RETOUR : Contributions à la théorie de la littérature

 

Yves Delègue. La fiction réhabilitée.
Le texte que l'on donne ici à lire est la conclusion d'un essai à paraître, qui s'intitule De la vérité en littérature.

Voir par ailleurs l'introduction de cet essai : La vérité et ses imaginaires.

Yves Delègue est professeur des Universités. Il a exercé à l'Université Marc-Bloch de Strasbourg. Principales publications : La Perte des mots. Essai sur la naissance de la littérature aux xvie et xviie siècles (Presses Universitaires de Strasbourg, 1990), Le Royaume d'exil (Obsidiane, 1991), Montaigne et la mauvaise foi. L'écriture de la vérité (Champion, 1998), Mallarmé, le suspens (Presses Universitaires de Strasbourg, 1999).

Mis en ligne le 10 mars 2007.

© : Yves Delègue.


La fiction réhabilitée

Le devenir de la littérature

[C'est ici le dernier chapitre d'une étude non encore publiée dans laquelle je tente de tracer les mutations qui, vers le XIIe siècle, touchant l'image de la vérité, ont déterminé les inflexions de la littérature à venir : retour de l'imitation[1], explosion de la mystique, culte de la « nature », insistance du « sujet ». Une autre vérité, sensible et non plus seulement discursive, faisait craquer les anciennes formes de son expression, comme en témoignait avec force l'expansion exubérante de la littérature vernaculaire. Celle-ci inventait ses propres formes et modèles, ses nouveaux thèmes, sans apparemment se demander ce qui la justifiait, sinon le plaisir de narrer et de chanter pour un nouveau public. Pour le dire en bref, l'âge de la fiction, succédait à celui de l'allégorie, et dès lors la littérature nouvelle, échappant à ses anciennes contraintes, vécut d'éclater en ses contradictions.]

De l'allégorie à la fiction

Dans un temps où l'on ne plaisantait pas avec la vérité unique et impitoyable, les théologiens reprochaient à la poésie antique, moins son obscénité fréquente, que son penchant pour les fictions considérées comme autant de mensonges. Aussi opposaient-ils aux affabulations païennes la langue imagée du vrai Dieu. Augustin ne doutait pas que les « énigmes » bibliques (l'énigme était une des catégories de l'« allégorie », au dire des rhétoriciens) livraient leur vrai sens à force d'être éclairées par d'autres textes, et quand les herméneutes distinguaient dans les Écritures, au-dessus du sens « historial », plusieurs sens « allégoriques », c'est-à-dire figurés, ils pensaient ainsi arraisonner le propre du référent révélé[2] : l'allégorie n'était pas fiction, car le sens ne débordait pas de l'image vers des aventures ou des dérives incontrôlées ; sa valeur était strictement pédagogique.

Or voilà que par un renversement remarquable, les fictions réhabilitées, loin de déguiser la vérité, passaient pour en être la formulation originelle et mystérieuse, au moins en ce qui concernait les choses de la nature. La vogue soudaine d'un certain platonisme grâce au commentaire du Timée dû à Guillaume de Conches s'explique ainsi. Mais surtout un passage du Commentaire sur le Songe de Scipion de Macrobe, ce païen platonicien du Ve siècle, a soudain frappé l'attention. Dans cet ouvrage, les « physiciens » avaient jadis puisé leurs idées sur l'astronomie, mais la nouvelle science des Arabes les avait discréditées. En échange, dirait-on, et comme on ne trouve jamais dans un livre que ce qu'on est prêt à en recevoir, on retint l'analyse et l'éloge que Macrobe faisait des fables[3]. Écartant celles bonnes pour les enfants, il expliquait que d'autres détenaient les secrets de la Nature, laquelle

déteste s'exposer sans voile et dans sa nudité ; et tout comme elle a soustrait à la perception humaine ordinaire toute intellection d'elle-même en se couvrant (rerum tegmine) et en se dissimilant de diverses façons sous le sensible, elle a voulu que ses secrets fussent traités par les sages à travers des éléments de fiction (per fabulosa tractari). Ainsi les mystères eux-mêmes sont dissimulés par le cheminement souterrain des figures (figurarum cuniculis), afin que même aux adeptes la nature de telles réalités se s'offre pas toute nue[4].

Pudique et cachottière, la Nature refusait d'exposer nuement ses secrets au vulgaire. Respectant cette volonté, les « sages » avaient inventé le voile figuré des fictions qui transposaient la vérité de ces mystères. On fit même dire à Macrobe que les « fables » sont le « berceau de la philosophie », alors qu'il « renvoyait aux berceaux des nourrices » les fables puériles[5]. C'est ainsi qu'à côté de la vérité scripturaire, une autre, naturelle mais cryptée, réclamait la parole des sages et des poètes. Jean de Salisbury écrivait :

Fais en sorte que Philologie soit la compagne de Mercure, non pour entourer de respect les fausses divinités, mais parce que sous le couvert des mots le vrai se cache. Le vrai des choses est recouvert par des figures, parce que les lois publiques interdisent que les choses sacrées soient divulguées[6].

Il croyait sans doute suivre la tradition rhétoricienne instaurée par Martianus Capella, mais la référence à la vérité cachée sous le couvert des mots, tegmen verborum, renvoyait à Macrobe et à la gnose. Dès lors, les écrivains antiques ne furent pas seulement admirés pour la perfection de leur langue : leurs fables devenaient de nouvelles autorités inspirées par la vérité de la Nature. On se rend mal compte aujourd'hui à quel point le sort réservé à partir du XIIe siècle à la poésie de Virgile notamment fut un événement remarquable[7]. Lactance avait déjà dit qu'à l'égal d'Orphée et d'Homère, il avait approché la vérité du Dieu unique. Mais l'autorité de Macrobe a relancé une nouvelle ferveur à son endroit. Dans le Songe de Scipion, il louait le « Mantouan » d'avoir uni « la fiction poétique et la vérité de la philosophie », et dans les Saturnales il en faisait le modèle de ces « fictores » dont Isidore de Séville avait jadis rejeté l'autorité. Il était assurément inspiré par « une prescience divine. Une fois décryptées, les fictions de son œuvre donnaient accès aux secrets de l'univers, ainsi que Bernard Silvestre, s'autorisant encore de Macrobe, le faisait quand il commentait le Livre VI de l'Énéide ; Abélard, si défiant des mensonges des poètes, s'appuyait sur Macrobe pour faire lui aussi de Virgile un découvreur de la vérité[9]. Jean de Salisbury ne pensait pas autrement, quand il écrivait dans son Policraticus (1159) que « le poète de Mantoue, sous l'image des fables exprime la vérité de toute la philosophie » et que « les mensonges des poètes sont au service (inserviunt) de la vérité[10] ».

Un siècle plus tard, Thomas d'Aquin condamnera les « représentations » faites pour le « plaisir » : il mesurait le danger pour la vérité scripturaire de ces belles fictions, dont la littérature vernaculaire multipliait les exemples. Les romanciers et trouvères ne justifiaient pas leur pratique en invoquant le modèle de la nature : il leur suffisait de satisfaire le besoin de merveilleux éprouvé par la nouvelle sensibilité de la classe aristocratique. Les clercs eux aussi cédaient à la séduction des fables, tels Alain de Lille ou Bernard Silvestre qui n'hésitaient pas à inventer leurs épopées célestes à la recherche d'un « homo novus ». Les mythographes bien oubliés font eux aussi leur retour au XIIe siècle. Dans sa Cité de Dieu notamment, Augustin avait repoussé avec intransigeance toutes les fables païennes. On se souvenait maintenant que pour Lactance les « fables » des anciens avaient approché la vérité, parce que le monde créé par le vrai Dieu ne pouvait être entièrement dans l'erreur. Jupiter par exemple était une image du vrai Dieu : dans l'univers de l'allégorie, il ne pouvait y avoir de place pour l'erreur totale. Cette herméneutique appliquée à la mythologie, avait inspiré à Fulgence ses Mythologiarum Libri au VIe siècle, auxquels Bernard Silvestre empruntera nombre d'éléments pour son commentaire des six premiers livres de l'Énéide. Il faudra attendre Boccace et ses Genealogie deorum pour corriger les erreurs de ce vieil interprète et montrer enfin la vérité vraie cachée sous les « voiles » (integumenta) des anciens poètes. Il sera suivi par bien d'autres.

