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Pierre-Henry Frangne : La place et la nature du symbolisme polonais dans le symbolisme européen.

Pierre-Henry Frangne est professeur en philosophie de l'art à l'université de Rennes 2 (UFR Arts, Lettres et Communication). Sur ses activités de recherche et ses publications, voir sa page personnelle sur le site de l'université de Rennes 2.

Ce texte est celui d'une conférence prononcée lors d'un colloque international organisé par le musée des Beaux-Arts de Rennes et l'université Rennes 2 (UFR Arts, Lettres et Communication). Ce colloque intitulé Le Symbolisme polonais dans le contexte européen était dirigé par Xavier Deryng, maître de conférences en histoire de l'art contemporain à l'université Rennes 2. Il s'est tenu à Rennes du 15 au 17 octobre 2004.

Mis en ligne le 18 décembre 2015

© Pierre-Henry Frangne.


La place et la nature du symbolisme polonais dans le symbolisme européen

« ‑ du pays prestigieux toujours par lui habité et maintenant surtout, car ce pays n'est pas ‑ »

Stéphane Mallarmé[1]

« Qu'est-ce qu'un fantôme ? qu'est-ce que l'effectivité ou la présence d'un spectre, c'est-à-dire de ce qui semble rester aussi ineffectif, virtuel, inconsistant qu'un simulacre. [É] Appelons cela une hantologie. »

Jacques Derrida[2]

‑ Merdre. ‑ Oh ! voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou. ‑ Que ne vous assom'je, Mère Ubu ! ‑ Ce n'est pas moi, Père Ubu, c'est un autre qu'il faudrait assassiner. ‑ De par ma chandelle verte, je ne comprends pas.[3]

Cinq actes plus loin, et juste avant l'adresse au public de « la chanson du décervelage », voici les quatre dernières répliques de l'édition originale :

‑ Et maintenant notre noble navire s'élance à toute vitesse sur les sombres lames de la mer du Nord. ‑ Mer farouche et inhospitalière qui baigne le pays appelé Germanie, ainsi nommé parce que les habitants de ce pays sont tous cousins germains. ‑ Voilà bien ce que j'appelle de l'érudition. On dit ce pays fort beau. ‑ Ah ! messieurs ! si beau qu'il soit il ne vaut pas la Pologne. S'il n'y avait pas de Pologne il n'y aurait pas de Polonais ![4]

Il est sans doute provocant et naturel à la fois de rappeler ces célèbres formules d'Ubu roi d'Alfred Jarry à l'entrée d'une étude sur la place du symbolisme polonais dans le symbolisme européen, et cela au beau milieu d'un colloque dÔhistoire de l'art tenu à Rennes. Je voulais le faire cependant, pour trois raisons dont l'analyse m'amènera au cÏur de mon propos.

La première (faible il est vrai) est que la pièce a été conçue dès les années 1888-91 alors que Jarry est encore élève au lycée de Rennes.

La seconde (plus sérieuse) est qu'elle a été représentée pour la première fois les 9 et 10 décembre 1896 au théâtre de L'Îuvre dirigé par Lugné-Poe qui créa, comme vous le savez, en 1893, le Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck avant que Debussy ne s'en empare de 1896 à 1902. Ce théâtre est le haut lieu du théâtre symboliste à Paris, que l'on peut considérer comme la capitale du symbolisme, comme son centre historique, artistique et théorique. C'est à Paris que s'invente et se déploie le symbolisme à partir de 1886 et que paraissent les deux importantes revues qui en sont comme le cÏur que l'on pourrait dire critique : la Revue blanche éditée par Thadée (Tadeusz) Natanson marié à Misia Godebska, et La Revue wagnérienne fondée par Théodore de Wyzewa (Wyzewski). C'est à Paris que se nouent les relations entre le symbolisme français et le symbolisme polonais non seulement par les héritiers de la grande émigration d'après 1830 mais aussi par les voyages, à partir de 1890, de Zenon Przesmycki (Miriam), de Stanislas Przybyszewski, de Josef Méhoffer ou de Stanislaw Wyspianski pour citer les artistes les plus célèbres.

