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Pierre-Henry Frangne : Penser l'histoire de l'art, l'enseigner, l'éditer.

Pierre-Henry Frangne est professeur en philosophie de l'art à l'université de Rennes 2 (UFR Arts, Lettres et Communication). Sur ses activités de recherche et ses publications, voir sa page personnelle sur le site de l'université Rennes 2.

Cette étude est le texte d'une communication faite au colloque L'histoire de l'art pour tous (direction Jean-Noël Bret) tenu à Marseille les 15 et 16 septembre 2022.

© Pierre-Henry Frangne.

Mis en ligne le 10 novembre 2022.


Penser l'histoire de l'art, l'enseigner, l'éditer
Adieu à Hegel

« Quand persuadés de ces principes, nous parcourons les bibliothèques, que nous faut-il détruire ? Si nous prenons en main un volume quelconque, de théologie ou de métaphysique scolastique, par exemple, demandons-nous : Contient-il des raisonnements abstraits sur la quantité ou le nombre ? Non. Contient-il des raisonnements expérimentaux sur des questions de fait et d'existences ? Non. Alors, mettez-le au feu, car il ne contient que sophismes et illusions. »

David Hume[1]

« Avoir acquis la connaissance sans le talent de la communiquer, c'est tout comme si on n'y avait jamais pensé ! »

Thucydide[2]

Introduction

Je remercie très chaleureusement Jean-Noël Bret pour l'invitation à ce colloque « L'histoire de l'art pour tous » consacré à la place et à la nature de l'histoire de l'art dans notre société contemporaine. Je le fais avec d'autant plus de force que je dois commencer par énoncer l'aveu qui est déjà dans le programme qui nous réunit ici : je ne suis ni historien d'art, ni Professeur d'histoire de l'art, ni conservateur du patrimoine. Je ne suis que philosophe, philosophe de l'art certes, qui enseigne depuis des lustres dans un département universitaire d'histoire de l'art et qui complète cette double activité par la direction de la plus grande maison d'édition universitaire publique en France — les Presses universitaires de Rennes — qui publie plusieurs collections d'histoire de l'art et plusieurs collections touchant aux différents arts. Cet aveu et cette très rapide présentation biographique imposent quatre rapides remarques de préambule : quatre remarques méthodologiques qui doivent corriger l'aspect très ambitieux — beaucoup trop ambitieux et trop prétentieux — du titre de mon intervention.

1) La philosophie est pauvre par essence (pénès, comme le dit Platon). Elle se poste dans un lieu à la fois second et arrière dans la mesure où il n'y aurait pas de philosophie de l'art sans l'art, sans les artistes, sans les œuvres, sans les institutions et les personnes qui les conservent, qui les restaurent, les critiquent, les étudient, etc. La philosophie, que l'on soit hégélien ou pas, vient toujours après : une fois que la réalité du monde et celle du savoir du monde se sont déployées. Un philosophe est toujours un second de cordée pour utiliser une métaphore que j'aime bien[3].

2) Deuxièmement, le tour un peu personnel du début de mon intervention indique que je considère que la démarche théorique doit échapper à trois obstacles[4] : a) à la neutralité impassible et objective d'un côté, b) à la fantaisie inventive de l'imagination d'un autre côté, c) à l'épanchement lyrique et subjectif du moi, d'un troisième côté. Pour effectuer cette triple émancipation, pour se tenir au milieu du triangle qu'elle dessine, il convient d'introduire la voix du Je qui s'exprime et qui explique, mais qui ne peut le faire qu'en montrant le cheminement d'un doute pour lequel et par lequel rien n'est définitivement acquis ni pensé. Ce Je refuse ainsi de se cacher comme le voulaient Flaubert[5], Seignobos ou l'école des Annales pour l'histoire, Durkheim ou Weber pour la sociologie. Par prudence et modestie épistémologiques, il indique « un point de vue » et, comme le dit Bourdieu, « un point de vue sur son propre point de vue[6] ». Il indique une situation singulière et un raisonnement qui se cherchent en un chemin nécessairement risqué.

3) Voilà pourquoi je considère que ce qu'il y a de plus précieux dans la pensée, c'est ce processus même par lequel elle tente d'échapper à la particularité subjective qui n'intéresse personne, à l'universalité anonyme qui recouvre et nivelle tout sous la grisaille du concept, afin de conquérir la singularité qui en est la synthèse contradictoire, mouvante et problématique. Cette échappée et cette conquête doivent prendre la forme incertaine de l'essai, parce que la pensée comme la vie sont nécessairement à l'essai, c'est-à-dire en tentatives, en approximations, en épreuves, en doute et en apprentissage.

4) Cela m'amène à dire très vite une quatrième remarque introductive : enseigner, penser, éditer sont pour moi bel et bien des actions pratiques et pas exclusivement théoriques. Toutes les trois relèvent de la vie et du faire à la fois professionnels et existentiels dans leur instabilité, leur risque, leur embarras, leur aventure ; dans le cours de leur activité qui les oblige à se rejouer sans cesse du fait de leur aspect « atopique », extravagant, ouvert, c'est-à-dire sans acquis et sans terme définitifs.

Ayant reconnu qu'un philosophe n'aurait rien à penser si son objet ne lui préexistait pas, un philosophe de l'art peut déployer son activité dans deux directions que Bernard Sève a parfaitement repérées pour lui-même[7] et que je reprends : à partir d'une interrogation philosophique générale, il applique sa pensée aux objets et aux formes artistiques (c'est ce que font les philosophes anglo-saxons, mais aussi beaucoup de philosophes continentaux). Une seconde direction possible est de poser des questions philosophiques à partir des formes et du fonctionnement des objets inventés par les artistes et qui lui paraissent étonnants au sens d'admirables et d'inquiétants à la fois. Si le philosophe en reste à la première direction, il risque de ne pas rejoindre l'expérience des œuvres et leur nature singulière véritable, insérées dans leur culture et leur histoire. S'il en reste à la seconde, il risque de demeurer attaché au niveau des œuvres, des artistes, des expériences artistiques en leur dispersion empirique. C'est ici que semblent se nouer les rapports entre philosophie de l'art et histoire de l'art. La première doit se fonder sur la seconde, c'est-à-dire lui demander son indispensable validation. La seconde a besoin de la première si elle veut être une véritable histoire de l'art et non la simple connaissance positive et discontinue d'une œuvre, d'un artiste, d'une école. Dans ce dialogue qui, comme tout dialogue humain implique la nécessité ou l'exigence de la coprésence, de la reconnaissance des différences et de celle de l'équivalence, le philosophe de l'art possède une double chance : celle d'échapper à ce que l'on pourrait nommer l'esthétique où, au sein de l'interrogation philosophique, toutes les œuvres seraient interchangeables ; celle d'échapper à la généralisation arbitraire et à l'interprétation fallacieuse des œuvres dont les conditions historiques, sociales, culturelles, matérielles ne sont pas ou sont mal prises en compte.

