Dossier d'un cours réalisé en classe de terminale littéaire par Claudine Lanoë. Selon le programme en vigueur, ce cours portait sur le roman de Flaubert, Madame Bovary, vu à travers les scénarios et brouillons de Flaubert. Claudine Lanoë est professeur de Lettres classiques au lycée Antoine Watteau de Valenciennes. Elle enseigne le latin en hypokhâgne et en khâgne, et la littérature en terminale littéraire. Elle collabore au site associatif des professeurs de lettres Weblettres. Documents donnés aux élèves en aide au devoir. Texte mis en ligne le 16 août 2015. © : Claudine Lanoë. Documents d'accompagnement destinés aux élèves pour le devoir1 - Tableau synoptique : le bal dans les trois scénarios généraux
2 – « Le bal » dans la correspondance de FlaubertÀ Louise
Colet, 24 avril 1852 (samedi soir) [É] Si
je ne t'ai pas répondu plus tôt à ta lettre dolente et découragée, c'est que
j'ai été dans un grand accès de travail. Avant-hier, je me suis couché à 5
heures du matin et hier à 3 heures. Depuis lundi dernier j'ai laissé de côté
toute autre chose, et j'ai exclusivement toute la semaine pioché ma Bovary, ennuyé de ne pas avancer. Je suis maintenant arrivé à mon bal,
que je commence lundi. J'espère que ça ira mieux. J'ai fait, depuis que tu m'as
vu, 25 pages net (25 pages en 6 semaines) .Elles ont été dures à rouler. Je les
lirai demain à Bouilhet[1]
- Quant à moi, je les ai tellement travaillées, recopiées, changées, maniées,
que pour le moment je n'y vois que du feu. Je crois qu'elles tiennent debout.
[É] J'aime mon travail d'un amour frénétique et perverti, comme un ascète le
cilice qui lui gratte le ventre. À Louise
Colet, 2 mai 1852 [É]
J'ai passé une mauvaise semaine ; je me sens stérile par moments comme une
vieille bûche. J'ai à faire une
narration. Or le récit est une chose qui m'est très fastidieuse. Il faut que je
mette mon héroïne dans un bal. Il y a si
longtemps que je n'en ai vu un que ça demande de grands efforts d'imagination.
Et puis c'est si commun, c'est tellement dit partout ! Ce serait
merveilleux d'éviter le vulgaire, et je veux l'éviter pourtant. 3 - La narration psychologique dans la correspondance de FlaubertÀ
Louise Colet, 19 juin 1852 [É]Il
n'y a qu'aujourd'hui de toute la semaine que j'aie un peu bien travaillé. Un
paragraphe qui me manquait depuis cinq jours m'est enfin, je crois, arrivé avec
sa tournure. Quelle difficulté qu'une
narration psychologique, pour ne pas toujours rabâcher les mêmes choses ! [É] sais-tu
ce que j'attends ? C'est le moment, l'heure, la minute où j'écrirai la
dernière ligne de quelque longue œuvre mienne, comme Bovary ou autres, et que, ramassant de suite toutes les feuilles,
j'irai te les porter, te les lire de cette voix spéciale avec quoi je me berce,
et que tu m'écouteras, que je te verrai t'attendrir, palpiter, ouvrir les yeux.
[É] Tu sais que je sois prendre au commencement de l'autre hiver un logement à
Paris. Nous l'inaugurerons, si tu veux, par la lecture de Bovary. Ce sera une fête. À Louise
Colet, 26 juin 1852 [É] Je
suis harassé. J'ai depuis ce matin un pincement à l'occiput et la tête lourde
comme si je portais dedans un quintal de plomb. Bovary m'assomme. J'ai écrit de toute ma semaine trois pages, et
encore dont je ne suis pas enchanté. Ce
qui est atroce de difficulté c'est l'enchaînement des idées et qu'elles
dérivent bien naturellement les unes des autres. À Louise
Colet, 22 juillet 1852 [É] Il ne
me paraît pas non plus impossible de donner à l'analyse psychologique la
rapidité, la netteté, l'emportement d'une narration purement dramatique. Cela
n'a jamais été tenté et serait beau. À Louise
Colet, 22 novembre 1852 L'enchaînement des sentiments me donne un
mal de chien, et tout dépend de là dans ce roman ; car je maintiens qu'on
peut tout aussi bien s'amuser avec des idées qu'avec des faits, mais il faut
pour ça qu'elles découlent l'une de l'autre comme de cascade en cascade, et
qu'elles entraînent ainsi le lecteur au milieu des frémissements des phrases et
du bouillonnement des métaphores.
Quand nous nous reverrons, j'aurai fait un grand pas, je serai en plein amour,
en plein sujet, et le sort du
bouquin sera décidé [É] À Louise
Colet, 15 janvier 1853 Les
faits manquent. Moi je soutiens que les idées sont des faits. [É] j'ai maintenant 50 pages d'affilée, où il n'y a pas un événement. C'est le tableau
continu d'une vie bourgeoise et d'un amour
inactif ; amour d'autant plus difficile à peindre, qu'il est à la fois
timide, et profond, mais hélas ! sans
échevellements internes, parce que mon monsieur est d'une nature tempérée- J'ai
eu dans la première partie quelque chose d'analogue. Mon mari aime sa femme un
peu de la même manière que mon amant. Ce sont deux médiocrités, dans le même
milieu, et qu'il faut différencier pourtant. Si c'est réussi, ce sera, je
crois, très fort, car c'est peindre couleur sur couleur, et sans tons tranchés
(ce qui est plus aisé) [É] À Louise Colet, 21 mai
1853 J'ai suivi, j'en suis sûr,
l'ordre vrai, l'ordre naturel. On
porte vingt ans une passion sommeillante qui n'agit qu'un seul jour et meurt. À Louise Colet, 13 avril
1853 Enfin
je commence à y voir un peu plus dans mon sacré dialogue du curé[É].
Je veux exprimer la situation suivante. Ma
petite femme, dans un accès de religion, va à l'église. Elle trouve à la
porte le curé qui, dans un dialogue (sans sujet déterminé), se montre tellement
bête, plat, inepte, crasseux, qu'elle
s'en retourne dégoûtée et in-dévote. [É] L'adultère est mûr, on va s'y livrer (et moi aussi, j'espère, alors). 4 - Essai de définition de la narration psychologiqueL'expression
« narration psychologique » se trouve dans les lettres de Flaubert à
Louise Colet. Cette correspondance est un véritable journal de l'écriture de Madame Bovary. Il distingue
l'enchaînement des actions (narration dramatique) de l'enchaînement des idées
(narration psychologique). Pour Flaubert l'enchaînement des idées correspond en
fait à la succession des états psychologiques d'Emma en ce qu'ils découlent
naturellement les uns des autres jusqu'à ce que se produise ce que le romancier
appelle « la catastrophe finale ». Pour Flaubert, les
« idées », c'est-à-dire la succession des états psychologiques d'Emma,
sont des faits (lettre à Louise Colet du 15 janvier 1853). Il a donc pour
objectif comme il l'écrit dans sa lettre du 22 juillet 1852 de donner à
l'analyse psychologique « la rapidité, la netteté, l'emportement d'une
narration purement dramatique », de fonder le roman sur la succession des
idées et non plus des actions. Le bal au
château de la Vaubyessard est un épisode-clé dans
cette perspective comme l'est aussi la conversation d'Emma avec le curé Bournisien (lettre du 13 avril 1853). |