, c'est un protagoniste dont les réactions ne sont pas exactement ni entièrement prédictibles. Ou si l'on préfère suivre la célèbre formule mallarméenne, Un coup de dés jamais quand bien même lancé dans des circonstances éternelles […] n'abolira le hasard.

Cette première « phrase » du Coup de dés [30] indique l'ambition de Mallarmé et l'impossibilité de sa réalisation intégrale. D'un côté, et bien avant le Coup de dés, l'idée de Mallarmé fut de calculer rigoureusement et intégralement, d'avance, tous les effets de sens qui peuvent se produire dans un esprit ; de l'autre il y eut toujours chez lui la conscience aiguë du hasard, c'est-à-dire précisément l'impossibilité de ce calcul rigoureux et infaillible. Qu'est-ce, ici, que le hasard ? Si les circonstances de ce coup de dés sont supposées à la limite comme éternelles, alors l'imprévisibilité du résultat ne tient pas au trop petit nombre des actions de jeu mais à une loi constitutive de ce jeu : c'est la nature même de l'action de faire intervenir la péripétie, et c'est la nature de la péripétie d'être un événement non prédictible, quoique rationnel. Autrement dit, cette passion que Valéry exige de quiconque veut être l'auteur d'un texte, comme écrivain, ou comme lecteur, ou comme traducteur, cette passion, qui est le ressort même du dramatique, c'est le désir d'entrer dans la logique d'un jeu qui n'est pas maîtrisable, mais avec la volonté de le maîtriser.

De cette passion, plus que bien d'autres textes, ceux de Mallarmé portent les traces visibles (vestigia), qui sont destinées au traducteur et au lecteur comme autant de signes ironiques et de défis, au sein d'une espèce de mise en scène du sens. Ainsi dans le début célèbre

            Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui

            Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre

            Ce lac dur oublié que hante sous le givre […].

 Au vers 2, le pronom nous est présenté d'abord, et ne peut être analysé, que comme le régime direct du verbe déchirer qui le suit. Mais, dès l'attaque du vers 3, une péripétie survient, une énigme surgit, que l'esprit du lecteur, au sein de ses catégories grammaticales, doit résoudre, et au plus vite, car le rythme propre du vers le presse : car, à cet instant, une autre expression se présente à ses yeux pour remplir la fonction de régime, celle de ce lac dur oublié. C'est dans cette urgence que le lecteur doit à la fois continuer de progresser et revenir en arrière sur le pronom nous pour lui donner la fonction de régime indirect du verbe déchirer ou, plus exactement, celle que la syntaxe française a héritée du datif éthique latin (pour nous, dans notre intérêt). À moins que, retournant vivement à ce lac dur, il en fasse une expression mise en apposition à nous (nous, qui étions cette glace). À moins qu'il ne décide de ne pas trancher entre ces deux solutions grammaticalement, sémantiquement et éthiquement possibles, de les garder et de les superposer dans sa pensée. Mais, entre temps, il s'est encore passé d'autres événements dans ce vers 2 : d'une part, à l'hémistiche, pour éviter un hiatus, on aura dû produire une liaison inhabituelle entre déchirer et avec, liaison qui crée un terme purement phonétique, un mot français fictif, purement métrique, barbare mais suggestif de la déchirure, le mot *r'avec ; d'autre part, cette péripétie surprenante (mais préparée) suggère que cette séquence, comme une sorte de lectio difficilior, en remplace une autre, elle plus immédiatement possible, si l'on ose dire, et qui se serait lue et écrite ainsi :

                              *d'un coup de son aile ivre.

Nous voudrions soutenir ici que ce vers a une forme facile, que cette forme facile est lisible dans l'autre comme une trace, que justement le lecteur a tendance à se rappeler ce vers sous sa forme facile, quoi qu'il se soit passé réellement au moment de l'écriture du poème. Pour appuyer et préciser encore cette idée, nous prenons les vers 9 et 10 du même poème :

            Tout son col secouera cette blanche agonie

            Par l'espace infligée à l'oiseau qui le nie […].

Certainement, l'adjectif infligée renvoie au nom agonie. Mais l'édition Mondor, dans La Pléiade, donne infligé et renvoie ainsi l'adjectif au nom espace[31]. Cela parce que c'était à tous les points de vue l'un des deux vers possibles, que le poème est constitué de manière à suggérer ce fait d'un autre vers possible, que le lecteur constitue ce vers, à sa confusion et/ou à son ravissement, de même qu'au vers 12

            Fantôme qu'à ce lieu son pur éclat assigne […]

il constitue la présence et l'effet de sens implicites d'un *t'assigne engendré phonétiquement par la liaison effectuée pour conjurer le péril d'un hiatus. Tous ces effets résultent des calculs du poète, qui suppute les actions mentales d'un lecteur aux compétences grammaticales, prosodiques, métriques étendues (et aiguisées par une passion, celle d'être auteur de l'instant), ces actions étant mises en œuvre dans le temps lui aussi stratégiquement déterminé du vers et des strophes du sonnet. Au sein de cette relation, il ne peut pas ne pas y avoir une dimension ludique et les effets complexes et réciproques d'une ironie et d'un défi.