Si la philosophie de l'art a besoin de l'histoire de l'art, l'histoire de l'art a-t-elle besoin de la philosophie de l'art ? Pour répondre, et pour essayer de penser un enseignement adéquat de philosophie de l'art dans l'environnement d'un département d'histoire de l'art ou d'un public féru d'histoire de l'art, on peut en passer par deux autres questions enchaînées circulairement l'une à l'autre : qu'est-ce qui est instructif dans l'histoire de l'art pour la philosophie de l'art ? Qu'est-ce qui est instructif dans la philosophie de l'art pour l'histoire de l'art ?

Le dialogue originaire de la philosophie et de l'histoire de l'art

Avant d'essayer de mettre en mouvement ce cercle dialogique par lequel la philosophie et l'histoire de l'art (aujourd'hui à distance l'une de l'autre) apprennent l'une par l'autre ou l'une de l'autre, peut-être faut-il commencer par reconnaître qu'il est rendu possible par le mouvement à la fois historique et conceptuel de naissance de l'histoire de l'art en ses trois célèbres moments : le moment vasarien, le moment winckelmannien et le moment hégélien[8].

Que l'histoire de l'art soit intimement liée à la philosophie de l'art est évident avec Hegel qui considère, au début du XIXe siècle, que la science de l'art, la définition de l'art et des arts est la même chose que l'histoire de l'art et des arts parce qu'un concept (celui de l'art comme de toute chose) est, non une entité abstraite et fixe, mais un processus concret historique et culturel d'effectuation ou de réalisation aux deux sens du terme. L'histoire de l'art hégélienne est philosophique ; elle est le déploiement de l'idée d'art comme unité active, vivante et contradictoire d'un contenu (gehalt) et d'une forme (gestalt) qui cherchent à se rendre adéquats l'un à l'autre. Qu'est-ce que l'art pour Hegel ? La manifestation ou l'apparaître de l'esprit prenant forme sensible et effectuant, reconnaissant, cherchant sa libre expression dans cette forme. La « définition » de l'art est donc le processus par lequel il cherche, conquiert et dépasse le moment où il effectue la parfaite expression spirituelle dans le sensible en un équilibre dynamique et contradictoire où fusionnent, par un mouvement réciproque d'interaction, les termes qui s'opposent et entrent en conflit : la pensée et le corps, l'intérieur et l'extérieur, l'esprit et la matière. La définition de l'art est le récit — on pourrait dire comme Jean-François Lyotard le « grand récit[9] », le grand roman ou l'immense fresque philosophiques — où l'art, conçu comme pensant et proprement philosophant, prend trois formes.

- Premièrement, il est en quête de lui-même, c'est-à-dire de cet équilibre où il commence à se tenir (premier moment, celui du pré-art, de l'art symbolique qui comme son nom l'indique engendre des œuvres où la face sensible l'emporte sur la pensée qui s'y exprime difficilement, c'est-à-dire mystérieusement comme dans l'art égyptien qui est « le symbole du symbolique lui-même »).

- Deuxièmement, il se tient complètement dans ce miraculeux équilibre le conduisant à la sérénité de l'idéal où s'égalent et s'échangent l'intérieur et l'extérieur (moment de l'art proprement dit, c'est-à-dire de la perfection indépassable de l'art classique et de la beauté effectués par l'art grec).

- Troisièmement, il dépasse sa propre perfection — chez Hegel la perfection est toujours pensée comme une impasse dialectique — dans une forme d'art de plus en plus intellectualisée, se libérant des contraintes de la forme jusqu'à l'enlaidir, la sacrifier et l'amener à sa quasi complète dématérialisation, au bord du symbolique si l'on peut dire et dont on voit bien qu'il n'est pas seulement le premier moment de l'histoire de l'art mais son horizon entier au-delà duquel l'art devient autre chose, une autre forme culturelle du savoir : la philosophie. Celle-ci possède le même contenu que lui mais elle l'exprime dans l'élément du concept en reprenant pourtant à l'art la créativité de formes en laquelle il consiste. Ce troisième moment, celui du post-art ou de l'art romantique, va de l'art chrétien aux formes plastiques, littéraires et musicales profanes des arts contemporains de Hegel, arts contemporains qui poussent à bout la prévalence de l'intériorité subjective s'installant dans l'ironie et l'humour d'un côté, dans les « finitudes du monde[10] » extérieur et trivial d'un autre côté, dans ce que Hegel nomme « l'accidentalité » interne et externe du prosaïque.

Mais la fusion hégélienne de la philosophie et de l'histoire de l'art était déjà présente chez Winckelmann, non sous la forme de la fusion de deux disciplines pleinement constituées, mais sous celle de deux fonctions pourrait-on dire.

Le début de la préface de l'Histoire de l'art dans l'antiquité (1764) est sans ambiguïtés :

L'histoire de l'art chez les Anciens que j'ai entrepris d'écrire n'est pas une simple relation chronologique des changements qui la constituent, car je prends le mot « histoire » dans sa signification étendue, celle qu'il a dans la langue grecque, et mon intention est de donner un essai de système doctrinal. […] Comme l'histoire des artistes a peu d'influence sur l'essence de l'art et que leurs vies ont été recueillies par d'autres, cette histoire n'a pas sa place ici ; en revanche, on trouvera aussi […] une présentation soigneuse des monuments de l'art qui peuvent un tant soit peu servir à nous éclairer. / Une histoire de l'art doit en exposer l'origine, la croissance, les transformations et la fin, en même temps que la diversité des styles selon les peuples, les époques et les artistes, et cette démonstration sera faite, autant qu'il est possible, en partant des vestiges de l'art antique. / […] Presque aucun écrivain n'entre dans l'essence ni jusqu'au plus intime de l'art, et ceux qui traitent des antiquités ne les abordent que pour faire étalage de leur érudition […][11].

