Pierre-Henry Frangne est professeur en philosophie de l'art à
l'université de Rennes 2 (UFR Arts, Lettres et Communication).
Sur ses activités de recherche et ses publications,
voir sa
page personnelle sur le site de l'université Rennes 2.
Mis en ligne le 10 novembre 2022.
Penser
l'histoire de l'art, l'enseigner, l'éditer
Adieu à Hegel
« Quand persuadés de ces principes,
nous parcourons les bibliothèques, que nous faut-il détruire ? Si nous prenons
en main un volume quelconque, de théologie ou de métaphysique scolastique, par
exemple, demandons-nous : Contient-il des raisonnements abstraits sur la
quantité ou le nombre ? Non. Contient-il des raisonnements
expérimentaux sur des questions de fait et d'existences ? Non. Alors,
mettez-le au feu, car il ne contient que sophismes et illusions. »
David Hume
« Avoir acquis la connaissance sans
le talent de la communiquer, c'est tout comme si on n'y avait jamais pensé ! »
Thucydide
Introduction
Je remercie très chaleureusement Jean-Noël
Bret pour l'invitation à ce colloque « L'histoire de l'art pour tous »
consacré à la place et à la nature de l'histoire de l'art dans notre société
contemporaine. Je le fais avec d'autant plus de force que je dois commencer par
énoncer l'aveu qui est déjà dans le programme qui nous réunit ici : je ne
suis ni historien d'art, ni Professeur d'histoire de l'art, ni conservateur du
patrimoine. Je ne suis que philosophe, philosophe de l'art certes, qui enseigne
depuis des lustres dans un département universitaire d'histoire de l'art et qui
complète cette double activité par la direction de la plus grande maison d'édition
universitaire publique en France — les Presses universitaires de Rennes — qui publie
plusieurs collections d'histoire de l'art et plusieurs collections touchant aux
différents arts. Cet aveu et cette très rapide présentation biographique imposent
quatre rapides remarques de préambule : quatre remarques méthodologiques qui
doivent corriger l'aspect très ambitieux — beaucoup trop ambitieux et trop
prétentieux — du titre de mon intervention.
1) La philosophie est pauvre
par essence (pénès, comme le dit Platon).
Elle se poste dans un lieu à la fois second et arrière dans la mesure où il n'y
aurait pas de philosophie de l'art sans l'art, sans les artistes, sans les œuvres,
sans les institutions et les personnes qui les conservent, qui les restaurent,
les critiquent, les étudient, etc. La philosophie, que l'on soit hégélien ou
pas, vient toujours après : une fois que la réalité du monde et celle du
savoir du monde se sont déployées. Un philosophe est toujours un second de
cordée pour utiliser une métaphore que j'aime bien.
2) Deuxièmement, le tour un peu personnel du
début de mon intervention indique que je considère que la démarche théorique doit
échapper à trois obstacles : a) à la neutralité
impassible et objective d'un côté, b) à la fantaisie inventive de l'imagination
d'un autre côté, c) à l'épanchement lyrique et subjectif du moi, d'un troisième
côté. Pour effectuer cette triple émancipation, pour se tenir au milieu du triangle
qu'elle dessine, il convient d'introduire la voix du Je qui s'exprime et qui explique,
mais qui ne peut le faire qu'en montrant le cheminement d'un doute pour lequel
et par lequel rien n'est définitivement acquis ni pensé. Ce Je refuse ainsi de
se cacher comme le voulaient Flaubert, Seignobos ou l'école
des Annales pour l'histoire, Durkheim ou Weber pour la sociologie. Par prudence
et modestie épistémologiques, il indique « un point de vue » et,
comme le dit Bourdieu, « un point de vue sur son propre point de vue ». Il indique une
situation singulière et un raisonnement qui se cherchent en un chemin nécessairement
risqué.
3) Voilà pourquoi je considère que ce qu'il
y a de plus précieux dans la pensée, c'est ce processus même par lequel elle tente
d'échapper à la particularité subjective qui n'intéresse personne, à l'universalité
anonyme qui recouvre et nivelle tout sous la grisaille du concept, afin de
conquérir la singularité qui en est la synthèse contradictoire, mouvante
et problématique. Cette échappée et cette conquête doivent prendre la forme
incertaine de l'essai, parce que la pensée comme la vie sont nécessairement à l'essai,
c'est-à-dire en tentatives, en approximations, en épreuves, en doute et en apprentissage.
4) Cela m'amène à dire
très vite une quatrième remarque introductive : enseigner, penser, éditer
sont pour moi bel et bien des actions pratiques et pas exclusivement théoriques.
Toutes les trois relèvent de la vie et du faire à la fois professionnels et
existentiels dans leur instabilité, leur risque, leur embarras, leur aventure ;
dans le cours de leur activité qui les oblige à se rejouer sans cesse du fait de
leur aspect « atopique », extravagant, ouvert,
c'est-à-dire sans acquis et sans terme définitifs.