La troisième raison (la plus cruciale) est que la pièce de Jarry, sous-titrée Les Polonais, recueille et tourne en dérision maints éléments de la culture polonaise : les lieux de l'action d'abord, c'est-à-dire les villes de Dantzig (ou Gdansk) et de Varsovie ; les noms des personnages ensuite comme ceux du roi Venceslas et de son fils Ladislas ; enfin, les souvenirs évidemment métamorphosés et moqués d'un temps ou d'un moment glorieux de l'histoire de la Pologne où celle-ci atteignait au XVIe siècle (sous la dynastie des Jagellons) son âge d'or et où, au XVIIe siècle, elle conquérait sa plus grande extension territoriale qui la mena de la Livonie à l'Ukraine des cosaques zaporogues, des bords du Dniepr à ceux de la Vistule. Mais évidemment en 1896, et dans une farce qui ne se détache jamais de ses origines potachiques, la référence à la Pologne ne cesse d'être provocante et même méchante. La raison en est que depuis la fin du XVIIIe siècle la Pologne n'existe plus comme État, partagée qu'elle est entre la Russie, la Prusse et l'Autriche. C'est ce démembrement et cet asservissement ressentis cruellement par les Polonais qui expliquent que le nom même de Pologne ait disparu de la carte de l'Europe à la fin du XIXe siècle, réalisant parfaitement l'interdiction même de sa mention dès le partage de 1795. Pour utiliser une notion mallarméenne nécessaire à la pensée symboliste, la Pologne est une nation abolie : non pas complètement supprimée et plongée dans un néant radical ; mais une nation menant une existence fantômale faite d'être et de non-être, de présence et d'absence[5] : une nation sans État, un territoire sans nom, une culture et une langue sans institutions ; bref : une sorte de fiction créée par la réalité et la brutalité de la politique des États et des Empires. Il suit de là une triple conséquence : pour la Pologne et le symbolisme polonais d'une part, pour la pièce de Jarry d'autre part, pour le symbolisme lui-même enfin.

Pour la Pologne, on doit comprendre que la dernière formule d'Ubu roi « S'il n'y avait pas de Pologne il n'y aurait pas de Polonais ! », est évidemment une antiphrase. La Pologne imaginaire de Jarry dit bien quelque chose de vrai de la Pologne réelle, à savoir : la réalité de la Pologne aujourd'hui (i.e. à la fin du XIXe siècle) n'est plus que celle de son imaginaire, de sa langue et de sa culture c'est-à-dire de ce qui n'est pas vraiment : un mythe, un rêve ou une fiction, une série d'objets posés comme néant. Car ce qui est vrai est qu'il n'y a pas de Pologne alors qu'il y a justement des Polonais. Ce qui est vrai n'obéit donc pas à la logique simpliste selon laquelle l'être est et le non-être n'est pas ; ce qui est vrai est la contradiction qui relie et sépare à la fois la négation et l'affirmation, le néant et l'être ; leur combat au plan logique et métaphysique mais aussi au plan culturel, social et politique. Et c'est l'intrication de ces différents combats qui constitue sûrement la spécificité du symbolisme polonais et peut-être, comme je le suggérerai plus loin, sa radicalité.

Pour la pièce de Jarry, la référence à la Pologne réelle, à la Pologne imaginaire et (si l'on a bien compris ma première conséquence) à leur fusion, est au centre de son projet littéraire. On connaît les formules célèbres par lesquelles Jarry s'explique dans la brochure-programme présentant Ubu roi publiée par la revue La Critique. Évoquant le décor peint par Sérusier et Bonnard assistés de Vuillard, Ranson et Toulouse-Lautrec, Jarry écrit :

Le rideau dévoile un décor qui voudrait représenter Nulle Part, avec des arbres au pied des lits, de la neige blanche dans un ciel bien bleu, de même que l'action se passe en Pologne, pays assez légendaire et démembré pour être ce Nulle Part, ou tout au moins, selon une vraisemblable étymologie franco-grecque, bien loin un quelque part interrogatif. Fort tard après la pièce écrite, on s'est aperçu qu'il y a avait eu en des temps anciens, au pays où fut premier roi Pyast, homme rustique, un certain Rogatka ou Henry au grand ventre, qui succéda à un roi Venceslas, et aux trois fils dudit, Boleslas et Ladislas, le troisième n'étant pas Bougrelas ; et que ce Venceslas, ou un autre, fut dit l'Ivrogne. Nous ne trouvons pas honorable de construire des pièces historiques.[6]

