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Pierre-Henry Frangne. Réflexions sur la course en haute montagne.

Pierre-Henry Frangne est professeur en philosophie de l'art à l'université de Rennes 2 (UFR Arts, Lettres et Communication). Sur ses activités de recherche et ses publications, voir sa page personnelle sur le site de l'université de Rennes 2.

© Pierre-Henry Frangne.

Mis en ligne le 1er septembre 2016.

Note au 25 juin 2019. Ce texte a été repris dans le livre de Pierre-Henry Frangne, De l'alpinisme, Presses Universitaires de Rennes, 2019.


En gravissant le Mont Blanc

Réflexions sur la course en haute montagne

Les Houches, 20-27 juillet 2016

Pour Michel Bruel.

 

« Toute naissance est une destruction, et toute vie d'un moment, l'agonie dans laquelle on ressuscite ce qu'on a perdu, pour le voir. – On l'ignorait avant. »

Stéphane Mallarmé, lettre à Eugène Lefébure du 27 mai 1867

« Il n'y a pas lieu, me semble-t-il, de blâmer si fort quelqu'un qui paye un guide pour faire avec lui une course intrépide. Aussi, gentlemen de l'Alpine Club, quel que soit le danger que vous voulez affronter, à votre gré ! Mais, s'il vous plaît, n'en parlez pas tant. La véritable cause de la critique de l'alpinisme c'est qu'il suscite, mais avec bien moins de raison, plus de vanité qu'aucune autre activité sportive. Un bon cavalier sait ce qui lui en a coûté pour le devenir ; tout le monde le sait […] ; il n'a pas besoin d'aller franchir un obstacle simplement pour faire voir son fond de pantalon. »

John Ruskin, Préface à la seconde édition de Sésame et les lys (1865)[1]

Quand on n'est pas un grand alpiniste mais que l'alpinisme est pourtant pour vous une activité profonde, forte et essentielle qui structure l'existence entière, qui la forme dans l'imaginaire, dans la pensée, la discipline, l'entraînement et la temporalité que cette activité suppose, comment dire la passion de la montagne ? Comment éclaircir quelque peu le mystère d'une course en haute montagne ? L'irrationalité de son appel ? L'intensité et la brûlure de ses efforts ? La gratuité, la souffrance et la peur de son engagement ? Le vouloir de ses risques ? L'intelligence, le calcul et le désir de son parcours ? La signification de cette petite communauté minimale qui en est l'auteur, qui en est l'acteur, et qui s'appelle une cordée ? Mais surtout comment faire comprendre et faire sentir cette expérience d'une telle force et d'une telle singularité que très peu la partagent et, qu'entre ceux qui la partagent, cette compréhension et cette sensation passent essentiellement par le silence ?

Toutes ces questions et tous ces aspects ont été déjà, et depuis longtemps, considérés. Depuis les débuts mêmes de l'alpinisme et de l'émergence du genre à la fois littéraire et documentaire qui lui est attaché : le récit d'ascension ou le récit de course, comme une des infinies modalités du récit de voyage. Ainsi : de même que faire une course en haute montagne, c'est remettre les pieds et les mains sur les traces de ceux qui vous ont depuis longtemps précédé, de même qu'escalader un sommet c'est refaire les mêmes gestes et les mêmes voies des premiers ascensionnistes des XIX et XXe siècles, de même, entreprendre le récit d'une course, c'est reprendre les mêmes mots, c'est désigner à nouveau et c'est renommer les mêmes lieux et les mêmes moments afin de redire le même sentiment de la montagne et de notre rapport à elle.

Mais on aurait tort de penser que cette reprise est une simple répétition ou une stérile imitation. Cette reprise, pour vivante, singulière et authentique qu'elle soit, tente au contraire d'instaurer comme une nouvelle variation et une réelle invention. Si bien que l'imitation n Ôest pas ici une stricte reproduction ou un simple redoublement ; elle est une émulation. Parce que son invention ne se fait jamais plus à partir de rien, parce que la variation en laquelle elle consiste est la modification particulière d'une expérience qui se transmet depuis Horace Bénédict de Saussure, Edward Whymper, Leslie Stephen, Charles Hudson, Edward Shirley Kennedy, Albert Frederick Mummery, Armand Charlet, Lionel Terray, Louis Lachenal, Gaston Rébuffat, Walter Bonatti, Reinhold Messner, etc., chaque course en haute montagne est, modestement, à sa propre petite mesure et dans l'incommensurabilité aux modèles que je viens d'énumérer et au guide qui vous précède, vous accompagne et vous garde, une recréation. Au sein d'une profondeur historique et culturelle qui estime sans cesse sa continuité et sa discontinuité, son identité et sa différence, elle est un geste qui se reconduit ou se refait ; elle est un dialogue que le récit de course déploie en mots et en discours laissant entendre dans l'échange avec la tradition montagnarde, dans l'échange avec le guide de haute montagne, avec la nature sauvage des pics, des glaciers, des rochers et des sommets, avec soi-même et ses propres souvenirs enfin, cette sorte de musique que Jean-Jacques Rousseau inventa et qui se laisse encore entendre de lui jusqu'à nous alors qu'il ne fit que des promenades et des excursions en moyenne montagne. Dans Les Deux sources de la morale et de la religion, le philosophe Henri Bergson désigne très bien cet accord au sens musical du terme, cette émotion qui vibre et qui résonne, qui résiste aux mots, et que les mots doivent pourtant dire sur le mode du malgré tout  :

La montagne a pu, de tout temps, communiquer à ceux qui la contemplaient certains sentiments comparables à des sensations et qui lui étaient en effet adhérents. Mais Rousseau a créé à propos d'elle, une émotion neuve et originale. Cette émotion est devenue courante Rousseau l'ayant lancée dans la circulation. Et aujourd'hui encore c'est Rousseau qui nous la fait éprouver, autant et plus que la montagne. Certes, il y avait des raisons pour que cette émotion, issue de l'âme de Jean-Jacques, s'accrochât à la montagne plutôt qu'à tout autre objet ; les sentiments élémentaires, voisins de la sensation, provoqués directement par la montagne devaient s'accorder avec l'émotion nouvelle. Mais Rousseau les a ramassées ; il les a fait entrer, simples harmoniques désormais, dans un timbre dont il a donné, par une création véritable, la note fondamentale[2].

Écrire un bref récit de montagne, c'est tenter de ressaisir ce timbre complexe et uni à la fois ; c'est vibrer soi-même, par sympathie pourrait-on dire, dans la suite de ses sentiments et de ses émotions constitutifs ; c'est se remplir de cet écho dont Rousseau a donné la loi ; c'est prolonger un peu cet écho pour soi et pour les autres en lui conférant, le temps d'un texte, une forme nouvelle où s'exprime et où surtout se réfléchit, toujours la même admiration pour la beauté, pour la sublimité et pour la pureté d'une nature intacte, violente, inhospitalière vous conférant paradoxalement et mystérieusement, dans l'interstice d'une incursion qui est comme une fragile invitation, « plus de sérénité dans l'esprit[3] ».

Cette sérénité dans l'esprit, n'est pourtant ni première, ni immédiate. Elle est moins un présupposé toujours déjà là qu'un posé difficile et en devenir ; un posé toujours risqué, jamais assuré de lui-même et à conquérir. C'est que cette sérénité doit nécessairement passer par un chemin périlleux, c'est-à-dire par la médiation du doute, des hésitations et de la peur ; par celle des obstacles tant intérieurs qu'extérieurs à surmonter, du malaise du froid, du chaud, de l'essoufflement, de la douleur musculaire ; par celle d'une immense débauche énergétique du corps d'où doit s'absenter la pensée réfléchie et distanciée ; par celle du drame enfin que toute course contient en elle et qu'elle doit posséder la force de contenir pour éviter — jusqu'au retour en bas — la chute, la blessure et la mort.

*      *

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En cet été 2016, la semaine à Chamonix prévue de longue date devait se clore sur l'ascension du Mont Blanc, celle que j'avais faite il y a près de quinze années dans l'inconscience idiote qui pousse chaque année des milliers de personnes au sommet des Alpes pour une seule et unique course[4]. Quinze années après, je désirais en effet comme rédimer cette faute originelle — felix culpa certes — sur laquelle repose le tourisme chamoniard et saint-gervolain et qui consiste à commencer l'alpinisme par une ascension qui devrait tout au contraire l'accomplir voire la clore. Pour la plupart en effet et pour l'ami qui m'accompagna à l'époque, ce commencement est un terme ; quelque chose de replié sur soi et de stérile donc ; le souvenir fermé, plus ou moins traumatisant et héroïque d'une épreuve physique et psychologique ; le symbole un peu vide d'être parvenu au plus haut point de l'Europe. Être monté au sommet des 4810 mètres du Mont Blanc : quelle gloire ! Quelle fierté ! Quelle admiration pour soi-même ! Quelle grandeur ! Quelle vanité aussi ! Gravir à nouveau le Mont Blanc serait ainsi mieux comprendre ce qui m'avait sidéré la première fois : l'improbable sortie encore ensommeillée du refuge des Cosmiques à la lueur des lampes frontales, la violence et la longueur de l'effort, la déclivité des pentes, la force du vent et du froid, la brutalité du glacier, la hauteur des séracs qui oblige à marcher vite sans traîner et la béance de ses crevasses, le manque d'oxygène qui vous laisse le souffle court de l'épaule du Tacul à la brèche du Maudit et surtout au mur de la Côte. Refaire l'ascension serait aussi ressaisir, par retour ou circularité, ce qui a manqué la première fois, non pour le combler définitivement, non pour remplir complètement sa lacune, mais pour en faire l'épreuve de façon moins fascinée et moins effrayée, de façon moins approximative et plus lucide, plus exacte et plus douce. Refaire cette ascension serait ainsi continuer et mesurer un apprentissage et une expérience de la montagne progressivement acquise sous la conduite de Michel, mon guide, qui porte à lui tout seul — dans la densité de sa présence, dans sa réserve un brin taciturne, dans sa modestie, dans sa maîtrise des gestes techniques, des lieux et de la durée, dans son attention, dans sa non-complaisance et même dans son exigence un peu brutale et colérique à mon égard, dans son goût et dans son plaisir de me faire découvrir la montagne et progresser dans son approche — le savoir et le savoir-faire de la montagne, son histoire et sa culture, son intelligence et son esprit dont peu de « clients » se soucient vraiment, obnubilés qu'ils sont par la liste des « sommets à faire » comme autant de trophées. Ces trophées ne sont pas entièrement vains ; ils font partie de l'histoire de l'alpinisme depuis le 25 septembre 1770 où les frères Deluc montèrent au sommet du Buet, depuis le 8 août 1786 où Jacques Balmat et Michel Paccard triomphèrent pour la première fois du Mont Blanc, depuis le 14 juillet 1865 où Edward Whymper, Michel Croz, Charles Hudson, Francis Douglas, Peter Taugwalder fils et Peter Taugwalder père, Douglas Robert Hadow conquirent le Cervin par l'arête du Hörnli (comme l'on sait, seuls Whymper et les deux Taugwalder en revinrent) ; depuis le 29 juillet 1904 où Henri E. Beaujard et Joseph Simond arrivèrent à bout de l'aiguille de la République, grâce à un ironique et burlesque pour nous, tir de carreau d'arbalète[5] ! Ils ne sont vains que s'ils sont complètement coupés du souvenir — de leur remémoration, de leur commémoration — de ces premières ascensions et de la conscience de ce privilège — je l'avoue, aristocratique — qui consiste à grimper en compagnie d'un guide professionnel, ancien membre du Groupe Militaire de Haute Montagne (GMHM), se mettant lui-même en péril pour vous permettre d'accéder de la façon aussi sûre qu'il le peut à la sublimité du paysage naturel, et, peut-être un peu, à la vôtre. Cette sublimité n'est pas celle d'un spectacle considéré à distance. Elle est celle d'une relation extrêmement forte entre la nature, toujours infiniment grande, avec notre petitesse, avec nos limites et notre fragilité que l'alpiniste éprouve de tout son corps, immergé qu'il est dans un environnement qu'il a du mal à comprendre :