Winckelmann entend passer de la chronique érudite soucieuse d'accumuler des faits et des biographies à une philosophie de l'art qui « pénètre » et « démontre » l'essence de l'art, et à partir d'un « système doctrinal », et à partir de la description minutieuse des œuvres qu'il a directement, sensiblement et effectivement vues : « tout ce que j'ai cité pour fonder ma démonstration, j'ai pu le voir et l'examiner moi-même à de nombreuses reprises, aussi bien les peintures et les statues que les pierres gravées et les monnaies[12]. » Par-delà la biographie, par-delà la description (ekphrasis) recueillie dans les sources écrites depuis les Grecs, par-delà enfin les traités techniques ou théoriques sur les arts (comme ceux de Roger de Piles par exemple), Winckelmann construit une histoire de l'art greffée sur l'idée du « beau idéal » — par opposition au « beau individuel » — dont les Grecs auraient donné l'expression la plus haute et le modèle à imiter le plus parfait parce qu'ils ont engendré — dans la diversité et la variété — l'unité, l'harmonie, la grandeur tranquille et la simplicité jointes ensemble.

Et même chez Vasari, derrière la visée biographique, derrière la fonction monumentale de remémoration et de commémoration des meilleurs artistes élevés au plan de l'éternité de la Renommée ou de la Gloire, l'ambition des Vite est théorique.

La première fois que j'entrepris d'écrire ces Vies, mon intention n'était pas de faire l'inventaire des artistes avec le catalogue de leurs œuvres. Retrouver le nombre, le nom, la patrie des artistes, dire en quelle ville et en quel endroit précis se trouvent à présent peintures, sculptures et monuments ne me paraissait pas une fin suffisante pour justifier mes peines, longues et fastidieuses certes, mais dont j'ai tiré un certain plaisir. Un simple tableau aurait suffi sans aucune intervention critique de ma part. / J'ai observé que les historiens, tout au moins ceux qui, d'un avis unanime, ont la réputation de posséder un excellent jugement, ne sont pas contentés de rapporter simplement une suite d'événements. Avec le maximum de soin et de curiosité, ils ont recherché les méthodes, les moyens, les voies suivis par les hommes de valeur pour mener à bien leurs entreprises. Ils se sont ingéniés à percevoir erreurs, réussites et remèdes, ainsi que les solutions prudentes parfois adoptées dans la direction des entreprises, toutes les manières en somme dont celles-ci ont été conduites avec discernement ou négligence, prudence, piété, générosité. / Ils sont parmi ceux qui ont compris que l'histoire est vraiment le miroir de la vie humaine ; que son but n'est pas de raconter sèchement le sort d'un prince ou d'une république, mais de rapporter les opinions, les conseils, les décisions, les manigances des hommes, qui ont entraîné leurs actions, heureuses ou malheureuses. / C'est vraiment cela l'âme de l'histoire, le véritable apprentissage de la vie, l'enseignement de la prudence. Avec le plaisir de voir revivre le passé, c'est le vrai but de l'histoire[13].

Derrière la succession et la relativité des phénomènes individuels qu'il faut rapporter avec pragmatisme se montre le fil directeur de la recherche par les hommes du passé de « méthodes », de « moyens », de « voies » dans leurs « entreprises » qui sont encore les nôtres. C'est cette actualité vivante des méthodes et des entreprises qui confère à l'analyse historique de cette recherche un rôle pédagogique à la fois pratique et théorique. Or, pour Vasari, cette actualité est celle de la nature de l'art et des arts, de l'architecture, de la sculpture et de la peinture qui « se tiennent » ensemble comme dit André Chastel parce qu'ils sont les arts du dessin, les arts visuels, les beaux-arts et « l'art tout court[14] » entièrement dévolus à l'opération de l'imitation de la nature.

Chez les trois créateurs de l'histoire de l'art, on voit à l'œuvre trois modalités d'une même visée philosophique ou théorique regroupant quatre aspects : un organisme par lequel le développement de l'art et des arts est conforme à celui d'un organisme vivant allant de la naissance à la mort ; un essentialisme par lequel s'explicite une idée d'art déterminée ; un académisme par lequel se dégage un moment de perfection de l'art où s'incarne à la fois sa norme et son accomplissement ; un historicisme enfin par lequel s'expose une logique finalisée du développement de l'art. Chez Winckelmann et plus encore chez Hegel, cet historicisme s'accompagne de ce qu'on pourrait appeler une « historicité de mort » (l'expression est de Merleau-Ponty) pensée comme la condition même de la scientificité de l'histoire de l'art. Reprenant l'image du livre 10 de la République de Platon disant qu'il faut se séparer de l'art comme l'on se sépare de l'être aimé, Winckelmann écrit au terme de son enquête :

Le point auquel je suis parvenu dans l'histoire de l'art en dépasse déjà les limites, et bien qu'en examinant le déclin et la mort de cet art, je sois presque dans l'état d'esprit de celui qui, décrivant l'histoire de sa patrie, serait tenu d'en aborder la destruction qu'il a lui-même vécue, je n'ai pu m'empêcher de suivre le destin des œuvres d'art, aussi loin que portait ma vue. Ainsi l'amante restée sur le rivage suit, les yeux baignés de larmes et sans espoir de le revoir, son amant qui prend la mer, et croit en voir l'image dans la voile déjà lointaine. Nous n'avons plus, comme l'amante, qu'une sorte d'ombre de l'objet de nos désirs ; mais cette silhouette nous fait d'autant plus regretter l'objet perdu, et nous examinons les copies avec bien plus d'attention que nous le ferions si nous avions la jouissance des originaux[15].

Et Hegel dans une autre perspective déclare à l'entrée cette fois-ci de sa monumentale Esthétique :

L'art nous invite à présent à l'examiner par la pensée, et ce non pour susciter un renouveau artistique, mais pour connaître scientifiquement ce qu'est l'art[16].

Pour que l'art soit connu scientifiquement, il faut faire son deuil, non seulement, comme pour Winckelmann, des « beaux jours de l'art grec », mais aussi de l'art tout court et tout entier qui « est et reste pour nous, quant à sa destination la plus haute, quelque chose de révolu » parce qu'il a entièrement déployé son histoire logique et son essence ; parce qu'il a épuisé tous les rapports possibles entre le contenu et la forme au point de ne plus avoir de contenu consacré ni de formes obligatoires ou déterminées; parce que, enfin et en conséquence, il a conquis une liberté et une relativité qui l'amènent à la fin de l'histoire de l'art.

