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Pierre-Henry Frangne. Le geste de Balmat.

Pierre-Henry Frangne est professeur en philosophie de l'art à l'université de Rennes 2 (UFR Arts, Lettres et Communication). Sur ses activités de recherche et ses publications, voir sa page personnelle sur le site de l'université de Rennes 2.

Mis en ligne le 11 mai 2013

Note au 25 juin 2019. Ce texte a été repris dans le livre de Pierre-Henry Frangne, De l'alpinisme, Presses Universitaires de Rennes, 2019.

© Pierre-Henry Frangne.


Le geste de Balmat

Remarque sur le guide et la course de haute montagne

Il est un cliché qui emmêle — dans la fixité du moment singulier qu'il a enregistré — toutes les significations générales du rapport des hommes et des sommets. Cette photographie montre un homme assis à côté d'un enfant et tendant l'index vers les lointains du massif du Mont-Blanc. Ce geste au bord de l'à-pic, ce geste précis et découpé en ombres chinoises sur un ciel chargé et brouillé de nuées consiste à désigner, à montrer et à nommer. Face à un monde originaire et sauvage, face à un monde sans hommes, ce geste profondément humain contient en lui la distance infinie qui sépare l'homme de la nature, de même que le mouvement incessant et non moins infini qui les relie. Il indique le retrait ou le repli qu'impose tout paysage ; il indique aussi la participation avec lui et la commune mesure qui en est l'autre côté indissociable. Parce que ce geste est adressé à un enfant, l'image nous montre sa fonction d'édification ou d'institution.

 

Balmat

Photographie anonyme de 1925, col du mont Joly face au massif du Mont Blanc

 

De la même façon, Il y a sur la place centrale de Chamonix, à côté de l'Arve tumultueux, un monument inauguré en 1887, à l'époque du développement du tourisme alpin et de la photographie industrielle. Le savant genevois Horace Benedict de Saussure y est représenté comme sur un sommet rocheux. Il contemple, de face, un vaste panorama avec, à ses pieds, son chapeau et son sac. À sa droite, légèrement en retrait mais dans une posture dynamique, jambes pliées et bras allongé, Jacques Balmat, le cristallier chasseur de chamois qui l'emmena le 2 août 1787 au sommet du Mont Blanc (pour lui ce fut la troisième ascension), montre au bout de son index le dôme, étincelant en été, surplombant toute la vallée puis, par delà les montagnes, toute l'Europe. L'alpiniste amateur, débutant ou confirmé, peut ainsi venir voir l'hommage à Saussure de « Chamonix reconnaissant ». Dès la descente du train et juste après qu'il a vu longuement défiler depuis Le Fayet et les Houches, l'aiguille du Goûter, l'aiguille du Midi, celle du Plan, du Caïman, du Fou, de Blaitière, de Grépon, des grands Charmoz, de la République, de l'M, jusqu'aux Drus, cet alpiniste peut, en se retournant afin de suivre le doigt de Balmat, récapituler et comprendre d'un coup tout ce qu'il a vu défiler. Mais en se retournant, l'alpiniste se met dans la position de Saussure ; il devient Saussure.

 

Balmat

 

Fasciné par la hauteur, par ce qui semble à la fois pérenne, indifférent aux affaires humaines et constamment changeant au gré des saisons, de la lumière et du temps, celui qui a une fois gravi en crampons et piolet le mont Blanc du Tacul, puis le mont Maudit, puis très péniblement, le mur de la côte pour accéder dans le manque d'oxygène, le vent, le froid, au sommet du mont Blanc, celui-là sait bien que la reconnaissance de Chamonix doit être d'abord due à Balmat, le premier guide. Ce premier guide a le torse ceint, comme celui des guides d'aujourd'hui, de la corde qui assure. Sans le guide, celui que l'on appelle « le client » n'aurait pas surmonté la rimaye permettant d'accéder à l'épaule du Tacul vers 4 000 mètres, ni le passage débouchant au col de la Brenva vers 4 400 mètres ; il n'aurait pas non plus dévalé l'arête des bosses et traversé en courant ce glacier où, aux heures avancées de la journée, des pierres chutent presque sans arrêt. La peur aurait paralysé ses forces et la fatigue n'aurait pas permis d'être repoussée pas à pas, pied à pied, pendant plus de douze heures. La sidération surtout, devant la raideur des pentes et la profondeur des abîmes aurait eu raison de sa volonté. Mais sans le guide, il n'aurait pas compris, non plus, les usages du piolet, des crampons, de la corde, tous les gestes techniques et la connaissance immense de la montagne que l'ascension suppose et qu'il ne possède pas. Il n'aurait pas compris jusqu'au geste de marcher, alors que nous marchons tous, automatiquement et presque comme des somnambules, sans chercher à savoir où il faut mettre les pieds sur le terrain uniforme du macadam de nos villes. Plus grave encore, il n'aurait pas compris ni ce qu'il voit, ni ce qu'il fait.

