RETOUR : Coups de cœur

 

Daniel Morvan : Compte rendu du livre de Michel Jullien, L'Île aux troncs.
Mis en ligne le 4 septembre 2018.

© : Daniel Morvan.

Sur ce site, voir l'interview de Pierre Michon par Daniel Morvan.

Sur ce site, voir le compte rendu par Daniel Morvan du livre de Michel Jullien, Les Combarelles.

combarelles Michel Jullien, L'Île aux troncs, Éditions Verdier, 2018, 124 pages, 14 €.


L'Île aux troncs, de Michel Jullien

De boue, les damnés de la terre

Une recherche vous le confirme : l'île de Valaam, à l'extrême nord du lac Ladoga, en Carélie (au nord-ouest de la Russie), existe bien. Au nom de Valaam, internet vous renvoie à la magie des Pâques russes, à la renaissance de l'orthodoxie, tout au plus est-il évoqué l'existence d'un hospice d'invalides. Il n'est jamais question d'une colonie d'estropiés de l'Armée rouge parqués là à partir de 1949. Le fait historique est pourtant signalé dans L'Archipel du goulag, où Soljenitsyne évoque « ces mutilés qui grouillaient à ras de terre sur nos marchés, aux portes des cafés et dans les trains de banlieue, à la fin de la guerre », et qui soudain « se firent plus rares ». En effet : les vainqueurs ont réservé un sort cruel aux artisans malheureux de ce triomphe, en les retirant du circuit après usage. L'histoire oubliée dont se saisit Michel Jullien, dans son nouveau récit, se déroule dans une île du nord, un immense lac de silence qui à lui seul justifie l'entreprise. Pour l'écrivain, rien n'est jamais perdu. Aux êtres les plus écrasés par le destin, il offre le pouvoir de dire oui à quelque chose.

Michel Jullien a bâti sa fiction sur cet épisode peu connu de l'histoire de la seconde guerre mondiale, la déportation de soldats soviétiques mutilés, raflés avec tous les mendiants improductifs et expédiés à Valaam, « l'île aux troncs, l'île aux remords du pouvoir soviétique ».

Idée qui ne surprend pas chez cet inventeur de sujets, qualité à laquelle il ajoute un goût féroce et charnel pour les mots et leurs plasticités sémantiques, une syntaxe de diamantaire et une étonnante fidélité au couple primitif de la littérature, celui de Don Quichotte, de Candide ou de Godot. Voici donc Piotr le nageur immobile et Kotik l'unijambiste, unis à la manière du tableau de Brueghel cité dans le texte, Les Mendiants, image et emblème de cette paire d'infortune — l'un dans le souvenir de bottes perdues et d'une nage idéale dans la Volga, avant l'arrivée de la Wehrmacht, l'autre se berçant d'une « vie prochaine auprès d'une épouse ».

 

Dès les premiers mots, le lecteur retrouve la prose de ce bel artisan de l'hypotypose (cette figure de style consistant à mettre sous les yeux une scène, à donner à voir), en tissage serré. Comme s'il n'existait qu'une façon de combler le cadre vide laissé par l'histoire, la saturation signifiante et le goût microscopique du détail.

 

C'est que Tchoubine se distinguait de la collectivité avec sa jambe, la droite, une jambe célibataire mais toute une jambe cependant, au moins une sur deux, ménisque, tibia et le pied au bout, un arpion au complet, le jarret développé, l'unique colon des lieux à se chausser parmi tous — d'un pied seulement, c'est vrai, avec une botte en cuir pour l'hiver et une godasse de rechange, en feutre, issue d'une ancienne paire de valenki —, la curiosité, une guibole singleton, exclusive à l'île, Kotik Tchoubine comme se tiennent les flamants sur une patte.