Ce qui est très curieux — selon un paradoxe que Hans Belting a bien mis au jour[17] — c'est que la condition de possibilité philosophique de l'histoire de l'art soit devenue, dans le même temps et dans le même mouvement, comme un obstacle interne dont il a fallu qu'elle s'émancipe plus ou moins partiellement aux XIX et XXe siècles.

On voit bien alors ce que, depuis le grand roman philosophique de l'esthétique de Hegel — pourtant une des rares esthétiques s'intéressant aux œuvres elles-mêmes, à leur fabrication et au moment culturel de leur création —, la philosophie de l'art ne peut pas apporter à l'histoire de l'art : l'organicisme, l'essentialisme, l'académisme et l'historicisme dont je viens de parler ; surtout l'idée d'un concept unifié d'art et d'une classification des arts aux frontières certes poreuses mais bien identifiées.

1) Ce que la philosophie de l'art apporte ou pas à l'histoire de l'art ?

Il conviendrait de reconnaître que l'histoire de l'art n'a pas grand besoin de la philosophie surtout quand elle prend sur elle une position de surplomb, comme c'est le cas chez Arthur Danto ou Clement Greenberg par exemple qui, tous les deux en leur genre, tentent de construire une théorie de l'histoire de l'art et de l'histoire des arts sous la forme d'un destin, c'est-à-dire sous la forme d'une logique imparable qui organiserait leur cours, leur accomplissement et leur fin aux deux sens du mot, au sens de terme et au sens de but.

La théorie dantienne établirait qu'à partir du Pop Art et l'entreprise de Wharhol (les boîtes Brillo que l'on ne peut pas discerner des véritables boîtes de lessive en supermarché) nous assisterions à la fin de l'art qui se métamorphoserait en esthétique justement parce que « voir quelque chose comme de l'art requiert quelque chose que l'œil ne peut apercevoir — une atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l'histoire de l'art : un monde de l'art[18] ». L'art n'est donc pas affaire d'affection, de sensibilité et le terme « esthétique » ne saurait être ici entendu en son sens étymologique grec. Dans la perspective hégélienne qu'adopte explicitement Danto, le Pop Art accomplirait la « fin de l'histoire de l'art », au sens où l'art aurait atteint, au terme d'un progrès orienté, la conscience de sa propre essence, en se comprenant lui-même comme philosophie de l'art en un ample mouvement d'autoréflexion. Le Pop Art inaugurerait une nouvelle époque de l'histoire de l'art, une époque où c'est la pensée de l'art et sur lui qui permettrait de faire advenir n'importe qu'elle œuvre, objet ou forme au statut d'œuvre d'art. Une époque « épochale » si l'on peut dire d'un art sans qualités comme l'a dit Jean-Pierre Cometti en se réclamant de la pensée de Robert Musil. Un art sans qualités ne serait pas un art de mauvaise qualité. Ce serait un art de nature polymorphe voire amorphe ; et par amorphe, il faut entendre ce qui serait a priori indéterminé ou sans caractères propres. Il ne s'agit pas de porter ici un jugement de valeur et de vivre cette « sans qualitude » ou cet « amorphisme[19] » comme une critique, un malheur ou une malédiction. Il s'agit simplement d'en prendre acte et d'en faire le principe d'une plasticité infinie, d'une capacité insondable de métamorphoses[20].

Quant à Clement Greenberg, vous savez sûrement qu'il déploie un historicisme de même nature, à partir cette fois de l'expressionnisme abstrait d'un Jackson Pollock. Depuis le naturalisme et le réalisme de la Renaissance, la peinture cachait le médium pictural au profit du monde que ce médium donnait à voir. La grande histoire de la peinture occidentale serait alors selon lui la conquête auto-réflexive et auto-critique de ce qu'elle est, la mise au jour de la picturalité elle-même et par elle-même qui devient évidente avec Manet et Cézanne et qui se consomme avec la complète planéité constitutive de l'essence du tableau au moment de l'abstraction américaine. L'histoire de l'art pictural serait alors ce retour de la peinture dans « son champ de compétence unique », le mouvement d'une purification par lequel elle met au premier plan son essence réduite à sa planéité qui la sépare complètement de la sculpture. Tel est le sens sommairement présenté du texte le plus célèbre de Greenberg qui fait référence à l'ouvrage de Lessing, « Vers un Laocoon plus neuf ».

Dans ces deux tentatives ici évoquées, l'histoire de l'art ou l'histoire des arts relèvent d'un autre type d'histoire, cette fois-ci au sens de récit et même de « grand récit ». Mais de cette histoire philosophique qui est le déploiement logique d'une essence qui s'accomplit, semble évacuer ce qui fait l'histoire des historiens, l'histoire empirique avec ses faits particuliers, ses discontinuités, ses contingences, ses lacunes, etc.

Par contre, on verrait un meilleur usage la philosophie de l'art pour l'histoire de l'art chez Erwin Panofsky, André Chastel, Zvetlana Alpers ou Michael Baxandall, et bien d'autres. Ce qu'ils nous montrent avec une grande profondeur, c'est que l'histoire de l'art médiéval, renaissant ou classique puise avantageusement dans les traités platonicien, néoplatonicien, aristotélicien, néo-aristotélicien ou dans la philosophie théologique abordant la théorie du beau, de la lumière, de la nature, du divin, de la fabrication ou de la création. C'est ce que fait Panofsky dans Idea (œuvre de jeunesse), dans Pensée scolastique et architecture gothique, ou dans La Perspective comme forme symbolique. La lecture de la philosophie tout court et de la philosophie de la beauté ou de l'art, lui permet de déployer le feuilletage herméneutique allant, comme chacun le sait, du sens « primaire » ou « pré-iconographique » portant sur les motifs, au sens secondaire, conventionnel et iconographique portant sur les thèmes, les histoires et les allégories, enfin, au sens intrinsèque, iconologique, des valeurs culturelles et symboliques. C'est tout ce feuilletage d'un sens « polysème » selon le mot de Dante dans le Banquet explicitant l'épaisseur de signification de l'exégèse biblique déployée entre le sens littéral ou historial, le sens allégorique, le sens moral et le sens anagogique, c'est tout ce feuilletage d'un sens allant du document au monument, que la philosophie et la théologie fondent et nourrissent chez le grand historien d'art.