À l'inverse de la sagesse orientale qui dit que le fou regarde le doigt qui montre la lune au lieu de regarder la lune, il faut regarder le geste de Balmat.

Ce geste, en effet, que tous les touristes peuvent apercevoir et que notre photographie de départ immobilise, est le mouvement corporel et spirituel à la fois, sensible et intellectuel, théorique et pratique, social et profondément humain que tous les guides reproduisent spontanément quand, parvenus au sommet ou lors d'une pause, ils montrent et ils désignent ; ils mettent des noms propres sur ces lieux éminemment compliqués et sur ce paysage constamment barré et comme interdit. Ce geste est celui de la voie à suivre et de la voix à entendre ; il est celui du sens pris dans tous les sens : comme perception, comme direction et comme signification. II porte en lui, c'est-à-dire dans sa visée, dans son intention et son adresse, la démesure de l'effort à produire, de la souffrance à accepter et surtout du corps à corps à vouloir avec la montagne quand, sur une arête de rocher par exemple, il faut pas à pas assurer ses prises sur les traces mêmes de son guide qui vous tient corde tendue. Ce geste porte ainsi la mesure de l'aide, de la compréhension, de la connaissance, de la maîtrise et du dialogue. Il est la mesure de soi ainsi que la garde de soi car le guide sait mieux que toi ce que peut ton corps.

 

Balmat

Les aiguilles de Chamonix et le Mont Blanc dans les nuages vus des flancs de l'aiguille de la chapelle de la Glière.

 

Nous vivons à l'époque de la « performance » et de « l'extrême » ; à celle de l'exploit et du surpassement dont la valeur échappe parce que les épreuves qu'ils supposent ne sont plus guère insérées dans le souci commun de l'éducation ou de l'initiation. Nous cherchons, ainsi et souvent, comme un étourdissement ou comme une transe qui anéantit la réalité avec une souveraine brusquerie. Nous avons appris aussi depuis longtemps que notre vie est une course selon la magnifique, démystifiante et terrible comparaison que le philosophe anglais de l'âge classique Thomas Hobbes a parfaitement explicitée pour nous dire que nous nous perdons dans la concurrence des autres et de nous-même parce que nous cherchons comme unique récompense celle de devancer autrui :

« S'efforcer, écrit-il, c'est appéter ou désirer. Se relâcher, c'est sensualité. Regarder ceux qui sont en arrière, c'est gloire. Regarder ceux qui précèdent, c'est humilité. Perdre du terrain en regardant en arrière, c'est vaine gloire. Être retenu, c'est haine. Retourner sur ses pas, c'est repentir. Être en haleine, c'est espérance. Être excédé, c'est désespoir. Tâcher d'atteindre celui qui précède, c'est émulation. Le supplanter ou le renverser, c'est envie. Se résoudre à franchir un obstacle prévu, c'est courage. Franchir un obstacle soudain, c'est colère. Franchir avec aisance, c'est grandeur d'âme. Perdre du terrain par de petits obstacles, c'est pusillanimité. Tomber subitement, c'est disposition à pleurer. Voir tomber un autre, c'est disposition à rire. Voir surpasser quelqu'un contre notre gré, c'est pitié. Voir gagner le devant à celui que nous n'aimons pas, c'est indignation. Serrer de près quelqu'un, c'est amour. Pousser en avant celui qu'on serre, c'est charité. Se blesser par trop de précipitation, c'est honte. Être continuellement devancé, c'est malheur. Surpasser continuellement celui qui précède, c'est félicité. Abandonner la course, c'est mourir[1]. »