La littérature comme utopie

Il y avait donc d'autres « autorités » que celles des Écritures. Jean de Salisbury, aussi souvent qu'à celles-ci, se référait à Virgile ou aux autres poètes latins, Horace, Lucain, Ovide, ou aux satiristes, sans compter Cicéron ou Quintilien. « Renaissance » déjà, comme on l'a tant dit, mais le terme est trompeur. Ce retour de l'Antiquité incitait, non à revivre complaisamment le passé (aucun souci archéologique, passéiste : ce sera bien plus tard un signe de lassitude ou d'échec humaniste, dont témoigne encore le goût actuel pour le folklore), mais à inventer l'avenir. On ne doutait pas encore, au moins dans un premier temps, qu'entre les grands Anciens et les hauts mystères de la religion il ne dût y avoir concordance. Mais voilà, pour l'établir, il fallait prendre de la hauteur. Affaire de regard : les nains, montés sur les épaules des anciens géants, voyaient plus loin qu'eux, mais surtout devant eux. La vérité n'était plus seulement derrière, déjà là, immémoriale, immuable, dans les Textes qui l'habillaient, mais au-delà, devant, à formuler, à inventer : la fiction — à la différence de l'allégorie — était un pari sur l'avenir du temps, avant d'en être un sur les espaces à découvrir. Le temps cessait d'être arrêté, il faudrait savoir moins le « passer » que « l'employer » pour en faire son « profit[11] ». Le germe du Progrès était semé, dont Alain de Lille faisait le sujet de l'épopée, où il racontait comment « l'homme nouveau » puisait à la source de la pureté perdue et construisait un monde régénéré. C'est aussi l'espoir que représentaient les nouvelles figures romanesques, même quand elles ne partaient pas à la conquête du Graal : la vérité s'incarnait dans un monde idéal qui, reposant sur l'amour et le courage, réglait une civilité adaptée à des temps nouveaux.

Ainsi, des « créateurs » revendiquaient et pratiquaient la liberté de bâtir à leur guise, sous le voile de la fiction, un univers de langage, qui, même s'il empruntait à la réalité son apparence ou sa vraisemblance, en différait totalement. Autrement dit, la littérature déployait en langue vulgaire un espace d' « utopie », un non-lieu verbal, autarcique, dont la vérité première consistait dans le plaisir de son invention. On prenait conscience que la vérité n'avait finalement de consistance que langagière, et qu'elle n'avait sans doute jamais cessé d'être autre chose qu'une fiction de l'imaginaire, le fantasme d'un monde traversé par la déception de son désir, et cette déception renvoyait chacun à sa condition particulière de sujet souffrant. Alors dans ce nouvel espace livresque, théâtral, poétique, imaginatif, ludique, c'est-à-dire irréel, on tenterait de représenter les rêves, dont on pouvait espérer qu'ils seraient plus vrais que la réalité trompeuse de l'apparence. L'utopie c'était l'Éden recommencé et le désaveu de la vie dénaturée.

L'utopie (le terme, le genre) a été inventée, on le sait, en 1516 par Thomas More. Plus tard, il fut suivi, imité par bien d'autres, Campanella par exemple, qui depuis sa prison imaginait une Cité du soleil où le rêve d'égalité fait trouver bien pâles les communismes futurs. L'utopie, c'était le retrait dans un lieu forgé à plaisir, comme l'exposait encore Robert Burton dans sa République poétique, un lieu quasiment inaccessible, coupé du monde, lieu du suspens, hors des contraintes, où l'on peut construire une vie selon ses rêves, et donc projeter sur la vie comme elle va un regard critique. Mais déjà, aux vers 8349-9521 du Roman de la Rose, Ami décrivait l'utopie d'une société sans juges ni maîtres, et quand les héros des romans de chevalerie menaient leurs aventures le plus souvent amoureuses, ils réjouissaient d'autant plus l'imaginaire des désirs impossibles, qu'ils faisaient oublier la réalité du monde. La littérature dispensera l'oubli, comme en témoignait symboliquement Boccace, quand il situait son Decameron durant la peste qui en 1348 força les Florentins à quitter leur ville et à se retirer dans un lieu où, pour oublier le mal, de belles gens se racontent de belles histoires. Marguerite de Navarre imaginera pour son Heptameron une retraite idéale dans Pyrénées, où ses « devisants », coupés du monde par la tempête, n'auront d'autre « passetemps » que de se raconter des histoires « vraies » et de jeter de cette hauteur un regard impitoyable sur la vie. La littérature inventera bien d'autres mises en scène, celle si fréquente par exemple du « manuscrit trouvé », reste d'une origine perdue, dont la fonction est de souligner le caractère utopique du récit, hors du temps connu. L'utopie fut le genre emblématique de la littérature tout entière. C'est pourquoi elle devra constamment se défendre moins d'être menteuse qu'irréelle, de substituer ses images à la réalité, comme en témoignera par exemple au XVIIe siècle la fameuse querelle des héros de roman. Mais les écrivains eux-mêmes (de Montaigne à Sartre, sans oublier Rousseau), reprocheront aux livres de faire écran à la vraie vie ou de la farder, de mener les lecteurs au piège délectable du « bovarysme », de les exiler dans son royaume, d'où ils croient mettre en cause le monde[12].

Le danger résidait en fait dans le pouvoir accordé au lecteur de construire à sa guise l'utopie de sa propre vérité. Rabelais, qui avait médité la leçon de More, faisait de Gargantua le « roi des Amaurotes en Utopie », ce pays où les habitans sont « indistincts » (amauros en grec), sans doute parce que, disait More, « la propriété privée n'y existe pas » et que chacun y a le même poids, le même prix que son semblable. À chacun le droit égal de tirer le vin de sa vérité dans le fameux « tonneau fictil » que dans le Tiers Livre trimballe le malheureux narrateur. Plus explicitement, celui-ci dans le Prologue de son Gargantua, après avoir prétendu délivrer en gaudriolant les plus sublimes vérités, finit par inviter son lecteur à s'enivrer comme lui le faisait quand il composait ses « fanfreluches antidotées ». Car celles-ci, contrairement aux os médullaires des pédants, ne contiennent aucune « substantifique moëlle », qu'il faudrait « à plus haut sens interpréter » comme on le fait des allégories. Il n'y a d'autre vérité dans son livre que le plaisir d'y boire à volonté et d'en rire. Il y avait là du scandale, car c'était sous-entendre que les textes ne sont pas propriétaires de leur signification, qu'ils n'ont de sens que celui que le lecteur leur impose selon son désir. L'allégorie disait la vérité, mais la fiction ouvrait l'espace indéfini du sens sans lieu assignable, utopique. L'utopie liait étroitement entre eux le plaisir, l'imaginaire et la vérité, interdisant de penser que cette dernière pût se trouver ailleurs que dans l'ivresse de l'invention. Fin de la disputatio scolastique, qui menait autoritairement à la vérité ; la « conférence », façon Montaigne, ferait entendre les points de vue divers et reposerait sur leur échange, comme en témoignaient déjà les extraordinaires débats qui dans l'Heptameron suivent chaque conte des « devisants ». La vérité avait perdu son monopole : devenue la propriété de chacun, elle n'appartenait à personne. Son gain provisoire risquait alors de sombrer dans l'errance des dérives sans frontières.