Sur des sommets […], il faut regarder, mais il ne faut plus peindre. Est-ce beau ou est-ce horrible ? Je ne sais vraiment. C'est horrible et c'est beau tout à la fois. Ce ne sont plus des paysages, ce sont des aspects monstrueux. L'horizon est invraisemblable, la perspective est impossible ; c'est un chaos d'exagérations absurdes et d'amoindrissements effrayants. […]

À cette hauteur la convexité du globe se mêle jusqu'à toutes les lignes et les dérange. Les montagnes prennent des postures extraordinaires. […] le paysage est fou[6].

Cette folie n'est cependant pas seulement visuelle comme le dit Victor Hugo. Elle n'est pas seulement celle du monde qui est extérieur. Profondément émouvante, concernant tous les sens et le corps entier qui, de toutes ses fibres, s'efforce et persévère au point d'étonner celui qui l'habite et qu'il est tout à la fois, cette folie est celle d'une expérience globale, intime et unique en son genre où se dérègle et s'intensifie notre relation ordinaire à soi et au monde au sein d'un autre monde qui suppose une attention singulière, des gestes particuliers et des outils spécifiques qui ne s'utilisent que là, essentiellement le baudrier, la corde, les crampons, le piolet.

Il fallait donc faire à nouveau l'expérience de cet autre monde — de cet autre temps également où la durée n'a pas la même nature que dans la vie quotidienne — qu'est le Mont Blanc et revivre ce sentiment d'étrangeté que je ressens à chaque course quand, une fois en haute montagne, celle-ci m'apparaît comme une contrée aussi éloignée que la Lune, et, qu'au retour une fois redescendu, c'est cette fois le monde ordinaire qui m'apparaît comme étranger à lui-même et lunaire, inutilement affairé ou fou dans l'insignifiance de ses mouvements, de ses situations, de ses paroles et de la plupart de ses actions. Il fallait procéder à ce retour qui est aussi, on le voit, un radical décentrement, mais enrichi des courses que j'ai faites et que j'aurais dû faire avant de gravir le Mont Blanc pour la première fois : le Grand Paradis, les Dômes de Miage, le Buet, l'Aiguille d'Argentière, celle du Chardonnet, du Moine, des Pélerins, des petits Charmoz, du petit Capucin, de la Tour Ronde, de Bionnassay, de Rochefort, etc. Mais il fallait le faire par une autre voie, non celle que la plupart gravissent — par le glacier de Bionnassay, par celui de Tête Rousse, l'Aiguille du Goûter —, non celle que j'avais empruntée quinze ans auparavant (celle « des trois Monts-Blancs » à partir de l'Aiguille du Midi et du refuge des Cosmiques), mais celle au dénivelé plus exigeant (1700 mètres le premier jour jusqu'au refuge, 1800 le second jusqu'au sommet) et qui se déroule, en sa première partie, sur le versant italien. Plus longue et difficile physiquement, cette voie qui s'inaugure au cœur du Val Veny, est plus sauvage. Surtout, elle n'emprunte aucun autre adjuvant mécanisé que la voiture (nul téléphérique ou nul train à crémaillère ne vous projette rapidement et artificiellement en haute altitude) et elle vous laisse, loin des foules, seul avec la montagne.

*      *

*

Une course en haute montagne ne commence jamais au pied du sommet à gravir. L'ascension elle-même, et proprement dite, n'est qu'un moment ; et le processus qui l'enveloppe ou la déborde en amont comme en aval commence bien avant : chez moi, à Rennes, dans cette Bretagne qui culmine à 384 mètres et dans cette culture maritime qui ne connaît de la montagne que ce qu'en disent les médias, l'été, à chaque accident un peu spectaculaire. Toute en projet et en anticipation, la course est d'abord et principalement pour moi en pensée et en projection imaginaire. Elle se fait en lectures de la littérature alpine des deux derniers siècles, en explorations des guides, des topo-guides, avec leurs cartes, leurs schémas et leurs descriptions (l'admirable Massif du Mont Blanc. Les 100 plus belles courses de Gaston Rébuffat, admirable par la langue ; par lÔart de la description non pas tant de la voie à suivre que du paysage, de l'environnement, de l'atmosphère, de la ligne et du style de la course ; par l'adresse au lecteur et le souci pédagogique qui s'y montre ; par la science et l'amour de la montagne qui transpire à chaque paragraphe ; par la dimension d'édification ou d'éducation de l'humanité de l'homme par l'alpinisme ; par la photographie de couverture enfin qui montre Rébuffat en ombres chinoises, lovant sa corde le geste ample et détendu au sommet des Lames de Planpraz sur le fond du Mont Blanc : tout cela constitue au long de l'année le meilleur antidote à l'impatience du retour estival en montagne). Elle se fait aussi par ce regard très particulier que l'on a sur la photographie de montagne, celle qu'a inventée John Ruskin dans les années 1850, celle que les frères Bisson ont amenée à son plus haut point de perfection dans la décennie suivante et celle qui parcourt la fin du XIXe et tout le XXe siècle au point que l'on peut dire que le regard photographique est devenu constitutif de l'expérience même de la montagne et de l'alpinisme comme substantiellement photogéniques. Pareil au corps en mouvement de l'alpiniste — essentiellement un « wanderer », dit Albert Mummery[7] —, le regard photographique est profondément vagabond. Il passe d'une photographie à l'autre ; il feuillette sans s'arrêter les pages des albums, sans fixer sa concentration comme nous le faisons devant une peinture[8]. Mais surtout, il se trouve, dans des points de vue multiples et changeants, nez à nez avec la réalité même, avec la réalité du réel pourrait-on dire, réalité non adoucie ou non dramatisée par la main et l'esprit du peintre toujours prompt à interpréter, à reconstruire et à transporter dans un monde symbolique imaginaire : « Il faut regarder, mais il ne faut plus peindre. » Préparer une course en montagne, c'est vouloir et accepter cette violence du voir photographique qui montre simplement, littéralement sans métaphores ni figures, la montagne à nu (la « Montagne nue », « Nanga-Parbat », ce sommet himalayen de plus de 8000 mètres sur les flancs duquel Mummery disparut en 1895)  ; la montagne prise dans cet instant où elle est, au sein de son désordre et de son hasard, dans cet instant fixé pour toujours qui n'existe ni n'existera plus, comme si nous le voyions pour la première fois et, d'une certaine manière, comme si nous le voyions pour la dernière fois. Le regard photographique est donc comme celui de l'alpiniste affrontant dans l'instant la violence de l'effort et du risque : il est un regard mélancolique, c'est-à-dire un regard qui possède la force de tenir fermement ce qui est mort, et qui se maintient dans la présence de la mort même, ce qui est, selon le philosophe allemand G. W. F. Hegel, « la vie de l'esprit[9] ». Pourquoi ? Parce que la vie de l'esprit, fondamentalement, est une vie qui se souvient ; une vie qui fait de la recollection des moments passés et qui ont disparu, la douloureuse condition, le douloureux processus de sa liberté c'est-à-dire de sa propre créativité et de sa propre réalisation, aux deux sens inséparables du terme[10] « Toute naissance est une destruction, et toute vie d'un moment, l'agonie dans laquelle on ressuscite ce qu'on a perdu, pour le voir. – On l'ignorait avant. » C'est cette vie — spirituelle, photographique, alpiniste tout à la fois, mais finalement, profondément et simplement humaine — que je crois voir, parfois, dans le regard de Michel à la fin d'une course quand il contemple sombrement et silencieusement, suspendus que nous sommes dans le vide par le câble d'une benne de téléphérique, la montagne qui s'éloigne et sur laquelle, demain, nous reviendrons…[11]

La préparation d'une course n'est pas seulement imaginaire, littéraire, documentaire, artistique et même philosophique. Elle est aussi physique et seulement corporelle. À partir du mois de janvier, les fêtes passées, c'est obligatoirement le retour de l'entraînement qui coupe l'année en deux parties presque égales : pendant six ou sept mois en effet commencent les longues séances de VTT ; cinq fois, huit fois, douze fois la côte de Pont Réan (à vingt-cinq kilomètres de Rennes, en suivant la Vilaine, quelques passages à 13%. Les côtes sont rares et courtes en Bretagne !) ; les séances hebdomadaires de musculation des jambes et des genoux chez Yves, le kinésithérapeute en face de chez moi et qui est devenu un ami ; les longues marches avec ses chaussures de montagne, ses bâtons et son sac à dos ; les rapides courses dans cet accoutrement très inadapté et ridicule au niveau de la mer et au parc de La Monniais mais qui me permettent de parcourir quarante fois en courant un trou dérisoire d'une douzaine de mètres de dénivelé ou un escalier de deux étages en sous-bois. Au fond de l'alpinisme et comme sa condition minimale de possibilité, il y a forcément cet ascétisme et cet athlétisme joints ensemble qui sont d'autant plus douloureux pour moi que je suis le contraire d'un athlète, que mon temps professionnel est de plus en plus encombré (en quinze ans, il m'a obligé à déplacer mon séjour en montagne du début juin — moment idéal : jours longs, bonnes conditions de regel nocturne, absence de foules — au milieu du mois de juillet), que ma région m'interdit un entraînement dans les conditions mêmes de l'escalade. Que de fois ai-je regretté de devoir partir de Chamonix après une semaine de montagne alors que la condition physique et l'habituation à l'altitude allaient être optimales après simplement deux jours de repos ! Que de fois ai-je regretté de ne pas vouloir ou pouvoir m'entraîner en salle d'escalade ou en falaise (il y en a autour de Rennes) ! Mais grimper sur des prises en résine synthétique et sur des murs artificiels m'a toujours paru rébarbatif et factice. C'est la montagne que j'aime ! Son milieu et son histoire ; son espace et son temps ; sa présence pleine et vive ; l'action simple qui consiste à l'escalader, à la grimper, à en faire l'ascension : en un mot dont j'aime la force, le sens et la sobriété, à la gravir. J'en reste donc à cultiver, par mes exercices réglés (askèsis), mon endurance et mon aptitude à faire l'épreuve de l'effort prolongé, de la lutte et du combat (athlon) que supposera l'escalade. Du moins les longues montées solitaires en VTT m'apprennent-elles le sens de l'abnégation et de l'effort incessamment reconduit dans l'instant, pas à pas, tour de pédale après tour de pédale, le sens d'un rythme régulier qui ne s'arrête pas et qui refuse l'anticipation du prochain ressaut ou du futur sommet, anticipation qui vous désespère. Du moins vous apprennent-elles, qu'à vélo ou en montagne, la patience, le sens du seul présent et la volonté de sa réitération sans trop de projections vers l'avant ou vers l'après sont la vertu cardinale, car tout est toujours plus long et tout est toujours plus dur que ce que vous aviez prévu. Du moins vous confèrent-elles un certain stoïcisme hérité de l'antiquité grecque et latine mais dont le grand anthropologue moderne Marcel Mauss voit la perduration dans toute éducation conçue comme initiation c'est-à-dire comme instruction ou institution :

Je crois que l'éducation fondamentale […] consiste à faire adapter le corps à son usage. Par exemple, les grandes épreuves du stoïcisme qui constituent l'initiation dans la plus grande partie de l'humanité, ont pour but d'apprendre le sang-froid, la résistance, le sérieux, la présence d'esprit, la dignité, etc. La principale utilité que je vois à mon alpinisme d'autrefois fut cette éducation de mon sang-froid qui me permit de dormir debout sur le moindre replat au bord de l'abîme.