Et même, plus profondément encore, c'est la reprise et le déplacement de la philosophie qui permet à Panofsky de penser l'ensemble de son projet iconologique. Car c'est de Cassirer (voulant substituer au projet kantien d'une critique de la raison, le projet d'une critique de la culture), que vient la notion de forme symbolique et l'idée selon laquelle l'art est une forme symbolique comme cette « énergie de l'esprit par laquelle une signification spirituelle est attachée à un signe sensible concret et intimement appropriée à ce signe. En ce sens, le langage, le monde mythico-religieux et l'art se présentent à nous comme autant de formes symboliques particulières[21] ». Comme l'analyse très bien Audrey Rieber dans un article de 2008, cette reprise néokantienne et cassirérienne est aussi un déplacement dans la mesure où Panofsky ne dit pas seulement que c'est l'art qui est une forme symbolique[22]. Il écrit surtout que c'est la perspective qui en est une, ce qui indique une historicisation du concept de Cassirer, et l'idée selon laquelle l'esprit humain change : en faisant d'une part de la perspective une façon de voir le monde, une « mentalité » ou le « symptôme » de cette mentalité[23] ; en faisant d'autre part de l'œuvre d'art singulière précisément décrite et analysée un symptôme de ce symptôme ; en faisant enfin de la perspective quelque chose de construit, quelque chose qui émerge et peut disparaître « en prenant connaissance de […] principes sous-jacents qui révèlent la mentalité de base d'une nation, d'une période, d'une classe, d'une conviction religieuse ou philosophique ».

Par-delà la précision conceptuelle que la philosophie permet concernant la notion d'art mais aussi concernant les thèmes que l'on pourrait dire anthropologiques qui traversent les époques en se métamorphosant ou en se modalisant (je pense aux thèmes et aux concepts d'image, de figure, de représentation, mais aussi aux thèmes et aux concepts de mythe, de temps, de mort, de désir, etc.), l'on voit l'effet rétroactif de l'histoire de l'art sur la philosophie elle-même en comprenant les effets ou les implications philosophiques, ou ce que j'appellerais le travail philosophique de l'histoire de l'art derrière la mise au jour des théories de l'art (mais aussi des sciences, de la religion, de la politique, etc.) qui sont sous-jacents aux pratiques.

2) Ce que l'histoire de l'art apporte ou pas à la philosophie de l'art ?

Au sein du dialogue ou du cercle qui sont l'espace commun de nos deux disciplines, qu'apporte l'histoire de l'art à la philosophie de l'art ? Évoquons rapidement plusieurs points.

Elle permet de libérer le philosophe d'un concept trop restreint d'art tel qu'il s'est constitué à la Renaissance et tel qu'il semble s'être évanoui au XIXe et au XXe siècles. Confronté aux œuvres dans leur singularité et dans la singularité de leurs conditions culturelles et pratique d'émergence, le philosophe est contraint de préciser le statut théorique de l'art, mais aussi la nature ontologique de toutes les œuvres, qu'elles relèvent de l'unicité d'un objet original et fixe (peinture), de la multiplicité des exemplaires d'un type (un roman) ou d'une matrice (photographie), d'un processus à deux temps (la conception et l'exécution comme en musique, au théâtre ou en danse), d'une temporalité précaire comme celle d'une improvisation, d'une simple idée comme dans l'art conceptuel, d'une action indéterminée et difficile à comprendre, d'un événement ou d'une expérience, enfin, comme une intervention ou une performance à la limite de la signification et même de la perception.

Grâce à l'histoire, le philosophe se trouve confronté aux multiples, déroutants et étonnants aspects des arts contemporains qui oscillent entre le pôle de l'intellectualité la plus abstraite (comme un protocole) et le pôle le plus esthétique au sens grec d'aisthèsis, le pôle le plus sensible et esthésique, le plus charnel et le plus expérientiel. Et dans chacun de ces pôles, le théoricien comme aussi le simple spectateur sont mis aux limites de l'art dans son acception traditionnelle d'un objet concret, présent et possédant une unité, un objet fabriqué de façon virtuose (un artefact) en vue du plaisir d'un récepteur mais dans une attitude de concentration et de contemplation attentives, distanciées et désintéressées (dépragmatisées et démoralisées), c'est-à-dire en dehors des intérêts, des désirs et des motifs d'action de la vie ordinaire. Dans cette situation historique qui est la nôtre depuis la découverte des arts premiers et la naissance des avant-gardes du début du XXe siècle (et peut-être depuis l'invention de la photographie en 1839), dans cette situation d'une dé-définition de l'art (Harold Rosenberg), d'une dé-essentialisation (pas de propriétés déterminées) ou d'une dé-artification de l'art qui faisait poser à Marcel Duchamp la question « Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas ‘'d'art''[24] ? », dans notre monde artistique peuplé d'« objets anxieux » (Rosenberg) ou d'« objets précaires » (Schaeffer), c'est toute la philosophie de l'art qui se renouvelle et qui éprouve ses concepts ainsi que leur capacité à comprendre les objets et idées qu'ils définissent.

Ce n'est pas seulement les notions d'art et d'œuvre qui se renouvellent, c'est aussi celles de création et de réception : d'une part, parce que l'historien d‘art permet de pénétrer les mécanismes mêmes de la fabrication sans se laisser fasciner par le chef-d'œuvre, le génie, l'inspiration ou l'exaltation qui ne parviennent jamais à rendre raison d'eux-mêmes ; d'autre part, parce que la contemplation esthétique n'est jamais exclusivement un moment plaisant d'immédiateté sentimentale parce qu'elle suppose un ensemble de connaissances et de médiations que l'historien confère au spectateur en lui apprenant à voir, et à voir comme le faisaient les hommes des époques antérieures — à voir avec « l'œil du Quattrocento » par exemple et comme le dit le livre de Baxandall — et même de la nôtre. L'histoire de l'art permet un élargissement de l'expérience esthétique bien au-delà de cette attitude désintéressée dans laquelle nous a enfermés un certain kantisme devenu un préjugé.