Imitation et vérité 

Mais heureusement d'autre part, pour prévenir ces dangers, il y avait le garde-fou de la nature, dès lors que sa présence l'imposait comme le modèle objectif à imiter. Il suffisait de s'y conformer pour reprendre pied. Elle demandait à être lue, non plus comme un faisceau de symboles ou d'allégories, mais comme un lieu d'expérience vivante. Elle proposait une autre vérité plus humble, plus humaine, une vérité moins didactique et métaphysique, inscrite dans les choses, sur laquelle il fallait moduler la parole et modeler la pensée. C'est à quoi travaillaient désormais aussi bien les savants « naturalistes » que les poètes nouveaux, inspirés par un désir d'accéder eux aussi au savoir supérieur : désormais on louerait les écrivains pour leur « naturel », c'est-à-dire ceux dont la langue semblerait échapper aux artifices de la rhétorique pour reproduire nuement les choses.

Macrobe, encore lui l'avait dit, mais on le remarquait enfin : Virgile était aussi un grand poète parce qu'il imitait la nature :

Il n'a pas suivi d'autre guide que la nature elle-même, mère de toutes choses. Il l'a tissée, à la manière dont la musique accorde les sons dissonants. Si tu regardes le monde avec soin, tu verras beaucoup de similitude entre l'ouvrage divin et celui de ce poète[13].

Le prophète de la cinquième Églogue ou du sixième chant de l'Énéide disparaisait devant le peintre des travaux agricoles et des sentiments amoureux. Le couple Didon-Énée deviendrait l'archétype de la vérité amoureuse, tandis que la campagne mantouane représenterait le lieu idéal de la vie heureuse[14]. La Nature prenait ainsi ses deux principaux visages : celui intérieur des passions tumultueuses, celui extérieur des choses simples. Voilà ce que la littérature désormais s'efforcerait de représenter pour faire passer le frisson des choses comme Boccace le laissait entendre : « Les poètes sont des singes, j'en conviens, quand ils remplissent la tâche à mon sens la plus honorable de toutes, à savoir rendre par l'art ce que la nature fait par sa puissance[15]. » Le « réalisme », dans toutes les acceptions du terme, s'imposerait comme la règle des règles. C'est ainsi par exemple qu'au héros du roman courtois succédera le personnage du roman bourgeois, fortement individualisé, socialement situé, dont le comportement est commandé par un caractère et dont la « psychologie », succédant aux codes de la typologie rhétoricienne des passions, prétendra expliquer la logique. C'est ainsi encore que la description de lieux supposés réels deviendra le décor obligé de toute action romanesque et poétique. On voudra même donner l'illusion au lecteur qu'il voit et vit ce qu'il lit, et que le bon livre est un théâtre où le langage est si neutre, si « retranché » qu'il s'efface devant la présence de ce qui s'y joue[16].

La littérature se voudra « tableau », « peinture », jusqu'à caricaturer dans le grandiose ou le ridicule les choses pour en dégager l'essence. C'est la leçon qu'on tirera plus tard d'Aristote, dont la Poétique, découverte à la fin du XVe siècle, sera dès lors sans cesse commentée. On y lisait au chapitre 9, que les vrais poètes ont pour tâche d'énoncer « le vraisemblable », c'est-à-dire le « possible » de la vérité, aussi bien que les philosophes qui la traduisent en concepts, et à coup sûr mieux que les historiens qui s'en tiennent à la littéralité des événements. C'est ainsi, disait Aristote, prenant le contrepied de Platon, que le poète imite la nature, non pour la reproduire servilement et en donner un double trompeur, mais pour, au sens propre, la découvir, la révéler à elle-même. C'était le cas des poètes tragiques notamment : quand ils représentent le réel, ils en font vivre l'essence, et c'était la raison pour laquelle la catharsis est efficace : la vérité secrète des choses a été ressentie à travers les mots qui l'exposent, et au-delà d'eux. Morale et ontologie se rejoignaient dans l'exercice de la théâtralité. De ce texte tant de fois interprété, on conclura que l'œuvre d'art imite non pour copier le réel, mais pour en dégager « le beau idéal », cette obsession de tous les académismes auxquels les plus grands ont cédé, retombant dans les facilités de l'allégorie, laquelle, il est vrai, n'a cessé de coexister aux côtés de ou dans la fiction[17] : le Beau et le Bien s'unissaient pour affirmer le Vrai.

 

Les figures de la fiction

Pour le rechercher à tout le moins, car si l'imitation rivalisait avec les choses, ce duel impliquait son échec : pourquoi imiterait-on les choses si on les possédait ? Imiter c'était accuser leur éloignement et faire seulement sonner l'écho de leur présence, respirer le fumet de leur saveur. L'arbitraire des langues, dont depuis Aristote on s'était jusque là fort bien accommodé, sécrétait une inquiétude sur leur pouvoir de vérité[18] : elles étaient le double infidèle des choses, leur métaphore trompeuse, leur fiction ordinaire. Mais on pouvait aussi en faire une opportunité : les langues recélaient des trésors, grâce auxquels l'invention, libérée de ses modèles, créaient, on l'a dit, toutes sortes de royaumes imaginaires pour le « plaisir » (thesei, ad placitum, en un nouveau sens[19]) du lecteur. Ces virtuoses du vers qu'on appelle « grands rhétoriqueurs » en avaient démontré les possibilités, et Rabelais en jouait pareillement. Du Bellay, dès le début de sa Défense et Illustration réclamait la liberté pour le poète de faire ce qu'il veut de sa langue, « vu qu'elles viennent toutes d'une même source et origine : c'est la fantaisie des hommes », qui permet aux poètes notamment d'aménager le verbe à leur gré.

Aussi l'imitation servira de leurre à la fiction, comme honteuse du plaisir qu'elle procure. On imitera des modèles supposés avoir vécu plus près de la nature (les grands Anciens), mais on ne se leurrera pas sur le résultat, et La Fontaine aura beau dire qu'« il ne faut pas quitter la nature d'un pas » (celle de son modèle Ésope) il prendra soin de préciser qu'imitation n'est pas esclavage : il cherchait l'« enchantement », résumant l'idéal contradictoire d'une époque partagée entre son désir du vrai et son goût pour la « gaieté » et la « feinte », et qui fera du devoir d'« instruire » l'alibi de son « plaisir ». Contredisant l'idéal d'une langue transparente, on instaurera le culte des figures qui plaisent d'autant plus qu'elles désignent la vérité en sa ligne de fuite. En effet, ses hauts mystères échappent au propre des mots simples, lesquels offusquent la pudeur, quand ils disent la réalité toujours quelque peu sale au regard de la pensée pure. Ainsi, la périphrase allégorique s'impose pour masquer les pudibunda, telles ces fameuses « couilles » de Saturne coupées par Jupiter, dont le narrateur du Roman de la Rose s'indignait que Raison ait pu en prononcer devant lui le terme. Il faut lire la réponse pleine d'humour de celle-ci, qui déplore en « souriant » qu'il soit nécessaire de déguiser la parole pour ménager les fausses pudeurs de la société[20]. Mais elle sait bien que, s'agissant des choses naturelles, celles de l'amour notamment, la « licence » confère aux « ornements » leur plus grand charme, comme plus tard La Fontaine le reconnaîtra dans son conte Le Tableau :

Tout y sera voilé, mais de gaze, et si bien

Que je crois qu'on n'en perdra rien.

Qui pense finement et s'exprime avec grâce

Fait tout passer ; car tout passe,

dès lors qu'on connaît les finesses de la « feinte ». La figure érotise le monde, elle donne plus et mieux à voir que la peinture nue. « Enchantement », là encore.

