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UN EXERCICE D'ÉCRITURE AU LYCÉE

EN CLASSE DE SECONDE


Yvon Logéat, professeur de lettres au Lycée de Cesson-Sévigné (Ille-et-Vilaine) a proposé à ses élèves, dans le cadre de l'exercice nouveau appelé écriture d'invention, le travail suivant.
Partant du témoignage de Pascaline et Christophe Hoï sur l'expérience de leur fils Hugo, et à l'imitation de textes de l'écrivain Hélène Cixous, ils devaient écrire eux-mêmes chacun un bref texte.
On trouvera donc ci-dessous successivement le récit de Pascaline et Christophe Hoï puis, en regard, les textes de quelques élèves et le passage d'Hélène Cixous dont chacun s'est inspiré.
Sur une autre page, on trouvera un autre montage des textes des élèves et du passage d'Hélène Cixous.
Merci à Yvon Logéat et à ses élèves pour leur travail. Merci aux parents du petit Hugo, Pascaline et Christophe Hoï, pour leur propre texte et à l'association Cochlée Bretagne qui le publie parmi les nouvelles de ses implantés. Merci enfin à Hélène Cixous pour nous avoir autorisés à citer ainsi son texte autobiographique.

Mis en ligne le 7 décembre 2001.



IL ENTEND LE CHANT DES OISEAUX

 

Voilà bientôt un an que Hugo, 4 ans et demi, est porteur d'un implant cochléaire et nous voudrions, en quelques mots, faire partager les grands changements que cette implantation a engendrés pour Hugo et pour notre famille.
Pour nous, implanter Hugo était primordial : « Puisque le monde des entendants ne vient pas vers celui des sourds, offrons à notre fils, sourd, la chance de pouvoir communiquer avec les entendants. »
Lorsque Hugo portait des prothèses auditives, il percevait très peu de choses, elles étaient peu efficaces par rapport à sa surdité profonde. En conséquence il criait beaucoup et était très remuant.
Aujourd'hui, un an après son implantation, Hugo est beaucoup plus calme et posé : en effet, avant, pour nous situer ou comprendre une situation, Hugo devait se déplacer, maintenant il sait nous situer au son de notre voix et n'a donc plus besoin de bouger pour savoir où nous sommes.
D'autre part nous apprécions quotidiennement le fait de pouvoir l'appeler d'un bout à l'autre de la maison sans avoir à nous déplacer.
Qui n'a pas, un jour, couru un 100 mètres en voyant son enfant partir vers la route ? Depuis que Hugo a son implant, il nous suffit de l'appeler, il se retourne et nous n'avons plus qu'à lui expliquer de s'arrêter.
Que de fatigue et de stress en moins…
Notre première grosse émotion fut environ trois mois après l'implantation lorsque, nous promenant au bord d'un lac, nous avons vu Hugo s'arrêter, surpris… Nous avons regardé, puis écouté : dans un fourré à 100 mètres une vingtaine d'oiseaux piaillaient : Pour la première fois notre fils entendait le chant des oiseaux…
Maintenant il découvre chaque jour de nouveaux bruits et nous signe triomphant : « J'entends, j'entends », et il essaye de reproduire le même son.

Hugo porte aujourd'hui son implant depuis onze mois, il aime le porter, il y fait beaucoup plus attention qu'au début, et demande à ce qu'on change les piles tout de suite quand celles-ci sont déchargées.
Il est devenu très épanoui et communique de plus en plus avec tout le monde : A table, à l'école, il prend la parole et d'une voix posée raconte des choses.
Depuis une semaine, il passe 5-10 minutes le soir à nous parler, il a les yeux brillants de bonheur de pouvoir s'exprimer et, même si nous ne comprenons pas grand chose de ce qu'il raconte (il ne signe pas tout ce qu'il dit !!), c'est vraiment extraordinaire de le voir faire l'effort de vouloir parler comme nous.

Hugo ne parlait pas du tout il y a un an. Aujourd'hui il sait dire quelques mots : papa, maman, attends, pipi, Adèle (sa sœur), chat… et il devient avide d'apprendre de nouveaux mots, il essaye de répéter après nous, c'est très prometteur…

Par ce témoignage nous espérons avoir montré combien l'implant cochléaire est bénéfique pour notre enfant, tous les bonheurs que cette implantation a favorisés et combien aussi notre vie de famille a été transformée par la diminution du stress et de la fatigue.
Nous nous rendons compte que nous n'avons même pas parlé de l'opération. Pour nous cela semble déjà un vieux souvenir, presque un bon souvenir !! Le seul souci fut sans doute de garder notre enfant 5 jours à l'hôpital, le deuxième jour après l'opération, une infirmière nous le ramenant déjà : il jouait avec un autre enfant dans l'ascenseur…

Nous remercions tout particulièrement l'association Cochlée Bretagne qui au départ nous a soutenus dans notre démarche : rencontre avec des adultes et des enfants implantés, ce qui nous a permis de nous préparer à ce qui nous attendait.
Maintenant encore, l'association nous permet de nous retrouver entre familles implantées, ce qui est essentiel pour nous et nos enfants.

Aujourd'hui nous sommes sûrs que bientôt Hugo pourra parler avec les entendants et communiquer avec les sourds…


Pascaline et Christophe Hoï
parents de Hugo
19 septembre 2001

Pour continuer à suivre les progrès de Hugo, aller au journal d'implantation tenu par ses parents sur le site de l'association Cochlée Bretagne.