Je crois que toute cette notion d'éducation des races qui se sélectionnent en vue d'un rendement déterminé est un des moments fondamentaux de l'histoire elle-même : éducation de la vue, éducation de la marche […] C'est en particulier dans l'éducation du sang-froid qu'elle consiste. Et celui-ci est avant tout un mécanisme de retardement, d'inhibition de mouvements désordonnés. […] Cette résistance à l'émoi envahissant est quelque chose de fondamental dans la vie sociale et mentale[12].

À vélo comme en montagne, la résistance, la persévérance, le retardement sont fondamentaux parce qu'il faut toujours pouvoir rentrer quelles que soient les conditions, les embûches ou les événements. Blessé ou épuisé ou sous l'orage, on ne s'arrête pas, on ne change pas le compagnon de cordée, on ne sort pas du terrain de jeu ; encore moins du « terrain de jeu de l'Europe » comme l'appelait en 1894 Leslie Stephen, grand alpiniste anglais, le père de Virginia Woolf, l'ami du Français Gabriel Loppé l'un des plus grands photographes et peintres de montagne qui la peignait sur le motif de la fin des années 1860 au début des années 1890 et qui réussit, après Gustave Courbet et justement au moment du déploiement de la photographie, à nous la mettre proprement sous les yeux, c'est-à-dire à émanciper la représentation de la montagne du romantisme toujours essentiellement religieux, symbolique et idéalisant.

Le mois de juillet arrive et les dossiers de l'université peuvent, un à un, se refermer temporairement pour que s'ouvre le chemin vers Chamonix. Conscient que la préparation physique n'est pas aussi bonne que je voudrais, je m'arrête chez un de mes trois fils, Thomas, ingénieur acousticien dans l'entreprise suisse d'horlogerie de luxe Breguet. Il habite dans le Jura tout près de la frontière avec la Suisse et de la vallée de Joux où est sise la manufacture Breguet : joie de le retrouver ; joie de parler avec lui de son travail passionnant, du violon qu'il pratique en amateur très éclairé, de la vie tout court ; joie de faire quelques randonnées en sa compagnie. Quatre nuits à mille mètres d'altitude (celle de Chamonix), quelques centaines de mètres de dénivelé pour monter au sommet du Mont d'Or à vive allure ne feront pas de mal ! Fera du bien aussi, et comme une magnifique propédeutique, le somptueux panorama sur les Alpes qui se découvre du haut de ce modeste sommet du Jura de 1463 mètres : car ce n'est pas seulement l'étincelant Mont Blanc, flanqué à droite du dôme et de l'aiguille du Goûter puis de l'aiguille de Bionnassay et, à gauche, du mont Maudit et du Tacul, qui se montre au loin sur la ligne d'horizon ; c'est l'ensemble de la chaîne des Alpes presque entièrement dépliée : les grandes Jorasses, la Verte, le Dolent, et puis, toujours à gauche, toujours au Nord, le Grand Combin du Valais suisse jusqu'à la Jungfrau, le Mšnsch, l'Eiger dominant les Alpes bernoises, celles où voyagea le jeune Hegel en juillet 1796 — deux cent vingt ans juste — et qui lui firent prononcer, sans étonnement ni admiration, un simple « Jawohl » : « C'est ainsi[13]. » Au contraire du philosophe du devenir qu'il est et qui l'amenait à préférer les chutes d'eau du Reichenbach à cause de la conjonction que, selon lui, elles produisent entre « la vie éternelle » et « la mobilité puissante qui l'anime », je ne me lasse pas de cette vue qui tout embrasse. Non seulement, elle enveloppe d'un coup toute l'étendue c'est-à-dire toute l'extension de la chaîne des Alpes, mais elle fait émerger, d'une autre fulgurance bien plus forte et plus fascinante encore parce qu'elle est absolument simple et indécomposable, l'intensité de sa présence que Walter Benjamin — un philosophe allemand encore mais du XXe siècle cette fois — appela une aura :

Il faut envisager l'aura d'un objet naturel. On pourrait la définir comme l'unique apparition d'un lointain, si proche qu'elle puisse être. Reposant l'été, à l'heure de midi, suivre à l'horizon la ligne d'une chaîne de montagnes ou une branche qui jette son ombre sur celui qui repose, — c'est respirer l'aura de ces montagnes ou de cette branche[14].

C'est désormais vers cette « trame singulière d'espace et de temps[15] », vers « l'unicité de sa présence au lieu où elle se trouve », « ici et maintenant » — et que montrent chacun à leur manière les trois sublimes et auratiques panoramas artistiques que sont Le Mont Blanc pris du sommet du Buet des frères Bisson (1861) et les deux Panoramas des Alpes (vers 1876 et vers 1877) que Gustave Courbet peint à la toute fin de sa vie et comme en forme de testament alors qu'il est, après la Commune, en exil suisse au bord du Léman depuis 1873 — qu'il fallait que je me dirige : dans la mélancolie un peu cruelle d'une solitude d'autant plus vive que je viens de quitter Thomas, dans la douce mélancolie réparatrice de la musique de Claudio Monteverdi que me permet d'écouter l'autoradio — le huitième livre des madrigaux de 1638 et dont le titre « Madrigaux guerriers et amoureux » anticipe et ouvre sûrement la semaine qui vient —, et sur le mode de ce qu'il faut bien appeler une mystérieuse aimantation.

*      *

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Mais il faut d'abord traverser une autre réalité avec toutes ses résistances ; il faut respecter les contraintes humaines, sociales, administratives et politiques qui se moquent bien des rêveries d'un voyageur solitaire : franchir la frontière à Vallorbe ; se faire arrêter par les douaniers français.

« Pour quelle raison venez-vous en Suisse ?

— Pour rejoindre Chamonix, je ne suis qu'en transit.

— Vous n'avez rien  à déclarer ?

— Non.

— Et dans ce cartable à côté de vous, vous n'avez pas de titres ?

— Oh, vous savez, ce cartable n'est pas celui d'un banquier mais celui d'un professeur. Il n'y a que des livres…

— Vous pouvez passer, bonne route. »

C'est le tour, ensuite, des douaniers suisses moins soupçonneux qui vérifient tout de même que vous avez bien votre étiquette collée sur le pare-brise, qui certifie le paiement de la taxe de circulation sur les autoroutes.

Bien vite et bien loin de ces questions d'argent, on passe par Lausanne et Genève, et on emprunte l'autoroute vers Chamonix. Alors, une autre vue constitutive du palimpseste de la mémoire européenne des Alpes et de mon cerveau[16] se réactualise, se refait, se revit involontairement et immédiatement, comme si elle était vue pour la première fois. À chaque fois, la première fois… À chaque fois la même aura ou la même apparition ; à chaque fois la même « émotion ruskinienne » comme dirait mon ami André, grand traducteur et commentateur de l'écrivain anglais et qui, avec son épouse Colette, m'a longtemps accueilli dans leur studio de Chamonix en face du Montenvers dominé par les Drus formant, de ce point de perspective, non une ogive, mais une fine pointe. L'émotion ruskinienne est cette vision naissant d'un coup, et pourtant toujours neuve en dépit de sa réitération, « comme si je ne l'avais jamais vu[e] jusqu'alors[17] » ; c'est cet étonnement qui me prend, moi aussi et à chaque fois, quand, vers Sallanches, se dévoile, lointain encore mais tout proche, proche mais encore lointain, le Mont Blanc dans sa splendeur. « Qu'il fut splendide le jaillissement du paysage[18]  » écrit Ruskin, mais disent aussi les voyageurs du XIXe siècle — Charles Nodier, George Sand, Percy Shelley, Charles Dickens, Victor Hugo — tous sensibles à cet énigmatique échange du proche et du lointain qui vous ravit à chaque voyage par son mouvement d'irruption et « d'explosion » instantanée  :

Au débouché de la vallée de Maglans, écrit Théophile Gautier au début des années 1860, nous éprouvâmes un éblouissement d'admiration : le mont Blanc se découvrit soudain sous nos regards, si splendidement magnifique, si en dehors des formes et des couleurs terrestres, qu'il nous sembla qu'on ouvrait devant nous à deux battants les portes du rêve. On eût dit un énorme fragment de lune tombé là du haut du ciel[19].

Il faut donc franchir cet improbable seuil et hisser la voiture jusqu'aux Houches, du côté de Taconnaz, sous le glacier du même nom et sous celui des Bossons, juste en dessous du petit Béchard, à droite de la montagne de la Côte au sommet de laquelle se trouve « la jonction », c'est-à-dire l'endroit où se rejoignent les deux glaciers et qui fut la route historique vers le Mont Blanc. Celle-ci ne se fait plus en été du fait du recul des glaces et de la multiplication des crevasses et des séracs.

C'est ici, à quelques trois cents mètres du domicile de Michel, que j'établis pour cette année mon « camp de base ».

C'est la première fois que je m'installe aux Houches. Saint-Gervais, joli bourg au chic thermal et ouvert sur une verdoyante moyenne montagne, m'a accueilli quelques fois. Tellement adossé au Mont Blanc que celui-ci en devient, tout là-haut, invisible, Saint-Gervais fait presque oublier que le sommet de l'Europe est sur son territoire.