 

Ce défi et cette espèce de sourire ironique, Valéry aime à les retrouver chez le jeune Virgile. Ici encore la poésie est bien cette sorte de connivence parfaitement repérable par tout poète ou par toute personne qui veut être l'auteur de tel texte et pour cela entrer dans l'ordre de sa stratégie. Dans ce poème de Virgile, ces signes de connivence foisonnent. C'est par exemple la réponse du cognoscere matrem au cognoscere virtus, au prix d'une petite transgression suggérée et tout implicite de la grammaire latine : si nous lisons Virgile à travers Valéry, c'est-à-dire comme si c'était du Mallarmé, nous comprenons que la séquence métrique produit une sorte de solécisme imaginaire (virtuel) dans un vers (le v. 27) parfaitement grammatical par ailleurs[32], que cela a été voulu par quelqu'un que nous ne connaissons guère que par là, que toute la philosophie grave de ce texte en est tempérée et rendue comme souriante, que nous aimons à rencontrer ce sourire intact et frais. D'une autre façon, le vers 17

            Pacatumque reget patriis virtutibus orbem

présente une ambiguïté grammaticale : on ne peut décider si le groupe à l'ablatif patriis virtutibus est le complément du participe pacatum ou du verbe reget et donc si le monde a été pacifié par les vertus paternelles ou si l'enfant, après avoir pacifié le monde, le gouvernera en usant de ces vertus paternelles. Là où, précédant Mallarmé, Virgile ne veut pas choisir, Valéry y est bien obligé[33] : mais le passage entre les deux langues révèle la stratégie du poète latin, qui était de superposer les deux sens et de les faire travailler l'un par l'autre, de les surdéterminer. Dans le même passage, les v. 15 et 16 jouent sur les mots pour suggérer que l'enfant sera en présence des dieux, qu'il verra de ses yeux de chair le spectacle de la société des dieux et des héros, que justement la nature héroïque tient dans ce mixte de la société que les héros entretiennent avec les dieux, que l'enfant lui-même aux yeux des dieux revêtira cette nature mixte, comme une sorte de fait accompli[34]. Suggérer, c'est déterminer le lecteur à penser des relations ou même plutôt à voir en esprit un jeu de regards, c'est-à-dire c'est faire en sorte, par des opérations purement verbales et écrites sur ses catégories mentales, que le lecteur effectue lui-même les opérations de représentation visuelle en lieu et place de l'auteur nominal du texte. Car malgré la comparaison horatienne du Ut pictura poesis, ou précisément à cause d'elle, la poésie n'a pas les moyens de la peinture, ni d'ailleurs de la musique : il faut qu'elle rivalise avec ces arts comme elle est, c'est-à-dire dans la pauvreté des vingt-quatre lettres.

Ici nous touchons à la raison profonde de cette conception stratégique de la poésie et de l'écriture en général. Nous avons vu que Valéry considère qu'un poème vivant n'est pas achevé : c'est que les poètes doivent prévoir le travail de la représentation que le lecteur ou le traducteur auront à accomplir y compris dans des langues non encore formées, jouer à déterminer ce travail que la nature même du poème suppose, et accepter les péripéties non prédictibles de ces actions à venir, comme était à venir l'enfant de la quatrième Bucolique.

Pierre Campion

 


 

NOTES

[1] Paul Valéry, Œuvres, La Pléiade éd., tome I, 1957, pp. 207 et suiv. Le passage de la quatrième Bucolique figure aux pp. 244-249.

[2] Nous avons seulement, par commodité, numéroté les vers.

[3] Éd. cit., pp. 207-222.

[4] Éd. cit., p. 214.

[5] Éd. cit., pp. 215-216.

[6] L'opération de la traduction attire l'attention sur le problème de la relation qu'il y a entre le fait d'un texte et les intentions qui présidèrent (préludèrent) à sa réalisation : qu'est-ce que la durée de la composition littéraire ? C'est-à-dire quelle est la nature de la composition littéraire en tant qu'action ?

[7] La stratégie, en tant qu'elle relève de la pensée pragmatique, ne pense que dans les termes de son action, c'est-à-dire ici dans la langue. Chacun des deux dans sa langue.

[8] D'abord les puissances de la poésie, sans lesquelles le poème ne pourrait se développer mais associées déjà à la personne du poète (canamus), puis la double présence de l'autorité divine (en la personne de la première divinité que l'enfant rencontre à sa venue au monde, celle de la naissance) et de l'autorité humaine (en la personne du nom du consul de l'année), puis l'enfant en quatre mouvements (mais comme celui qui apparaît ; les autres personnes existent, celle-ci est dans le mouvement de son apparition, qui est l'objet du poème et qui suffit à la consacrer et à justifier toutes les autres interpellations : l'attente de toute naissance suppose que l'on croie au retour de l'âge d'or, comme nous le dirons plus bas). Enfin, l'auto-interpellation du poète, comme on a vu, et la leçon qui déterminait toute l'intention de ce mouvement.