Textes d'élèves imités du texte d'Hélène Cixous

Extraits du texte d'Hélène Cixous
« Savoir », dans Voiles, en collaboration avec Jacques Derrida, Galilée, 1998.

La surdité était ma faute, ma laisse, mon problème. Ce qui était bizarre, c'est que j'entendais que je n'entendais pas mais je n'entendais pas bien. Chaque jour était un combat pour reconnaître au son les différents bruits fantastiques. Pas de chance, j'étais né avec un voile dans l'oreille, une de ces choses imperceptibles qui vous coupe du monde et je croyais que cela durerait à jamais. Heureusement, on m'installa un implant cochléaire et cela me permit de découvrir un monde nouveau, un monde merveilleux, un monde fantastique. Pour la première fois de ma vie, je pouvais crier : « J'entends, j'entends. » Mais qu'est-ce qu'entendre si ce n'est que pouvoir écouter émerveillé les sons ? Ah, les sons, enfin, je les entendais, même si je ne savais pas détecter à quoi correspondait chacun d'eux. Puis souvent, j'entendais une belle voix, fine et douce. On me disait : « Est-ce que tu entends ta voix ? » Je répondais : « C'est quel son, ma voix ? » Je compris au bout d'un moment que la voix douce et belle était en fait la mienne.
Guillaume

La myopie était sa faute, sa laisse, son voile natal imperceptible. Chose étrange, elle voyait qu'elle ne voyait pas, mais elle ne voyait pas bien. Chaque jour il y avait refus, mais qui pouvait dire d'où partait le refus : qui se refusait, était-ce le monde ou elle ?

Il était né avec ce voile imperceptible, il n'entendait pas. On pouvait crier, on pouvait hurler mais il n'entendait pas. Sa surdité était entre lui et le monde. Il n'entendait pas les bruits de pas courant vers lui ni même la propre voix de sa mère, il vivait dans ce monde vide de sons, silencieux et pesant.
Mais un jour, sa mère décida d'en finir avec la surdité de son enfant et sans tarder elle prit rendez-vous avec le chirurgien. C'est qu'elle avait appris l'incroyable nouvelle : la science venait de rompre le silence. Tout ce qui est impossible sera possible !
Ce fut fait, il entendait. Son implant avait cassé ce mur infranchissable qui le séparait des bruits, des voix et de la musique si belle faisant rêver les hommes. L'implant l'avait mené à cette musique.
Sous le coup de la musique, il éclatait de rire. Le rire des accouchements. Ce qui le faisait jubiler, c'était le « je suis là » de la présence, le non-refus, le non-retrait. Oui, dit le monde. Oui, dit timide le bruit du vent. Oui je viens, disent les gazouillements joyeux des oiseaux.
C'était drôle, sa maman avait une voix si douce qui lui caressait les oreilles, le cœur… Mais, tout était bruit, tout était chahut et il se sentait perdu face à ce monde nouveau totalement différent de son propre monde…
Alice

Mais un jour cette femme décida d'en finir avec sa myopie et sans tarder elle prit rendez-vous avec le chirurgien. C'est qu'elle avait appris l'incroyable nouvelle : la science venait de vaincre l'invincible. En dix minutes ce fut fait. Fin de l'infinie. Une possibilité encore impossible il y a trois ans. Dans la liste des invincibles promis à la défaite, on venait d'arriver à la myopie. Tout ce qui est impossible sera possible, il suffit d'attendre las milliers d'années.
Sous le coup de l'apparition elle éclatait de rire. Le rire des accouchements. Ce qui la faisait jubiler c'était le « je suis là, oui » de la présence, le non-refus, le non-retrait. Oui, dit le monde. Oui, dit timide le clocheton derrière les immeubles. Oui je viens, dit une fenêtre puis l'autre.

Trois mois après l'opération, au cours d'une promenade au près d'un lac, Hugo entendit des oiseaux piailler, surpris, il entendait le chant des oiseaux. Il y a quelques mois auparavant, Hugo avait des prothèses auditives avec lesquelles il percevait peu de choses, il aurait eu du mal à percevoir ces piaillements. Ainsi le monde sortait de sa réserve lointaine. Le monde montait à lui, précisant les sons. Toute la journée. Cela avançait tellement vite, qu'il était devenu très épanoui et communiquait de plus en plus avec les gens. Il entendait les bruits, les sons du « nouveau » monde. Il pouvait entendre à travers les oreilles du monde, tous ces bruits émergeant du silence, Hugo entendait le monde. Mais aujourd'hui, il avait entendu avec ses propres oreilles le monde, sans intermédiaire, sans les prothèses. L'ouïe, donc c'était le bonheur, et là était le miracle !
Patricia

Hier encore c'était elle qui tournait ses lunettes vers la gauche afin que les étagères qui n'étaient jamais là puissent faire leur apparition. Ainsi le monde sortait de sa réserve lointaine, de ses absences cruelles. Le monde montait à elle, précisant ses visages. Toute la journée. Cela avançait tellement vite qu'elle se voyait voir. Elle voyait venir la vue. Devant elle flottaient les titres des livres encore invisibles sirènes, et puis ils se dégageaient de la peau floue et voici : ils surgissaient, les traits dessinés. Ce qui n'était pas est. La présence sort de l'absence, elle voyait cela, les traits du visage du monde se lèvent à la fenêtre, émergeant de l'effacement, elle voyait se lever le monde.
— Est-ce que par chance j'assiste, se demanda-t-elle, à l'éclosion de la création ? Oui. C'est parce que c'était ce jour-là qu'elle voyait, depuis sa myopie qui s'en allant était encore un peu là.