Enfin, l'histoire de l'art permet de penser de façon adéquate l'interprétation des œuvres à partir de l'idée selon laquelle l'épaisseur de sens de l'œuvre est aussi l'épaisseur de l'histoire à laquelle appartient l'œuvre et celui qui l'interprète afin de lui en assurer l'existence vivante. Or cette histoire est une suite ininterrompue d'interprétations, d'interprétations d'interprétations, d'interprétations en perpétuelles réinterprétations. C'est cette histoire qui donne à l'interprète son site propre ou sa perspective qu'il doit toujours mettre au jour de façon critique au sein de sa réflexion. Si bien que toute interprétation d'une œuvre d'art est profondément historique en ce que l'histoire de la culture et de la société en est l'horizon et la trame mêmes. Comme l'a bien théorisé Daniel Arasse, cette historicité de toute interprétation engage un inévitable anachronisme, c'est-à-dire un mélange des temps qu'il faut éviter tout en sachant qu'il n'est pas complètement évitable parce qu'il est « constitutif de la relation de l'historien à son objet[25]  » : a) le temps de celui qui interprète l'œuvre au sein de sa simple présence contemporaine, dans le moment où elle est là devant nous et qu'elle agit au présent, en acte, dans l'actualité d'une expérience vivante ; b) le temps de celui qui a produit l'œuvre et qui a indiqué intentionnellement sa cohérence et sa direction significatives ; c) le temps le plus fascinant « le plus insinuant, subreptice et peut-être même le plus subversif » comme dit Arasse ; le temps le plus stratifié et compliqué parce qu'il se tient entre les deux premiers : le temps mental, culturel et interprétatif par lequel notre regard contemporain hérite des regards qui se sont succédé et dont il est (peut-être inconsciemment) porteur. Quand nous voyons un tableau ou une fresque pour la première fois, « ce n'est pas en fait la première fois ». Cela veut dire que notre regard est informé par tous les regards qui se sont déposés sur l'œuvre : qu'il n'y a pas de « regard innocent » comme dit John Ruskin, que notre regard (notre re-gard) est toujours vieux. L'œuvre s'est matériellement transformée, elle a changé de contexte culturel, de regard et de principe interprétatif, a été restaurée selon des principes interprétatifs variables, elle s'est chargée d'interprétations multiples et anciennes au point de léguer à l'interprétation contemporaine, c'est-à-dire au premier de ces trois temps, une épaisseur de significations qui « contribuent à le former et à l'informer[26]. » Constituée d'une analyse de tous les regards sur l'œuvre qui se sont empilés les uns sur les autres, l'interprétation est donc fondamentalement feuilletée, réflexive et problématique. Ici, comme partout vraisemblablement, l'immédiateté est toujours illusoire. L'interprétation est sans aucun doute — dans sa circularité, ses réenveloppements, ses reprises ou ses rétroactions — un long chemin de médiations ; quelque chose, non pas de donné, mais de construit et même de reconstruit. L'interprétation pathétique ou fusionnelle que l'on rencontre chez maints critiques d'art ou même chez certains philosophes de l'art demeure ainsi purement arbitraire et illusoire. Elle est comme une projection sentimentale et relève d'une sorte de narcissisme herméneutique qui ne fait jamais l'expérience de la distance ou de l'altérité. Un exemple paradigmatique de ce narcissisme interprétatif serait l'analyse heideggérienne dans L'Origine de l'œuvre d'art du tableau de Van Gogh représentant des souliers de paysans : il n'est pas la peine d'être un grand historien d'art aussi érudit que Meyer Schapiro pour comprendre qu'Heidegger ne retrouve dans Van Gogh que ce que, d'abord, il a commencé par y mettre. D'une part, parce qu'Heidegger ne commente pas un tableau mais plusieurs qui sont pour lui interchangeables ; d'autre part, parce qu'il « projette » selon le mot de Schapiro ce qu'il considère comme étant « l'essence universelle des choses », du « produit », de la « terre » et « du frémissement de la mort qui menace » alors qu'il est « une part d'un autoportrait » de Van Gogh et donc qu'un simple « morceau de son existence[27] ».

Le magnifique commentaire des Ménines de Vélasquez qu'écrit Michel Foucault dans l'incipit des Mots et des choses pourrait relever également de la logique de la soumission philosophique de l'œuvre, soumission à laquelle l'histoire de l'art est un bon remède : le tableau est une représentation de la représentation classique, déclare Foucault. Sa ruse selon lui est de démonter et de clore la représentation nécessairement ouverte en montrant ce qu'une représentation présuppose et qu'elle ne saurait justement montrer : « le regard qui l'a organisé et celui pour lequel il se déploie[28] ». Or les historiens d'art montrent que ce tableau est d'abord un tableau dynastique représentant le transfert de pouvoir royal à l'Infante, mais qu'il a été repris et transformé en un second moment par le peintre en un tableau anecdotique et courtisan parce que la naissance de l'héritier mâle Prospero rendait la première version caduque. Ce que peint Velasquez dans le miroir du fond du tableau, ce n'est pas le spectateur invisible comme l'une des conditions de la visibilité, comme le prétend la fiction foucaldienne qui est celle nécessairement anachronique de l'époque du musée. Ce qu'il peint dans le miroir, c'est bien le roi et la reine qui ont commandé le tableau pour leurs appartements privés. Mais Velasquez ne les peint pas en train de les peindre. Car c'est l'Infante qu'il peint et le moment fictif et courtisan où il est dérangé dans sa peinture par le couple royal. Les Ménines est donc « le résultat de deux tableaux superposés[29] » et sa ruse n'est pas là où Foucault le pensait de façon à la fois fausse et vraie, fausse sans être arbitraire.

Troisième exemple enfin : Deleuze qui semble passer des analyses des œuvres cinématographiques, à celle des œuvres picturales (Francis Bacon) ou à celle de la littérature (Proust) de façon si aisée qu'elles ne semblent n'être pour lui que des champs d'application presque interchangeables encore une fois où ses préoccupations et ses concepts philosophiques donnés d'avance trouvent à s'exercer. Deleuze l'avoue : « Les concepts du cinéma ne sont pas donnés dans le cinéma[30] » parce que ces concepts (ceux de mouvement, d'image, de temps) sont d'abord donnés par la philosophie et d'abord par celle de Bergson avant d'être celle de Deleuze. De la même façon, Deleuze affirme à la fin du chapitre 1 du Proust et les signes : « Au niveau le plus profond, l'essentiel est dans les signes de l'art. Nous ne les avons pas définis. Nous demandons seulement qu'on nous accorde que le problème de Proust est celui des signes en général ; et que les signes constituent différents mondes […][31]. » Plus généralement, les interprétations deleuziennes des œuvres d'art semblent commandées de l'extérieur par les concepts de sensation, d'impression, de signe, de signification tels qu'on les trouve circonscrits et travaillés dans Différence et répétition et dans la Logique du sens, et dans le sens d'une critique des philosophies de la représentation[32]. Le problème d'un artiste ne tient donc pas chez lui à l'écriture, à la peinture, au montage des séquences d'images. Le problème d'un artiste est d'abord un problème philosophique autonome et pré-existant. Ce à quoi il s'affronte, c'est avant tout à des philosophèmes d'autant plus autonomes que, dans les brillantes analyses deleuziennes relevant de ce que l'on pourrait appeler une interprétation normative, l'histoire semble avoir presque complètement disparue. Ici et en reprenant les formules de Pierre Macherey : « L'œuvre est donc bien soumise à une légalité : mais cette légalité ne lui appartient pas en propre […]. La légalité dont elle parle est une légalité extérieure, elle intervient après coup, et s'applique à un objet déjà donné qu'elle n'a pas contribué à produire[33]. »