Conformément au statut de la Pologne politique, la Pologne imaginaire de Jarry ainsi que le lieu imaginaire de la représentation théâtrale sont un Nulle Part, c'est-à-dire une utopie ou un lieu qui n'est pas un lieu : un milieu donc à égale distance de l'être et du non-être, qui peut être partout et qui échappe aux déterminations ou divisions de l'espace et du temps de la vie ordinaire, de la géographie ou de l'histoire. La présence d'une Pologne abolie permet l'abstraction de la représentation théâtrale et son déploiement dans une atmosphère légendaire profondément intemporelle et relevant du mythe. Grâce à elle, le théâtre jarryen réalise deux choses. Premièrement il condense, en la subvertissant joyeusement, l'ensemble de la tradition littéraire de Sophocle (Îdipe roi), de Rabelais, de Shakespeare et de Mickiewicz : l'apparition des âmes de Venceslas et Boleslas à la scène 5 de l'acte II par exemple, parodie évidemment celle de l'acte I d'Hamlet ainsi que celle des Aïeux. L'Ïuvre ici, se veut l'héritière turbulente de toutes les Ïuvres qui la hantent et l'animent. Deuxièmement et surtout, le théâtre de Jarry se meut dans un milieu évocatoire et déréalisé qui est celui de la pensée en son intériorité et son universalité. L'imitation théâtrale mise en Ïuvre depuis la tragédie grecque et théorisée depuis Aristote trouve ainsi ses limites, sa contestation ou plutôt sa déconstruction. L'Ïuvre ne cesse pas de représenter, mais ses représentations, à l'opposé de ce qui se passe dans cette autre pièce créée en 1896 qui est le Lorenzaccio de Musset, se dénaturalisent et s'effacent de manière à devenir de purs symboles mentaux. Ainsi comme le dit Pierre Quillard (1891) dans De l'inutilité absolue de la mise en scène exacte :

Le spectateur s'abandonnera tout entier à la volonté du poète et verra, selon son âme, des figures terribles et charmantes et des pays de mensonge où nul autre que lui ne pénétrera ; le théâtre sera ce qu'il doit être : un prétexte au rêve[7].

Cette perfection d'un théâtre nouveau, Mallarmé en verra la préfiguration dans une représentation d'Hamlet qui détient le mérite de faire disparaître l'intrigue derrière le personnage central et le personnage central derrière une anonyme et « emblématique » figure, « juvénile ombre de tous, ainsi tenant du mythe ».

Le – je ne sais quel effacement subtil et fané et d'imagerie de jadis, qui manque à des maîtres-artistes aimant à représenter un fait comme il en arrive, clair, battant neuf ! lui Hamlet, étranger à tous lieux où il poind, le leur impose à ces vivants trop en relief, par l'inquiétant ou funèbre envahissement de sa présence[8].

Jarry réalise donc sur un mode bouffon, rabelaisien et farcesque ce que Shakespeare mais également Maeterlinck dans Pelléas (ou aussi bien Rodenbach dans Bruges-la-Morte) ont réussi sur le mode tragique ou noir : une telle « raréfaction » ou une telle stylisation que l'on n'a plus tant affaire à des personnages, des situations ou des péripéties mais à des significations impersonnelles qui « envahissent » l'ensemble de l'Ïuvre que l'on pourrait qualifier « d'héraldique » afin d'utiliser le terme même de Jarry quand il parle de ses décors et qu'il recommande à ses acteurs l'usage du masque : « là où il y a symbole, il y a création, et le mot poésie a ici son sens » dit Mallarmé[9]. C'est ce synthétisme et cet idéalisme d'autant plus étonnants qu'il s'agit souvent chez Jarry de vin, de saucisse, de cul et de merdre qui plaît paradoxalement à Mallarmé le raffiné affirmant qu'Ubu « entre dans le répertoire de haut goût et [le] hante[10] ».