« Entendre » est-il la jouissance suprême ? Ou bien est-ce : cesser-de-ne-pas-entendre ? J'entendis le chant d'un oiseau dans les fourrés, celui d'une mère pour son enfant, c'était inentendu, c'était inattendu ! Ça n'arrêtait pas de toucher mon oreille, d'auditionner. L'auditionnement se poursuivait. C'est ce qui me transportait: le bruyant pas de l'Audition. La bruyante venue à Entendre. Et qui vient ? moi ou toi ? C'était entendre-à-l'oreille-ouverte, une oreille découverte, découvrante, le miracle. Voilà ce qui me transportait. Car je n'avais jamais entendu, juste perçu des bribes de mots, une lettre, un son et sans grand intérêt: audition cachée, écoute désirée. Mais à cette matinée sans subterfuge, j'entendais de mes propres oreilles le monde, comme jamais, avec mes propres appareils auditifs naturels fonctionnels. La continuité de mon attention à écouter et de l'exaltation du monde, c'était toucher le monde de l'oreille. Ah ! Je n'avais pas su la veille que les oreilles sont les mains miraculeuses, n'avais jamais joui du délicat tact des tympans, des lobes, les mains les plus puissantes, ces mains qui touchent impondérablement les sons proches et lointains. Je venais de toucher le monde de l'oreille, et je pensai : « c'est moi qui entends. » Moi serait donc mes oreilles ? Moi serait la rencontre, le point de rencontre entre mon âme auditionnante et toi. Violente douceur, brusque son, je lève le voile devant mes pavillons et : le monde m'est donné dans la main des oreilles. Et ce qui me fut donné en ce premier jour, ce fut le don même, la dation. Non, la joie n'est pas « trouver l'audition », c'est faire connaissance avec « entendre-à-l'oreille-ouverte ». Quel est l'équivalent d'inouï ? inentendu ? Il n'y avait encore jamais eu de l'inentendu. C'était une invention. Cela venait de commencer. Et dire que ce miracle ne frappait que les miens, ma tribu, la sourde. Pouvait-on appeler cela de la chance ? Mais si l'on ne pouvait que cacher la surdité, c'est donc qu'elle n'était pas étrangère. Je l'avais parfois pressenti : ma surdité est parfois ma force, ma chance, mon aide intérieure. Mon amie. Elle m'aide à surmonter les paroles des autres, elle n'était pas sortie à jamais de mon corps. Elle restait cousue à mon âme, à mon équilibre personnel nécessaire éternel. En ce jour, je compris la différence entre « entendre » et « écouter ». L'échange n'avait pas le même sens : on entendait par hasard, cela arrivait à nos oreilles; on écoutait par intérêt, de façon spontanée. Entendre ne restait qu'au bord du lobe, écouter s'en allait dans les profondeurs, au sein même de l'âme. Je possédais les deux. Les deux étaient pour moi la profondeur même, je ne pouvais pas ne pas prêter l'oreille, alors qu'elle me manquait déjà. J'entendais le chant des oiseaux, j'écoutais les oiseaux chanter, l'échange m'était devenu familier, on se donnait sans retenue.
Hélène

Voir est-il la jouissance suprême ? Ou bien est-ce : cesser-de-ne-pas-voir ?
Des oiseaux visibles passèrent de droite à gauche dans le ciel des flottes de nuages filèrent de gauche à droite, c'était invu ! Viens, futur, viens, toi qui ne cesse de venir, n'arrivant jamais, viens, venant !
Ça n'arrêtait pas de venir, d'apparitionner. L'apparitionnement se poursuivait. C'est ce qui la transportait : le pas de l'Apparition. La venue à Voir. Et qui vient ? moi ou toi ?
C'était voir-à-l'œil-nu, le miracle.
Voilà ce qui la transportait. Car elle avait déjà vu tout cela sous verre avec lunettes et sans exaltation : vision d'emprunt, vue séparée.
Mais à cette aube sans subterfuge elle avait vu avec ses propres yeux le monde, sans intermédiaire, sans les verres de non-contact. La continuité de sa chair et de la chair du monde, le toucher donc, c'était l'amour, et là était le miracle, la donation. Ah ! Elle n'avait pas su la veille que les yeux sont les mains miraculeuses, n'avait jamais joui du délicat tact de la cornée, des cils, les mains les plus puissantes, ces mains qui touchent impondérablement les icis proches et lointains. Elle n'avait pas su que les yeux sont les lèvres sur les lèvres de Dieu.
Elle venait de toucher le monde de l'œil, et elle pensa : « c'est moi qui vois. » Moi serait donc mes yeux ? Moi serait la rencontre, le point de rencontre entre mon âme voyante et toi. Violente douceur, brusque apparition, elle lève les paupières et : le monde lui est donné dans la main des yeux. Et ce qui lui fut donné en ce premier jour, ce fut le don même, la dation.
Non, la joie n'est pas « retrouver la vue », c'est faire connaissance avec voir-à-l'œil-nu.
Quel est l'équivalent d'inouï ? Invu ? Il n'y avait encore jamais eu de l'invu. C'était une invention. Cela venait de commencer.
Et dire que ce miracle ne frappait que les siens, sa tribu, la myope.
Mais si l'on pouvait expulser la myopie, c'est donc qu'elle était une étrangère ? Elle l'avait toujours pressenti : sa myopie était sa propre étrangère, son étrangèreté essentielle, sa propre faiblesse nécessaire accidentelle. Son sort. Et elle était sortie d'un bond de son sort ? De sa peau. De la paupière dans laquelle son âme gisait cousue.