Ayant reconnu qu'un
philosophe n'aurait rien à penser si son objet ne lui préexistait pas, un
philosophe de l'art peut déployer son activité dans deux directions que Bernard
Sève a parfaitement repérées pour lui-même et que je reprends : à partir d'une interrogation
philosophique générale, il applique sa pensée aux objets et aux formes artistiques
(c'est ce que font les philosophes anglo-saxons, mais aussi beaucoup de philosophes
continentaux). Une seconde direction possible est de poser des questions philosophiques
à partir des formes et du fonctionnement des objets inventés par les
artistes et qui lui paraissent étonnants au sens d'admirables et d'inquiétants
à la fois. Si le philosophe en reste à la première direction, il risque de ne pas
rejoindre l'expérience des œuvres et leur nature singulière véritable, insérées
dans leur culture et leur histoire. S'il en reste à la seconde, il risque de
demeurer attaché au niveau des œuvres, des artistes, des expériences artistiques
en leur dispersion empirique. C'est ici que semblent se nouer les rapports entre
philosophie de l'art et histoire de l'art. La première doit se fonder sur la seconde,
c'est-à-dire lui demander son indispensable validation. La seconde a besoin de
la première si elle veut être une véritable histoire de l'art et non la simple
connaissance positive et discontinue d'une œuvre, d'un artiste, d'une école. Dans
ce dialogue qui, comme tout dialogue humain implique la nécessité ou l'exigence
de la coprésence, de la reconnaissance des différences et de
celle de l'équivalence, le philosophe de l'art possède une double chance :
celle d'échapper à ce que l'on pourrait nommer l'esthétique où, au sein de l'interrogation
philosophique, toutes les œuvres seraient interchangeables ; celle d'échapper
à la généralisation arbitraire et à l'interprétation fallacieuse des œuvres dont
les conditions historiques, sociales, culturelles, matérielles ne sont pas ou sont
mal prises en compte.
Si la philosophie de
l'art a besoin de l'histoire de l'art, l'histoire de l'art a-t-elle besoin de
la philosophie de l'art ? Pour répondre, et pour essayer de penser un
enseignement adéquat de philosophie de l'art dans l'environnement d'un
département d'histoire de l'art ou d'un public féru d'histoire de l'art, on
peut en passer par deux autres questions enchaînées circulairement l'une à l'autre :
qu'est-ce qui est instructif dans l'histoire de l'art pour la philosophie de l'art ?
Qu'est-ce qui est instructif dans la philosophie de l'art pour l'histoire de l'art ?
Le dialogue originaire de la philosophie
et de l'histoire de l'art
Avant d'essayer de mettre
en mouvement ce cercle dialogique par lequel la philosophie et l'histoire de l'art
(aujourd'hui à distance l'une de l'autre) apprennent l'une par l'autre ou l'une
de l'autre, peut-être faut-il commencer par reconnaître qu'il est rendu
possible par le mouvement à la fois historique et conceptuel de naissance de l'histoire
de l'art en ses trois célèbres moments : le moment vasarien,
le moment winckelmannien et le moment hégélien.
Que
l'histoire de l'art soit intimement liée à la philosophie de l'art est évident
avec Hegel qui considère, au début du XIXe siècle, que la science de l'art, la
définition de l'art et des arts est la même chose que l'histoire de l'art et
des arts parce qu'un concept (celui de l'art comme de toute chose) est, non une
entité abstraite et fixe, mais un processus concret historique et culturel d'effectuation
ou de réalisation aux deux sens du terme. L'histoire de l'art hégélienne est
philosophique ; elle est le déploiement de l'idée d'art comme unité active,
vivante et contradictoire d'un contenu (gehalt) et
d'une forme (gestalt) qui cherchent à se rendre adéquats l'un à l'autre. Qu'est-ce
que l'art pour Hegel ? La manifestation ou l'apparaître de l'esprit
prenant forme sensible et effectuant, reconnaissant, cherchant sa libre
expression dans cette forme. La « définition » de l'art est donc le
processus par lequel il cherche, conquiert et dépasse le moment où il effectue
la parfaite expression spirituelle dans le sensible en un équilibre dynamique
et contradictoire où fusionnent, par un mouvement réciproque d'interaction, les
termes qui s'opposent et entrent en conflit : la pensée et le corps, l'intérieur
et l'extérieur, l'esprit et la matière. La définition de l'art est le récit —
on pourrait dire comme Jean-François Lyotard le « grand récit », le grand
roman ou l'immense fresque philosophiques — où l'art, conçu comme pensant et
proprement philosophant, prend trois formes.
- Premièrement, il est
en quête de lui-même, c'est-à-dire de cet équilibre où il commence à se tenir
(premier moment, celui du pré-art, de l'art
symbolique qui comme son nom l'indique engendre des œuvres où la face
sensible l'emporte sur la pensée qui s'y exprime difficilement, c'est-à-dire
mystérieusement comme dans l'art égyptien qui est « le symbole du
symbolique lui-même »).
- Deuxièmement, il se
tient complètement dans ce miraculeux équilibre le conduisant à la sérénité de l'idéal
où s'égalent et s'échangent l'intérieur et l'extérieur (moment de l'art
proprement dit, c'est-à-dire de la perfection indépassable de l'art classique et de la beauté effectués
par l'art grec).
- Troisièmement, il dépasse
sa propre perfection — chez Hegel la perfection est toujours pensée comme une
impasse dialectique — dans une forme d'art de plus en plus intellectualisée, se
libérant des contraintes de la forme jusqu'à l'enlaidir, la sacrifier et
l'amener à sa quasi complète dématérialisation, au bord du symbolique si l'on
peut dire et dont on voit bien qu'il n'est pas seulement le premier moment de
l'histoire de l'art mais son horizon entier au-delà duquel l'art devient autre
chose, une autre forme culturelle du savoir : la philosophie. Celle-ci possède
le même contenu que lui mais elle l'exprime dans l'élément du concept en
reprenant pourtant à l'art la créativité de formes en laquelle il consiste. Ce
troisième moment, celui du post-art ou de l'art
romantique, va de l'art chrétien aux formes plastiques, littéraires et
musicales profanes des arts contemporains de Hegel, arts contemporains qui poussent
à bout la prévalence de l'intériorité subjective s'installant dans l'ironie et
l'humour d'un côté, dans les « finitudes du monde » extérieur
et trivial d'un autre côté, dans ce que Hegel nomme « l'accidentalité »
interne et externe du prosaïque.
Mais la fusion hégélienne
de la philosophie et de l'histoire de l'art était déjà présente chez Winckelmann,
non sous la forme de la fusion de deux disciplines pleinement constituées, mais
sous celle de deux fonctions pourrait-on dire.