Cette ontologie de la hantise ou du hantement qui suppose un non-être de l'être et un être du non-être nous amène à la troisième conséquence de la référence polonaise pour le symbolisme lui-même au plan européen mais aussi aux plans français, belge ou polonais. Le symbolisme en effet, existe-t-il et sur quel mode ? Comment penser l'existence d'un mouvement qui emporte en son sein tous les arts (peinture, poésie, roman, théâtre, musique, etc.), des Ïuvres aux statuts si divers (artistique, journalistique, critique, théorique), des générations si nombreuses qui vont des artistes nés dans les années 1820 (pour la France Gustave Moreau, Puvis de Chavannes, Baudelaire), puis dans les années 1840 (Mallarmé, Gauguin, Redon, Verlaine, Huysmans), puis enfin dans les années 1860-70 (Maurice Denis, Émile Bernard et pour la culture polonaise Wyspianski, Weiss, Mehoffer, Pankiewicz, etc.) ? Comment penser l'unité d'un mouvement ou plutôt d'un univers artistique dont le flou contraste singulièrement avec son nom en « isme » qui indique illusoirement une école, un corps de doctrine ou l'homogénéité d'un style ? Car de même qu'entre Moreau, Gauguin et Redon en France, il n'existe pas de communauté quant aux moyens plastiques mis en Ïuvre (en Belgique on pourrait citer Delville, Khnopff et Rops), de même entre Podkowinski, Malczewski et Weiss n'existe pas une même manière picturale qui passerait de l'un à l'autre et qui permettrait de les dire symbolistes. Notons donc que le symbolisme est moins un phénomène artistique qu'un effet d'interprétation critique apparu dans le discours des critiques d'art ou de littérature vers 1886 au moment même où se constitue le symbolisme de la Jeune Pologne : en France, il s'agit des textes éminemment célèbres de Moréas, Aurier, Kahn et Gourmont. C'est eux qui organisent le symbolisme autour de la notion centrale mais dangereusement enveloppante de symbole. Qu'est-ce à dire ?

La référence au symbole dans tous ces textes ne permet guère de penser une unité conceptuelle tant la notion s'est entourée, chez tous les poètes et les critiques, d'une grande généralité, d'un grand flou allant aussi jusqu'à la contradiction. Le discours symboliste sur le symbole renvoie, ainsi et contradictoirement, le symbolisme à deux attitudes que j'avais déjà repérées dans une autre étude[11] :

- D'une part, celle qui confère au symbole la finalité de manifestation[12] du « sens mystérieux de l'existence » et de quelque chose de sacré, ainsi qu'une triple vocation cosmique, onirique et poétique obéissant à un désir d'unité vivante du monde et de l'Ïuvre, et renvoyant l'existence empirique au statut d'apparence inconsistante. Voyez Jacek Malczewski (Polonia de 1918) ou plus spectaculairement Witold Pruszkowski (L'Étoile filante de 1884) et Josef Pankiewicz (Les Cygnes noirs de 1896).

- D'autre part, ce discours symboliste sur le symbole induit l'attitude inverse qui confère à l'art la possibilité de production d'apparences irréelles, subjectives, fugaces, fragmentaires qui sont complètement dévaluées métaphysiquement et ontologiquement, mais qui possèdent l'exigence négative de lutter contre une seconde conception de la réalité empirique : à l'inverse d'un « discours sur le peu de réalité[13] », le symbolisme déploie un discours sur le « trop-plein de réalité » de la réalité, trop-plein contre lequel il faut protester et qu'il faut nier par un processus d'irréalisation[14]. À cet égard, contemplez Canicule de Wojciech Weiss (1898) ou la fameuse Possession de Wladyslaw Podkowinski (1893) par exemple.

Le symbole symboliste porte donc à son plus haut degré d'incandescence l'ambiguïté fondamentale du symbole que Platon avait déjà théorisée : le symbole relie et sépare, il unifie et fragmente, il communique avec l'être et le perd, il est une puissance d'accomplissement et d'altération, de participation anagogique et de démultiplication catastrophique.