Entendre est-il jouissance suprême ? Ou est-ce : cesser de ne pas entendre. La musique des ailes des oiseaux passa de droite à gauche dans le ciel, des flottes de nuages filèrent de gauche à droite, c'était inouï, invu !
Viens, futur, viens toi qui ne cesses de venir, n'arrivant jamais, viens, venant ! Ça n'arrêtait pas de venir, d'auditionner. L'auditionnement se poursuivait.
C'est ce qui le transportait : le pas de l'audition.
La venue d'entendre. Et qui vient ? Moi ou toi. C'était entendre d'une seule oreille, le miracle. Voilà ce qui le transportait. Car il avait déjà entendu tout cela avec des prothèses auditives et sans exaltation : entendre d'emprunt, écoute séparée. Mais à cette aube sans subterfuge il avait entendu avec ses propres oreilles le monde, sans intermédiaire, sans les prothèses mais avec des implants cochléaires.
Il n'avait pas su la veille que les oreilles sont les mains miraculeuses, n'avait jamais joui du délicat tact du tympan, les mains les plus puissantes, ces mains qui touchent impondérablement, les icis proches et lointains. Il venait de toucher le monde de l'ouïe, et il pensa « c'est moi qui entends. » Moi serait donc mes oreilles ? Moi serait la rencontre, le point de rencontre entre mon âme entendant et toi ? Violente douceur, brusque audition, il tend les oreilles et le monde qui lui est donné dans la mains des entendants. Et ce qui lui fut donné en ce premier jour, ce fut le don même, la dation. Non la joie n'est pas « retrouver l'ouïe », c'est faire connaissance avec « entendre avec un implant ».
Élodie

Voir est-il la jouissance suprême ? Ou bien est-ce : cesser-de-ne-pas-voir ?
Des oiseaux visibles passèrent de droite à gauche dans le ciel des flottes de nuages filèrent de gauche à droite, c'était invu ! Viens, futur, viens, toi qui ne cesse de venir, n'arrivant jamais, viens, venant !
Ça n'arrêtait pas de venir, d'apparitionner. L'apparitionnement se poursuivait. C'est ce qui la transportait : le pas de l'Apparition. La venue à Voir. Et qui vient ? moi ou toi ?
C'était voir-à-l'œil-nu, le miracle.
Voilà ce qui la transportait. Car elle avait déjà vu tout cela sous verre avec lunettes et sans exaltation : vision d'emprunt, vue séparée.
Mais à cette aube sans subterfuge elle avait vu avec ses propres yeux le monde, sans intermédiaire, sans les verres de non-contact. La continuité de sa chair et de la chair du monde, le toucher donc, c'était l'amour, et là était le miracle, la donation. Ah ! Elle n'avait pas su la veille que les yeux sont les mains miraculeuses, n'avait jamais joui du délicat tact de la cornée, des cils, les mains les plus puissantes, ces mains qui touchent impondérablement les icis proches et lointains. Elle n'avait pas su que les yeux sont les lèvres sur les lèvres de Dieu.
Elle venait de toucher le monde de l'œil, et elle pensa : « c'est moi qui vois. » Moi serait donc mes yeux ? Moi serait la rencontre, le point de rencontre entre mon âme voyante et toi. Violente douceur, brusque apparition, elle lève les paupières et : le monde lui est donné dans la main des yeux. Et ce qui lui fut donné en ce premier jour, ce fut le don même, la dation.
Non, la joie n'est pas « retrouver la vue », c'est faire connaissance avec voir-à-l'œil-nu.

À mon réveil, j'étais dans une salle d'hôpital, entouré par ma famille qui me souriait, une infirmière arriva et un murmure intelligible commença comme lorsque je portais mes prothèses auditives. Et puis en sortant de l'hôpital, il y eut une sorte de déclic, une chose indescriptible, j'entendais ma mère parler à mon père ! Et là, je suis resté la bouche ouverte à les regarder, je me suis écarté, puis, approché d'un chien, jamais encore je n'avais entendu de tels bruits ; j'avais l'impression de les imaginer et d'être en plein rêve, je courus vers ma mère et lui dis : « Maman, maman, j'entends ! » Je courais dans la rue et découvrais le plaisir d'entendre en allant de l'un à l'autre, essayant de garder bien présent dans mon esprit tous les sons que je percevais de peur que ce nouveau plaisir ne me quitte une fois de plus.
Je me sentais léger et rempli d'une satisfaction intérieure si forte, que rien n'aurait pu désormais gâcher cette journée. Ce que je préférais par dessus tout, c'était la voix de ma mère si douce et si rassurante, que je ne me lassais pas de l'écouter, et je lui disais : « Parle maman, parle ! »
Et tout d'un coup, je m'arrêtais de courir et de sourire, je venais de comprendre que je parlais, j'entendais le son de ma voix. Cette situation qui sortait du rien, de l'absence de ma propre présence était tellement subite, que je n'en revenais pas ! J'étais là, j'entendais, j'existais ! ce jour là je renaissais et le monde aussi naissait pour moi, ce monde sans parole, sans chaleur que je connaissais, laissait place à celui que j'avais tellement attendu !
Quelle joie ! Mais cette joie était-elle celle de retrouver l'ouïe et de faire connaissance avec le monde ou bien celle de se sentir enfin comme tous les autres ?
Ce que je ressentais avant, personne ne pouvait le comprendre ! « Une feuille a son mal qu'ignore l'autre feuille, et le mal de l'oiseau, l'autre oiseau n'en sait rien. Mais que dire ? Cette douleur est seule au monde, quoi qu'on veuille. » Et l'on se sent seul !
Mais cette soudaine audition ne me rendait plus seul, je pouvais partager mes sentiments. Ma vie commençait là-maintenant car j'entendais, oui, moi, j'entendais et rien ni personne n'entendait pour moi !
Pourtant, je restais seul. Ce miracle ne pouvait frapper que les miens, ces autres rescapés du monde inaccessible et incompris. Mais avec le chant mélodieux des oiseaux, libres comme moi, cela m'était égal et cela m'émerveillera toute ma vie !
Tiphaine

Texte librement inspiré par celui d'Hélène Cixous et celui de Pascaline et Christophe Hoï, parents de Hugo.