Le début de la préface de l'Histoire de l'art dans l'antiquité (1764)
est sans ambiguïtés :
L'histoire de l'art chez les Anciens que j'ai entrepris
d'écrire n'est pas une simple relation chronologique des changements qui la
constituent, car je prends le mot « histoire » dans sa signification
étendue, celle qu'il a dans la langue grecque, et mon intention est de donner
un essai de système doctrinal. […] Comme
l'histoire des artistes a peu d'influence sur l'essence de l'art et que leurs
vies ont été recueillies par d'autres, cette histoire n'a pas sa place
ici ; en revanche, on trouvera aussi […]
une présentation soigneuse des monuments de l'art qui peuvent un tant soit peu
servir à nous éclairer. / Une histoire de l'art doit en exposer l'origine, la croissance,
les transformations et la fin, en même temps que la diversité des styles selon
les peuples, les époques et les artistes, et cette démonstration sera faite,
autant qu'il est possible, en partant des vestiges de l'art antique. / […] Presque
aucun écrivain n'entre dans l'essence ni jusqu'au plus intime de l'art, et ceux
qui traitent des antiquités ne les abordent que pour faire étalage de leur érudition
[…].
Winckelmann entend
passer de la chronique érudite soucieuse d'accumuler des faits et des biographies
à une philosophie de l'art qui « pénètre » et « démontre »
l'essence de l'art, et à partir d'un « système doctrinal », et à
partir de la description minutieuse des œuvres qu'il a directement, sensiblement
et effectivement vues : « tout ce que j'ai cité pour fonder ma
démonstration, j'ai pu le voir et l'examiner moi-même à de nombreuses reprises,
aussi bien les peintures et les statues que les pierres gravées et les monnaies. » Par-delà
la biographie, par-delà la description (ekphrasis)
recueillie dans les sources écrites depuis les Grecs, par-delà enfin les
traités techniques ou théoriques sur les arts (comme ceux de Roger de Piles par
exemple), Winckelmann construit une histoire de l'art greffée sur l'idée du
« beau idéal » — par opposition au « beau individuel » —
dont les Grecs auraient donné l'expression la plus haute et le modèle à imiter
le plus parfait parce qu'ils ont engendré — dans la diversité et la variété —
l'unité, l'harmonie, la grandeur tranquille et la simplicité jointes ensemble.
Et
même chez Vasari, derrière la visée biographique, derrière la fonction
monumentale de remémoration et de commémoration des meilleurs artistes élevés au
plan de l'éternité de la Renommée ou de la Gloire, l'ambition des Vite est
théorique.
La première fois que j'entrepris d'écrire ces Vies, mon
intention n'était pas de faire l'inventaire des artistes avec le catalogue de leurs
œuvres. Retrouver le nombre, le nom, la patrie des artistes, dire en quelle
ville et en quel endroit précis se trouvent à présent peintures, sculptures et
monuments ne me paraissait pas une fin suffisante pour justifier mes peines,
longues et fastidieuses certes, mais dont j'ai tiré un certain plaisir. Un
simple tableau aurait suffi sans aucune intervention critique de ma part. / J'ai
observé que les historiens, tout au moins ceux qui, d'un avis unanime, ont la
réputation de posséder un excellent jugement, ne sont pas contentés de rapporter
simplement une suite d'événements. Avec le maximum de soin et de curiosité, ils
ont recherché les méthodes, les moyens, les voies suivis par les hommes de
valeur pour mener à bien leurs entreprises. Ils se sont ingéniés à percevoir
erreurs, réussites et remèdes, ainsi que les solutions prudentes parfois
adoptées dans la direction des entreprises, toutes les manières en somme dont
celles-ci ont été conduites avec discernement ou négligence, prudence, piété,
générosité. / Ils sont parmi ceux qui ont compris que l'histoire est vraiment
le miroir de la vie humaine ; que son but n'est pas de raconter sèchement
le sort d'un prince ou d'une république, mais de rapporter les opinions, les
conseils, les décisions, les manigances des hommes, qui ont entraîné leurs
actions, heureuses ou malheureuses. / C'est vraiment cela l'âme de l'histoire,
le véritable apprentissage de la vie, l'enseignement de la prudence. Avec le
plaisir de voir revivre le passé, c'est le vrai but de l'histoire.
Derrière la succession
et la relativité des phénomènes individuels qu'il faut rapporter avec
pragmatisme se montre le fil directeur de la recherche par les hommes du passé
de « méthodes », de « moyens », de « voies » dans
leurs « entreprises » qui sont encore les nôtres. C'est cette actualité
vivante des méthodes et des entreprises qui confère à l'analyse historique de
cette recherche un rôle pédagogique à la fois pratique et théorique. Or, pour
Vasari, cette actualité est celle de la nature de l'art et des arts, de
l'architecture, de la sculpture et de la peinture qui « se tiennent »
ensemble comme dit André Chastel parce qu'ils sont les arts du dessin, les arts
visuels, les beaux-arts et « l'art tout court » entièrement
dévolus à l'opération de l'imitation de la nature.