Mais il n'en reste pas moins vrai que les poètes sont bien obligés d'utiliser le langage ordinaire dont l'impropriété ne leur facilite pas l'expression du « vraisemblable », à défaut du vrai. Ils ne peuvent assigner aux termes un seul sens, à la différence des mathématiciens et des philosophes qui simplifient tout, le langage plurivoque et la réalité complexe. Les poètes ont pour fonction d'imposer au langage l'épreuve de sa vérité, et les figures de la fiction leur sont nécessaires. Ainsi de l'« antilogie » (héritière de l'« énigme », rebaptisée bien plus tard paradoxisme, puis oxymore), chaque fois qu'il faut renvoyer à l'incompréhensible alliance des contraires en un seul objet, le deux en un, et non l'un face à l'autre comme dans l'antithèse. Pétrarque et ses successeurs en firent grand usage pour dire le mystère de l'amour, et l'on moqua les Précieuses, qui pourtant aimaient le pur langage. Ainsi de l'« épanorthose », ou figure de « correction », qui prend le terme usuel qui se présente de lui-même, et le barre aussitôt d'un trait : mensonge du nom propre,

Ma douce Hélène, non, mais bien ma douce haleine…,

mensonge du terme générique pourtant si commode, victoire de la pensée sur les choses :

Le temps s'en va, le temps s'en va, Madame

Las le temps, non, mais nous nous en allons…

Non, le Temps, cette abstraction si souvent allégorisée (le sablier, les ailes), n'existe pas, mais bien la force ténébreuse qui désagrège, dénoue le « nous » anonyme du sujet (son corps souffrant, désirant), et dans laquelle, pour échapper à lui-même et comme s'excuser d'exister, il aimerait se perdre. La « correction » sonne chaque fois comme un rappel à l'ordre de la vérité que la facilité des mots ne cesse de trahir.

L'âge de la métaphore

Disons qu'on entrait dans l'ère de la métaphore généralisée, de la métaphore dans ce qu'elle avait d'inquiétant, surtout si on ne la confond pas avec la comparaison. Celle-ci énonce un rapport clair et complet d'équivalence entre quatre termes : a est à b ce que c est à d. C'était au fond le système de l'allégorie. Pourtant au chapitre 22 de sa Poétique, Aristote signalait le cas particulier où « il n'y a pas de nom existant pour désigner l'un des termes  de l'analogie » ; alors le terme métaphorique prend la place du terme exact qu'on attendait. Au lieu de d, le dernier terme cherché qui fait défaut, on dit x , terme de substitution, qui « met sous les yeux » de l'imaginaire (théôrein, et non oran, dit le texte) l'absence de ce qu'on cherche et qui se dérobe. Aristote donnait cet exemple : si le poète a dit « semant la flamme divine », c'est qu'il n'existe pas de mot pour dire l'action génératrice du soleil que l'intelligence ne peut nommer parce qu'elle lui échappe. Mais on avait encore lu dans Macrobe que Platon avait comparé le Bien au soleil parce qu'il ne pouvait en dire l'essence :

Mais il découvrit que, seul parmi les objets visibles, le soleil lui était tout à fait analogue (simillimum), et il mit à profit cette analogie (similitudinem) pour ouvrir à son discours un chemin par où s'élever jusqu'à l'insaisissable[21].

Le mythe platonicien n'était au fond rien d'autre qu'une métaphore continuée, ou plus exactement la forme originelle de l'utopie : il remplissait le creux de l'espace laissé par la vérité qui se dérobe à la pensée. Une des grandeurs de l'âge dit « baroque » fut de rendre à la métaphore parmi les autres tropes un culte exceptionnel ; certes elle satisfaisait le goût du temps pour les jeux de langage et d'esprit, mais ce faisant sa lumière inattendue permettait de sonder les mystères de la connaissance. C'est ce dont témoigne par exemple le Cannochiale aristotelico du jésuite italien Emanuele Tesauro (1592-1675), pour qui cette figure, image même de la Création, répondait au besoin de la pensée de s'aventurer jusqu'aux principes du monde, là où la logique s'arrête[22]. C'est ainsi que la poésie (la littérature) métaphorisera le monde pour en approcher la vérité en la jouant, elle est devenue tout à fait elle-même lorsque, cassant l'immédiateté du sens, elle s'est donné pour fonction de prendre en charge l'inquiétude de la vérité que rate le langage (notamment celui de ses professionnels), et de transformer en fête pour l'esprit et les sens cela même qui devait les désespérer. Lorsque, au terme de cette aventure, Mallarmé définira son projet poétique, il ne transgressera nullement la tradition, il la reformulera pour son temps, où il semblait que le dessein d'imitation « réaliste » avait fait long feu. « La nature a lieu, on n'y ajoutera pas » — en tout cas rien par le verbe. « On s'y bute avec un sourire[23]. » S'il est vrai (c'est même là leur vérité) que les langues sont « imparfaites en cela que plusieurs » et que chacune d'elles est la métaphore leurrante de la réalité, il reste au poète, ce téméraire qui ne s'en laisse pas conter avec les faux-semblants, de métaphoriser la métaphore, de métaphoriser avec de la métaphore. C'est ainsi qu'il « rémunère [leur] défaut », car tandis qu'il le transmute en figure généralisée de la pensée, non seulement il change le désir en plaisir,  mais il trace « à l'égal de créer : la notion d'un objet, échappant, qui fait défaut ». « À quoi sert cela — À un jeu », dont la gratuité est nécessaire pour qui décide de suivre héroïquement cette « attirance supérieure comme d'un vide », tendue vers « le ciel métaphorique qui se propage à l'entour de la foudre du vers[24] ».

Inspiration et nature : mystique et poésie

La métaphore généralisée marquait donc les limites du devoir d'imitation ; la copie rate l'essentiel de son modèle. La Nature, celle des choses extérieures, « fuyante proie », échappe à la prise, mais heureusement elle se manifeste autrement, lorsqu'en chacun elle communique son énergie et impose ses desseins. L'immense architecture de ses formes résulte du faisceau des forces qui l'organisent et qui en sont la vertu première. À défaut de percer par son art les mystères de sa toute-puissance visible, le poète est l'homme qui cède à sa force créatrice, génésique. Il l'imite alors moins qu'il ne la « suit » en se soumettant à son « inspiration », en faisant entendre la voix que la divine Présence fait sonner en ses rares élus au point qu'elle les arrache à eux-mêmes et les plonge dans une véritable extase. Le poète se laisse ainsi posséder par elle, il devient son porte-parole. Revanche de Platon sur Aristote ? Sans doute, mais l'« enthousiasme », dont le premier avait dit qu'il transporte les furieuses Bacchantes, donnait seulement une couleur humaniste à l'exigence mystique qui trouvait son relais ou son application dans la poésie. Car l'extase de l'inspiration poétique, telle que la décrivent les poètes, rappelle bien moins Platon que la joie mêlée de souffrance, dont les mystiques faisaient état quand ils décrivent leur expérience. La rencontre avec le Dieu autorisait les poètes à revendiquer leur dignité à côté de la religion véritable. Pétrarque et Boccace sont les premiers qui ont parlé de la poésie comme d'une « fureur divine », et quand Ronsard parlera de son « mestier », qui lui faisait parler « l'original langage des dieux[25] », sans doute était-il concient de ce qui l'apparentait aux sommets de la piété. La rencontre de la vérité était proprement bouleversante. Possédé par le Dieu, mais dépossédé de lui-même, le sujet-poète souffrait des intermittences de la parole inspirée ; l'extase était une agitation douloureuse proche de la folie, dont la retombée ressemblait à la mort. « Certes je n'en mens point », disait Ronsard, il fallait l'en croire, car lui aussi parlait d'expérience :

Ainsi je cours à course desbridée,

Lors que la verve en moy s'est desbordée,

Impétueux, sans raison ny conseil.