Face à cette nichée de contradictions, le symbolisme est le règne de la métaphore au sens strict (de transport) et de l'oxymore : le règne de l'esthétisme au sens où l'art exprime avec le plus d'acuité toutes les tensions de l'existence comprise comme essentiellement catastrophique, décadente, mortifère et, à ce titre, objet, non d'une calme considération ou contemplation, mais de ce qu'il faudrait appeler une « désiration », c'est-à-dire la conscience déchue d'un dés-astre, d'un naufrage qui est le réel et qui, de ce fait, n'a pas d'origine parce qu'il a toujours eu lieu. Le symbolisme est moins un courant esthétique qu'une attitude existentielle globale, que la conscience noire d'une condition qui atteint sûrement en Pologne son expression la plus pure et la plus cruelle du fait des conditions socio-politiques. Et à cette condition qui parcourt toute l'Europe en réaction au positivisme, au naturalisme et au progrès technique, correspond une impression d'inconsistance, un sentiment qui ne dépend pas d'une humeur psychologique mais d'une « pure tristesse d'être[15] » face aux choses « périssables comme périssantes et déjà péries[16] » comme aurait dit Pascal.

Ceci a une conséquence qui est le cÏur de mon étude. À mon sens, le symbolisme ne possède d'unité (ou plutôt de mouvante identité) qu'au plan philosophique en tant qu'il articule divers gestes théoriques que lui livre la philosophie dont il se repaît volontiers en lisant Platon, l'école d'Alexandrie, Plotin, Philon, Hermès Trismégiste et, plus près de nous, Schopenhauer, Hegel, Edouard von Hartmann ou Nietzsche : c'est le cas de Sérusier, de Denis[17] ou de Maeterlinck ; c'est aussi le cas en Pologne pour Wyspianski[18] ou Przybyszewski[19] par exemple. Or ces gestes philosophiques qui permettent de réunir des aspirations contradictoires ainsi que de passer de l'une à l'autre, sont tous des gestes négatifs. La pensée symboliste est une pensée de la négation ou la négation à l'Ïuvre[20]. Celle-ci possède une triple signification : a) la négation comme opération intellectuelle, comme processus de soustraction selon un modèle néoplatonicien ou schopenhauerien. b) La négation est pensée, deuxièmement, comme le sentiment existentiel de dénéantise face à la dissémination et à l'aliénation du monde. Le symbolisme ressasse les diverses figures du pessimisme dont Schopenhauer est le récent penseur. c) La négation comme principe métaphysique appelé Néant ou Mort. La métaphysique symboliste se montre donc sous la forme d'un platonisme ou d'un christianisme inversés ou noirs. Des allégories de la mort dues à Malczewski (notamment Thanatos 1 de 1898) à Obsession (1899-1900) ou La Danse (1899) de Weiss en passant par Le Sphynx de Biegas (1902), se trouvent mis en scène (la phrase est de Maeterlinck dans la Préface à l'édition de 1901 de son Théâtre) :

l'idée du Dieu chrétien, mêlée à celle de la fatalité antique, refoulée dans la nuit impénétrable de la nature, et, de là, se plaisant à guetter, à déconcerter, à assombrir les projets, les pensées, les sentiments et l'humble félicité des hommes.[21]

On aurait une excellente illustration de l'intrication de ces trois négations dans l'Ïuvre de Stanislas Przybyszewski. Au sein de De profundis (1896)[22] ou de Messe des morts (1893)[23], il est patent que l'auteur demeure attaché à la quête éperdue d'une unité fondatrice et originaire, unité de laquelle il a été pourtant arraché. Chrétien et catholique comme l'indiquent les titres de ses Ïuvres, Przybyszewski est aussi platonicien. Sur deux modes différents, De profundis et Messe des morts sont marqués par le mythe du Banquet de Platon qui, par la bouche d'Aristophane déploie l'idée selon laquelle l'amour est le violent transport des hommes cherchant la moitié de leur être originaire scindé en deux parties par Zeus. Retrouver l'unité primitive, remonter par delà la coupure et par delà le châtiment, tel est le sens de l'existence mue par l'amour

réassembleur de notre primitive nature ; l'amour qui, de deux êtres, tente d'en faire un seul, autrement dit de guérir l'humaine nature ! Chacun de nous est donc la moitié complémentaire d'un homme qui, coupé comme il l'a été, ressemble à un carrelet : un être unique dont on a fait deux êtres.[24]