Chez
les trois créateurs de l'histoire de l'art, on voit à l'œuvre trois modalités d'une
même visée philosophique ou théorique regroupant quatre aspects : un organisme
par lequel le développement de l'art et des arts est conforme à celui d'un organisme
vivant allant de la naissance à la mort ; un essentialisme par
lequel s'explicite une idée d'art déterminée ; un académisme par
lequel se dégage un moment de perfection de l'art où s'incarne à la fois sa norme
et son accomplissement ; un historicisme enfin par lequel s'expose une
logique finalisée du développement de l'art. Chez Winckelmann et plus encore
chez Hegel, cet historicisme s'accompagne de ce qu'on pourrait appeler une « historicité
de mort » (l'expression est de Merleau-Ponty) pensée comme la condition même
de la scientificité de l'histoire de l'art. Reprenant l'image du livre 10 de la
République de Platon disant qu'il faut se séparer de l'art comme l'on se
sépare de l'être aimé, Winckelmann écrit au terme de son enquête :
Le point auquel je suis parvenu dans l'histoire de l'art en dépasse
déjà les limites, et bien qu'en examinant le déclin et la mort de cet art, je sois
presque dans l'état d'esprit de celui qui, décrivant l'histoire de sa patrie,
serait tenu d'en aborder la destruction qu'il a lui-même vécue, je n'ai pu m'empêcher
de suivre le destin des œuvres d'art, aussi loin que portait ma vue. Ainsi l'amante
restée sur le rivage suit, les yeux baignés de larmes et sans espoir de le
revoir, son amant qui prend la mer, et croit en voir l'image dans la voile déjà
lointaine. Nous n'avons plus, comme l'amante, qu'une sorte d'ombre de l'objet
de nos désirs ; mais cette silhouette nous fait d'autant plus regretter
l'objet perdu, et nous examinons les copies avec bien plus d'attention que nous
le ferions si nous avions la jouissance des originaux.
Et
Hegel dans une autre perspective déclare à l'entrée cette fois-ci de sa
monumentale Esthétique :
L'art nous invite à présent à l'examiner par la pensée, et ce
non pour susciter un renouveau artistique, mais pour connaître scientifiquement
ce qu'est l'art.
Pour
que l'art soit connu scientifiquement, il faut faire son deuil, non seulement,
comme pour Winckelmann, des « beaux jours de l'art grec », mais aussi
de l'art tout court et tout entier qui « est et reste pour nous, quant à sa
destination la plus haute, quelque chose de révolu » parce qu'il a
entièrement déployé son histoire logique et son essence ; parce qu'il a épuisé
tous les rapports possibles entre le contenu et la forme au point de ne plus avoir
de contenu consacré ni de formes obligatoires ou déterminées; parce que, enfin
et en conséquence, il a conquis une liberté et une relativité qui l'amènent à
la fin de l'histoire de l'art.
Ce qui est très
curieux — selon un paradoxe que Hans Belting a bien mis
au jour — c'est que la condition
de possibilité philosophique de l'histoire de l'art soit devenue, dans le même
temps et dans le même mouvement, comme un obstacle interne dont il a fallu qu'elle
s'émancipe plus ou moins partiellement aux XIX et XXe siècles.
On voit bien alors ce
que, depuis le grand roman philosophique de l'esthétique de Hegel — pourtant
une des rares esthétiques s'intéressant aux œuvres elles-mêmes, à leur fabrication
et au moment culturel de leur création —, la philosophie de l'art ne peut pas
apporter à l'histoire de l'art : l'organicisme, l'essentialisme, l'académisme
et l'historicisme dont je viens de parler ; surtout l'idée d'un concept
unifié d'art et d'une classification des arts aux frontières certes poreuses
mais bien identifiées.
1) Ce
que la philosophie de l'art apporte ou pas à l'histoire de l'art ?
Il conviendrait de
reconnaître que l'histoire de l'art n'a pas grand besoin de la philosophie
surtout quand elle prend sur elle une position de surplomb, comme c'est le cas
chez Arthur Danto ou Clement Greenberg par exemple qui,
tous les deux en leur genre, tentent de construire une théorie de l'histoire de
l'art et de l'histoire des arts sous la forme d'un destin, c'est-à-dire sous la
forme d'une logique imparable qui organiserait leur cours, leur accomplissement
et leur fin aux deux sens du mot, au sens de terme et au sens de but.
La théorie dantienne établirait qu'à partir du Pop Art et l'entreprise
de Wharhol (les boîtes Brillo
que l'on ne peut pas discerner des véritables boîtes de lessive en supermarché)
nous assisterions à la fin de l'art qui se métamorphoserait en esthétique
justement parce que « voir quelque chose comme de l'art requiert
quelque chose que l'œil ne peut apercevoir — une atmosphère de théorie artistique,
une connaissance de l'histoire de l'art : un monde de l'art ». L'art
n'est donc pas affaire d'affection, de sensibilité et le terme « esthétique »
ne saurait être ici entendu en son sens étymologique grec. Dans la perspective
hégélienne qu'adopte explicitement Danto, le Pop Art accomplirait la « fin
de l'histoire de l'art », au sens où l'art aurait atteint, au terme d'un
progrès orienté, la conscience de sa propre essence, en se comprenant lui-même
comme philosophie de l'art en un ample mouvement d'autoréflexion. Le Pop Art inaugurerait une nouvelle
époque de l'histoire de l'art, une époque où c'est la pensée de l'art et sur
lui qui permettrait de faire advenir n'importe qu'elle œuvre, objet ou forme au
statut d'œuvre d'art. Une époque « épochale »
si l'on peut dire d'un art sans qualités comme l'a dit Jean-Pierre Cometti en se réclamant de la pensée de Robert Musil. Un
art sans qualités ne serait pas un art de mauvaise qualité. Ce serait un art de
nature polymorphe voire amorphe ; et par amorphe, il faut entendre
ce qui serait a priori indéterminé ou
sans caractères propres. Il ne s'agit pas de porter ici un jugement de valeur
et de vivre cette « sans qualitude » ou
cet « amorphisme » comme une
critique, un malheur ou une malédiction. Il s'agit simplement d'en prendre acte
et d'en faire le principe d'une plasticité infinie, d'une capacité insondable de
métamorphoses.
sens « primaire » ou « pré-iconographique »
portant sur les motifs, au sens secondaire, conventionnel et iconographique portant
sur les thèmes, les histoires et les allégories, enfin, au sens intrinsèque,
iconologique, des valeurs culturelles et symboliques. C'est tout ce feuilletage
d'un sens « polysème » selon le mot de Dante dans le Banquet explicitant l'épaisseur de signification de l'exégèse biblique déployée
entre le sens littéral ou historial, le sens allégorique, le sens moral et le sens
anagogique, c'est tout ce feuilletage d'un sens allant du document au monument,
que la philosophie et la théologie fondent et nourrissent chez le grand historien
d'art.