À l'exact antipode de cette objective et implacable mécanique des passions, le geste de Jacques Balmat tente de dire sur un mode interrogatif, léger, heureux, fraternel, la relation intime, profonde entre moi, mon corps, l'autre homme et la montagne, que nous partageons et que nous nous donnons réciproquement en la gravissant et en la nimbant de tous nos discours ou de tous nos symboles. Il dit que ces discours passent nécessairement par l'expérience spécifiquement humaine, concrète, précaire, souvent économe en paroles, d'une main qui montre et d'une corde qui se tend. Il dit enfin une paradoxale et réciproque liaison entre l'index de l'homme qui montre la montagne aux autres hommes et celui que l'homme projette sur la montagne elle-même au point qu'elle en vient à posséder elle aussi son propre index : celui qui montre le mouvement même de l'ascension et qui tend aux hommes le miroir véridique de leur présence au sein de la nature.

 

Balmat

Du sommet de l'aiguille de la chapelle de la Glière, l'aiguille de l'Index au premier plan. Au second, l'aiguille Verte dans les nuages et, à droite, les Drus.

 

La course de montagne alors, si rapide nécessairement qu'elle soit, si violente ou périlleuse qu'elle puisse être, en s'habillant de discours, d'attention au réel, d'entraide et de précautions, se dépouille de toute concurrence. Elle acquiert ainsi cette vertu de douceur que la photographie du début ne cesse de transmettre et que la mémoire n'arrête jamais de conserver. Elle engendre, exerce et cultive ce que l'on désigne d'une expression dont la banalité cache malheureusement la richesse et la beauté : la présence d'esprit. C'est cette pure présence à soi, au monde et à l'autre, cette présence sans autre contenu qu'elle-même et en laquelle il n'y a rien de déterminé à penser, que l'on trouve dans tout cliché photographique quand il est réussi, dans les moments de l'ascension, dans l'instant de l'arrivée au sommet et dans celui de leurs souvenirs gravés dans nos têtes.

 

Balmat

Le massif du Mont Blanc au loin, vu du sommet du Môle

 

Cet instant, Victor Segalen l'a magnifiquement décrit au point que l'on ne saurait en parler et terminer autrement qu'en disant «  C'est ainsi[2] », comme le fit le jeune Hegel le 28 juillet 1796 devant le Saint-Gothard[3] :

« Le regard par-dessus le col n'est rien d'autre qu'un coup d'œil ; ‑ mais si gonflé de plénitude que l'on ne peut séparer les triomphe des mots pour le dire, du triomphe dans les muscles satisfaits, ni ce que l'on voit de ce que l'on respire. Un instant, ‑ oui, mais total. Et la montagne aurait cela pour raison d'être qu'il faudrait se garder d'en nier l'utilité pesante. Tout le détour de l'escalade, le déconvenu des moyens employés – ces rancunes sont jetées par-dessus l'épaule, en arrière. Rien n'existe en ce moment que ce moment lui-même.

Quelques pas avant d'y atteindre, et l'on s'avoue encore très dominé, très surmonté. […] Alors, ne pas s'élancer, ne pas s'arrêter, mais donner à point le dernier coup de reins pour s'affermir sur la hauteur conquise, et regarder. Regarder avant, en respirant à son aise, en renforçant tout ce qui bourdonne des orgues puissantes et de la symphonie du sang, des humeurs mouvantes dans la statue de peau voluptueuse. C'est ainsi que la possession visuelle des lointains étrangers se nourrit de joie substantielle. C'est la vue sur la terre promise, mais conquise par soi, et que nul dieu ne pourra escamoter : ‑ un moment humain.

Un moment magique : l'obstacle a crevé. La pesanteur se traite de haut. La montagne est surmontée, la muraille démurée. Le lieu borné n'a plus tout d'un coup d'autres bornes que la feinte prolongée de l'horizon. Deux versants se sont écartés avec noblesse pour laisser voir, dans un triangle étendu aux confins, l'arrière plan d'un arrière-monde[4]. »

Pierre-Henry Frangne



[1] Thomas Hobbes, De la nature humaine, trad. française, Librairie Joseph Vrin, 1971, p. 111 et 112.

[2] Nous en inversons le sens cependant, dans la mesure où, chez Hegel, la formule était l'expression d'un simple sentiment de monotonie et d'ennui.

[3] G W F Hegel, Journal d'un voyage dans les Alpes bernoises, trad. française, Jérôme Millon, 1997, p. 78.

[4] Victor Segalen, Équipée, voyage au pays du réel, Gallimard, 1983, pp. 32-34.

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