Afin d'éviter cette soumission, je crois indispensable ce dialogue de la philosophie et de l'histoire de l'art que j'ai rapidement évoqué devant vous, et qui est la basse continue de ma recherche et de mon enseignement. Des deux côtés entremêlés — historique et philosophique —, il s'agit de comprendre comment à toutes les époques un artiste pense, « non pas quand il exprime des opinions sur le monde, mais à l'instant où sa vision se fait geste » selon l'expression de Merleau-Ponty[34]. À même le matériau et la forme qu'il a choisis, un peintre « pense en peinture » (picturalement) et sa pensée, non préalable à l'œuvre, est bien une pensée-image qu'on ne peut pénétrer que de l'intérieur de l'œuvre, de sa facture, de sa logique (de sa topologique) et de la culture qui lui ont permis d'exister et qui nous permettent aujourd'hui de l'approcher (Arasse, « histoire rapprochée de la peinture »), c'est-à-dire de la penser et de la voir sans que les deux termes soient ici séparables. Ses idées et ses problèmes sont des problèmes de peintres même si ces idées et ses problèmes ne sont pas indépendants des questions scientifiques, techniques, théologiques, politiques, économiques, existentiels, auxquelles il a à répondre.

Pour conduire ce programme, je crois que la philosophie naturellement généralisante puisque sa tâche est de produire et d'articuler des concepts, doit procéder sur elle-même comme une sorte d'ascèse, voire de retrait. De même qu'une philosophie de la réalité ou de la nature ne doit rien réclamer contre les sciences, il me semble qu'une philosophie de l'art ne doit jamais rien réclamer contre l'histoire de l'art. Elle doit s'y conformer strictement au contraire. Évidemment, cela lui demande un travail et un effort incessants. Mais ce travail lui ouvre une perspective ou une carrière qui est encore, pour une bonne part, à réaliser.

En guise de conclusion : éditer les arts, la philosophie et l'histoire de l'art

La modestie théorique que j'ai exprimée en ouverture et en fin de mon intervention doit engendrer pour terminer quelques réflexions sur mon travail d'éditeur, travail modeste s'il en est puisque entièrement et obscurément au service des auteurs qui sont les créateurs authentiques du savoir. Ce travail n'est détachable, ni de mon métier de chercheur en philosophie, ni de mon métier d'enseignant devant des étudiants qu'ils soient des étudiants en philosophie, en histoire de l'art, en arts plastiques, en études théâtrales ou cinématographiques, en écoles d'art, etc. Il en est même le prolongement et, à bien des égards, l'approfondissement. L'approfondissement, c'est-à-dire le plus vaste mouvement d'élargissement du geste théorique, pratique, social et politique à la fois qui consiste à transmettre des savoirs au plus loin qu'il est possible dans toutes les strates de la société et pour tous les citoyens à des fins d'émancipation individuelle et collective. Ces savoirs ne sont pas tout faits cependant. Ils se construisent au contraire laborieusement en faisant, devant tout le monde et pour tout le monde, l'épreuve de la publicité, de l'argumentation, de la rationalité ; l'épreuve des faits constituant notre réalité. Ces savoirs prennent le risque toujours renouvelé et sans cesse dépassé de leur fragilité et de leur précarité en faisant apparaître, le plus clairement et le plus sincèrement qu'il est possible, l'aspect critique, problématique voire aporétique qui les rende à la fois exacts, vivants et bien délimités.

Pour moi aujourd'hui et dans l'orbe de mon métier d'éditeur, ce travail est double. D'abord, il est celui qui consiste à avoir créé et à diriger avec Roger Pouivet depuis 20 ans une collection de livres d'esthétique et de philosophie de l'art appelée Aesthetica (une centaine de livres édités à la fin de l'année 2022). Ensuite, il consiste à être à la tête du plus gros éditeur universitaire public qui met en réseau 11 universités françaises, qui fait grossir son fonds de plus de 6 000 livres par 200 ouvrages par an, répartis dans une cinquantaine de collections dirigées par une bonne centaine de chercheurs. Ce travail n'est détachable, ni de mon métier de chercheur en philosophie, ni de mon métier d'enseignant. Il en est même le prolongement et, à bien des égards, l'approfondissement.

Concernant Aesthetica et dans la ligne des propos que je viens de tenir, il faut noter que la collection traite de tous les arts, de toutes les époques, de toutes les questions théoriques et de tous les objets ou pratiques artistiques en donnant la parole aux philosophes bien sûr de toute obédience, mais aussi à des historiens d'art, des littéraires, des critiques, des sociologues, etc. afin de bien montrer la diversité des approches et peut-être surtout, la diversité d'un travail philosophique qui va au-delà de la philosophie académique dès lors que la pensée se fait explicitement démonstrative, problématique, critique et autoréflexive. L'effort éditorial consiste à faire cohabiter des ouvrages de philosophie de l'art (sur la mimèsis, sur la fiction, sur la réalité des propriétés esthétiques, sur l'ontologie des arts ou des œuvres) ou d'esthétique (sur la beauté, la paysage, la relation aux œuvres) approchant ces questions d'un point de vue général ou d'un point de vue monographique sur des artistes (Poussin, Rembrandt, les artistes contemporains), des œuvres ou des mouvements. Au centre de la réflexion que j'ai conduite devant vous, je signale : L'Artiste et le philosophe. L'histoire de l'art à l'épreuve de la philosophie au XVIIe siècle (2011) dirigé par un historien de l'art (Frédéric Cousinié) et une philosophe (Clélia Nau).

