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Nicolas Deleau : Meskal, fête de la Croix, avec deux illustrations par l'auteur.

Cette page fait partie d'un ensemble de trois textes sur l'Éthiopie, deux fêtes et une promenade :
• Meskal
Au-dessus d'Addis
Timkat

Nicolas Deleau, professeur de lettres, vit maintenant à Addis Abeba.

Mis en ligne le 1er mai 2008.

© : Nicolas Deleau pour le texte et pour les images.


Meskal, fête de la Croix

Partout dans les quartiers, de petites fleurs jaunes s'offrent en bouquets et l'on dresse, sur des fagots d'eucalyptus, des croix de branches que l'on enflammera le soir venu. Des croix érigées, bien raides, rappelant dit-on des fêtes plus anciennes : Meskal, aujourd'hui fête de la Croix, est depuis toujours le retour du printemps, de la fécondité. Meskal n'est pas seulement une fête orthodoxe.

Nous sommes en plein pays oromo, une vaste région qui s'étend au centre de l'Éthiopie, sur les plateaux, d'Ouest en Est ; et les Oromo fêtent Meskal plus que les autres. En Éthiopie, ils sont largement majoritaires en nombre et en langue ; ils ne détiennent pourtant pas le pouvoir et ne l'ont jamais détenu. Meskal est-elle exutoire, est-elle un moment d'affirmation identitaire ? Est-elle un exemple de syncrétisme réussi ou une survivance masquée de cultes réprouvés par l'orthodoxie ? À vrai dire, nous n'en savons rien ; mais dans les campagnes autour de la ville, dans tout le pays oromo enfin, elle est là, puissante, mêlée à des cultes animistes. On dépose des offrandes aux lacs, on prie, on enduit de beurre les troncs de certains arbres.

Jeudi, premier jour des cérémonies. Les écoles ont fermé à midi et ne rouvriront leurs portes que lundi. Partout, des processions se dirigent, lentes, depuis les lieux de culte de chaque quartier vers la place où se trouve le plus grand des fagots, surmonté par la plus grande des croix. Meskal Square. Ceux qui savent reconnaissent les ordres et les congrégations, les distinguent à la couleur des étoffes. Il pleut. Il sera bientôt impossible de circuler en voiture. La ville, possédée, dégorge, se peuple ; la ville entière, hier encore multiple et foisonnante, sort d'elle-même et dans une curieuse renaissance devient visages, mains – et chante, foule unie tendue vers un but unique.

Les boutiques sont closes, les marchés déserts.

Le ciel est bas, gris, et se déchire en brumes sur les hautes collines du Nord, contre lesquelles nous habitons. Le brouillard se mêle déjà aux premiers feux d'eucalyptus. Une lumière irréelle, plomb et or, baigne les collines et transforme les arbres dégouttants de pluie en silhouettes bleues, presque floues. La ville embaume. Myrrhes, parfums, essences folles – et cette odeur de café.

La nuit rampe sur des rites indéchiffrables.

Ciel d'encre – pas une étoile – et l'on entend chanter partout : le long les pentes boisées, dans les ruelles pavées de larges dalles de basalte, de l'autre côté des frondaisons. Des chants très différents des musiques traditionnelles écoutées jusqu'alors, dans les taxis collectifs ou les asmari bet.

Aujourd'hui, encore, l'Éthiopie prend forme. Un peu. Et petit à petit, par taches successives, qui se multiplient et s'élargissent imperceptiblement jusqu'à se rejoindre, on continue à découvrir, on tente de comprendre, on tisse – on n'a pas fini.

Un monde sonore, de musiques et de rumeurs, brosse à petites gorgées brûlantes une culture du silence. On chante, pourtant. On danse beaucoup. Les asmari bet se remplissent le soir de cette nostalgie des campagnes et des errances, sur des sols sombres jonchés d'herbes vertes, fraîchement coupées. On rit, on écoute les éloges moqueurs, les chants pastoraux, on boit surtout, alors que vibrent les épaules de danseurs feux follets – mais on ne parle pas. Ou pas sérieusement. On ne parle que pour rire ensemble, de rien – ou alors à voix basse, avec d'infinies précautions, et la conscience non de ne pouvoir, mais de ne devoir dire que ce que l'on attend de nous. Héritages des années sanglantes, d'un régime qui laisse encore planer l'ombre tangible des mouchards, du DERG ? Pas seulement. Une culture plus ancienne aussi, que chaque foyer nourrit.

Ce que l'on entend cette nuit est différent, très différent de l'univers sonore qui nous baigne chaque jour. Des chants scandés, peu mélodiques, rythmés, répétitifs jusqu'à la transe. Syncopées, alternantes parfois, les voix d'un récitant – homme ou femme – et d'une foule. On bat des mains. Impossible de ne pas songer à certaines cérémonies d'Afrique centrale ou de l'ouest ; impossible aussi de ne pas y entendre des influences du Maghreb.

Peut-être à tort ? Peut-être trop vite ? Sûrement parce qu'il est difficile de suspendre complètement toute pensée, même en sachant qu'on ne dispose pas des outils qui la rendraient plus sûre – on songe que les Éthiopiens, méprisant très généralement les hommes à peau noire – race d'esclaves –, ignorant les autres, ont pourtant avec leurs voisins de bien anciens et bien puissants liens, qu'ils le veuillent ou non. Et que leur musique porte la trace d'influences qu'ils renieraient peut-être – mais qui sont là, vivaces, irréfragables.

Ils chantent. Des siècles me sautent à la gorge.

À chaque coin de rue, le long des routes et sur les places, les croix s'embrasent maintenant. La pluie a pourtant détrempé les bûchers tout le jour. Lorsque le feu les aura rongées, elles s'effondreront ; on y lira de bons ou de mauvais présages : tout dépend de signes, dans leur chute, dont nous ne savons rien.

 

Les voix nous bercent. On surprend en soi d'étranges et paradoxales impressions. On se sent étranger, violemment exotique et vierge – et l'on se laisse transporter par la fascination du neuf, de l'inouï, de l'insu. On se sent malgré tout chez soi – physiquement, corporellement bien sûr – mais aussi comme par anticipation. On goûte à l'avance le plaisir de ressentir, un jour, une forme de familiarité.

 

Ils chantent.

D'où vient ce charme ?

Je ne suis pas un voyageur – pas un itinérant. Il me faut du temps pour que s'accomplisse cette porosité aux choses et aux gens dont j'ai besoin.

Handicap ou chance, laissons trancher la certitude des idiots – mais il me faut du temps.

Pourquoi, alors, reconnaître dans ces premiers instants une période faste ? Par quel mystère s'opère la magie d'une expérience essentiellement lacunaire ? Les charmes de la découverte vaudraient peut-être si j'étais de passage – seulement de passage.

Non. Ce n'est pas cela.

Je songe alors à la curiosité, à l'initiation – et ce n'est pas cela non plus : la curiosité est une faim que rien n'apaise ; l'initiation tient sa force d'un guide.

Qu'importe. Ils chantent.

Je suis assis, chez moi. Le feu crépite et me réchauffe. J'écoute, tendu vers elles, ces mélodies qui mêlent, fugaces, des accents d'Afrique, du Maghreb, du Moyen-Orient, d'Inde, de Chine.

Et ce que j'entends vient d'Éthiopie. Juste d'Éthiopie.

Et Meskal est la fête de la Croix.

 

 

 

Nicolas Deleau