Aujourd'hui mourait le poignant regret qui avait été le secret de mon enfance : j'avais été l'élu de ma famille, le malentendant dans un monde de communication. C'était une malédiction, un enchantement intérieur, une impuissance imméritée qui était et contre laquelle je me révoltais, je faisais partie d'une autre planète, la planète des malentendants, cette planète liée par un seul point à la planète des entendants, ce point d'espoir s'appelle la science. Je devais affronter les paroles, les critiques des autres.
Maintenant, je pouvais aimer ma nuisance, je pouvais même la regretter. Cette coupure. Soudain, cette nuisance, cette malvenue, l'autre s'est dévoilée : l'autre n'était nulle autre que ma mie, ma sœur, ma mère, une partie de moi même.
C'était comme l'éclosion de la création, et surtout, la joie de l'oreille débridée.
On voit mieux ainsi. Pour bien voir il faut bien entendre. Maintenant je pouvais voir, car je pouvais entendre.
Yoann

Aujourd'hui mourait le poignant regret qui avait été le secret de son enfance : elle avait été l'élue de la famille, la myope parmi les cygnes. C'était une malédiction, un enchantement intérieur, une impuissance imméritée qui était elle-même et contre laquelle elle se révoltait de toutes ses fortes forces vaines, la forme la plus subtile de l'injustice : car cette myopie qui l'élisait et la mettait à part était aussi indétachable d'elle que son sang de sa veine, c'était elle, elle était elle, son murmure inaudible incessant.
Aujourd'hui mourait la colère sa sœur.
Soudain la myopie, « l'autre » la malvenue, s'est dévoilée : l'autre n'était nulle autre que sa mie, sa modeste compagne née. Son cher secret. Déjà la mystérieuse toundra brumeuse de toujours était effacée. Adieu ma mie ma mère.
Maintenant c'était l'heure des adieux cruels et tendres au voile qu'elle avait tant maudit.
« Maintenant enfin je peux aimer ma myopie, ce don à l'envers, je peux l'aimer parce qu'elle va s'achever. » Elle était tombée dans un état d'adieu.
Le deuil de l'œil qui devient un autre œil : « Je ne serai plus jamais myope ! » Mais le supplément de légèreté à passer dans le visible sans avoir à enfoncer la porte à chaque instant. La joie de l'œil délivré physiquement : une sensation délicieuse d'agrafes ôtées : car la myopie a de petites serres, elle tient l'œil sous un voile serré, vissements de paupières, insistances, efforts vains pour passer le voile et voir, front froncé.
La joie de l'œil débridé : on entend mieux aussi. Pour entendre il faut bien voir.
Maintenant elle entendait bien même sans lunettes.

Le lendemain au sortir du silence de la nuit, j'entendis subitement le bruit de mes pas sur le plancher. Ensuite vint doucement le bruit du grincement de la porte. Hier encore c'était moi qui l'ouvrais de façon très brusque pour que ce grincement puisse se faire un peu entendre. Ainsi le monde sortait de derrière son mur isolé, de son silence cruel. Le bruit montait à moi. Toute la journée.
Cela venait tellement vite que je m'entendais ouïr. J'entendais venir l'ouïe. Peu à peu les voix venaient à moi tout d'abord un gazouillement puis des paroles claires et bien nettes.
Marion

Le lendemain au sortir de la nuit elle vit subitement le motif du tapis qu'elle n'avait jamais vu. Ensuite vinrent doucement les étagères, elles vinrent les premières la saluer en souriant. Hier encore c'était elle qui tournait ses lunettes vers la gauche afin que les étagères qui n'étaient jamais là puissent faire leur apparition. Ainsi le monde sortait de sa réserve lointaine, de ses absences cruelles. Le monde montait à elle, précisant ses visages. Toute la journée.
Cela avançait tellement vite qu'elle se voyait voir. Elle voyait venir la vue. Devant elle flottaient les titres des livres encore invisibles sirènes, et puis ils se dégageaient de la peau floue et voici : ils surgissaient, les traits dessinés…

Ce qui n'était pas est. La présence sort de l'absence, j'entendais cela, les bruits du monde se levaient tout autour de moi, émergeant du silence inépuisable, j'entendais le lever du monde.
Est-ce par chance que j'assistais à l'éclosion de la création ? Oui. C'est par ce que c'était ce jour-là que j'entendais ; entendre, écouter et s'entendre parler formaient la jouissance suprême.
Sous le coup de la première audition, j'éclatais de rire ! Ce qui me faisais jubiler c'était le « Je suis là, oui ! » de la présence, le non-refus, le non-retrait. Oui disait le monde, oui disaient fébrilement les petits oiseaux, même moi je disais oui !
Arnaud

Ce qui n'était pas est. La présence sort de l'absence, elle voyait cela, les traits du visage du monde se lèvent à la fenêtre, émergeant de l'effacement, elle voyait se lever le monde.
— Est-ce que par chance j'assiste, se demanda-t-elle, à l'éclosion de la création ? Oui. C'est parce que c'était ce jour-là qu'elle voyait, depuis sa myopie qui s'en allant était encore un peu là.
Sous le coup de l'apparition elle éclatait de rire. Le rire des accouchements. Ce qui la faisait jubiler c'était le « je suis là, oui » de la présence, le non-refus, le non-retrait. Oui, dit le monde. Oui, dit timide le clocheton derrière les immeubles. Oui je viens, dit une fenêtre puis l'autre.