C'est surtout Chamonix, la concurrente et la plus célèbre, celle qui attire à elle toute l'attention, qui fut longtemps le lieu de mon séjour, Chamonix au site si incroyable qu'il étonne à chaque fois et qui fascine tellement que la terre entière est fidèle à son somptueux rendez-vous. Pourtant, je nÔaime pas Chamonix. « Aujourd'hui dévastée et transformée en casino » comme disait déjà Ruskin il y a un siècle et demi, son urbanisme est raté et la foule qui l'envahit est toujours plus encline à regarder vers le bas les boutiques de luxe qu'à lever la tête vers les aiguilles. Le lieu de naissance de l'alpinisme, découvert et constitué par les Anglais, est désormais tout entier voué à l'industrie du tourisme ; le contraste entre la beauté du site et les effets de cette industrie produit sur moi comme un découragement : celui d'être le spectateur d'un divertissement général de ce qui est ici essentiel, de ce qui, dans son indifférence, échappe aux affaires humaines et dont la temporalité n'a rien à voir avec celle, souvent affolée, de la vie urbaine.

Au-dessous des Houches, l'atmosphère est toute différente. Mon petit studio en rez de jardin (muni — fait rare — d'une bibliothèque), dans un vaste chalet dominé par les glaciers, est ouvert à l'est. On ne voit pas Chamonix, ni l'autoroute qui y mène, mais la vallée verdoyante s'ouvrant sous les aiguilles. Quelques chalets sont en construction en contrebas. Pour ce faire, la forêt a été brutalement ouverte, mais le paysage demeure malgré tout paisible à l'abri des activités de transport et de tourisme. Je suis logé chez la famille Agresti : accueil très cordial des fils de la maison ; le lendemain de mon arrivée, accueil spécialement amical de Blaise et de son épouse Stéphanie pour prendre un café. Nous faisons connaissance et l'entente est immédiate sur la façon de comprendre et d'aimer la montagne. Celle-ci, dans la densité, la profondeur et la gravité — c'est pour cela que j'aime l'expression « gravir une montagne » — d'une existence attachée, non pas tellement à un sport, mais à un milieu et à son histoire, ressemble évidemment à celle de Michel. Blaise a été colonel de gendarmerie. Il a dirigé pendant plusieurs années le Peloton de Gendarmerie du secours en Haute Montagne (PGHM) et travaille aujourd'hui au sein de l'entreprise Petzl qui conçoit et fabrique du matériel de montagne. C'est dire s'il est un alpiniste accompli, d'autant plus qu'il a voué une part de sa carrière au sauvetage de vies en montagne et à la sauvegarde des militaires qui travaillaient sous ses ordres. Il a publié aux éditions chamoniardes Michel Guérin un livre qui décrit et analyse son expérience. Le titre frappe par sa brièveté et par la clarté presque crue, mais belle, qui en condense le contenu : In extremis.

C'est donc ici, en ce lieu et cette présence, que les ascensions tant attendues depuis un an, et qui vont désormais rythmer ma semaine d'alpinisme, vont pouvoir se faire sous de bons, prestigieux et même intimidants auspices.

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Trois courses à la journée vont préparer l'ascension du Mont Blanc. Elles permettent une habituation progressive à l'effort, à l'altitude, aux gestes techniques qu'il faut que je réapprenne d'une année sur l'autre, à la rapidité enfin que les courses supposent et qui constitue leur nom. Car, dans la lenteur de ses pas, dans le rythme de ses pauses aux différents relais, dans sa division en deux parties inégales (l'escalade et la désescalade), dans son extrême étirement, une course en montagne est paradoxalement et toujours une course, c'est-à-dire une lutte non contre quelqu'un mais contre le temps qui passe, contre la fatigue qui vient inexorablement, contre l'orage qui éclate en fin d'après-midi, contre la chaleur surtout qui augmente au cours de la journée et qui ramollit la neige, descelle les pierres et fait fondre la glace. Il faut toujours maintenir l'horaire jusqu'à celui de la dernière benne de téléphérique qui vous fera redescendre. C'est cette exigence de rapidité adossée à celle de sécurité qui maintient encore l'ascension d'un sommet dans la chronologie toujours vive, toujours un peu brusque et stressante de la vie ordinaire et sociale. C'est le même souci qui se communique de l'une à l'autre, qui confère une unité et un sens au passage en lequel consiste notre existence et qui empêche l'ascension d'être pensée comme hors du temps ou comme extraordinaire au sens propre du terme. La parenthèse que pourtant elle dessine est entièrement enchâssée dans la vie et c'est cette insertion qui me semble la condition première par laquelle l'alpinisme peut devenir ce qu'en latin on appellerait un magister vitae, un maître de vie.

Dans les conditions météorologiques mais aussi nivologiques du moment, j'enchaînais donc, sous le Mont Blanc, l'escalade de la pyramide du Tacul, puis, dans le massif des aiguilles Rouges, celle de l'aiguille de la Grande Floria et celle de l'aiguille du Pouce. En trois jours au sein desquels j'ai pu intercaler une journée de repos puis une courte ascension en rochers au dessus de gorges de l'Arveyron en bas de la Mer de glace, je suis passé du jaillissement ruskinien du paysage au sortir du tunnel menant de la gare du téléphérique de l'aiguille du Midi — face au grandes Jorasses ; le spectacle est à chaque fois grandiose —, à l'arête donnant accès au glacier du Géant, aux larges failles du granit orangé de la pyramide du Tacul obligeant à une athlétique escalade en chaussons, à l'alternance des pentes de neige et des rochers branlants de la Grande Floria, enfin à la lente et longue ascension, ressaut après ressaut, de l'arête de l'aiguille du Pouce au sommet de laquelle se découvre tout le massif du Mont Blanc en une vue d'autant plus frappante que son explosion en a été comme longtemps retardée par la lenteur de l'escalade. Au sommet, la vision barrée par le rocher, d'un coup se libère et se libère d'autant plus que le corps, essoufflé et crispé par ses efforts, enfin se relâche. C'est cette double ouverture, visuelle et extérieure, corporelle et intérieure, qui fait l'émotion toute particulière de l'arrivée au sommet : un moment très subreptice et très intense de plénitude et de détente, un suspens qui oublie un instant la longue et difficile durée qui l'a rendu possible et qui ne se projette pas encore dans celle de la descente ; un moment présent qui n'est qu'au présent et qui livre la joie d'une pure et totale présence. Il faut avoir le génie d'un grand écrivain comme Victor Segalen pour dire exactement cet instant dont on aurait pu croire qu'il échappe aux mots si l'on ignorait le pouvoir et la fonction de la littérature :

Le regard par-dessus le col n'est rien d'autre qu'un coup d'œil ; — mais si gonflé de plénitude que l'on ne peut séparer les triomphe des mots pour le dire, du triomphe dans les muscles satisfaits, ni ce que l'on voit de ce que l'on respire. Un instant, ‑ oui, mais total. Et la montagne aurait cela pour raison d'être qu'il faudrait se garder d'en nier l'utilité pesante. Tout le détour de l'escalade, le déconvenu des moyens employés – ces rancunes sont jetées par-dessus l'épaule, en arrière. Rien n'existe en ce moment que ce moment lui-même.

Quelques pas avant d'y atteindre, et l'on s'avoue encore très dominé, très surmonté. […] Alors, ne pas s'élancer, ne pas s'arrêter, mais donner à point le dernier coup de reins pour s'affermir sur la hauteur conquise, et regarder. Regarder avant, en respirant à son aise, en renforçant tout ce qui bourdonne des orgues puissantes et de la symphonie du sang, des humeurs mouvantes dans la statue de peau voluptueuse. C'est ainsi que la possession visuelle des lointains étrangers se nourrit de joie substantielle. C'est la vue sur la terre promise, mais conquise par soi, et que nul dieu ne pourra escamoter : — un moment humain[20].

Il faut savoir savourer ce moment humain à la fois parce qu'il est sans transcendance et parce que s'y condensent ou s'y nouent de façon très serrée tous les aspects physiques, psychologiques, spirituels et éthiques de l'existence. Michel, toujours infatigable, imperturbable et inébranlable, alors que je suis en permanence aux limites de toutes mes possibilités corporelles et mentales, se retourne ; il me serre la main car ce moment n'est véritablement total que s'il est partagé, que s'il est reconnu. Il faut alors reprendre son souffle, abandonner son sac à dos, boire quelques gorgées d'eau et manger un peu. Il faut admirer la beauté des choses qui semble ici une beauté réelle, c'est-à-dire une beauté objective, celle de la réalité même, et qui n'est pas la projection d'un sentiment subjectif ou d'une valeur nécessairement relative et changeante. Il faut surtout remplir le corps — l'esprit et le corps ici complètement fondus l'un dans l'autre — d'air et de lumière afin de retenir autant qu'il est possible ce qui est voué à une absolue caducité mais qui restera longtemps, pour cela même, dans la mémoire. Alors, avec toute la nostalgie qui convient quand on sait qu'il ne reviendra plus, il faut vouloir briser ce moment heureux, il faut savoir quitter ce lieu où l'on ne reviendra plus mais que l'on pourra contempler de loin, du bas de la vallée, en métamorphosant complètement le sens du paysage que nous avions avant l'ascension tant la montagne semble du bas complètement impénétrable. Si vous n'effectuez pas vous-même cette brisure et cet abandon, si vous vous laissez aller à la rêverie ou à l'innocente satisfaction d'être parvenu au but, le guide est là pour vous rappeler à l'ordre : il faut redescendre, maintenir l'horaire, se reconcentrer, ne pas se refroidir, remobiliser entièrement toute son énergie pour le retour, expérimenter ce fait — n'en déplaise à Héraclite — que le chemin qui descend n'est absolument pas le chemin qui monte[21].