Et même, plus profondément encore, c'est
la reprise et le déplacement de la philosophie qui permet à Panofsky de penser
l'ensemble de son projet iconologique. Car c'est de Cassirer (voulant
substituer au projet kantien d'une critique de la raison, le projet d'une critique
de la culture), que vient la notion de forme symbolique et l'idée selon
laquelle l'art est une forme symbolique comme cette « énergie de l'esprit
par laquelle une signification spirituelle est attachée à un signe sensible
concret et intimement appropriée à ce signe. En ce sens, le langage, le monde
mythico-religieux et l'art se présentent à nous comme autant de formes symboliques
particulières ». Comme l'analyse
très bien Audrey Rieber dans un article de 2008,
cette reprise néokantienne et cassirérienne est aussi
un déplacement dans la mesure où Panofsky ne dit pas seulement que c'est l'art
qui est une forme symbolique. Il écrit surtout que
c'est la perspective qui en est une, ce qui indique une historicisation du concept
de Cassirer, et l'idée selon laquelle l'esprit humain change : en faisant d'une
part de la perspective une façon de voir le monde, une « mentalité » ou
le « symptôme » de cette mentalité ; en faisant d'autre
part de l'œuvre d'art singulière précisément décrite et analysée un symptôme de
ce symptôme ; en faisant enfin de la perspective quelque chose de
construit, quelque chose qui émerge et peut disparaître « en prenant
connaissance de […] principes sous-jacents qui révèlent la mentalité de base
d'une nation, d'une période, d'une classe, d'une conviction religieuse ou
philosophique ».
Par-delà la précision conceptuelle que la
philosophie permet concernant la notion d'art mais aussi concernant les thèmes
que l'on pourrait dire anthropologiques qui traversent les époques en se
métamorphosant ou en se modalisant (je pense aux thèmes et aux concepts d'image,
de figure, de représentation, mais aussi aux thèmes et aux concepts de mythe,
de temps, de mort, de désir, etc.), l'on voit l'effet rétroactif de l'histoire
de l'art sur la philosophie elle-même en comprenant les effets ou les
implications philosophiques, ou ce que j'appellerais le travail philosophique
de l'histoire de l'art derrière la mise au jour des théories de l'art (mais aussi
des sciences, de la religion, de la politique, etc.) qui sont sous-jacents aux
pratiques.
2) Ce
que l'histoire de l'art apporte ou pas à la philosophie de l'art ?
Au sein du dialogue ou du cercle qui sont
l'espace commun de nos deux disciplines, qu'apporte l'histoire de l'art à la
philosophie de l'art ? Évoquons rapidement plusieurs points.
Elle permet de libérer le philosophe d'un
concept trop restreint d'art tel qu'il s'est constitué à la Renaissance et tel
qu'il semble s'être évanoui au XIXe et au XXe siècles. Confronté aux œuvres dans
leur singularité et dans la singularité de leurs conditions culturelles et pratique
d'émergence, le philosophe est contraint de préciser le statut théorique de l'art,
mais aussi la nature ontologique de toutes les œuvres, qu'elles relèvent de l'unicité
d'un objet original et fixe (peinture), de la multiplicité des exemplaires d'un
type (un roman) ou d'une matrice (photographie), d'un processus à deux temps
(la conception et l'exécution comme en musique, au théâtre ou en danse), d'une
temporalité précaire comme celle d'une improvisation, d'une simple idée comme
dans l'art conceptuel, d'une action indéterminée et difficile à comprendre, d'un
événement ou d'une expérience, enfin, comme une intervention ou une performance
à la limite de la signification et même de la perception.
Grâce à l'histoire, le philosophe se
trouve confronté aux multiples, déroutants et étonnants aspects des arts contemporains
qui oscillent entre le pôle de l'intellectualité la plus abstraite (comme un
protocole) et le pôle le plus esthétique au sens grec d'aisthèsis, le pôle
le plus sensible et esthésique, le plus charnel et le
plus expérientiel. Et dans chacun de ces pôles, le théoricien comme aussi le simple
spectateur sont mis aux limites de l'art dans son acception traditionnelle d'un
objet concret, présent et possédant une unité, un objet fabriqué de façon
virtuose (un artefact) en vue du plaisir d'un récepteur mais dans une attitude
de concentration et de contemplation attentives, distanciées et désintéressées (dépragmatisées
et démoralisées), c'est-à-dire en dehors des intérêts, des désirs et des motifs
d'action de la vie ordinaire. Dans cette situation historique qui est la nôtre
depuis la découverte des arts premiers et la naissance des avant-gardes du
début du XXe siècle (et peut-être depuis l'invention de la photographie en
1839), dans cette situation d'une dé-définition de l'art (Harold Rosenberg), d'une
dé-essentialisation (pas de propriétés déterminées) ou d'une dé-artification de l'art qui faisait poser à Marcel Duchamp la
question « Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas ‘'d'art'' ? », dans
notre monde artistique peuplé d'« objets anxieux » (Rosenberg) ou d'« objets
précaires » (Schaeffer), c'est toute la philosophie de l'art qui se renouvelle
et qui éprouve ses concepts ainsi que leur capacité à comprendre les objets et
idées qu'ils définissent.