C'est cette conscience d'être un carrelet qui se dit de manière furieuse dans De profundis racontant l'amour irrépressible et incestueux entre le narrateur et sa sÏur Agaï qui ressemble « toute entière à un dessin de Rops[25]. » C'est cette même conscience qui court tout au long de Messe des morts entre le Je anonyme qui parle et « Elle » qui est, tout à la fois, la Femme, la Mère, la Patrie, la Pologne, l'Église catholique, l'Unité originaire du monde, la Vie, la Mort, le Vide. L'unité est ainsi à jamais perdue laissant l'humanité à sa propre déchirure. La référence religieuse et mythologique à un Absolu en sa simplicité est donc, chez Przybyszewski, entièrement retournée par un pessimisme radical qui entrave toute perspective de salut et qui fait du principe métaphysique un fou très semblable au vouloir-vivre schopenhauerien. L'intrication des trois formes de la négation est remarquable dès l'incipit de Messe des morts :

Au commencement était le sexe. Rien hors de lui – tout en lui. Le sexe était l'apeiron sans but et sans rivage du vieil Anaximandre, dans la vision onirique qu'il Me donna des débuts primordiaux, il était l'esprit de la Bible planant au-dessus des eaux avant que rien existât hors de moi. Le sexe est la substance fondamentale de la vie, le contenu de l'évolution, l'essence intime de l'individualité.[26]

Messe des morts est un récit mythique où s'entrechoquent tous les mythes qui se pervertissent par contamination réciproque et sont l'objet d'une violente torsion par le discours de la médecine ou de la physiologie très en vogue à l'époque et très présent chez Schopenhauer, Nietzsche ou Remy de Gourmont. Ce récit dionysiaque où le Sexe engendre le Cerveau qui engendre à son tour l'Âme est en même temps un long cri dans une double dimension subjective et métaphysique comparable à celle du tableau de son ami Munch. Ce cri tente d'exprimer confusément le sentiment de la fin, de la perte[27], « l'épilepsie le haut mal artificiel de l'époque[28] », « l'auguste et souveraine majesté de Ma stérilité[29] », la vocation de la mort. Il débouche, en des termes qui font penser à Huysmans et à Mallarmé, sur l'horreur de la catastrophe ou de la béance fondamentales mais aussi sur la nécessité de les regarder fixement afin de trouver la tâche de la littérature et plus largement de l'art. Qu'elle est cette tâche ? Saisir l'insaisissable « Disparition suprême » comme dit Mallarmé[30], « s'y purifier, s'y rédimer en un Néant solaire, un pur Néant d'or » comme dit lui-même Przybyszewski[31] en utilisant le vocabulaire mallarméen (et chrétien) de la rémunération, du rapatriement ou de la rédemption. L'art est la rédemption d'un néant fondateur par un autre Néant, d'or et resplendissant cette fois-ci, qui est celui de l'Ïuvre. Faire scintiller, en une véritable « pyrotechnie » et « munificence[32] » disait Mallarmé, le néant de la mort, telle est la tâche du symbolisme et sa vocation voulant conférer à chacun ce que l'on pourrait appeler avec Maurice Blanchot, le « regard d'Orphée ». Seulement en un ultime retournement et comme le montre l'exposition du musée des Beaux-Arts, ce regard de la mort aux deux sens de cette expression (notre regard sur la mort, le regard de la mort sur nous qui y sommes voués) est fondamentalement paradoxalement plaisant et splendide.

Il est temps de conclure cette rapide analyse par laquelle j'ai utilisé la Pologne imaginaire de Jarry afin de confronter le symbolisme français au symbolisme polonais avec l'idée que chacun devait éclairer l'autre. J'ai essayé de montrer que le symbolisme français passait presque entièrement dans le symbolisme polonais. En retour, je pense que le symbolisme polonais explicite le symbolisme français en le radicalisant et peut-être en le purifiant, si ce mot peut avoir un sens pour des mouvements marqués par leur hybridité. Le symbolisme polonais radicalise son frère aîné français pour au moins quatre raisons :

1) À cause de la situation socio-politique, le sentiment de déréliction y est sans aucun doute plus intense et plus général.