La désescalade est plus rapide mais n'est pas moins précautionneuse ; Michel qui était devant est désormais derrière ; avec son aide, c'est vous qui cherchez l'itinéraire ; c'est lui qui installe le relais pour la descente en moulinette ou en rappel et vous pouvez admirer — c'est un des plaisirs de la course : celui d'observer les gestes techniques infiniment répétés et effectués avec la maîtrise et la sûreté d'un métier bien fait — sa virtuosité dans le maniement de corde ou dans sa propre désescalade si assurée et si souple vous renvoyant incessamment à votre propre défaillance ou à votre propre limite. Et puis, quand les dangers sont derrière nous, nous nous désolidarisons en nous désencordant et nous dévalons, chacun à son rythme et sans les crampons, les longues pentes de neige, une fois l'aiguille du Pouce loin au-dessus, jusqu'au télésiège de l'Index. Assis sur la machine, suspendu dans les airs en goûtant un premier repos, j'aime à nouveau à remercier Michel de m'avoir permis de pénétrer quelques heures ce milieu toujours pour moi mystérieux, improbable, désordonné et beau. Car je mesure le privilège d'y avoir été invité grâce à lui, il faudrait dire par lui. De là, je peux me retourner un instant et je peux contempler à nouveau le sommet d'où nous venons et les autres sommets que nous avons gravis ensemble les années précédentes, comme l'aiguille de la Chapelle de la Glière, l'aiguille de l'Index escaladée l'année dernière sous la pluie, l'aiguille de Crochues ascensionnée il y a longtemps lorsque je faisais mes premières armes. Devant nous, Chamonix la tumultueuse, la vibrionnante et industrieuse, se rapproche. Dans le sas du télésiège puis de la télécabine de la Flégère, ce double sas qui adoucit heureusement la brutalité du passage, nous quittons la montagne, cet autre monde…

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La vérité de la course en haute montagne se trouve pourtant dans les ascensions faites en deux jours avec une nuit en refuge. C'est cette course plus longue et plus exigeante aussi qui contient, je crois, toute l'énigme de l'alpinisme. Par elle en effet, on passe d'une simple incursion à un véritable séjour ; on sent, dans la longueur du temps, dans l'alternance du jour et de la nuit, dans les changements météorologiques, dans la nécessité d'y dormir et de s'y nourrir véritablement, toute l'épaisseur de son expérience, toute l'opacité de notre immersion par laquelle on habite la montagne ; on sent descendre profondément en soi son authentique goût et tous ses symboles qui donnent son sens. Si l'on peut, comme je l'ai fait l'année dernière dans le Mont Rose, demeurer continûment cinq jours à plus de trois mille mètres en dormant trois nuits dans des refuges différents au sein de vallées glacières parallèles, l'expérience est évidemment encore bien plus forte et bien plus prenante. Et c'est peut-être cette expérience qui relie chaque alpiniste d'aujourd'hui et d'hier à Jacques Balmat comprenant qu'il pourrait assurément conquérir le Mont Blanc parce qu'il avait survécu, à son grand étonnement, une nuit en haute montagne. N'est-ce pas le souvenir très enfoui de la lointaine présence de cette expérience inaugurale alors pleine de risque qui se vit dans la sécurité du refuge ? N'est-ce pas cette condition sine qua non de l'ascension d'un sommet que chaque alpiniste ressent et comprend alors qu'il pense, un peu inquiet comme je le suis toujours, déjà bien fatigué et couché dans mon dortoir de refuge, à l'escalade qu'il commencera demain en s'enfonçant d'abord dans la nuit glacée avant de percevoir, très vite et très doucement à la fois, en compagnie de sa propre montée, celle du jour qui vient ?

C'est après les six ou sept heures d'ascension de l'aiguille du Pouce, bien courbatu, les mains abrasées par le rocher qu'elles ont pris durant toute la journée, mais tout empli de la complète solitude que la voie nous a offerte, que commenceront le lendemain les deux jours de l'ascension du Mont Blanc par la route italienne, la route qu'inventa en 1890 avec ses compagnons un certain Achille Ratti. Achille Ratti est alors prêtre et conservateur à la bibliothèque Ambrosienne. Il deviendra préfet de la bibliothèque vaticane, archevêque de Lépante en 1919, archevêque de Milan en 1921. Le 6 février 1922, à la mort de Benoît XV, il sera élu pape sous le nom de Pie XI. Je ferai donc, je tâcherai de faire, « la route du pape » ! D'un pape intellectuel et sportif sur les traces duquel j'étais déjà mais sans le savoir l'année dernière au milieu des différents sommets de plus de 4500 mètres du massif du Mont Rose.

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À Chamonix, une course commence presque toujours très mal. Elle commence par un affrontement avec la cohue et avec toutes les affres de la vie urbaine : au pied de l'aiguille du Midi, dans la gare récemment refaite entre un hôtel et un magasin de souvenirs, attendre et faire la queue pour prendre son billet ; attendre et faire la queue pour monter dans la benne au sein d'une foule bigarrée ou se mêlent les cordées d'alpinistes avec les touristes de tous âges et de tous pays qui se pressent pour pouvoir jouir d'un des plus beaux belvédères du monde ; se presser, dans la multitude des langues et des conversations, au sein de la benne de soixante places aussi remplie qu'une rame de métro parisien à l'heure de pointe sur la ligne 13.

Aujourd'hui, en ce lundi 25 juillet, le mal auquel il faut nécessairement s'affronter est encore plus grand. Il a pour nom le tunnel du Mont Blanc. La « route du pape » doit passer par ce que notre société industrielle a sûrement fait de plus utilitaire et de plus laid. De plus effrayant même et de plus monstrueux : un trou sous-terrain, plat et obscur dans la montagne, fait pour en escamoter la hauteur, la lumière et la beauté. La voiture monte les lacets qui y mènent. Les énormes poids lourds y forment déjà un long ralentissement. Ce n'est pas un bouchon comme l'année dernière heureusement. On passe devant le monument aux morts qui rend hommages aux victimes de l'incendie qui ravagea le tunnel en 1999 et qui obligea sa fermeture pendant longtemps. On attend dans la pollution des gaz d'échappement. Les convois de camions sont prioritaires. On passe le péage et la surveillance des douaniers, des gendarmes et de quelques militaires en ces temps d'attentats et d'état d'urgence. Et puis, la barrière se lève ; c'est à nous. On s'engouffre dans la gueule du monstre. Ne pas dépasser les 70 kilomètres-heure, laisser entre le véhicule qui vous précède deux petites lumières bleues afin de ne pas être trop près, fermer l'aération de la voiture pour ne pas y introduire l'air vicié du tunnel, conduire prudemment sous l'œil de caméras de surveillance dans une lumière artificielle jaune qui renforce la clôture de ce lieu concentrationnaire et pourtant de pur transit, qui fut un enfer pour les malheureux qui y périrent carbonisés ou asphyxiés. Le voyage dure un bon quart d'heure et semble extrêmement long. À son terme, la lumière du val d'Aoste signe comme une libération et même une reviviscence. Quelques kilomètres plus loin, avant Courmayeur, on tourne à droite ; on poursuit et on entre dans le val Veny. Quelques virages et la route en fond de vallée est droite. Son aspect bucolique contraste fortement et avec la ville de Chamonix, et avec le tunnel et avec la face nord du Mont Blanc si abrupte et escarpée accompagnée, au-devant, de la Noire de Peuterey. La route est paisible et reposante. Nous suivons un cours d'eau, la Doire, et traversons des bois de feuillus et des bois de mélèzes entrecoupés de petites étendues d'herbe verte comme du gazon. La route monte tranquillement au sein d'un paysage heureux, un locus amoenus comme dirait le poète latin Virgile et comme en montrent de nombreux tableaux des XVIe et XVIIe siècles : un lieu ombragé et ensoleillé tour à tour, « frémissant », « presque pastoral » remarque Rébuffat. C'est au bout de la route, vers 1400 à 1500 mètres, au lieu dit La Visaille qu'il faut abandonner la voiture que Magali, la fille de Michel qui nous a accompagnés depuis le début de la matinée, a la gentillesse de ramener côté français. Nous mettons nos chaussures de montagne, prenons nos bâtons. Et la voiture s'éloigne comme pour nous indiquer qu'il ne faut plus compter que sur nous-mêmes pour revenir chez nous.

« Nous sommes maintenant obligés de basculer de l'autre côté » me dit Michel. Pour ce faire, il faudra au moins atteindre les 4300 mètres du dôme du Goûter, soit 2800 à 2900 mètres au dessus de nos têtes. Ce départ me rappelle celui que nous avions fait il y a plusieurs années quand nous avions gravi ensemble début juin l'aiguille d'Argentière. Nous avions alors laissé la voiture au village et nous avions commencé à marcher, de la forêt de moyenne montagne jusqu'au glacier, du glacier jusqu'au refuge et, le lendemain, du refuge jusqu'au sommet. Peu de guides acceptent aujourd'hui ces conditions qui obligent à marcher plus longtemps et qui n'économisent à la descente ni le dos ni les genoux leur faisant souvent mal après des lustres de pratique. En les acceptant, Michel m'a fait le cadeau d'une ascension qui permet de sentir dans la solitude, toutes les étapes, tous les niveaux, toutes les nuances de la montagne que connurent les alpinistes du XIXe siècle. Il m'a permis cette continuité de pensée et d'effort que court-circuitent aujourd'hui les téléphériques en nous facilitant l'accès à la montagne mais en nous privant d'une part de sa présence changeante et vibrante.

C'est en pensant à cette tradition à laquelle j'ai, très petitement, le privilège de participer, c'est en essayant de vivre et retenir toutes les subtilités des moments et des atmosphères qui changent en passant continûment les unes dans les autres, sans sauts ni ruptures brusques, que je sens mon sac à dos bien plus lourd que d'habitude. Dans la tension qu'il produit sur les épaules et dans sa charge qui pèse à chaque pas, mon sac semble me dire : « Est-ce que tout cela est vraiment à ta mesure ? Est-ce que tu n'es pas présomptueux ? »

Le début de la course est donc une randonnée. Sur le chemin, sur une petite route, puis sur une piste, nous sommes accompagnés de groupes de jeunes gens, de familles qui font une promenade en vue d'un pique-nique. J'apprécie ce joyeux accompagnement qui me montre cette communauté entre les divers usages de la montagne ; leur différence certes mais surtout leur équivalence, cette égalité de valeur et de dignité, surtout qu'au milieu de cette petite troupe on devine, à leur équipement semblable au nôtre, une ou deux futures cordées en route vers le refuge Gonella. Cet accompagnement me rappelle mes propres randonnées, il y a longtemps avec Marie-Claude mon épouse, Julien, Thomas et Pierre-Emmanuel alors enfants, près d'Annecy et du Grand Bornand, dans le massif des Aravis. Il me rappelle les longues marches avec Jacqueline et Michel, mes amis rennais, pour traverser le plateau des Glières, la montagne de Sous-Dine près de La Roche-sur-Foron, le plateau d'Anterne. Pendant une demi-heure donc, c'est cette continuité, cette unité et cette fidélité qui occupent mon esprit et m'émeuvent.

Nous passons derrière une ancienne ferme aménagée en auberge. Le chemin se redresse spectaculairement et nous fait accéder par une montée bien plus sévère encore au sommet d'une moraine. Se découvre alors un autre paysage immense, austère et désertique : le glacier de Miage qui est l'un des plus longs du massif et qui est coincé et comme encastré dans des montagnes grises comme des murailles infranchissables. Nous sommes sur une sorte de sentier en haut de l'arête effilée que forme la moraine. Il faut déjà faire attention de ne pas tomber ni à gauche ni à droite, surtout à droite au-dessus du glacier dont la glace est entièrement couverte de rochers gris. Longue progression interrompue par le passage d'une harde de quelques bouquetins tout à fait placides. J'envie un instant leur aisance dans un milieu où je commence à devenir un infirme. Et puis, la moraine plate parcourue jusqu'au bout, il faut descendre sur ce vaste désert du glacier de Miage où la vie semble avoir disparu, où le temps lui-même semblerait s'être suspendu si l'on n'entendait au loin quelques chutes de pierres ou de glaces sur les hauteurs. Michel est devant ; j'essaye de le suivre dans les éboulis ; il faut choisir à chaque pas la pierre qui vous soutiendra ; l'effort n'est pas intense mais la longueur de la marche fait vagabonder votre esprit en une rêverie qui, à l'unisson de votre pas, jamais ne se fixe. À chaque passage où je pourrais m'égarer, Michel assis m'attend sagement. Dès que j'arrive à sa hauteur, il repart. J'envie ses pauses que je n'ai pas, mais je sais que les quatorze kilos de son sac lui donnent un handicap que je n'ai pas non plus.