Concernant les Presses universitaires de Rennes, et la place qu'y occupent l'art et les arts, il faut noter qu'elles publient continûment depuis 30 ans la plus grosse collection d'histoire de l'art intitulée Art et société (200 ouvrages) qui traite de tous les arts (les arts visuels, l'architecture, la photographie, les arts décoratifs, la musique, etc.) selon toutes les modalités et les méthodes de la discipline, comme de la recherche : essais monographiques individuels, ouvrages collectifs, colloques. Mais, il est important de comprendre que cette collection est enveloppée dans un catalogue où existent d'autres collections consacrées aux arts : Critique d'art, Arts contemporains, Archéologie et culture, Interférences (théorie, histoire littéraire et correspondances des arts) et Aesthetica bien sûr. Depuis peu, une collection de manuels d'histoire de l'art est apparue : La Petite bibliothèque. Histoires des arts, dirigée par Jean-Marie Guillouët qui comporte 2 volumes (L'Art du XVe, L'Art du XVIIIe) avec en préparation pour le printemps, L'Art du XVIIe siècle d'Olivier Bonfait. C'est cette coprésence collective (6 collections) et disciplinaire qui fait l'intérêt et le prix de l'effort éditorial unique en son genre que les PUR consentent depuis 35 années. Cette coprésence repose sur deux principes épistémologiques.

1) Le principe épistémologique (éthique aussi) du dialogue comme le lieu de la confrontation de points de vue équivalents, différents, spécifiques, à distance les uns des autres dont l'échange — dont la friction et non la fusion — sont, au moins depuis Platon, la condition de la vérité.

2) Second principe : l'édition n'est pas quelque chose qui s'ajoute à la production du savoir. Elle ne vient pas de surcroît. Comme l'expression linguistique ne vient pas après la pensée, comme l'expression et la création artistiques ne viennent pas après l'idée artistique et sa conception qui, demeurant abstraites, resteraient des fantômes évanescents, l'édition des sciences de la nature comme des sciences humaines et sociales en est la condition sine qua non : c'est en faisant l'épreuve de la publicité, de la critique, de la falsifiabilité que la science fait véritablement sa preuve. Sans cette preuve clairement et aimablement administrée, c'est-à-dire honnêtement offerte et contrôlable, sans cette preuve passant — comme le dit Hume au dernier paragraphe de son Enquête sur l'entendement humain — par « le raisonnement abstrait » et « le raisonnement expérimental sur des questions de fait et d'existence », un volume de science ne contiendrait que « sophismes et illusions ». Il serait bon, dit-il, à « mettre au feu[35] ».

Pierre-Henry Frangne



[1] David Hume, Enquête sur l'entendement humain, édition Michelle Beyssade, Paris, GF, 1983, p. 247.

[2] Thucydide La Guerre du Péloponnèse, II, 60, 6. Traduction de Henri-Irénée Marrou dans De la connaissance historique, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Esprit », 1954-1966, p. 280.

[3] Pierre-Henry Frangne, De l'alpinisme, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.

[4] Voir sur ces points mon texte sur ce même site web : La recherche-création : approches historiques et philosophiques.

[5] « L'écrivain doit, dans sa création, imiter Dieu dans la sienne, c'est-à-dire faire et se taire », Gustave Flaubert, lettre à Amélie Bosquet du 20 août 1866, Correspondance, Paris, Gallimard, t. 3, p. 517.

[6] Cité par Ivan Jablonka, L'Histoire est une littérature contemporaine, Paris, Point-Seuil, 2017, p. 289.

[7] Bernard Sève, L'Instrument de musique. Une étude philosophique, Le Seuil, 2013, p. 19.

[8] Je reprends des analyses faites dans « L'invention de l'histoire de l'art : Vasari, Winckelmann, Hegel », dans Revue Atala, n° 18, Découper le temps II, 2015, p. 37-52.

[9] Jean-François Lyotard, La Condition post-moderne, Éditions de Minuit, 1979.

[10] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Cours d'esthétique, trad. trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenke, Paris, Aubier, 1995, tome 2, p. 209.

[11] Johann Joachim Winckelmann, Histoire de l'art dans l'antiquité, trad. franç., Le Livre de poche, 2005, pp. 39-40.

[12] Johann Joachim Winckelmann, Histoire de l'art dans l'antiquité, op. cit., p. 63.

[13] Giorgio Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, op. cit., préface du Livre III, p. 17.

[14] Chastel André, Présentation des Vies de Giorgio Vasari, op. cit., p. 17.

[15] Johann Joachim Winckelmann, Histoire de l'art dans l'antiquité, op. cit., p. 611.

[16] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Cours d'esthétique, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenke, Aubier, 1995, tome 1, p. 19.

[17] Hans Belting, L'Histoire de l'art est-elle finie ? Histoire et archéologie d'un genre, trad. J.-F. Poirier et Y. Michaud, Paris, Folio-Gallimard, 2013.

[18] Arthur Danto, Le Monde de l'art », in Danielle Lories (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Paris, Klincksieck, 1988, p. 193.

[19] Robert Musil, « L'Allemand comme symptôme », in Essais, trad. Ph Jaccottet, Paris, Le Seuil, 1984, p. 346.

[20] Voir Jean-Pierre Cometti, L'Art sans qualités, Tours, Farrago, 1999, p. 10 et suivantes.

[21] Cité par Pierre Quillet, Ernst Cassirer, Paris, Ellipses, 2001, p. 13 et par Audrey Rieber « Le concept de forme symbolique dans l'iconologie d'E. Panofsky », http://appareil.revues.org/436, p. 1.

[22] Audrey Rieber « Le concept de forme symbolique dans l'iconologie d'E. Panofsky », http://appareil.revues.org/436

[23] Erwin Panofsky, Essais d'iconologie, trad. Teyssèdre et Cie, Paris, Gallimard, 1967, p. 20. Idem pour la citation qui suit.

[24] Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Paris, Champs-Flammarion, 1994, p. 105.

[25] Daniel Arasse, Histoires de peintures, Paris, Denoël, 2004, p. 149

[26] Daniel Arasse, Histoires de peintures, Paris, Denoël, 2004, p. 149 et suiv.

[27] Meyer Schapiro, Style, artiste et société, trad. franç., Paris, Gallimard, 1990, p. 354. Pages 357 et 358 pour les expressions qui suivent.

[28] Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 30.

[29] Daniel Arasse, Histoires de peintures, Paris, Denoël, 2004, p. 156.

[30] Gilles Deleuze, L'Image-temps, Paris, Les éditions de Minuit, p. 366.

[31] Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, 1964, p. 22.

[32] Philippe Sabot, Philosophie et littérature, Paris, PUF, 2002, p. 35 et suiv.

[33] Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1978, p. 26.

[34] Maurice Merleau-Ponty, L'Œil et l'esprit, Paris, Gallimard, p. 60.

[35] David Hume, Enquête sur l'entendement humain, édition Michelle Beyssade, Paris, GF, 1983, p. 247.

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