Ce n'est pas seulement les notions d'art
et d'œuvre qui se renouvellent, c'est aussi celles de création et de réception :
d'une part, parce que l'historien d‘art permet de pénétrer les mécanismes mêmes
de la fabrication sans se laisser fasciner par le chef-d'œuvre, le génie, l'inspiration
ou l'exaltation qui ne parviennent jamais à rendre raison d'eux-mêmes ; d'autre
part, parce que la contemplation esthétique n'est jamais exclusivement un moment
plaisant d'immédiateté sentimentale parce qu'elle suppose un ensemble de connaissances
et de médiations que l'historien confère au spectateur en lui apprenant à voir,
et à voir comme le faisaient les hommes des époques antérieures — à voir avec « l'œil
du Quattrocento » par exemple et comme le dit le livre de Baxandall — et même de la nôtre. L'histoire de l'art permet
un élargissement de l'expérience esthétique bien au-delà de cette attitude désintéressée
dans laquelle nous a enfermés un certain kantisme devenu un préjugé.
Enfin, l'histoire de l'art permet de penser
de façon adéquate l'interprétation des œuvres à partir de l'idée selon laquelle
l'épaisseur de sens de l'œuvre est aussi l'épaisseur de l'histoire à laquelle
appartient l'œuvre et celui qui l'interprète afin de lui en assurer l'existence
vivante. Or cette histoire est une suite ininterrompue d'interprétations,
d'interprétations d'interprétations,
d'interprétations en perpétuelles réinterprétations. C'est cette histoire qui donne
à l'interprète son site propre ou sa perspective qu'il doit toujours mettre au
jour de façon critique au sein de sa réflexion. Si bien que toute interprétation
d'une œuvre d'art est profondément historique en ce que l'histoire de la
culture et de la société en est l'horizon et la trame mêmes. Comme l'a bien
théorisé Daniel Arasse, cette historicité de toute interprétation engage un
inévitable anachronisme, c'est-à-dire un mélange des temps qu'il faut éviter
tout en sachant qu'il n'est pas complètement évitable parce qu'il est « constitutif
de la relation de l'historien à son objet » :
a) le temps de celui qui interprète l'œuvre au sein de sa simple présence contemporaine,
dans le moment où elle est là devant nous et qu'elle agit au présent, en acte,
dans l'actualité d'une expérience vivante ; b) le temps de celui qui a
produit l'œuvre et qui a indiqué intentionnellement sa cohérence et sa direction
significatives ; c) le temps le plus fascinant « le plus insinuant,
subreptice et peut-être même le plus subversif » comme dit Arasse ;
le temps le plus stratifié et compliqué parce qu'il se tient entre les deux
premiers : le temps mental, culturel et interprétatif par lequel notre
regard contemporain hérite des regards qui se sont succédé et dont il est (peut-être
inconsciemment) porteur. Quand nous voyons un tableau ou une fresque pour la
première fois, « ce n'est pas en fait la première fois ». Cela veut
dire que notre regard est informé par tous les regards qui se sont déposés sur
l'œuvre : qu'il n'y a pas de « regard innocent » comme dit John
Ruskin, que notre regard (notre re-gard) est toujours
vieux. L'œuvre s'est matériellement transformée, elle a changé de contexte
culturel, de regard et de principe interprétatif, a été restaurée selon des
principes interprétatifs variables, elle s'est chargée d'interprétations
multiples et anciennes au point de léguer à l'interprétation contemporaine,
c'est-à-dire au premier de ces trois temps, une épaisseur de significations qui
« contribuent à le former et à l'informer. » Constituée
d'une analyse de tous les regards sur l'œuvre qui se sont empilés les uns sur
les autres, l'interprétation est donc fondamentalement feuilletée, réflexive et
problématique. Ici, comme partout vraisemblablement, l'immédiateté est toujours
illusoire. L'interprétation est sans aucun doute — dans sa circularité, ses réenveloppements, ses reprises ou ses rétroactions — un
long chemin de médiations ; quelque chose, non pas de donné, mais de
construit et même de reconstruit. L'interprétation pathétique ou fusionnelle
que l'on rencontre chez maints critiques d'art ou même chez certains
philosophes de l'art demeure ainsi purement arbitraire et illusoire. Elle est
comme une projection sentimentale et relève d'une sorte de narcissisme
herméneutique qui ne fait jamais l'expérience de la distance ou de l'altérité.
Un exemple paradigmatique de ce narcissisme interprétatif serait l'analyse
heideggérienne dans L'Origine de l'œuvre
d'art du tableau de Van Gogh représentant des souliers de paysans : il
n'est pas la peine d'être un grand historien d'art aussi érudit que Meyer Schapiro pour comprendre qu'Heidegger ne retrouve dans Van
Gogh que ce que, d'abord, il a commencé par y mettre. D'une part, parce
qu'Heidegger ne commente pas un tableau mais plusieurs qui sont pour lui interchangeables ;
d'autre part, parce qu'il « projette » selon le mot de Schapiro ce qu'il considère comme étant « l'essence
universelle des choses », du « produit », de la
« terre » et « du frémissement de la mort qui menace »
alors qu'il est « une part d'un autoportrait » de Van Gogh et donc
qu'un simple « morceau de son existence ».