La pente du glacier s'accentue et la glace avec ses crevasses apparaît. À droite se trouvent le bas du glacier du Mont Blanc et celui du Dôme que nous emprunterons demain matin. Il faut poursuivre pour prendre appui sur un éperon rocheux qui est en bas des aiguilles Grises. Après trois heures de marche, la pause du pique-nique est réconfortante. De l'éperon au sommet duquel se trouve le refuge, on mesure la longueur du glacier que nous venons de remonter. Il faut repartir et escalader l'éperon sur lequel le refuge Gonella est perché à l'abri des avalanches. Le cheminement fait alterner des passages en neige, des passages en rocher parfois aménagés par des cordes, de gros éboulis. Michel, devant, a disparu. Il faut par soi-même repérer la trace, suivre les gros points de peinture jaune qui indiquent le passage, réfléchir à la direction la plus vraisemblable. L'effort et le stress de la solitude me pèsent. Je me trompe d'itinéraire. Je reviens ; je progresse lentement mais sans m'arrêter. Au bas d'une longue traversée de neige, j'aperçois le refuge. Il est tout près mais il est au moins à 150 mètres de dénivelé au-dessus. Je sais qu'il me reste sans doute une heure d'ascension. À quinze mètres au-dessous, Michel me fait enfin signe. Un peu rassuré car il est arrivé une heure avant moi, il m'accueille au refuge. Fraternellement, il s'occupe de mes bâtons et piolet, me tend mes sabots en plastique qui remplaceront les chaussures de montagne jusqu'à demain, me montre nos lits. Confortable, le refuge tout en bois est récent et agréable. Loin en bas le glacier est extrêmement crevassé ; loin en haut se trouvent l'aiguille de Bionnassay et les aiguilles de Trélatête que Whymper pour la première fois a grimpées en 1864, un an avant qu'il n'escalade les grandes Jorasses, la Verte et le Cervin. Mais lui ne connaissait pas la voie, n'avait pas notre matériel ni nos refuges…

Michel et moi buvons une bière dans le réfectoire. Il m'offre un joli quartz blanc, transparent et comme poli qu'il a pris à la montagne en accédant au refuge. Ce geste me touche beaucoup. Puis, nous allons nous reposer avant le dîner car j'ai mis six heures pour parvenir au refuge (le topo en prévoit cinq et demie). Le repas est servi entre 18h30 et 19 heures : risotto, viande en sauce et purée, crème aux œufs. Nous dévorons tout, conscients qu'il faut refaire ses réserves de calories et de sucres lents. Dans la salle, il y a une bonne vingtaine d'alpinistes. Nous ne remarquons que trois femmes et l'âge assez élevé de la plupart des hommes. Deux jeunes alpinistes de trente ou trente-cinq ans ; les autres ont entre cinquante et soixante ans. Un homme d'au moins soixante-quinze ans fait notre admiration :

« — C'est un sport d'homme.

— C'est aussi un sport de vieux ! »

Et en effet, l'alpinisme ne semble plus en adéquation avec le goût contemporain du jeu, de la glisse et de la vitesse. Du spectacle aussi car je ne vois jamais — du moins dans mes propres courses — d'ascensionnistes munis de caméra sur le casque (elle semble par contre obligatoire sur les pistes de VTT du Jura). Je sais que depuis Ruskin, l'alpinisme est travaillé par le conflit entre les « contemplatifs » et les « gymnastes » ou « les acrobates » comme le dit aujourd'hui Daniel Grévoz pour les condamner[22] . Dans ce refuge qui semble très loin de toute présence humaine, la lenteur, et je dirais la douceur de la contemplation paraissent le motif principal qui nous rassemble, le temps d'un repas et de ce qui ne sera même pas une nuit.

Il est 20 heures. Nous nous couchons après avoir rempli les gourdes. Sur mon lit, je tente de détendre mes jambes et de trouver le sommeil. J'essaye aussi de maîtriser le stress du doute qui est toujours le mien la veille d'une ascension. Comme avant d'écrire un article, comme avant de prononcer une conférence lors d'un colloque devant des collègues : serai-je vraiment à la hauteur ? Pour moi, la maîtrise du doute est une affaire de concentration. Car c'est elle qui permettra lors de l'ascension, mais aussi devant un auditoire nombreux comme dans les amphithéâtres de mon université, de rassembler toutes mes forces, de « tout donner ».

La nuit sera blanche pourtant. Les déplacements dans le refuge, les sacs en plastique incessamment ouverts ou refermés, les chuchotements enfin, m'ont maintenu complètement éveillé. Mais il est minuit. Il est temps de se lever.

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À la lampe frontale, plier la couverture et ranger le sac, descendre dans le réfectoire, avaler le petit déjeuner — les quatre biscottes beurrées ne suffiront pas, je le sais ! —, descendre dans le vestiaire. Là, mettre les chaussures, les guêtres, les crampons, le baudrier, le bonnet, sortir le bâton et le piolet, s'encorder, mettre les gants. Je suis lent dans toutes ces actions qu'il faut faire dans l'ordre et la méthode. Je suis lent car je ne les répète pas durant toute l'année. Je sais que cela agace Michel. Je me presse d'autant plus. Il est minuit 20. Pas encore vraiment sorti de ma somnolence, j'entre dans la nuit, le faisceau de lumière de Michel et le mien propre devant moi. J'ai le souffle court à cause du lieu, du moment, de l'ambiance, du pas de Michel trop rapide pour moi, de la raideur de mes muscles, de l'attention qu'il faut à chaque pas pour mettre le pied là où il faut. À ce moment, la course mérite bien son nom. Elle prend toujours pour moi, ici et quelles que soient mes lectures préparatoires de cartes ou de topos, la valeur d'un saut dans l'inconnu.

Il ne faut que quelques minutes pour accéder au glacier du Dôme. Au-dessus se trouve la pyramide des aiguilles Grises et l'ensemble de l'arête que nous ne voyons pas. De toute façon, je suis trop préoccupé de mes pieds, de mon piolet et de mon effort pour lever la tête vers le ciel étoilé. Je sens que le regel n'est pas très bon à cette heure ; les crampons ne prennent pas encore vraiment dans cette croûte un peu solidifiée par le regel qui viendra un peu plus tard, vers 3 ou 4 heures du matin. Pour l'heure, il s'agit de prendre un rythme. Pas nécessairement très rapide, mais un rythme régulier qui n'accélère ou ne ralentit malgré les changements d'inclinaison de la pente. Il est toujours difficile à maintenir. Surtout ne pas s'arrêter, en conservant un degré d'effort qui permette justement de le garder. L'ascension se fait ainsi par palier. Le champ de conscience se rapetisse. Hier sur le glacier de Miage et dans l'accès au refuge, la pensée possédait la liberté de la rêverie et la labilité d'une sorte de vol à voile mental. Maintenant, la pensée se coagule, si l'on veut ; elle se fait quelque chose qui n'est plus à l'intérieur comme dans la vie courante. Elle s'incorpore et se matérialise complètement parce qu'elle se réduit au seul souci de mettre un pas devant l'autre, à planter le piolet toujours un peu devant soi, à le mettre en amont à chaque changement de direction, à ne pas glisser. La paradoxale gageure est ici de transformer son corps en machine, c'est-à-dire en automate. C'est ce devenir machine que je cherche, une sorte d'inconscience ou d'autorégulation des mouvements et des pensées qui anesthésie un peu la douleur des muscles et de la respiration, qui suspend le temps, la durée passée et surtout la durée à venir. Pour cela, ne regarder ni la montre ni l'altimètre ; rester concentré sur la répétition des gestes sans trop d'anticipation, sans attente. Je sens seulement par intermittence que Michel pourrait gravir la pente trois fois plus vite que moi. Je suis admiratif — je sais que c'est son métier, je sais aussi son impatience — de devoir et pouvoir adapter son pas au mien, moi qui suis toujours à fond et tout juste capable de m'adapter à moi-même. Je fais en sorte cependant de ne m'arrêter que quand Michel le commande car lui sait mieux que moi le moment propice, entre deux passages plus raides et plus exigeants. Et puis, je l'avoue, il y a un peu d'orgueil à vouloir grimper silencieux le plus longtemps possible sans rien réclamer et en sachant qu'une cordée rapide est celle qui ne s'arrête pas. Nous faisons cependant une pause au bout de deux heures : là, il faut poser le sac, reprendre sa respiration, boire quelques gorgées en pensant à ne pas trop dépenser son stock d'eau, manger une barre énergétique sans faim et avant que la fringale ne vienne (il sera alors trop tard) ; puis il faut repartir très vite, reprendre le rythme en sentant la neige durcir et en entendant sous ses pas la rassurante et plaisante morsure de l'acier des crampons dans la neige.

Comme dans l'inconscience de l'épaisseur de la nuit et de l'étirement de la durée, nous progressons encore. L'aube imperceptible monte devant nous, laissant voir à droite le profil du Mont Blanc. Le sommet de l'arête des aiguilles Grises semble encore loin. Surtout ne pas penser au sommet, ne pas anticiper, ne pas s'impatienter mais accepter l'effort sans calcul, consentir à cet effort qui mène à la douleur. Une nouvelle pause au bout de deux heures vraisemblablement. Il faut mettre la veste à cause du froid et du vent. Et puis, au bout de cette ascension glaciaire que l'obscurité s'évanouissant progressivement rend presque homogène, la pente se redresse encore et vers 3800-4000 mètres nous passons sans que je le voie véritablement le piton des Italiens. Nous retrouvons la voie que j'avais empruntée il y a deux ou trois ans, une des plus belles courses que j'aie jamais faite, où, en partant de Saint-Gervais, nous avions gagné le refuge de Plan-Glacier, nous avions gravi le jour suivant l'arête Mettrier (que j'ai souffert la nuit dans ses rochers instables et contre le découragement dont Michel m'a sorti progressivement !), nous avions accédé au refuge Durier et le lendemain encore au sommet de l'aiguille de Bionnassay dans des conditions de neige exceptionnelles (pas de glace). Pour revenir à Saint-Gervais nous étions passés près du piton des Italiens et avions accédé au dôme du Goûter.