Au bout de ces deux jours, il entendait dans le silence de la nuit un bruit de moteur passant, non loin de l'hôpital. Puis il se retourna pour écouter des paroles que les infirmières se communiquaient en passant dans le couloir. Enfin, la chambre redevint silencieuse, il se mit à fermer ses yeux pour continuer à entendre dans son rêve le monde. Avant l'entrée dans cet établissement c'était lui encore que l'on devait rattraper au lieu de l'appeler pour qu'il ne traverse pas la route. Ainsi les murs de la vie lui apparurent dès la mise en place de son implant. Il put entendre ses parents le nommer, apprécier leurs voix.
Aimer le chant des oiseaux à l'approche d'un lac, s'arrêtant pour écouter ses piaillements qui lui parurent merveilleux. Il entendait enfin la colère, la joie, la peur, la tristesse du monde.
« J'entends, j'entends » crie-t-il, comme pour annoncer une grande découverte qu'il essaye de reproduire. Car il n'y a pas que les sons qui viennent d'apparaître, mais chaque jour il essaye de communiquer, de sortir des sons, des mots à son tour.
Andréa

Texte librement inspiré par celui d'Hélène Cixous et celui de Pascaline et Christophe Hoï, parents de Hugo

Le lendemain de l'opération, il entendit subitement la voix de sa mère qu'il n'avait jamais pu entendre si douce. Ensuite vinrent doucement la voix de son père, puis de sa sœur. La semaine précédente, ses parents devaient encore crier pour se faire entendre. Pour la première fois il fut réveillé par une voix douce. Après ces voix les plus importantes, il entendit des bruits lointains d'abord, puis des voix lointaines. Pour la première fois il réussissait à entendre le lointain et la douceur. Il entendait cette harmonie des sons, tous si différents et nouveaux. Quand il se promenait, il entendait à chaque fois des dizaines de sons nouveaux. Il ne pensait pas que le vent, le coulis l'eau, les feuilles avaient un son. Entendre est-il la jouissance suprême ?
Ou bien est-ce : cesser de ne plus entendre ?
Ludovic

Voir est-il la jouissance suprême ? Ou bien est-ce : cesser-de-ne-pas-voir ?

Six jours après l'opération, lorsque je dormis pour la première fois dans mon lit depuis que j'avais redécouvert l'ouïe, je décidai d'écouter de la musique, chose que je ne connaissais pas et que je ne comprenais pas avant cette « révolution ». Au moment où j'allumai la radio, je perçus subitement et très clairement les sons, cette suite de bruits mélangés me transportait sur un nuage de bonheur et était pour moi très agréable. Ainsi le langage qui était parlé dans le monde entier sortait de sa réserve lointaine, de ses absences cruelles, montant à moi, précisant son message. Toute cette nuit-là, dans mon esprit flottaient les mélodies des musiques, j'entendais les chants du monde entier se lever de la radio, émergeant de l'effacement, tambour, violon, flûte, piano… ; j'entendais le monde se lever en chantant. J'entrai dans un nouveau monde, le monde où toutes choses créent un son.
Benoît

Texte librement inspiré par celui d'Hélène Cixous et celui de Pascaline et Christophe Hoï, parents de Hugo

Aujourd'hui, mourait le poignant regret qui avait été le secret de mon enfance ; j'étais l'élu de la famille, le sourd parmi les signes. C'était une malédiction, un enchantement intérieur, une impuissance imméritée qui était moi-même et contre laquelle je me révoltais de toutes mes fortes forces vaines ; la forme la plus subtile de l'injustice car cette surdité qui m'élisait et me mettait à part était aussi indétachable de moi que mon sang dans ma veine.
Aujourd'hui, mourait la colère ma sœur.
Maintenant c'était l'heure des adieux cruels et tendres au voile que j'avais tant maudit.
« Maintenant enfin je peux aimer ma surdité, ce don à l'envers, je peux l'aimer parce qu'il va s'achever. »
J'étais tombé dans un état d'adieu.
Le deuil de l'oreille qui devient une autre oreille.
« Je ne serai plus jamais sourd ! »
Mais le supplément de légèreté à passer dans l'audible sans avoir à enfoncer la porte à chaque instant. La joie de l'oreille délivrée : on voit mieux aussi. Pour voir, il faut bien entendre.
Maintenant je voyais bien avec mon implant cochléaire. Mais pendant que mon âme déliée s'élançait, se formait un élan de descension : en s'éloignant de ma « ma-surdité » ; je découvrais les bizarres bienfaits que mon étrangère intérieure me prodiguait « avant », et dont je n'avais jamais pu jouir avec joie, seulement avec angoisse : l'inarrivée de l'audible à l'aube, le passage par le non-entendre, toujours il y a eu un seuil, franchir à la nage le détroit entre le continent inaudible et le continent audible, entre deux mondes ; un pas marqué, venir du dehors, un pas encore, une imperfection, je tendais l'oreille et entendais le pas encore, il y avait ce mouvement …
Aude