Le magnifique commentaire des Ménines de Vélasquez qu'écrit Michel
Foucault dans l'incipit des Mots et des choses pourrait relever également
de la logique de la soumission philosophique de l'œuvre, soumission à laquelle
l'histoire de l'art est un bon remède : le tableau est une représentation
de la représentation classique, déclare Foucault. Sa ruse selon lui est de démonter
et de clore la représentation nécessairement ouverte en montrant ce qu'une
représentation présuppose et qu'elle ne saurait justement montrer :
« le regard qui l'a organisé et celui pour lequel il se déploie ». Or les
historiens d'art montrent que ce tableau est d'abord un tableau dynastique représentant
le transfert de pouvoir royal à l'Infante, mais qu'il a été repris et
transformé en un second moment par le peintre en un tableau anecdotique et
courtisan parce que la naissance de l'héritier mâle Prospero
rendait la première version caduque. Ce que peint Velasquez dans le miroir du
fond du tableau, ce n'est pas le spectateur invisible comme l'une des conditions
de la visibilité, comme le prétend la fiction foucaldienne qui est celle
nécessairement anachronique de l'époque du musée. Ce qu'il peint dans le miroir,
c'est bien le roi et la reine qui ont commandé le tableau pour leurs
appartements privés. Mais Velasquez ne les peint pas en train de les peindre.
Car c'est l'Infante qu'il peint et le moment fictif et courtisan où il est
dérangé dans sa peinture par le couple royal. Les Ménines est donc « le résultat de deux tableaux superposés » et sa ruse
n'est pas là où Foucault le pensait de façon à la fois fausse et vraie, fausse
sans être arbitraire.
Troisième exemple enfin : Deleuze qui
semble passer des analyses des œuvres cinématographiques, à celle des œuvres
picturales (Francis Bacon) ou à celle de la littérature (Proust) de façon si
aisée qu'elles ne semblent n'être pour lui que des champs d'application presque
interchangeables encore une fois où ses préoccupations et ses concepts
philosophiques donnés d'avance trouvent à s'exercer. Deleuze l'avoue :
« Les concepts du cinéma ne sont pas donnés dans le cinéma » parce que
ces concepts (ceux de mouvement, d'image, de temps) sont d'abord donnés par la philosophie
et d'abord par celle de Bergson avant d'être celle de Deleuze. De la même
façon, Deleuze affirme à la fin du chapitre 1 du Proust et les signes : « Au niveau le plus profond,
l'essentiel est dans les signes de l'art. Nous ne les avons pas définis. Nous demandons
seulement qu'on nous accorde que le problème de Proust est celui des signes en
général ; et que les signes constituent différents mondes […]. » Plus
généralement, les interprétations deleuziennes des œuvres d'art semblent
commandées de l'extérieur par les concepts de sensation, d'impression, de
signe, de signification tels qu'on les trouve circonscrits et travaillés dans Différence et répétition et dans la Logique du sens, et dans le sens d'une
critique des philosophies de la représentation. Le problème d'un
artiste ne tient donc pas chez lui à l'écriture, à la peinture, au montage des
séquences d'images. Le problème d'un artiste est d'abord un problème
philosophique autonome et pré-existant. Ce à quoi il s'affronte,
c'est avant tout à des philosophèmes d'autant plus autonomes que, dans les brillantes
analyses deleuziennes relevant de ce que l'on pourrait appeler une
interprétation normative, l'histoire semble avoir presque complètement disparue.
Ici et en reprenant les formules de Pierre Macherey : « L'œuvre est
donc bien soumise à une légalité : mais cette légalité ne lui appartient
pas en propre […]. La légalité dont elle parle est une légalité extérieure,
elle intervient après coup, et s'applique à un objet déjà donné qu'elle n'a pas
contribué à produire. »
Afin d'éviter cette soumission, je crois
indispensable ce dialogue de la philosophie et de l'histoire de l'art que j'ai
rapidement évoqué devant vous, et qui est la basse continue de ma recherche et
de mon enseignement. Des deux côtés entremêlés — historique et philosophique —,
il s'agit de comprendre comment à toutes les époques un artiste pense, « non
pas quand il exprime des opinions sur le monde, mais à l'instant où sa vision
se fait geste » selon l'expression de Merleau-Ponty. À même le matériau
et la forme qu'il a choisis, un peintre « pense en peinture » (picturalement)
et sa pensée, non préalable à l'œuvre, est bien une pensée-image qu'on ne peut
pénétrer que de l'intérieur de l'œuvre, de sa facture, de sa logique (de sa
topologique) et de la culture qui lui ont permis d'exister et qui nous
permettent aujourd'hui de l'approcher (Arasse, « histoire rapprochée de la
peinture »), c'est-à-dire de la penser et de la voir sans que les deux
termes soient ici séparables. Ses idées et ses problèmes sont des problèmes de
peintres même si ces idées et ses problèmes ne sont pas indépendants des
questions scientifiques, techniques, théologiques, politiques, économiques, existentiels,
auxquelles il a à répondre.
Pour conduire ce programme, je crois que
la philosophie naturellement généralisante puisque sa tâche est de produire et
d'articuler des concepts, doit procéder sur elle-même comme une sorte d'ascèse,
voire de retrait. De même qu'une philosophie de la réalité ou de la nature ne
doit rien réclamer contre les sciences, il me semble qu'une philosophie de l'art
ne doit jamais rien réclamer contre l'histoire de l'art. Elle doit s'y
conformer strictement au contraire. Évidemment, cela lui demande un travail et un
effort incessants. Mais ce travail lui ouvre une perspective ou une carrière qui
est encore, pour une bonne part, à réaliser.
En guise de conclusion : éditer les
arts, la philosophie et l'histoire de l'art
La modestie théorique que j'ai exprimée en
ouverture et en fin de mon intervention doit engendrer pour terminer quelques
réflexions sur mon travail d'éditeur, travail modeste s'il en est puisque entièrement
et obscurément au service des auteurs qui sont les créateurs authentiques du
savoir. Ce travail n'est détachable, ni de mon métier de chercheur en philosophie,
ni de mon métier d'enseignant devant des étudiants qu'ils soient des étudiants en philosophie,
en histoire de l'art, en arts plastiques, en études théâtrales ou cinématographiques, en écoles
d'art, etc. Il en est même le prolongement et, à bien des égards, l'approfondissement.