Elle me dure ou le tour d'un Soleil,

Quelque fois deux, quelque fois trois, puis morte

Elle languit en moy […]

Mais quand du tout ceste ardeur se retire

Je ne sçaurois ny penser ny redire

Les vers escrits, et ne m'en souviens plus.

Je ne suis rien qu'un corps mort et perclus,

Dont l'âme vole autre part esbranlée

Laissant son hoste aussi froid que gelée[26].

Curieux écho d'Augustin : le silence du dieu gèle l'âme jusqu'à la mort. Le poète ne vit que le temps de sa « verve », dont la violence cependant l'exténue. Quand l'« ardeur se retire », devenu muet, il meurt à lui-même. Ou, plus gravement, à la poésie, comme Du Bellay en donnait l'exemple, maintenant que les Muses s'étaient enfuies de lui. Il ne lui restait plus qu'à désenchanter le monde, à le défictionner, et s'il chantait la gloire de Marguerite, sa nouvelle idole, il userait « d'un vers non fabuleux »:

Je ne veux déguiser ma simple poësie

Sous le masque emprunté d'une fable moisie. (Regrets, sonnet 188)

« Regrets » prémonitoires : le jour viendra où il faudra bien constater que la divine Présence s'est décisivement retirée, laissant derrière elle le creux de son « attirance supérieure ». Mais le poète moderne, inventé par Mallarmé, « retrempé au ruisseau primitif », trouvera au lieu même de ce «  défaut » « les foudres primitives de la logique » qui invitent à de nouveaux accords « en des fêtes à volonté et solitaires ». Cette « logique avec nos fibres », figure quasi païenne de l'affectus mystique, tel était le nouveau visage de Nature, que le poète s'obligeait à suivre pour en épouser le rythme et les « motifs ».

Le fragment et la continuité

Imitation  ou Inspiration ? Reproduire ou suivre ? Lorsque la Présence se retirait et retenait sa voix, l'imitation reprenait ses droits : ainsi Du Bellay, privé des Muses, se résignait à « peindre » le spectacle de Rome. Mais l'une et l'autre voie n'avaient de légitimité qu'à tendre vers la vérité, dont le « long poème », celui des épopées d'Homère et de Virgile, représentait la forme idéale : le dieu était censé les avoir dictées d'un jet continu. On sait à quel point cette hantise de l'œuvre au long souffle fut la tentation malheureuse, et qu'elle a suscité les insipides labeurs où tant de versificateurs-rhéteurs ont épuisé leur talent, jusqu'au jour où Hugo l'aurait enfin réussie. La poésie s'y est souvent exténuée en récit[27].

Ronsard le premier s'y était essayé en vain : la « fureur » qui, disait-il, lui dictait ses Odes, trouverait son accomplissement dans la Franciade, et ce fut l'échec. Il expérimentait que les élans de l'affectus sont d'autant plus brefs qu'ils sont violents, et que l'expérience poétique se vit dans le déchirement non de soi seulement, mais de la langue. L'inspiration procède par intermittences, qui la rendent fragile, c'est-à-dire fragmentaire. Elle laisse derrière elle les éblouissements de quelques vers sublimes, mais isolés, de quelques « perles de la pensée » comme dira Vigny[28]. Mais comment de cette disparate assembler le collier de la vérité, dont on ne doutait pas qu'elle fît une totalité ? Était-il possible de recomposer une semblance du vrai qui compenserait les vides de sa nuit ? La vogue du sonnet, hérité des Italiens, s'explique sans doute parce que le poète pouvait plus aisément conduire la phrase musicale, lancée par le coup d'archet du premier vers, jusqu'à la conclusion du quatorzième. Boileau le dira justement :

Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème[29].

Il suffisait de mettre bout à bout ces monades poétiques, dont chacune contenait de brèves images de la totalité. Quand Ronsard, si alerte dans le décasyllabe de ses Amours de Cassandre, adoptera l'alexandrin, il relevait le défi que lui posaient ces nouveaux vers : ils « sentent trop leur prose », en disait-il, et ne permettent pas à l'étincelle originelle d'infuser de sa lumière l'ensemble du discours poétique[30].

Heureusement ( ? ), pour satisfaire ce que Valéry appelait « l'idole du continu[31] », il y avait eu la rhétorique. Son renouveau dès le XIIe siècle s'explique parce qu'elle offrait les remèdes à ce mal. Grâce à ses recettes, on obtenait un flux verbal qui, fût-il factice, masquait les béances de l'inspiration et donnait l'illusion menteuse de la transparence, de la facilité naturelles. La littérature sera partagée, durant toute son histoire, entre le respect de la brièveté illuminante et la recherche de la prolixité narrative : fallait-il masquer, boucher les failles du vide en reliant vaille que vaille entre eux des morceaux par la Présence bordée par ses silence ? D'où le discrédit dont la rhétorique fut frappée en même temps qu'on la célébrait. Si la véritable éloquence se moque de l'éloquence, il y avait beaucoup du rhéteur en Pascal, ce qui le rendra insupportable à Valéry.

Nul plus que Montaigne n'a été en son temps sensible au « lopinisme[32] » de la pensée ; il s'en prenait aux fiers-à-bras de la rhétorique, aux « faiseurs de livres », qui abusent de « barrocco et de baralipton » pour masquer à coup de fausses « jointures » les vides de l'expérience. Lui, il inventait un art naturel de « commer », de mettre des « comme » entre les idées et les phrases, pour faire tenir la « marquetterie » du livre sans cacher qu'elle était « mal jointe ». Le propre de « l'essai », ce genre qu'il inventait, était de mettre bout à bout des morceaux divers qui, s'appelant l'un l'autre, provoquent parfois la surprise des « verves » inspirées : le style « à sauts et à gambades », celui d'une libre poésie, d'un langage de la vérité dont Platon avait été l'initiateur : il n'écrivait pas pour « l'indiligent lecteur », ni pour les « principiants », qui ont besoin des béquilles rhétoriques pour masquer les trous de la vérité Peut-être aussi le mouvement de l'écriture ferait-il lever la pâte livresque et en ferait un beau corps naturel, vivant[33].

L'âge voulut réagir contre les « irréguliers », parce qu'ils avaient la franchise de reconnaître et d'aimer ces sautes de la vérité. Se répandit alors un goût quasi exclusif pour les formes achevées, closes, formant des ensembles liés. La perfection, hors de laquelle aucune vérité n'était concevable, consistait à composer des œuvres d'où les vides semblaient absents au moyen d'une rhétorique discrète, dont on faisait croire que l'artifice y rejoignait la nature. La langue était « naturelle » quand on en avait gommé les effets trop voyants. La vraisemblance obéissait aux codes qui font la continuité des choses. Une œuvre n'était sortable que léchée, peaufinée. D'où l'embarras quasi comique des Messieurs de Port-Royal, quand ils trouvèrent à la mort de Pascal les morceaux de son Apologie et qu'ils décidèrent de les éditer tout de même : les éclairs de l'inspiration brûlaient le dessein de discursivité. Ils prirent le parti d'éliminer d'abord toutes les « pensées » (le terme, qui vient d'eux, arrondissait déjà les arêtes vives des fragments) qu'ils jugeaient « ou trop obscures ou trop imparfaites » ; quant aux autres,

on les donne telles qu'on les a trouvées, sans y rien ajouter ni changer, si ce n'est qu'au lieu qu'elles étaient sans suite, sans liaison, et dispersées confusément de côté et d'autre, on les a mises dans quelque sorte d'ordre, et réduit sous le même titre celles qui étaient sur les mêmes sujets[34].