 

Le générique d'ouverture nous permet de faire connaissance avec les « samovary », ainsi nommés en raison de leur ressemblance avec l'ustensile, au fil d'une parade de baraque en baraque à la Freaks (la monstrueuse parade, le film de Tod Browning dont Valaam serait la version immobile). L'infirmité, uniforme mais déclinée en terribles désinences, « genoux étêtés, jambes équarries, cuisses élidées », est exposée dans ce travelling des héros déchus, êtres larvaires d'une terre désolée, loquedus éjectés des villes où ils faisaient tache jusqu'aux anciennes cellules du monastère de la Transfiguration du Sauveur. « Des Dimitri, des Boris, des Vladimir, des morphologies similaires avec le corps terminé en manière de culot, des hommes-ampoules. » Le stylo-caméra s'arrête à la baraque de Kotik, semblable à « l'esquisse d'une mante religieuse coupée dans le sens de la longueur », et uni d'une vieille amitié de trottoir et de vodka à son voisin, samovar de base ; leur slogan unique est : « Tout boire ! » Tout boire, y compris les médailles, qu'ils ont déjà vendues à l'encan dans les rues de Moscou :

 

Alors il fallut s'y résoudre […], brader le titre, la ferronnerie tocarde, leur oscar des boucheries de 42 pour quelques roubles et kopecks. Ainsi le prix d'une guerre inouïe venait d'être transmué en une poignée de saucisses, des pirojki froids, trois paquets de papirossi de calibre 7 — du gros gris — et six litres de samogon rectifié dans quoi entraient des exhausteurs d'alcool, le tout sacrifié à Natalia, l'icône, la morasse en papier journal, rue Neglinna•a, Tchoubine et Sniezinsky affalé devant l'entrée des bains le jour où, bien loin de là, Roosevelt quand à lui s'écroulait au plancher de sa maison d'été de Warm Springs, le jeudi 12 avril 1945.

 

Ainsi ont-ils survécu avant d'atteindre la paix monacale et mortelle, traversant le terrible premier hiver, époque où « les nouveaux résidents ne se marchaient pas sur les pieds », secoués, vivifiés, désintoxiqués et régénérés par l'air de Valaam : « Ils vont comme clopinent les utopies, pleins de tics affreux. »

Leur fidélité de soldats, les deux estropiés vont la faire dériver sur l'adoration entière d'une sainte soviétique, l'aviatrice Natalia Mekline. La divinité lare qu'est Natalia occupe la place du spirituel dans la vie des deux briscards, dont les dévotions sont toutes passées dans la photo découpée de l'héro•ne de guerre, logée sous l'aisselle avec un autre papier, un projet de requête administrative pour une meilleure pension.

 

Exactitude tremblante, ironie compassionnelle, rire incassable. Là se trouve (et on ne dit rien des calembours comme : « l'amputé tremblait de la tête aux pieds, sic ») la source du constant murmure humoristique si particulier à ce texte. Que manque-t-il donc à ces « beaux jours », si ce n'est la possibilité d'explorer le monde ? Qui dit projet dit accumulation primitive de richesse, cuillère après cuillère, en vue d'acquérir un charriot roulant « dont un concessionnaire de Valaam était prêt à se départir ». Début d'un état de grâce qui, par l'heureuse machine, permet de pousser des reconnaissances au bord du lac : « C'est là qu'ils trempaient les jantes », reprenant la fameuse requête au commissaire à la Santé, avant de s'adonner à l'adoration du visage de Natalia Mekline, imprimée sur une feuille de journal qu'ils exposent « entre airelles et pignes de pin ». Dévotion qu'il est donné au lecteur de partager, puisque l'éditeur a pris soin, lui aussi, d'épingler en postface l'icône de l'aviatrice, membre de l'escadrille des SÏurettes de la nuit, qui terrorisaient l'ennemi depuis leurs biplans d'épandage agricole.

Un véhicule, une destination, une adoration : dès lors, tout devient possible aux relégués, embarqués sur leur machine, « on aurait dit une télègue menée par un uhlan, un picador à ses trousses vêtu d'un kimono, deux jojos ». On ne spoile pas la fin de l'équipée lacustre, on salue seulement le brio de cette fin émouvante où le destin des deux samovars, écartés du mythe patriotique, rejoint celui de l'homme soviétique suspendu à sa névrose, son culte du Père. Et leur retour fusionnel dans la commune souffrance est comme retour de l'amputé, du refoulé de l'utopie, retour de l'humain embryonnaire, de l'homoncule renaissant sur la terre gelée, se bricolant un destin. Comme s'il récapitulait toutes les histoires de survie et de retour du soldat, de Balzac à Beckett, jusqu'au destin des vétérans du Viêt Nam et de l'Afghanistan, Michel Jullien montre les vertus du décentrement pour expérimenter l'humain et sa redécouverte, dans les angles morts de l'histoire.

Daniel Morvan

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