Aujourd'hui mourait le poignant regret qui avait été le secret de son enfance : elle avait été l'élue de la famille, la myope parmi les cygnes. C'était une malédiction, un enchantement intérieur, une impuissance imméritée qui était elle-même et contre laquelle elle se révoltait de toutes ses fortes forces vaines, la forme la plus subtile de l'injustice : car cette myopie qui l'élisait et la mettait à part était aussi indétachable d'elle que son sang de sa veine, c'était elle, elle était elle, son murmure inaudible incessant.
Aujourd'hui mourait la colère sa sœur.
Soudain la myopie, « l'autre » la malvenue, s'est dévoilée : l'autre n'était nulle autre que sa mie, sa modeste compagne née. Son cher secret. Déjà la mystérieuse toundra brumeuse de toujours était effacée. Adieu ma mie ma mère.
Maintenant c'était l'heure des adieux cruels et tendres au voile qu'elle avait tant maudit.
« Maintenant enfin je peux aimer ma myopie, ce don à l'envers, je peux l'aimer parce qu'elle va s'achever. » Elle était tombée dans un état d'adieu.
Le deuil de l'œil qui devient un autre œil : « Je ne serai plus jamais myope ! »
Mais le supplément de légèreté à passer dans le visible sans avoir à enfoncer la porte à chaque instant. La joie de l'œil délivré physiquement : une sensation délicieuse d'agrafes ôtées : car la myopie a de petites serres, elle tient l'œil sous un voile serré, vissements de paupières, insistances, efforts vains pour passer le voile et voir, front froncé.
La joie de l'œil débridé : on entend mieux aussi. Pour entendre il faut bien voir.
Maintenant elle entendait bien même sans lunettes.
Mais pendant que son âme déliée s'élançait, se formait un élan de descension : en s'éloignant de sa « ma-myopie », elle découvrait les bizarres bienfaits que son étrangère intérieure lui prodiguait « avant », et dont elle n'avait jamais pu jouir avec joie, seulement avec angoisse : l'inarrivée du visible à l'aube, le passage par le non-voir, toujours il y a eu un seuil, franchir à la nage le détroit entre le continent aveugle et le continent voyant, entre deux mondes, un pas marqué, venir du dehors, un pas encore, une imperfection, elle ouvrait les yeux et elle voyait le pas encore, il y avait ce mouvement de porte à exécuter pour accéder au monde visible.

Ce que les entendants n'ont jamais entendu : la brise avant la tempête. Mais avant, ne sachant pas que j'entendais cela, l'entendais-je ? Les entendants savent-ils qu'ils entendent ? Les mal-entendants savent-ils qu'ils entendent autrement ? Qu'entendons-nous ? Les oreilles entendent-elles qu'elles entendent ? Les uns entendent mais ne savent pas qu'ils entendent. Ils ont des oreilles et ils n'entendent pas.
À l'aube, je m'entendis encore une dernière fois entendre que je n'entendais pas encore ce que plus tard j'entendrais d'un coup.
Et tout cela seule la surdité qui-passe-du-non-entendre-à-entendre, celle-là seule en est le témoin. Mais c'est un témoin qui passe. Je vais l'oublier. Mais témoin conscient ? Non. Seule cette surdité d'un mardi de janvier — celle qui s'en allait, celle qui se retirait de moi comme une lente mer intérieure apercevait les deux rives. Car il n'est pas permis aux mortels d'être des deux côtés. Une telle expérience ne pouvait avoir lieu qu'une fois, c'est ce qui me bouleversait. La surdité ne repousserait pas, l'étrangère ne me reviendrait pas.
Camille

Ce que les voyants n'ont jamais vu : la présence-avant-le-monde. Mais « avant » ne sachant pas qu'elle voyait cela, le voyait-elle ?
Les voyants savent-ils qu'ils voient ? Les non-voyants savent-ils qu'ils voient autrement ? Que voyons-nous ? Les yeux voient-ils qu'ils voient ? Les uns voient et ne savent pas qu'ils voient. Ils ont des yeux et ils ne voient pas qu'ils ne non-voient pas.
À l'aube elle se vit encore — une dernière fois — voir qu'elle ne voyait pas encore ce que plus tard elle verrait « d'un coup ».
Et tout cela seule la myopie-qui-passe-du-non-voir-au-voir, celle-là seule en est le témoin. Mais c'est un témoin qui passe. Elle va oublier. Mais témoin conscient ? Non. Seule cette myopie d'un mardi de janvier, — celle qui s'en allait, celle qui se retirait de la femme comme une lente mer intérieure,— apercevait les deux rives. Car il n'est pas permis aux mortels d'être des deux côtés.
Une telle expérience ne pouvait avoir lieu qu'une fois, c'est ce qui la bouleversait. La myopie ne repousserait pas, l'étrangère ne lui reviendrait jamais, sa myopie si forte, — une force qu'elle avait toujours appelée faiblesse et infirmité ; mais voici que sa force, son étrange force, lui était révélée, rétrospectivement au moment même où elle lui était retirée.

