Nicolas Deleau : Au-dessus d'Addis, avec trois illustrations par l'auteur. Cette page fait partie d'un ensemble de trois textes sur l'Éthiopie, deux fêtes et une promenade :
Nicolas Deleau, professeur de lettres, vit maintenant à Addis Abeba. Mis en ligne le 1er mai 2008.
© : Nicolas Deleau pour le texte et pour les images. Au-dessus d'AddisLumière crue, vive, blanche – fraîche encore, silencieuse
chirurgienne des ombres. Bien avant que le jour se lève, les chants d'appels à
la prière nous ont réveillés. On profite maintenant du soleil du matin. Des
oiseaux rouges ou jaunes arrachent en voletant, pour leur nid, de minces fils
aux bords de feuilles fibreuses, longues et raides comme des épées. Hier, un
milan avait pris poste sur la hauteur perchée d'une citerne d'eau, au fond du
jardin. C'est un beau jour pour aller voir, enfin, l'inconnu
des collines, au-dessus de nous. Les maisons de notre quartier se blottissent
sur les contreforts des plateaux du Nord. On parcourt des ruelles pavées de larges dalles, on se
dirige, grossièrement : il faut monter. On monte droit dans la pente, choisissant au hasard une
voie dans l'entrelacs serré de petites sentes qui mènent jusqu'à l'église, sur
les hauteurs – cette église dont nous entendons les échos, plusieurs fois
par jour. On souffle ; et la vue se dégage. Dernière nous, en contrebas,
le patchwork chaotique des derniers toits de tôle. On reconnaît la place
poussiéreuse sur laquelle, tout à l'heure, des enfants jouaient au ballon. Au-dessus
de nous s'étend un champ de stèles, à l'ombre des arbres, à l'abri de bien
vieux murs. Ici aussi, le monde des morts a une vue imprenable sur le monde des
vivants. On marche, d'un pas lent ; on croise des bergers, un muletier.
Arrivant de loin, des femmes sans âge portent des fardeaux de branchages deux
fois plus gros qu'elles. Le chemin qui nous guide serpente entre les molles
rondeurs du paysage, entre deux forêts, entre deux champs. Nous sommes
maintenant sur un nouveau plateau. Les reliefs, les forêts, l'herbe d'un vert
cru dégagent une douceur insoupçonnable d'en bas. Partout, des plantations
d'eucalyptus. Quelques enfants nous suivent, intrigués. Discrets, distants. On
avait déjà remarqué, en ville, que les adultes – jeunes ou vieux,
réprimandaient la marmaille trop importune. On ne gêne pas les gens, quels
qu'ils soient ; cela n'est pas correct. Campagne humanisée : des champs, des pâturages, des
sentiers, quelques troupeaux. De loin en loin, un village. On se souvient que
l'Éthiopie est l'un des pays les plus densément peuplés d'Afrique ; et si
tant est que la campagne que nous parcourons puisse être prétexte à
généralisation, on l'éprouve. On regarde les affleurements de roches, des saillies
obliques, on longe des sablières naturelles, creusées par les pluies, d'un
jaune acide mêlé de soufre. On glane, gemmes noires dans la terre d'ocre, les
éclats durs de l'obsidienne. On marche, sans hâte. On songe tout à coup qu'on est
passé de la ville – et quelle ville : une capitale, le siège de l'Union
africaine, un fouillis de 5 millions d'habitants – à la plus reculée des
campagnes. À pied. En quelques dizaines de minutes. On gagne un village, perché
sur une colline. On rend aux personnes rencontrées leur salut courtois et
distant. Au bord de leur maison, deux fillettes nous regardent passer, nous
suivent – un peu. Très vite, on ne sait plus exactement où l'on
est ; mais en contrebas, on distingue déjà des faubourgs. On marche depuis
trois heures, peut-être quatre, peut-être plus. Dans le champ marécageux que nous
descendons maintenant, un simple ruisselet court invisible, puis creuse de
petites vasques ; en quelques centaines de mètres c'est un gouffre que
nous longeons. Trente, quarante mètres. Les pentes forcissent ; et telles
des chemins de fortune, des terrasses larges d'un mètre à peine séparent les
rangées de jeunes arbres. L'eucalyptus n'est pas une espèce locale. Planté par
Ménélik sur les conseils d'un de ses ministres, il a permis de fonder la ville,
et s'est développé. Il est tout ici : bois de chauffage, cercueil ou
meuble, échafaudage, charpente murale ou de toiture. On descend ; on regagne la route et les premières
maisons. Nous ne savons pas où nous sommes ; mais il suffira de prendre un
taxi collectif pour revenir en centre ville. Les faubourgs, à nouveau –
et une marée humaine nous submerge : ils sont 400, 500, peut-être plus
– un fleuve humain que nous remontons sans remous. Des pleureuses. La
marche lente d'un corbillard. Un enterrement. Un simple enterrement. La mort
est notre tabou ; omniprésente ici, elle fait
partie de la vie de chacun. Un décès est l'affaire non d'une famille mais d'un
quartier. Lorsqu'on la rencontre pour ses proches, on sait sans doute depuis
longtemps à quoi elle ressemble.
Nicolas Deleau |