Comme si mettre « quelque sorte d'ordre » à ces brouillons, ne changeait rien aux fulgurences de la pensée ! L'édition scolaire de Léon Brunschwicg, qui fit si longtemps autorité, n'agira pas autrement, et il faudra attendre les travaux de Louis Lafuma pour trouver une esquisse de classement dans les fameuses « liasses » établies par Pascal lui-même, lequel savait bien que par nature le feu s'éteint dans l'eau calme de l'ordonnance.

La Fontaine fut à ma connaissance le premier à oser publier des textes inachevés sous le titre de « fragments » : Fragments du songe de Vaux (1671), Fragments de Galatée (1682), et dans l'Avertissement de cette dernière pièce inaboutie, il poussait l'insolence jusqu'à arguer de sa faiblesse pour justifier l'impubliable :

L'inconstance et l'inquiétude, qui me sont si naturelles, m'ont empêché d'achever les trois actes à quoi je voulais réduire ce sujet. Si l'on trouve quelque satisfaction à lire ces deux premiers, peut-être me résoudrai-je à y ajouter le troisième.

Le « papillon du Parnasse » suivait seulement ses données « naturelles », l'inconstance et l'inquiétude. « Les longs ouvrages me font peur », avouait-il en « épilogue » au Livre VI de ses Fables, ces recueils de fragments ou d'« échantillons[35] » qui charmaient un public ravi malgré lui de tant d'élégante désinvolture et de demi-fausse franchise. Il exprimait en effet la vérité que se cachait son siècle, même si les auteurs de « maximes » ou de « caractères »  s'efforçaient de donner à leurs lambeaux d'écriture la perfection de la totalité.

Les textes de la littérature sont à lire avec un œil exercé, prompt à déceler le fragment « inspiré », « calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur », dans le ruban continu de la rhétorique obligée, un œil qui depuis longtemps a isolé les « beaux vers » dans le tapis des alexandrins de Corneille ou de Racine, ou l'œil d'André du Bouchet, habile à repérer la dialectique par laquelle le continuum hugolien n'existe que par son contraire : « Le fragment touche chez lui à quelque chose d'essentiel. Il semble que cette hantise de l'infini, de l'ininterrompu, qui marque si fortement son œuvre, doive toujours aboutir, par une dialectique étrange, à précipiter une sorte d'interruption perpétuelle. Le désir immense de l'éternel, du continu, ne peut se satisfaire qu'en englobant son contraire[36]. » Mallarmé avait rendu l'hommage quasi ironique à Hugo, le dernier des grands poètes rhéteurs, d'avoir permis par sa mort au vers de « se rompre » et d'avoir ainsi rendu la poésie à sa vérité d'origine : « Toute la langue, ajustée à la métrique, y recouvrant ses coupes vitales, s'évade, selon une libre disjonction aux mille éléments simples. » Et lui-même, voulant rompre avec des siècles de fausse continuité, il rêva  son fameux Livre : mais il savait bien que la « logique » neuve qu'il substituait à la rhétorique aurait bien du mal à lier les éclats inspirés de la « foudre ».

Valéry, le poète aussi bien que le penseur, s'épuisera à prolonger sur ce point la leçon de Mallarmé. « J'ai l'esprit unitaire en mille morceaux » (II, p. 137), reconnaissait-il, ce dont témoignent les Cahiers, « amas informe de fragments », sachant toutefois que « toutes ces ruines ont une certaine rose » (I, p. 4). Et l'on sait comment ses poèmes sont nés d'une héroïque volonté de prolonger l'émotion du premier vers « donné » , car « en littérature, en art, les idées viennent toujours “isolées” »  (I, p. 107). Voltaire avait écrit que « la poésie n'est faite que de beaux détails ». Valéry, qui se méfiait tellement de l'inspiration (de son image stéréotypée surtout), ne cessera de méditer ce mot : la tâche du poète à ses yeux sera d'assembler entre eux des éclats de beauté. « Le problème littéraire général est de lier[37] » (XI, p. 299), c'est-à-dire d'inventer au coup par coup une rhétorique de la jointure. Ce qui n'allait pas forcément de soi.

Maurice Blanchot attribuait à Nietzsche la découverte de « l'écriture fragmentaire », y voyant « le grand tournant de la pensée[38] ». La force de Nietzsche fut sans doute de reconnaître cette exigence de la « nature », en vertu de laquelle Dionysos, dieu de la force refoulée, de la vérité primaire, se montre en cassant la croûte de la continuité apollinienne, rhétoricienne, et rappelle que la vérité des textes ne coïncide pas avec l'écorce lisse de leur sens. Mais cette contradiction travaillait depuis des siècles la pâte littéraire, au désespoir des écrivains. Dionysos se signalait déjà dans l'épanorthose, mais il parlait dans la digression, dont la nature est de casser le fil du discours. Les rhéteurs en avaient depuis longtemps reconnu l'existence, mais ils en avaient fait une ruse pour reposer le lecteur ou l'auditeur, pour le séduire en l'intriguant ; il leur importait d'en nier la violence disruptive. La force de la littérature au XVIe siècle fut de céder, au nom de l'inspiration, à ces coups de boutoir qu'était la digression : elle a aimé le « beau désordre », qui, loin d'être un effet de l'art, fait subir à l'écriture la violence de la vérité qui passe[39]. Le XVIe siècle nous étonne encore par ces textes qui, avant l'inévitable remise en ordre du siècle suivant, cultivent l'effervescence brouillonne, jusqu'aux bords de la folie, croirait-on, comme pour sommer la Présence de paraître ou pour en feindre la parousie dans la cornucopia de la parole. Cette folie était le signe que le Dieu passait dans la force des mots qu'il semblait dicter. La mystique aussi était une folie de Dieu.

La figure de l'auteur : la vérité en question

Un fait cependant ne laisse pas de surprendre : tandis que la littérature ne cessait de tendre et de prétendre à la vérité, ses artisans, au lieu de s'abîmer dans l'impersonnalité, comme le faisaient volontiers ceux de l'âge antérieur, ont restauré la figure de l'auteur qu'ils héritaient de l'Antiquité. Les « auteurs », « facteurs », « acteurs » des romans courtois s'effaçaient encore derrière leurs fictions : à peine s'en prévalaient-ils pour en tirer quelque gloire ; ils écrivaient à la demande des puissants et cherchaient à leur plaire moyennant pensions. Or voici que délaissant l'ombre du « coignet » où ils se logeaient[40], les écrivains en viennent à se mettre eux-mêmes en scène dans leurs fictions et à se donner un visage personnalisé.

Cette retombée sur le sol de l'anecdotique doit être mise en rapport avec les conditions de la production littéraire. Le renouveau de la poésie lyrique avait assurément bouleversé la donne : au départ, un « je  innommé », comme dit Paul Zumthor, chantait l'amour, au nom de tous les amants qui se retrouvaient en lui. Mais le temps est venu où ce sujet anonyme a pris les traits d'une identité individuelle, fût-elle fictive[41]. C'était le moment où l'oralité reculait progressivement depuis le XIIe siècle, et la Présence se perdait par laquelle le sujet chantant ou narrant devant le public des fêtes était en personne le gage de sa parole. La lecture solitaire s'imposait qui, fût-elle chantée et à plusieurs, privait la parole de sa force et de son évidence premières. L'écriture en était réduite à singer l'oralité perdue, grâce aux ficelles de la rhétorique, art du discours sur la place publique. À ce simulacre de la vérité, à cette imitation de l'imitation, l'auteur privé de la performance de son acte et en quête de sa voix perdue, n'avait que sa signature pour garantir l'authenticité de sa parole. Ainsi Montaigne proclamait-il sa « bonne foi », dès l'entrée de son livre, estimant par ailleurs, qu'il lui suffisait d'écrire comme il parle sans recourir aux artifices de la rhétorique, pour rendre vraie sa « peinture » de soi.