2) À cause de la présence du catholicisme et d'une moindre sécularisation de la société, l'appel de l'absolu y est sans doute aussi plus nécessaire et plus fort.

3) La volonté de retrouver les sources primitives de la culture semble plus directement alimentée par la présence plus évidente en Pologne de la culture paysanne pouvant constituer ce que j'appellerais un exotisme et un primitivisme de l'ici, qui n'a pas besoin d'un transport dans les îles de l'autre bout du monde.

4) Enfin et c'est sûrement le plus important, le symbolisme polonais démontre la non-pertinence de la distinction entre l'impressionnisme et le symbolisme. Comme l'impressionnisme est apparu tardivement en Pologne, il s'est immédiatement teinté de symbolisme comme la peinture de Monet de la même époque. En lui donc, la saisie immédiate des effets du monde sur l'artiste et leur appréhension médiatisée par les images mythologiques héritées de la tradition, fusionnent. Le symbolisme polonais manifeste donc ce que Mallarmé penseur du symbolisme et ami de Manet l'impressionniste pensait et réalisait lui-même dans sa poésie : les impressions immédiates doivent être capables d'engendrer des figures imaginaires, légendaires ou allégoriques toujours fidèles pourtant à leur source sensible et subjective. Inversement, les constructions imaginaires héritées d'une tradition immémoriale doivent sans cesse pouvoir nous faire revenir à notre lien immédiat au monde. Alors, l'impressionnisme et le symbolisme sont deux entrées différentes et complémentaires menant vers « l'inéluctable Mythe » comme dit Mallarmé et s'y rejoignant. Alors, les deux formes d'expression s'enveloppent réciproquement, les figures allégoriques se maintenant dans l'immanence d'une peinture qui ne s'efface pas au profit de ce qu'elle montre et qui manifeste un regard virginal d'avant les représentations et les conventions. C'est ce que manifestent le symbolisme polonais et l'exposition de Rennes : la co-présence ou la congruence de ce que Proust mettra en scène dans le personnage du peintre Elstir, à savoir, non pas deux styles incommunicables mais deux « manières » qui peuvent exister chez le même artiste et peut-être même dans une Ïuvre unique[33]. Cette Ïuvre unique, plus noire évidemment que celle du peintre proustien, serait quand même, et un monde d'impressions fugaces et un monde de symboles éternels, un monde si mouvant dit Proust

qu'on unit ensemble cette moitié de la rivière et ces terres, soit que ce soit la rivière qui tire l'eau à elle et la fasse eau, soit que ce soit la terre qui fasse champ cette eau, si bien qu'on voit l'estuaire soit deux fois moins large soit deux fois plus qu'il n'est, où le soir un chaland tout plat, étroit, mou, traîne au ras de l'eau comme un vieux manteau tandis que sur la rive dont le brouillard, pareil à une inondation fait comme une extension du flanc, une fille de pêcheur au visage antique, au regard enfantin, toujours la femme qu'il peignait, dessine si avant dans l'eau son svelte profil, sa voile repliée tenue comme un caducée, qu'on se demande si ce n'est pas quelque créature mythologique qui flotte dans l'eau.[34]

Sans doute avons nous ici, non pas tant l'atmosphère psychologique (sereine chez Elstir, inquiète dans la peinture polonaise), mais le principe esthétique lui-même de certaines des Ïuvres de Pankiewicz, de Podkowinski, de Boznanska, de Wojtkiewiz, de Weiss ou de Malczewski : pour ces Ïuvres à la beauté toujours « bizarre » au sens baudelairien, la figure humaine et le motif allégorique ou mythologique sourdent sans cesse de la vibration colorée de la lumière d'un paysage qui en est l'horizon indépassable et la source aussi mouvante ou neuve que les arabesques et le brouillard d'un tourbillon de sable sur un chemin de campagne (Malczewski, 1893-94, Le Tourbillon de sable) ou d'un nuage dans un ciel tourmenté (Weiss, 1905, Épouvante)[35].