[9] Le nominatif virtus, formant spondée final, mime d'avance le spondée final de l'accusatif matrem : il joue le rôle de cet accusatif pour le sens et pour le rythme sans le jouer pour la fonction, parce que la phrase latine le permet par ailleurs.

[10] En tant que l'homme est celui qui connaît la valeur : cette fois, au vers 27, Valéry a exactement traduit le mot de virtus, dans le mouvement général de la  signification où ce terme figure.

[11] Selon la plupart des latinistes, il faut comprendre qu'il s'agit du sourire de l'enfant et non de celui de sa mère.

[12] « Virgile […], considéré en jeune poète, je ne puis y penser qu'il ne me souvienne du temps de mes commencements. […] Les Bucoliques, me tirant pour quelques instants de ma vieillesse, me remirent au temps de mes premiers vers » (éd. cit., pp. 215-216). Valéry se rappelle peut-être aussi la virtuosité provocatrice des premiers poèmes d'André Breton, que celui-ci lui soumettait avec empressement : à la p. 216, il évoque « toutes les expériences » auxquelles on se livrait à cette époque.

[13] Henri Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, art. Syllepse, P.U.F, 1981.

[14] Nous parlerons d'un miroir, d'un jeu des reconnaissances : connaître sa mère comme telle, au premier jour, c'est mériter d'être reconnu par les dieux, au dernier jour et pour toujours.

[15] Notons encore la disparition du verbe incipe et celle de l'expression parve puer qui forment ensemble et répétés le premier hémistiche des hexamètres 60 et 62 : avec cet hémistiche la philosophie virgilienne du commencement de l'humanité se perd largement.

[16] La gratitude de l'enfant reconnaît les peines de l'attente, mais elle résulte d'une liberté déjà souveraine, et elle est reçue comme telle.

[17] Deux dons, libres l'un et l'autre, et reconnus de même : ce qui apparente les hommes aux dieux et les situe dans l'univers de l'éthique, c'est la liberté de donner et celle de reconnaître ce don.

[18] Dans Les Voix intérieures, au poème XVIII, Hugo reprend cette tradition.

[19] Le traducteur, encore une fois prisonnier de son schéma d'une ligne pour une ligne, manque l'opposition entre aetas aurea et gens aurea, et le remaniement que cette opposition impose dans le vocabulaire et dans le sens du mythe.

[20] Comme le poème, le vers est une formation verbale qui se déploie dans le temps mesuré et calculé de la composition poétique. C'est même la cellule élémentaire de la composition poétique.

[21] Notons que, dans le français des paysans, comme dans le latin de Virgile, les blés reçoivent alors le nom collectif de le blé. Dans le tableau des Moissonneurs de Breughel le Vieux (Metropolitan Museum de Washington), le blé occupe les espaces par blocs dorés, hauts, compacts et plans.

[22] C'est l'agriculture actuelle qui donnera sa forme réelle au rêve millénaire des paysans européens. De quoi surprendre bien des écologistes.

[23] Hugo est plein de ces idées de poète, imprévisibles, évidentes et inventives : que se passe-t-il dans un caillou (Les Contemplations, VI, 6, Pleurs dans la nuit) ? Pourquoi entendons-nous les mêmes bruits que Virgile dans la campagne le soir (ibid., V, 17, Mugitusque boum) ? Verlaine : d'où vient l'éclat d'un brin de paille dans une étable (Sagesse, III, III) ? Jaccottet : quelle activité les racines des arbres poursuivent-elles sous la terre (Airs, Arbres I et III) ? Breton : que se passerait-il si on disait plutôt « Il y aura une fois » (Le Revolver à cheveux blancs) ? Les idées de poète reçoivent souvent, quand on essaie de se les formuler, la forme de questions.

[24] Éd. cit., pp. 217-218. C'est Valéry qui souligne.

[25] Nous préciserons  plus bas, sur le cas de Mallarmé, ce que nous entendons par cette expression.

[26] Ibid., pp. 211-212. C'est toujours Valéry qui souligne.

[27] Ibid., p. 212.

[28] Ibid., p. 216.

[29] Valéry a raconté plusieurs fois ses rencontres avec Mallarmé et avec ses textes. Cf. notamment le récit de sa découverte du Coup de dés dans Variété (Œuvres, tome I, éd. cit., pp. 622 et suiv.).

[30] Pour les besoins de l'analyse, nous prenons la liberté de présenter sous cette forme ce qui est évidemment autre chose encore qu'une phrase.

[31] Ceci est bien une faute de lecture, si l'on se fie à l'édition Barbier et Millan des Poésies (Flammarion, 1983). Mais une faute intéressante.

[32] Appelons cela l'effet d'un solécisme évité.

[33] Le lecteur du texte latin peut et doit ne pas choisir, puisqu'il pense (ce qui consiste à élaborer des montages imaginaires), et en latin. Mais le traducteur doit réaliser un autre texte, matériel, dans une autre langue.

[34] Bien entendu, ces vers préparent aussi l'avertissement final et l'énonciation de la condition de cette apothéose.


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