L'approfondissement, c'est-à-dire le plus vaste mouvement d'élargissement du geste théorique,
pratique, social et politique à la fois qui consiste à transmettre des savoirs au plus loin
qu'il est possible dans toutes les strates de la société et pour tous les citoyens à des fins
d'émancipation individuelle et collective. Ces savoirs ne sont pas tout faits cependant. Ils
se construisent au contraire laborieusement en faisant, devant tout le monde et pour tout le monde,
l'épreuve de la publicité, de l'argumentation, de la rationalité ; l'épreuve des faits
constituant notre réalité. Ces savoirs prennent le risque toujours renouvelé et sans cesse dépassé
de leur fragilité et de leur précarité en faisant apparaître, le plus clairement et le plus
sincèrement qu'il est possible, l'aspect critique, problématique voire aporétique qui les rende
à la fois exacts, vivants et bien délimités.
Pour moi aujourd'hui et dans l'orbe de mon métier d'éditeur,
ce travail est double. D'abord, il est celui qui consiste à avoir créé et
à diriger avec Roger Pouivet depuis 20 ans une collection de livres d'esthétique et de philosophie
de l'art appelée Aesthetica (une centaine de livres édités à la fin de l'année 2022). Ensuite,
il consiste à être à la tête du plus gros éditeur universitaire public qui met en réseau
11 universités françaises, qui fait grossir son fonds de plus de 6 000 livres par 200 ouvrages
par an, répartis dans une cinquantaine de collections dirigées par une bonne centaine de chercheurs.
Ce travail n'est détachable, ni de mon métier de chercheur en philosophie,
ni de mon métier d'enseignant. Il en est même le prolongement et, à bien des
égards, l'approfondissement.
Concernant Aesthetica et dans la
ligne des propos que je viens de tenir, il faut noter que la collection traite
de tous les arts, de toutes les époques, de toutes les questions théoriques et
de tous les objets ou pratiques artistiques en donnant la parole aux philosophes
bien sûr de toute obédience, mais aussi à des historiens d'art, des
littéraires, des critiques, des sociologues, etc. afin de bien montrer la
diversité des approches et peut-être surtout, la diversité d'un travail
philosophique qui va au-delà de la philosophie académique dès lors que la
pensée se fait explicitement démonstrative, problématique, critique et autoréflexive.
L'effort éditorial consiste à faire cohabiter des ouvrages de philosophie de l'art
(sur la mimèsis, sur la fiction, sur la réalité des propriétés esthétiques, sur
l'ontologie des arts ou des œuvres) ou d'esthétique (sur la beauté, la paysage,
la relation aux œuvres) approchant ces questions d'un point de vue général ou d'un
point de vue monographique sur des artistes (Poussin, Rembrandt, les artistes
contemporains), des œuvres ou des mouvements. Au centre de la réflexion que j'ai
conduite devant vous, je signale : L'Artiste et le philosophe. L'histoire
de l'art à l'épreuve de la philosophie au XVIIe siècle (2011) dirigé par un
historien de l'art (Frédéric Cousinié) et une
philosophe (Clélia Nau).
Concernant les Presses universitaires de Rennes,
et la place qu'y occupent l'art et les arts, il faut noter qu'elles publient continûment
depuis 30 ans la plus grosse collection d'histoire de l'art intitulée Art et
société (200 ouvrages) qui traite de tous les arts (les arts visuels, l'architecture,
la photographie, les arts décoratifs, la musique, etc.) selon toutes les
modalités et les méthodes de la discipline, comme de la recherche : essais
monographiques individuels, ouvrages collectifs, colloques. Mais, il est
important de comprendre que cette collection est enveloppée dans un catalogue
où existent d'autres collections consacrées aux arts : Critique d'art,
Arts contemporains, Archéologie et culture, Interférences
(théorie, histoire littéraire et correspondances des arts) et Aesthetica
bien sûr. Depuis peu, une collection de manuels d'histoire de l'art est apparue :
La Petite bibliothèque. Histoires des arts, dirigée par Jean-Marie Guillouët qui comporte
2 volumes (L'Art du XVe, L'Art
du XVIIIe) avec en préparation pour le printemps, L'Art du XVIIe siècle
d'Olivier Bonfait. C'est cette coprésence collective (6
collections) et disciplinaire qui fait l'intérêt et le prix de l'effort éditorial
unique en son genre que les PUR consentent depuis 35 années. Cette coprésence
repose sur deux principes épistémologiques.
1) Le principe épistémologique (éthique aussi) du
dialogue comme le lieu de la confrontation de points de vue équivalents, différents,
spécifiques, à distance les uns des autres dont l'échange — dont la friction et
non la fusion — sont, au moins depuis Platon, la condition de la vérité.
2) Second principe : l'édition n'est pas
quelque chose qui s'ajoute à la production du savoir. Elle ne vient pas de
surcroît. Comme l'expression linguistique ne vient pas après la pensée, comme l'expression
et la création artistiques ne viennent pas après l'idée artistique et sa conception
qui, demeurant abstraites, resteraient des fantômes évanescents, l'édition des
sciences de la nature comme des sciences humaines et sociales en est la
condition sine qua non : c'est en faisant l'épreuve de la publicité,
de la critique, de la falsifiabilité que la science fait véritablement sa
preuve. Sans cette preuve clairement et aimablement administrée, c'est-à-dire honnêtement
offerte et contrôlable, sans cette preuve passant — comme le dit Hume au
dernier paragraphe de son Enquête sur l'entendement humain — par « le
raisonnement abstrait » et « le raisonnement expérimental sur des
questions de fait et d'existence », un volume de science ne contiendrait
que « sophismes et illusions ». Il serait bon, dit-il, à « mettre
au feu ».
Pierre-Henry Frangne