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Nicolas Deleau : Meskal, fête de la Croix, avec trois illustrations par l'auteur.

Cette page fait partie d'un ensemble de trois textes sur l'Éthiopie, deux fêtes et une promenade :
Meskal
Au-dessus d'Addis
Timkat

Nicolas Deleau, professeur de lettres, vit maintenant à Addis Abeba.

Mis en ligne le 1er mai 2008.

© : Nicolas Deleau pour le texte et pour les images.


Timkat

La journée ne pouvait pas suffire. Peut-être suffire est-il une question de caractère, non de quantité. On voudrait ne pas dormir. Vie nocturne, quartiers de loupiotes. Il faut entrer dans ces bars sombres, entendre les chants et les danses traditionnelles sur le sol de terre battue des asmari bet ; goûter au poison du Katikala, cet alcool impensable et violent que l'on boit en silence dans des rades sans enseigne ni fenêtre, entre quatre murs de tôle tapissés de toile cirée et d'icônes orthodoxes ; il faut voir les quartiers populaires, ce patchwork de tôles colorées, froissées comme papier, dentelées de rouille, les entrées basses des bordels. Il faut passer quelque seuil et, sous le velours mité d'anciens dais, se faire petit, partager une bière, quelques mots, un sourire qui compense – prostituées, gueules cassées, déroutes.

À vous, dissous de musiques et d'alcools : je parle de grandeur.

Car c'est vous aussi que l'on croise le lendemain, pour Timkat – l'Épiphanie. Ici, ce n'est pas Noël qu'on fête.

C'est contre les collines du Nord, à quelques centaines de mètres de chez nous, qu'a lieu le grand rassemblement. De toute la ville, de régions éloignées parfois, on marche. Quelques gabis fatigués, quelques bas de pantalons couverts de poussière disent assez l'étendue de certains trajets. Un gigantesque terrain vague s'emplit tout le jour – silhouettes blanches, visages rayonnants, tenues d'apparat. Loin déjà, en rangées interminables, au bord des routes, contre les murs qui ceignent le terrain, des mendiants. Ils savent que ce jour ne leur refusera rien. On achète de fins cierges orange, une tige de roseau. On chante, avec ferveur ; on prie ; on salue un voisin, un parent perdu de vue, une connaissance. Il suffit de suivre le flot lent des marcheurs pour trouver l'entrée. Au loin, perdus au milieu de la foule, des dizaines de prêtres lèvent leurs grands bâtons de pèlerins, procèdent avec gravité aux rituels millénaires sous une forêt de parapluies brodés d'or, de croix d'argent, de bannières.

Ils sont des dizaines de milliers, soulevant un vague et large nuage de poussière. Calmes, fervents, émus. La foule n'est pas dense ; on ne se colle pas les uns aux autres. Parfois, un corps sans âge, prostré. Au sol.

À l'écart, un groupe venu d'ailleurs, qu'une danse singulière désigne. Plus loin encore, un jeu passionne les plus jeunes : une cafetière de terre cuite est accrochée à une barre horizontale, au dessus des têtes, qu'un chanceux désigné au hasard va devoir dégommer d'un seul coup de bâton, les yeux bandés.

Ils sont des dizaines de milliers, affluent encore. La lumière baisse, teinte de feu les gabis des femmes, les visages que les prières couchent et relèvent comme une grosse houle tranquille. Les flancs des collines qui nous surplombent s'embrasent eux aussi ; puis tout devient bleu pâle. Les chants nous emplissent, plus purs, plus profonds à mesure que tombe le soir.

Ils sont des dizaines de milliers. Ils passeront la nuit là, sous les étoiles, dormant à même le sol d'herbe rase, emmitouflés dans leurs larges gabis de coton, éclairés par la lueur de leurs cierges, par quelques torches. Des tentes ont été montées pour les grands dignitaires religieux. Demain, ils prieront encore. Les plus fervents resteront là jusqu'à lundi.

On se laisse happer par les chants sans âge, d'une étrange évidence. Des chants simples, d'une douceur inouïe. Des chants venus de bien loin, qui semblent être arrivés là parce qu'ils nous attendaient – des chants plus hypnotiques encore que les claquements des mains qui les scandent. On écoute, de toute sa peau.

Je songe à la nuit de Meskal, à d'autres impressions, à la sensation ressentie alors de cérémonies cachées, jubilatoires, sauvages. Impression vague d'une ferveur commune, tout de même. D'un monde que le dernier siècle a rendu exsangue ; qui n'a tenu et ne tient encore que par des choses très anciennes – un socle de survivances, prégnantes, puissantes – mais déjà, en d'autres occasions, si souvent teintées de nostalgie.

 

Je me suis laissé envahir par la nuit, que je n'ai pas vue tomber. Je me surprends, soudain, à constater que du temps s'est écoulé.

 

 

 

Nicolas Deleau