Il entrait là quelque présomption, sans aucun doute : orgueil d'être le porte-voix, le messager du dieu, comme Dante le racontait dans sa Vita nova[42] ; orgueil aussi de l'artisan habile à « lier » les mots, selon l'étymologie que le même Dante disait être celle du terme « autor[43] ». Mais aussi prudence, et même défiance. Est-il si vrai que le dieu me dicte ses oracles ? Ne suis-je pas l'inventeur fragile de mes fictions ? Double interrogation de la poésie : cela que je chante, qu'est-ce donc, et qui suis-je moi, en train d'écrire ? Si bien d'autres que moi sont victimes ou héros de l'amour éternel que je chante, ne faut-il pas que, pour intéresser un nouveau public qui aime de plus en plus les réalités de la nature, les pailles ou les paillettes du quotidien, mon cas se différencie des autres ? Villon léguant à ses proches l'avoir de ses malheurs personnels sur le ton de la tragicomédie brisera significativement avec la banale généralité du lyrisme antérieur. Marot, Du Bellay exploreront cette veine. L'auteur est quelqu'un qui se raconte lui-même (autos) et n'a pas d'autre garant (auctor) que lui-même de la vérité de ses dires. Mais l'authenticité est-elle la vérité ? Le sujet se prend comme sujet de ses « verves[44] », incapable d'affirmer autre chose que ce qu'il éprouve. Il n'y a peut-être de vérité que celle de ce que les philosophes appelleront un jour l'universel concret. C'est ainsi que l'auto(bio)graphie est devenue la tentation des écrivains, comme si, se racontant eux-mêmes directement ou non, ils limitaient l'irréalité de leurs fictions. Les biographes, dont on lit aujourd'hui plus aisément le livre que ceux des écrivains dont ils parlent, ne feront qu'aller dans ce sens, s'attribuant l'autorité de vérifier de leurs confessions par le renvoi à un référent historique supposé être le seul lieu de la vérité.>

On exigerait donc de l'auteur qu'il éprouve ce qu'il écrit, conformément au précepte d'Horace : « Si vis me flere, dolendum est / Primum tibi. » C'était pour lui la manière la plus simple et immédiate de suivre et d'imiter à la fois la nature, et la force émotive de son texte, sa capacité à provoquer l'affectus du lecteur en résulteraient, qui suffiraient à en prouver l'authenticité[45]. Une esthétique de l'émotion se met en place, qui justifiera la « littérature à l'estomac ». On demandera à l'auteur d'écrire avec son sang, pour éviter que la littérature ne soit que l'efflorescence trompeuse de l'être qui passe et se vide avec le temps qui passe. Car finalement, il était à craindre que tout, y compris l'existence, ne soit que fiction.

Yves Delègue



[1] On ne mesure pas aujourd'hui à quel point ce retour a marqué une novation dans l'image de la vérité. Pour les Pères, celle-ci n'était pas à imiter, mais à reconstruire.

[2] À vrai dire, les choses n'étaient pas aussi simples, et le sens de nombreuses passages prêtait à hésitation. Mais Augustin ne doutait pas que les textes des Écritures ne finissent par donner la clef de leurs « énigmes » si l'on savait les rapprocher les uns des autres.

[3] Je renvoie à l'étude récente d'Irène Caiazzo, Lectures médiévales de Macrobe, Vrin, 2002. Notant le discrédit de son « savoir scientifique », l'auteur ajoute : « Mais les discussions sur l'utilisation des mythes et des fabulae restaient toujours valables : Bernard de Chartres, Guillaume de Conches, Abélard, Bernard Silvestre, Alain de Lille en firent usage dans leurs ouvrages. […] Macrobe finit par être considéré […] comme un philosophe de la morale, un théoricien des fables, auquel plusieurs générations eurent recours et rendirent hommage : d'Albert le Grand à Thomas d'Aquin, de Pétrarque à Ange Politien » (p. 43).

[4] Commentaire au Songe de Scipion, Paris, Les Belles Lettres, traduction de Mireille Armien-Marchetti, p. 8-9, dans laquelle je me suis permis de substituer le terme « figure » à celui de « symbole » qu'elle emploie pour traduire « figuris ».

[5] L'idée s'était banalisée, si l'on en croit Jean de Salisbury (XIIe siècle) : « Poetas philosophorum cunas esse, celebre est », « les poètes sont le berceau des philosophes, c'est bien connu » (Metalogicon, I, xxii).

[6] Entheticus, P. L. de Migne 199 col. 969 : « […] insta / Ut sit Mercurio Philologia comes, / Non quia numinibus falsis reverentia detur, / Sed ut verborum tegmine vera latent. / Vera latent rerum variarum tecta figuris, / Nam sacra vulgari publica jura vetant. »

[7] Cf. P. Dronke, Integumenta Virgilii, École française de Rome, 1985. Il ressort clairement de cet article que c'est au XIIe siècle que l'autorité de Macrobe s'est imposée pour faire de Virgile un poète-philosophe préchrétien.

[9] Cf. P. Dronke, art. cit. p. 72-75. Même justification de la fiction dans Le Roman de la Rose, vv. 7170 et sq.

[10] P. L. 199, VI, xxii, col. 621.

[11] Ces termes seront ceux de Rabelais ou de Montaigne, lorsqu'ils parlent du sens qu'il faut donner à l'existence.

[12] Je me permets de renvoyer aux réflexions que j'ai avancées dans Le Royaume d'exil.

[13] Saturnalia, Liber Quintus, 1 : « Atque adeo non alium ducem secutus, quam ipsam rerum omnium matrem naturam. Hanc pertexuit velut in musica concordia dissonorum. Quippe si mundum ipsum diligenter inspicias magnam similitudinem divini illius et hujus poetici operis invenies. »

[14] D'où, des siècles durant, l'horreur pour la montagne monstrueuse et le discrédit des océans ravageurs. Énée le navigateur n'inspirera pas les découvreurs des Amériques lointaines : la nature idéale sera celle des bergers.

[15] Genealogie deorum gentilium, Livre XIV, chap. xvii (PUS, 2001, p. 67-68).

[16] J'ai développé ces points dans La Perte des mots. L'Astrée a frappé les esprits en son temps notamment parce que l'action s'y déroulait dans les monts du Forez, ce qui fait de lui le premier roman moderne. Ce que j'ai appelé « le retranchement » et « la décriture » obéisssaient au dessein de calquer le langage sur les choses pour en tracer, comme en mathématique, l'épure. L'oratorien Bernard Lamy, persuadé que « la parole est le tableau de la pensée », donnera cette définition du bon livre : «  Il y a des tours figurés de conversation ;  quand on les sait prendre, le lecteur ne croit pas lire un livre ; il croit voir les choses » (La Rhétorique ou l'art de parler, 1670).

[17] Les romans dits « à thèse » sont une des formes modernes de l'allégorie.

[18] Signe de cette inquiétude, les efforts de certains pour justifier le cratylisme et fonder le langage en nature, ainsi que Gérard Genette l'a montré dans ses Mimologiques.

[19] Thesei était le mot grec, traduit par ad placitum, dont Aristote s'était servi dans son Peri Hermeneias pour définir d'un mot le conventionnalisme des langues. Cette théorie, reprise par Boèce, fut généralement admise.

[20] Le Roman de la Rose, éd. Strubel, pp. 316-319 et 386-399. Cette œuvre capitale, qui prend le contrepied de l'allégorie romanesque et poétique, en est aussi la justification.

[21] In somnium Scipionis, I, 2, 15.