Pierre-Henry Frangne



[1] Villiers de L'Isle-Adam, in Médaillons et portraits, Îuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1945, p. 510.

[2] Spectres de Marx, Galilée, 1993, p. 31. C'est au moment de mettre un point final à cette communication que nous avons appris la mort de Jacques Derrida.

[3] Ubu roi, acte I, scène 1, édition Henri Béhar, Pocket Classiques, p. 25.

[4] Acte V, scène 4, op. cit., p. 125.

[5] Voir Poe, Villiers de L'Isle-Adam, Lorrain, Dujardin, Rodenbach, Naissance du fantôme, textes réunis par Jean-David Jumeau-Lafond, Éditions La Bibliothèque, 2002.

[6] « Présentation », La Critique, décembre 1896 in Ubu roi, op. cit., pp. 199-200.

[7] Revue d'art dramatique, 1er mai 1891, in Ubu roi, op. cit., p. 229.

[8] Crayonné au théâtre in Îuvres complètes, édition Mondor et Jean-Aubry, coll. La Pléiade, Gallimard, 1945, p. 302.

[9] Enquête sur l'évolution littéraire in Îuvres complètes, p. 870.

[10] Lettre du 27 octobre 1896.

[11] Voir P.-H. Frangne, dans « Le symbolisme, la philosophie et l'esthétique » : « Je veux jouir par moi chaque nouvelle notion et non l'apprendre. »

[12] Voir André Gide, Le Traité du Narcisse (théorie du symbole) publié en 1891, chap. 2, note 1, Coll. Folio, Gallimard, 1978, p. 21.

[13] André Breton, Introduction au discours sur le peu de réalité, in Îuvres complète, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1992, t. 2, p. 665 et suiv.

[14] Voir Pierre Campion, La Réalité du réel, Coll. Aesthetica, PUR, 2003.

[15] Henri Gouhier, Blaise Pascal, conversion et apologétique, Librairie J. Vrin, 1986, p. 43.

[16] Sur la conversion du pécheur, édition Lafuma, p. 290.

[17] Cf. Maurice Denis, Théories, édit. Olivier Revault d'Allonnes, Hermann, 1964, p. 50-51 et p. 54.

[18] Cf. Tomasz Gryglewicz, « Deux génies multiples : Wyspianski et Wietkiewicz », in Art nouveau polonais, Bruxelles, Crédit communal, 1997, p. 82.

[19] Voir la préface de Claude Louis-Combet à Messe des morts, José Corti, 1995.

[20] Je me permets de renvoyer à mon ouvrage La Négation à l'Ïuvre. La philosophie symboliste de l'art, à paraître en 2005 aux Presses Universitaires de Rennes, Collection Aesthetica.

[21] Maurice Maeterlinck, Îuvres, Bruxelles, Editions Complexe, 2 vol., p. 297.

[22] Trad. française de Félix Thumen, José Corti, 1992.

[23] Trad. française de Nicole Taubes, José Corti, 1995.

[24] Platon, Le Banquet, 192d.

[25] De profundis, op. cit., p. 77.

[26] Op. cit., p. 45.

[27] Voir p. 55.

[28] P. 90.

[29] P. 106.

[30] Lettre à Cazalis du 14 mai 1867.

[31] Messe des morts, p. 94.

[32] Planches et feuillets, op. cit., p. 330.

[33] Je me permets de renvoyer à mon étude « La peinture selon Proust et Mallarmé : impressionnisme et symbolisme » in Proust et les images, sous la dir. de J. Cléder et J.-P. Montier, coll. Aesthetica, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, pp. 51-67.

[34] Esquisse LVI de À l'ombre des jeunes filles en fleurs, in À la recherche du temps perdu, édition Tadié, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1988, tome 2, p. 973.

[35] Pour voir les Ïuvres du symbolisme polonais, le lecteur pourra se reporter au catalogue de l'exposition Le Symbolisme polonais, sous la direction de Francis Ribemont, Somogy, 2004.

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