Aujourd'hui, après une pause encore une fois, c'est ce dôme que nous parcourons. Au sommet, Michel m'annonce que nous sommes à 4300 mètres d'altitude. Le vent et le froid sont de plus en plus mordants, ce qui ne m'empêche pas d'être saisi, une fois au sommet, par le spectacle du Mont Blanc, dans le petit jour encore très sombre sur lequel se détache la guirlande continue de toutes les lampes frontales de toutes les cordées qui se trouvent sur la voie normale jusqu'en haut. Ce spectacle ressemble à cette belle et frappante photographie prise la nuit du 14 juillet 2016 pour commémorer le cent-cinquantième anniversaire de la première ascension du Cervin par Whymper et ses camarades. Le Cervin avait été interdit cette nuit-là et comme sanctuarisé afin que de nombreux alpinistes munis de flambeaux fassent une ligne lumineuse pour montrer la voie victorieuse de l'alpiniste anglais. Ce que je vois en haut du dôme du Goûter ressemble à cela. Mais ce n'est pas une image que je contemple, et il n'y a rien à commémorer. La voie lumineuse que nous voyons n'est pas un symbole. Ce n'est que la présence réelle, qui n'est belle que de loin, d'une foule, d'une queue et comme une file d'attente ; et c'est dans cette file que nous allons désormais nous agréger avec le sentiment nostalgique d'abandonner notre solitude.

« On continue ? »,  me demande Michel dans la descente et à la rencontre de tous ceux qui se dirigent du col du Goûter vers le refuge Vallot puis vers l'arête des Bosses.

« Bien sûr ! », dis-je en pensant que nous sommes parvenus au point de bascule qui nous permettra de rejoindre désormais Chamonix.

Le vent et le froid se renforcent. Les conditions d'ascension deviennent difficiles pendant que la fatigue se fait sentir dans mes jambes. Nous parvenons au refuge Vallot, ce petit cube de métal posé à 4362 mètres dont on aperçoit souvent l'éclat du fond de la vallée. Mais il faut encore se hisser sur l'arête des Bosses. De nombreuses cordées progressent devant, derrière, sur les côtés. Tout le monde porte des lunettes de glaciers ; ici on ne croise aucun regard. Tout le monde est isolé dans son propre effort ; ici on n'échange aucun mot. Dans cette file en mouvement, on sent comme une sorte de fièvre générale qui pousse chacun vers le sommet. Quelle est cette force ? Quelle est cette fascination qui parcourt cette procession et la pousse à se retrouver sur le sommet presque plat du toit de l'Europe ? Quelle est cette aimantation ? Vue de loin, comme une guirlande électrique, celle-ci était belle. Au milieu de son étrange poussée, elle me gêne, et, sous l'effet de ma fatigue et du mal que produisent sur moi le froid et le vent, elle m'apparaît comme vaine. Sa magie qui me portait depuis le départ du refuge Gonella, depuis huit ou neuf heures d'ascension, m'abandonne. Comme mes forces ; sans que je sache vraiment où se trouve la cause et où se trouve l'effet. Vers 4500 mètres, mon souffle est de plus en plus court et j'ai de plus en plus mal au devant des cuisses. Il faudrait que je me repose un peu ; que je boive et mange aussi. Mais le froid et le vent sont tels qu'enlever ses gants pour mettre son sac au sol, le fouiller pour trouver la gourde et manger une barre de céréale est une souffrance. La pause salvatrice qu'il me faudrait — je sais que je peux récupérer un peu — se mue en une épreuve inhibante. Une sorte de paralysie et de découragement me prennent. Nous accédons au sommet de la première des Bosses, sur une sorte de replat. Nous sommes à une heure et demie du sommet. Au vu de mon état, Michel me demande si je veux ou peux continuer. Il ne semble pas très optimiste et me demande de garder quelque réserve pour la descente qu'il sait (je le sais aussi) être très longue. La demande est pour moi comme une réponse. La sagesse est sûrement de renoncer. Pourquoi vouloir un sommet surpeuplé ? Pourquoi suivre encore cette théorie qui nous encombre ? Pourquoi ne pas se contenter de cette magnifique ligne glaciaire que nous suivons depuis minuit et demi ? Pourquoi la gâcher par un excès d'orgueil, par un excès de courage qui deviendrait de la témérité ?

« Il vaut mieux redescendre, Michel. »

*      *

*

Nous nous retournons alors et commençons la très longue descente. Le refuge Vallot à nouveau ; je suis la trace qui mène au col du Dôme. Avec le double sentiment ambivalent de l'échec mais aussi de la sagesse, nous croisons encore quelques cordées et, après quelques minutes, nous nous retrouvons seuls laissant derrière ce courant de grande intensité qui semblait passer de corde en corde comme autant de fils électriques. Paradoxalement, coupé de ce courant, émancipé de la force qu'il faut pour en supporter la charge, allégé aussi de l'effort du cœur commandant tous les autres muscles du corps, la montagne m'apparut à nouveau dans notre belle solitude retrouvée. Mes jambes et le froid me font mal et il me faut savoir, autant qu'il est possible, gérer — je n'aime pas ce terme habituellement, tant il est aujourd'hui l'objet d'une inflation linguistique alors qu'il ne devrait être réservé qu'aux stocks de marchandises et qu'aux comptes ; mais il est ici adéquat —la dépense de l'énergie qui me reste. Nous remontons le dôme du Goûter et redescendons sur l'arête qui conduit au nouveau refuge inauguré il y a peu (extérieurement, beau vaisseau posé sur la montagne mais, intérieurement, grande usine à héberger, qui, comme l'ensemble de la voie normale que nous empruntons, « ne donne pas envie » selon l'expression même de Michel), puis jusqu'au niveau de l'ancien refuge. Là, nous enlevons nos crampons. J'ai les mains paralysées par le froid. Michel est obligé de m'aider, jusqu'à refermer ma veste. Autant il est prévenant arrivé au refuge, autant en plein vent dans la montagne il n'aime pas ce manque d'autonomie :

« Tu me fais peur Pierre-Henry ! Si un jour nous sommes pris dans le mauvais temps, tu vas te laisser mourir en cinq minutes. Il faut se battre… »

Je pense silencieusement qu'il a raison.

Toujours encordés, nous mettons tous les deux notre casque et commençons l'interminable et dangereuse descente du couloir du Goûter : six cents mètres de rochers aujourd'hui sans neige, sur une arête aménagée par des câbles. Les chutes de pierres sont courantes. C'est l'endroit du massif objectivement le plus dangereux. Sans recevoir un bloc de pierre sur la tête, une chute de soi-même peut être très grave. Pour celui qui est seul ou non encordé, comme on en croise souvent, elle peut être fatale. Je sais que Michel en a été le témoin plusieurs fois et je me demande comment on peut continuer à aimer la montagne quand on porte ces images que je n'ai pas dans la tête.

Je ne sais si c'est ce risque objectif, l'exclusive attention que l'on doit à ses pieds ou à ses mains, ou le paysage lui-même, mais l'endroit est aride et laid. Il fait mal. En pleine lumière, ne ferait-il pas pendant naturel au tunnel artificiel du Mont Blanc ?

Nous arrivons enfin au bas de l'arête. Il faut traverser le couloir au-dessus duquel les pierres tombent, notamment aux heures les plus chaudes. C'est la troisième fois que je le fais. La première fois c'était en redescendant le Mont Blanc. Il était 16 heures et il a fallu courir sur une petite centaine de mètres avec le glacier de Bionnassay à notre gauche. Il ne faut absolument pas tomber ; accélérer dans la goulotte centrale notamment où les pierres se concentrent. Le passage se fait cordée par cordée avec des alpinistes sur les côtés qui crient gare. La seconde fois, c'était en redescendant de l'aiguille de Bionnassay. Il n'était que 11h30. Il avait fallu mettre les crampons et accrocher une longe à un câble qui permet de s'assurer tout le long. Presser le pas après que Michel a regardé vers le haut. Il m'a expliqué qu'il y a un point de non-retour au-delà duquel il faut poursuivre en courant. Avant ce point qu'il connaît bien, il faut revenir sur nos pas. Quand on traverse, il faut poursuivre quelques minutes et ne pas croire que l'on est protégé par les rochers qui bordent le couloir car les pierres qui tombent ne le font pas toujours en ligne droite. Aujourd'hui, le couloir est sec, la neige et la goulotte sont absents ; pas besoin de crampons ; nous traversons presque tranquillement.

La fin de la course s'accélère ; vers midi trente, nous faisons une halte au refuge de Tête Rousse après être passés par le petit glacier qui porte ce nom. Et puis nous dévalons le glacier de Bionnassay ; quelques toboggans  de neiges me permettent de glisser sur les fesses et de m'économiser ; après quelques traversées de neiges et d'éboulis, un sentier menant vers le Nid d'aigle apparaît. Cette modeste trace nous indique discrètement que nous passons de la nature quelquefois interrompue par ces sortes d'oasis humaines que sont un refuge, un piton dans le roc, un kern, une sangle de relais, à la continuité culturelle qui imprime à la nature sa marque en lui faisant perdre sa sauvagerie. Avec ce chemin qui s'accentue et s'élargit progressivement, le monde redevient domestique et définitivement arraisonné. Quelques dizaines de minutes encore et nous parvenons à la gare du train à crémaillère venu du Fayet et de Saint-Gervais.

La voie de chemin de fer est là, brutalement interrompue, sans gare pour vous accueillir, et les wagons qui vous permettent de redescendre penchent bizarrement sur leur plateforme sommitale. Ce n'est pas la petite guérite et le petit portillon qui permettent de contrôler le flux des touristes qui empêchent de nettement percevoir l'abandon de la voie qui devait initialement rejoindre, dans le projet de 1902-1903 conçu par l'ingénieur Henri Duportal, le sommet du Mont Blanc ! L'absence de gare terminale, le sentiment de non finito de cette voie comme sectionnée net me semblent un hommage muet, d'abord à ce qui serait pour nous une entreprise folle interrompue par la Grande Guerre, ensuite à un moment historique qui a vu naître l'alpinisme et qui rêvait à une maîtrise totale du monde, à sa complète exploration. Pour celui, comme moi aujourd'hui, qui redescend des neiges éternelles et des glaciers fondant dangereusement de la faute de la civilisation elle-même, ce moment est heureusement révolu. Nous en conservons je crois encore la trace, le souvenir et le deuil nécessaire. Nous devons nous en séparer en sachant qu'il nous a faits. Nous devons en effet accepter les limites humaines et interrompre ce mouvement indéfini d'appropriation — ce mouvement « d'enflure » selon le mot de Platon dans la République — comme nous en avertit ici le terminus de la voie ferrée du tramway du Mont Blanc à jamais incomplète à 2360 mètres d'altitude. Sans doute trouve-t-on au Nid d'aigle, et de façon provocante, l'écho du message que délivraient John Ruskin en 1865, Henry David Thoreau vers 1850 ou celui, plus mystérieux encore à mon sens, du poète Stéphane Mallarmé en 1874 :

Fuir ce monde ? On en est ; pour la nature ? comme on la traverse à toute vapeur, dans sa réalité extérieure, avec ses paysages, ses lieues, pour arriver autre part ; moderne image de son insuffisance pour nous ![23]

N'est-ce pas ce que je cherche dans l'alpinisme, en même temps que les touristes qui, paradoxalement agglutinés autour d'un train sur une voie coupée pour toujours, montent ici pour voir, pour respirer, pour marcher et pour admirer ? N'est-ce pas la jouissance de notre appartenance au monde, la conscience de notre immanence dont parlait plus haut Victor Segalen, notre consentement au sensible — notre indépassable séjour — qui ne se réduit pas à l'extériorité du pur espace ou de la pure étendue ?