« Maintenant enfin je peux aimer ma surdité, ce don à l'envers, je peux l'aimer parce qu'il va s'achever. »
Il était tombé dans un état d'adieu.
Le deuil de l'oreille qui devient une autre oreille : « Je ne serai plus jamais sourd ! » Mais le supplément de légèreté à passer dans l'audible sans avoir à tendre l'oreille à chaque instant. La joie de l'oreille délivrée physiquement : une sensation délicieuse de boules quies dégagées : car la surdité c'est comme des piles qui ne fonctionnent plus, elle, l'oreille, c'est comme une énorme porte, courage, audace, insistance, effort vain pour passer la porte et entendre celui qui était derrière. La joie de l'oreille délivrée, on voit aussi. Pour entendre il faut bien voir. Maintenant il voyait bien même sans prothèses. Mais pendant que son âme déliée s'élançait, se formait un élan de descension : en s'éloignant de sa « ma surdité », il découvrait les bizarres bienfaits que son étrangère lui prodiguait « avant » et dont il n'avait jamais pu jouir avec joie, seulement avec angoisse.
Caroline

Aujourd'hui mourait le poignant regret qui avait été le secret de son enfance : elle avait été l'élue de la famille, la myope parmi les cygnes. C'était une malédiction, un enchantement intérieur, une impuissance imméritée qui était elle-même et contre laquelle elle se révoltait de toutes ses fortes forces vaines, la forme la plus subtile de l'injustice : car cette myopie qui l'élisait et la mettait à part était aussi indétachable d'elle que son sang de sa veine, c'était elle, elle était elle, son murmure inaudible incessant.
Aujourd'hui mourait la colère sa sœur.
Soudain la myopie, « l'autre » la malvenue, s'est dévoilée : l'autre n'était nulle autre que sa mie, sa modeste compagne née. Son cher secret. Déjà la mystérieuse toundra brumeuse de toujours était effacée. Adieu ma mie ma mère. Maintenant c'était l'heure des adieux cruels et tendres au voile qu'elle avait tant maudit.
« Maintenant enfin je peux aimer ma myopie, ce don à l'envers, je peux l'aimer parce qu'elle va s'achever. » Elle était tombée dans un état d'adieu. Le deuil de l'œil qui devient un autre œil : « Je ne serai plus jamais myope ! » Mais le supplément de légèreté à passer dans le visible sans avoir à enfoncer la porte à chaque instant. La joie de l'œil délivré physiquement : une sensation délicieuse d'agrafes ôtées : car la myopie a de petites serres, elle tient l'œil sous un voile serré, vissements de paupières, insistances, efforts vains pour passer le voile et voir, front froncé.
La joie de l'œil débridé : on entend mieux aussi. Pour entendre il faut bien voir.
Maintenant elle entendait bien même sans lunettes.

Après l'opération, Hugo s'était endormi. Quand il se réveilla, il était dans son lit d'hôpital et c'est à ce moment-là qu'il commença à percevoir des sons. Ses parents arrivèrent et il découvrit leurs voix. En sortant de l'hôpital, il entendit des bruits venir de partout et regardait dans tous les sens pour voir d'où ils venaient. Il découvrit enfin le bruit des voitures, des camions, le bruit du vent dans les feuilles, le bruit de l'eau qui coule dans la fontaine, tout ce qu'avant il pouvait juste regarder. En arrivant chez lui, il entendait le téléphone sonner et tout à coup, il entendit la musique. Elle venait de sa chambre. Ses parents lui avaient acheté une chaîne hi-fi pour l'événement et c'est en entendant toutes ces mélodies qu'il s'était demandé : entendre est-il la jouissance suprême ? Ou bien est-ce : cesser de ne pas entendre ? Il allait dans le jardin quand il entendit un bruit qui lui faisait penser à la musique. Il regardait autour de lui et vit un oiseau, c'était lui qui sifflait cette mélodie. Pour la première fois, Hugo entendait le chant des oiseaux. Une semaine après, il allait à l'école et retrouvait tous ses copains avec lesquels il n'avait jamais pu communiquer, juste avec des signes. Il s'entendait entendre, il pouvait exprimer ses idées. Avant il disait : « ma surdité » comme « ma vie, ma ville natale ». Un jour, il s'entendrait dire : « Quand j'étais sourd. » Le commencement se retirait dans le passé. Une préhistoire s'était formée.
François

Texte librement inspiré par celui d'Hélène Cixous et celui de Pascaline et Christophe Hoï, parents de Hugo

Avant il n'était pas un petit garçon, d'abord il était un mal entendant.
Dans ce monde sans bruits et sans sons, il attendait vainement la communication avec les entendants. Mais seulement, cet espoir, personne ne le perçoit derrière ces cris et ces remous. On disait de lui qu'il était mignon. Mais il n'entendait pas. On disait de lui qu'il était énervé. Mais il ne comprenait pas. Alors il avait décidé de changer cette non-discutité (mot inventé… comme H. Cixous…). De faire le pas. De rentrer dans le monde des entendants. De s'ouvrir à eux. Il était venu au monde et grimpait désormais les degrés de l'audition. Chaque jour diminuait l'imprécision de l'imprécision. Avec lenteur, avec rapidité selon le point d'entente (est ce que ça se dit « point d'entente » ?), il non-entendait un peu moins de jours en jours. Depuis quelle profondeur ancienne insondable, parcourant des milliers de kilomètres les entendants venaient vers lui ?
C'est alors qu'il tressaillit sous l'annonce d'un deuil tant attendu : il était en train de perdre sa « non-ouïe ».
— J'entends ! J'entends ! criait-il. Mais… j'entends ! cria-t-il.
Lui, l'élu de sa famille, le sourd parmi les cygnes, perdait ce qui avait été le secret de son enfance. Mais désormais, autour de lui, ça n'arrêtait plus d'auditionner : il entendait même le chant des oiseaux venir à lui… !
Sophie

Texte librement inspiré par celui d'Hélène Cixous et celui de Pascaline et Christophe Hoï, parents de Hugo


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