[22] Yves Hersant qui a récemment traduit l'essentiel de ce texte dans La Métaphore baroque, commente ainsi : « À l'image du Créateur, toute créature joue le jeu métaphorique […] : ce métaphorisme universel, les hommes n'ont pas pour tâche de le réduire, mais d'en exploiter la dynamique » (p. 10). S'appuyant sur une étude d'Enersto Grassi, Y. Hersant ajoute : « La métaphore ne peut être qualifiée d'ornementale ; elle supplée la pensée logique, en manifesant l'impuissance de celle-ci  à “rendre compte de ses principes ”. Elle est en somme plus près de l'être, précisément parce qu'archaïque ; ou plus proche de l'originel, parce que porteuse d'une image et d'une puissance émotive » (p. 16). J'ai moi-même souligné ailleurs que le goût de l'âge « baroque » pour le « paraître » est l'envers de son inquiétude pour l'être des choses, et sa prédilection pour la métaphore, jusque dans son clinquant parfois, en fut la preuve.

[23] Mallarmé tire le bilan du réalisme de son temps : « Abolie, la prétention, esthétiquement une erreur, quoiqu'elle régît les chefs-d'œuvre, d'inclure au papier subtil du volume autre chose que par exemple l'horreur de la forêt, ou le tonnerre muet épars au feuillage, non le bois intrinsèquee dense des arbres ; […], hors de toute pierre, sur quoi les pages se refermeraient mal » (Crise de vers). « L'erreur » esthétique n'interdit pas les « chefs-d'œuvre », quand leur auteur, tel Hugo, suit à son insu la force qui le guide, comme on va le voir.

[24] Cette dernière citation est tirée du texte Solennité. Mallarmé, chroniqueur de théâtre malgré lui, regrette « le temps du Tréteau sommaire, quand la rampe se prêta à l'éclair métaphoriqe de la vérité » (Notes sur le Théâtre I).

[25] Préface de la Franciade, Œuvres complètes, coll. Pléiade, t. II, p. 1018.

[26] « La Lyre, à Jean Belot », ibid., t. II, p. 322-323.

[27] On a estimé non sans raison que le roman fut l'héritier prosaïque de l'épopée, mais l'imitation prit alors le relais de l'inspiration, et la littérature, de révélation qu'elle voulait être, se transforma en récit. « Il n'y a pas d'“expérience poétique” au sens d'un “vécu” ou d'un “état” poétique. Si quelque chose de tel existe, ou croit exister — et après tout c'est la puissance, ou l'impuissance, de la littérature que d'y croire et d'y faire croire — en aucun cas cela ne peut donner lieu à un poème. À du récit, oui ; ou à du discours, versifié ou non. À de la “littérature”, peut-être, au sens ou tout au moins on l'entend aujourd'hui. Mais pas à un poème. » Voilà ce qu'écrivait Philippe Lacoue-Labarthe, dans L'Expérience poétique (p. 33) à propos de deux poèmes ( ? ) de Celan, dont le dessein était de dire « le “jaillissement” du poème dans sa possibilité, c'est-à-dire dans son énigme » (p. 31). Tout Mallarmé était déjà là.

[28] Dans La Maison du berger.

[29] Art poétique, chant II, v.94. Mais il affirmait aussi, songeant à l'épopée : « Un Poëme excellent où tout marche, et se suit, / N'est pas de ces travaux qu'un caprice produit » (ibid. Chant III, v. 315-316).

[30] Admirables Sonnets pour Cassandre, pleins d'allégresse poétique !

[31] Mes références aux Cahiers sont toutes prises à l'édition en 29 volumes du CNRS. Ici I, p. 215.

[32] Ce lopinisme (le terme est d'Albert Thibaudet) trouve son répondant dans ce qu'Alain Badiou appelle le « nihilisme » contemporain, qu'il définit par « la rupture de la figure traditionnelle du lien, la déliaison comme forme d'être de tout ce qui fait semblant de lien » (Manifeste pour la philosophie, p. 35). Montaigne avait déjà le sentiment de vivre dans « une sorte d'atomistique généralisée », comme dit eencore Badiou, et il opérait pour lui-même « la destitution des liens sacrés » pour s'ouvrir « à la généricité du vai » (ibid. p. 38).

[33] J'ai développé ces points dans mon étude Montaigne et la mauvaise foi.

[34] Préface à l'édition de Port-Royal (1670). Œuvres complètes, Seuil, 1963, coll. L'Intégrale, p. 498.

[35] Il use de ce terme dans l'Avertissement des Fragments du songe de Vaux, écrit avec la même légèreté provocante.

[36] « L'infini et l'inachevé », in Critique, nov. 1951, p. 947. Tout l'article est une merveilleuse analyse, au-delà du cas Hugo, de la poésie « moderne » qui a fait de la parataxe la règle visible de sa production et de la dispersion la figure de sa mise en page.

[37] L'admiration de Valéry pour Voltaire durera jusqu'à ses derniers jours. « Voltaire est le classique par excellence, bien plus classique que les auteurs du 17e par la simple raison que prodigieusement intelligent, il venait après eux. Il a eu conscience de leur art, les a jugés d'ensemble. […] Et c'est lui qui a dit admirablement : la poésie n'est faite que de beaux détails. Parole la plus vraie et la plus profonde, dont le pourquoi donne la clef de la poésie, et parole qui ouvre toute la poésie moderne […] » (VI, p. 450 ; cf. ibid. p. 687).

[38] L'Entretien infini, p. 235. « La discontinuité ou l'arrêt de l'intermittence n'arrête pas le devenir, mais au contraire le provoque ou l'appelle dans l'énigme qui lui est propre. C'est là le grand tournant de la pensée avec Nietzsche : que le devenir n'est pas la fluidité d'une durée infinie (bergsonienne) ou la mobilité d'un mouvement interminable. Le morcellement — la cassure — de Dionysos, voilà le premier savoir, l'expérience obscure où le devenir se découvre en rapport avec le discontinu et comme son jeu […]. La fragmentation, c'est le dieu même, cela qui n'a nul rapport avec un centre, ne supporte aucune référence originaire. »

[39] J'ai essayé de montrer dans mon étude sur Montaigne et dans une brève étude (« La digression ou l'oralité dans l'écriture », actes du Colloque Logique et littérature à la Renaissance), comment Montaigne a mis lucidement en place un stratagème qui permettait à la pensée folle (ce qu'il appelait « les monstres et chimères fantasques » de son esprit) de surgir à l'improviste, sollicitée souvent par le hasard d'un seul mot.

[40] Cf. Le Royaume d'Exil, p. 19-20

[41] Notamment, comme je l'indique ailleurs, à partir de la Renaissance, quand le « sujet » a cru surmonter l'angoisse de son désir en prenant la figure de « l'individu », dont Burckhardt a dit non sans raison qu'il fut l'invention de cette époque.

[42] Venant après les Confessions d'Augustin et l'Historia calamitatum d'Abélard, c'est ici la première autobiographie d'un poète.

[43] Convivio IV, vi. Dante joue avec le verbe latin avieo (lier) pour en tirer autor. Isidore de Séville (Etymologiarum, III, vii, 3) disait que vieo était peut-être l'origine de vates.

[44] Ronsard parle de sa « verve », Montaigne de ses « verves » imprévisibles, disant qu'elles sont le meilleur de ses Essais. Du singulier au pluriel, le passage signale l'éclatement de la vérité et le doute dont la parole est l'objet.

[45] Jean de Salisbury, dans son Metalogicon, (I, xvvii), est le premier que je sache qui ait revendiqué le patronage de ces vers ; il le justifie ainsi : « Pour que le poète ne s'éloigne pas des traces de la nature, il doit s'appliquer de toute sa force à s'y attacher par son corps et sa parole. » Je me propose de traduire le premier Livre de cet ouvrage à mon sens décisif.

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