Bien heureux de pouvoir enfin et malgré tout me reposer un peu, je commence alors un autre voyage que celui débuté hier et que la nuit n'a pas interrompu, cet autre voyage que le poète nomme justement une traversée : celle que permet le train jusqu'à Bellevue, puis le téléphérique jusqu'aux Houches, puis le bus jusqu'à Chamonix dont la chaleur et l'encombrement presque étouffants nous frappent. Il est quinze heures vingt. C'est exactement la durée de la course qui s'achève et qui met un point final à la série de courses de ma semaine d'alpinisme.

*      *

*

Sont-elles véritablement achevées cette course ou cette série de courses ? Car la descente n'est pas seulement une affaire de lieu et de déplacement. Elle est aussi un processus psychologique. Une fois descendu dans la vallée, il faut véritablement redescendre. Ce que j'ai fait du dehors, il faut le refaire du dedans. D'abord, quitter mentalement un monde pour un autre, assurer le passage qui relie leurs oppositions et même leur étrangeté réciproques. Ensuite, calmer cette sorte d'ébullition qui m'a pris durant une semaine et soigner le corps fourbu ou, par endroits, abîmé : faire disparaître les courbatures, la fatigue de fond, les égratignures, les bleus. Enfin, revivre les sensations, les émotions et les réflexions qui ont été faites avec une grande intensité afin de les assembler, d'en maîtriser la puissance et de leur conférer un sens : laisser passer la mémoire qui purifie des moments difficiles de la douleur ou de la peur et qui produit comme une distillation ; enfouir les souvenirs discontinus et pourtant agencés au plus profond de soi afin qu'ils deviennent constitutifs de soi comme une trame mouvante, se pliant et se dépliant sans cesse afin de faire apparaître au sein de ses drapés des aspects et des moments anciens ou neufs tout à la fois.

Aujourd'hui mercredi 27 juillet, après avoir quitté Michel et l'avoir remercié en lui disant la force des expériences que j'ai faites grâce à lui, après une mauvaise nuit où les images des jours précédents faisaient violemment irruption comme pour prendre place et se caler au fond de mon esprit, je quitte Les Houches. Jacqueline, à Chevrier près de La Roche-sur-Foron, à l'entrée de la vallée de l'Arve, m'attend. Elle m'accueillera dans une heure afin de me permettre durant deux jours de me refaire une santé. Demain, comme pour m'éloigner progressivement et très doucement de la haute montagne, nous irons, comme un rite de chaque année, traverser à pied le plateau des Glières et manger une truite aux girolles.

Et la vie normale reprendra son cours, alors que je viens de le briser plusieurs jours en grimpant quelques sommets. Quelle est finalement cette brisure ?

Elle est celle du sport bien sûr, de ce que les Anglais inventeurs de l'alpinisme appellent disport en reprenant le vieux mot français de desport. Le sens et la valeur de cette brisure sont ainsi cette brisure même, c'est-à-dire le divertissement qu'elle engendre hors des sentiers quotidiens du travail et de la vie ordinaire. Mais je sens bien que, plus profondément, plus substantiellement même, cette sortie ou ce détour sont le chemin d'un authentique retour qui ne se fait ni avec les pieds ou les mains dans la voie, ni avec le téléphérique ou le train à crémaillère. Ce retour est celui de la réflexion. Il est le mouvement par lequel le cercle de la pensée se referme sur lui-même pour s'ouvrir aux interrogations sur notre réalité et notre existence.

La course en haute montagne n'est donc pas un simple divertissement car elle semble posséder, à même sa pratique et l'engagement du corps et de toutes nos facultés, quelque chose de philosophique. Par là, je n'entends pas quelque chose d'une science ou d'une discipline technique comme celle que j'enseigne toute l'année à mes étudiants. J'entends au contraire un état d'esprit, un mouvement de l'esprit, que tout le monde peut partager quand il s'étonne au sens que les penseurs grecs nous ont légué il y a deux mille cinq cents ans. L'étonnement n'est pas la surprise faisant irruption de façon impromptue ; il est, dans le même mouvement inconfortable, l'acte continu, méthodique, systématique même, de s'émerveiller et de s'inquiéter ; de trouver admirable l'existence et d'en faire un objet compliqué et mystérieux à explorer et à connaître. La course en haute montagne est étonnante en ce sens-là. Elle ne délivre pas de savoir positif, scientifique, philosophique, métaphysique ou autres, sur le monde et sur notre rapport à lui. Mais, par son intensité, par son étrangeté, par sa gratuité, par sa longueur et sa lenteur, par sa beauté, par la multiplicité des états de conscience et des paysages qu'elle donne à vivre, par la présence du risque de mort qui en est l'horizon consenti et indépassable, elle jette simplement au devant de nous-même l'opacité de notre vie : ce qui est au sens strict et étymologique le fait même d'exister. Il n'y a ici aucune énigme, car une énigme a toujours une solution unique et simple. Il y a simplement une obscurité qui ne peut être partiellement éclairée que si elle est d'abord reconnue comme telle et non occultée derrière une apparence de transparence ou une fausse évidence comme celle qui masque notre vie ordinaire.

Les significations de la course en haute montagne sont bien évidemment adossées à une série de préjugés et de valeurs constitués par le récit d'ascension depuis le XVIIIe siècle et dont le mien propre est sûrement encore tout pétri — la hauteur, la verticalité, la conquête, la volonté, la vertu aristocratique de l'effort et du courage, la pureté naturelle, la beauté, le sublime, l'intensité, la liberté, le risque de mort, la limite, la modestie, le combat, le dépassement, l'épanouissement, l'accomplissement, etc. Mais, dans sa pratique comme dans son récit, ces significations ne sont jamais admises comme allant de soi. Confrontées les unes avec les autres, et affrontées à une réalité extérieure qui résiste fortement et même violemment, elles deviennent pour elles-mêmes des problèmes, c'est-à-dire des significations à chercher et à déplier. Elles sont ce que l'on appelle, d'un terme d'origine grecque encore une fois, des apories : ce qui ne passe pas par le trou (poros, le pore de la peau), des impasses donc, qui ne doivent pas interdire tout passage mais qui, au contraire, rendent possibles des cheminements, des voies, dans la conscience de leur pluralité, de leur difficulté et de leur fragilité, dans la conscience de leur épreuve. Si la course en montagne peut être une via vitae — aujourd'hui surtout où notre monde moderne tend à réduire le monde extérieur aux simulacres de nos moyens techniques de captation et de communication —, c'est qu'elle ne transmet aucun enseignement normatif déterminé, c'est qu'elle confère simplement et modestement ce décentrement et cette distance critique dans l'embarquement et dans l'engagement de la vie où nous ne faisons rien d'autre que de dessiner des perspectives qui s'essaient et qui s'éprouvent. Rien d'un savoir clos ou défini ; rien d'une vérité fixe, abstraite, immobile, acquise une fois pour toutes et comme surplombante.

Si tel était le cas, pourquoi aurai-je tant besoin de revenir en montagne l'année prochaine ?

Pierre-Henry Frangne

Chantepie-Sévis, août 2016



[1] John Ruskin, Écrits sur les Alpes, textes réunis par Emma Sdegno et Claude Reichler, trad. André Hélard, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2013, p. 240.

[2] Henri Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Presses Universitaires de France, 1959, pp. 1009-1010.

[3] Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, in Œuvres complètes, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1969, t. II, p. 78.

[4] Cette première expérience du Mont Blanc au sens littéral du terme fut accompagnée de deux autres « Monts Blancs », cette fois au sens figuré : ma soutenance de thèse en 2002 et mon élection comme maître de conférences à l'université Rennes 2.

[5] Voir Pierre-Henry Frangne, Michel Jullien et Jacques Perret, Mont-Blanc. Premières ascensions 1770-1904, Les Éditions du Mont-Blanc, 2012, p. 293 et suiv.

[6] Victor Hugo, lettre à Adèle Hugo du 17 septembre 1839, repris dans Voyages, Alpes et Pyrénées, in Œuvres complètes, Robert Laffont, 2002, tome « Voyages », p. 677.

[7] Albert Frederick Mummery, Le Roi du rocher, trad. franç., Éditions Hoëbeke, 1995, pp. 226-227.

[8] Voir Pierre-Henry Frangne et Michel Jullien, Alpinisme et photographie (1860-1940), Les Éditions de l'Amateur, 2006, p. 45 et suivantes. Voir sur ce site l'analyse du livre par Pierre Campion.

[9] G. W. F. Hegel, La Phénoménologie de l'esprit, trad. J. Hyppolite, Aubier, 1941, tome 1, p. 29.

[10] Au sens de devenir réel d'une part, et de comprendre cette réalité d'autre part.

[11] Ce regard pensif ressemble à celui d'Emilio Comici dans un portait photographique fait par Dino Buzzati vers 1937 ou à celui de Giusto Gervasutti dans un cliché vraisemblablement pris par Lucien Devies à la fin des années 1930. Voir Pierre-Henry Frangne et Michel Jullien, Alpinisme et photographie (1860-1940), op. cit., pp. 186-187.

[12] Marcel Mauss, « Les techniques du corps », in Sociologie et anthropologie, PUF, 1950, p. 385.

[13] G. W. F. Hegel, Journal de voyage dans les Alpes Bernoises, trad. Robert Legros, Éditions Jérôme Million, 1997, p. 78.

[14] Walter Benjamin, « L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique », in Essais 1935-1940, trad. Maurice de Gandillac, Gonthier-Denoël, 1983, p. 94.

[15] Walter Benjamin, « Rapide histoire de la photographie », in Essais 1922-1934, trad. Maurice de Gandillac, Gonthier-Denoël, 1983, p. 161.

[16] « Qu'est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel ? Mon cerveau est un palimpseste et le vôtre aussi lecteur. Des couches innombrables d'idées, d'images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau aussi doucement que la lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune en réalité n'a péri », Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, « Un mangeur d'opium », VIII.

[17] John Ruskin, Écrits sur les Alpes, textes réunis par Emma Sdegno et Claude Reichler, trad. André Hélard, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2013, p. 79.

[18] Ibid., p. 39.

[19] Théophile Gautier, Les Vacances du lundi. Tableaux de montagne, rééd. Champ Vallon, 1994, p. 64.

[20] Victor Segalen, Équipée, voyage au pays du réel, Gallimard, 1983, pp. 32-33.

[21] « Le chemin montant descendant est un et le même », fragment 118, trad. Marcel Conche.

[22] Daniel Grévoz, La Prophétie de la montagne. Plaidoyer pour un alpinisme perdu, Éditions de l'Astronome, 2014. Merci à André Hélard de m'avoir rappelé ce livre d'un guide de haute montagne qui est aussi historien de l'alpinisme et romancier.

[23] Stéphane Mallarmé, La Dernière Mode, première livraison du 6 septembre 1874, in Œuvres complètes, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, tome II, p. 499.

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